Cet article a été publié en anglais en 2009 sur le site de Fightback à l’occasion du 90e anniversaire de la grève générale. Nous le publions ici en français pour la première fois.
En mai et juin 1919, les travailleurs de Winnipeg sont entrés en lutte contre les patrons pour acquérir des droits syndicaux. Dans cette bataille, ils sont allés jusqu’à remettre en question l’autorité même de l’État capitaliste dans la gestion de la société. Aujourd’hui, les grands médias et ceux qui influencent l’opinion publique tentent de présenter le Canada comme une contrée paisible où la lutte des classes ne joue aucun rôle. En réalité, les travailleurs ont combattu par le passé et ont même perdu la vie pour défendre leurs droits, et ils n’hésiteront pas à le faire à nouveau. Cent ans plus tard, les événements de Winnipeg représentent un exemple de lutte héroïque et riche en apprentissages pour les militants de la classe ouvrière d’aujourd’hui qui font face à une nouvelle crise du capitalisme.
Dans les années qui précèdent 1919, la communauté d’affaires de Winnipeg s’oppose farouchement à tout ce qui pourrait limiter son pouvoir et ses profits, et refuse de négocier ou même de reconnaître toute forme de syndicat. En réponse, la classe ouvrière se mobilise, et les grèves se succèdent depuis le début du 20e siècle. Les patrons ont alors recours aux briseurs de grève, aux injonctions et aux milices armées afin d’empêcher les travailleurs de négocier et d’obtenir une convention collective. Lors de la guerre mondiale, l’inflation provoque une détérioration de la qualité de vie dans les milieux ouvriers alors que l’industrie de guerre génère des millions de dollars de profit qui vont dans les poches des exploiteurs.
Sur le plan politique, la guerre a radicalisé le mouvement syndical dans l’Ouest canadien. La révolution russe de 1917 y est pour beaucoup, elle qui a montré aux travailleurs qu’ils pouvaient aspirer à autre chose que le règne du capital. En mars 1919, la Western Labour Conference (Congrès syndical de l’Ouest) s’ouvre à Calgary. Cet organe manifeste son soutien envers l’Union soviétique et exige que le Royaume-Uni, le Canada et les États-Unis retirent leurs troupes de Russie. Des blocages sont organisés pour empêcher le ravitaillement de l’occupation alliée de Vladivostok. Le congrès appelle à la formation d’un « One Big Union » (« Un Grand syndicat ») industriel dans le but d’organiser un vote de grève générale à l’échelle nationale pour revendiquer la semaine de travail de 30 heures. À Winnipeg, les syndicats recrutent un grand nombre d’immigrants riches d’une expérience de lutte dans le mouvement syndical britannique. Un grand nombre de ces militants se considèrent comme des marxistes.
En 1917, une série de grèves est défaite par les injonctions et les briseurs de grève. De plus en plus de travailleurs comprennent alors que la clé de la victoire est de s’unir en grand nombre. C’est ce que font les travailleurs de l’acier au printemps 1918 en formant le Metal Trades Council. En avril 1918, trois syndicats des employés municipaux débrayent pour revendiquer de meilleurs salaires. Sans attendre, la Winnipeg Free Press et les chefs d’entreprise lancent une campagne s’opposant au droit de grève dans le secteur public. Cependant, les mouvements précédents ont eu pour effet de renforcer la solidarité entre les travailleurs, et il est rapidement proposé que l’ensemble des employés municipaux organisent des actions pour manifester leur soutien. Les syndicats parviennent à obtenir une entente avec la Ville, mais lorsqu’elle est présentée au conseil, elle est amendée afin de retirer le droit de grève aux employés du secteur public. Le matin suivant, les pompiers débrayent et sont suivis par un grand nombre de travailleurs qui organisent des actions de solidarité. Le service des incendies, du traitement des eaux, l’électricité, le transport public, la téléphonie ainsi que l’entretien des chemins de fer sont paralysés par la grève, ce qui sème la panique auprès du gouvernement municipal. À ce moment, les secteurs privé et public s’unissent dans le but de défendre le droit démocratique des travailleurs de faire la grève. Dix jours plus tard, la Ville signe le contrat original sans la disposition anti-grève – les travailleurs gagnent donc une bataille importante.
En 1918, le Metal Trades Council tente encore de négocier un contrat afin d’être reconnu par ses employeurs. Ses membres débrayent et font même planer la menace d’une grève générale, mais en l’absence d’actions de solidarité, les travailleurs sont vaincus. La conclusion évidente de la victoire de 1917 et de la défaite de 1918 est qu’une action coordonnée de l’ensemble des travailleurs de la ville est nécessaire afin d’arracher des gains décisifs aux patrons. Le Congrès des métiers et du travail de Winnipeg (CMTW) se donne alors le droit d’organiser une grève générale à la suite d’un référendum incluant tous les travailleurs syndiqués de la ville.
C’est un conflit avec les ouvriers des industries de la construction et de la métallurgie qui est à l’origine de la grève générale de 1919. Les travailleurs de la construction du Building Trades Council tentent de retrouver leur pouvoir d’achat fortement diminué par l’inflation causée par la guerre. Durant cette période, les prix ont connu une augmentation de 75 % alors qu’elle n’a été que de 13 % pour les salaires. Le Metal Trades Council, quant à lui, tente encore de se faire reconnaître. Un grand nombre de travailleurs de la ville sont aussi en conflit : les téléphonistes, les conducteurs de tramway ainsi que le service de police municipale votent en faveur de la grève pour revendiquer de meilleurs salaires.
Le 6 mai, le CMTW se réunit afin de discuter de ces conflits. Les délégués de la construction rapportent que leurs employeurs menacent de ne plus reconnaître le syndicat s’il rejette leur offre finale. De plus, il n’y a pas non plus d’avancées dans le conflit avec les travailleurs de la métallurgie. Ces faits combinés aux autres conflits convainquent le CMTW que la seule voie à suivre est de lancer un appel à la grève générale. Les bulletins sont distribués et compilés le 13 mai. Les résultats sont clairs : 95 % des travailleurs syndiqués de Winnipeg votent en faveur d’une grève générale illimitée.
Le jeudi 15 mai, à 11 heures, Winnipeg est paralysée. Cependant, ce sont les travailleuses qui ont l’honneur de lancer le bal à 7 heures alors que 500 téléphonistes débrayent quatre heures avant la fin de leur quart. La grève est presque totale, avec 94 syndicats sur 96 qui répondent à l’appel. Au total, 30 000 travailleurs syndiqués et non syndiqués, soit presque toute la population ouvrière, sont sur les piquets de grève. Les travailleurs sont déterminés à aller jusqu’au bout et à ne pas subir la défaite et l’humiliation des luttes précédentes. Cependant, les grévistes et leurs dirigeants n’ont pas la compréhension théorique permettant de prévoir jusqu’où la grève pourrait aller. Ils sont de courageux combattants de la classe ouvrière et nombre d’entre eux se considèrent comme marxistes, mais leur objectif ne dépasse pas la reconnaissance de leur syndicat ainsi que la signature de conventions collectives. Selon eux, la grève générale est comme une grève ordinaire en plus large. Selon eux, avec assez de pression, ils peuvent pousser les patrons à satisfaire les revendications économiques des travailleurs. Même ceux qui croient en la création d’une société socialiste considèrent la question comme séparée de cette lutte. Les capitalistes et l’État qui défend leurs intérêts ont, pour leur part, une conscience de classe beaucoup plus développée que les dirigeants de la grève et ne perdent pas de temps avant de réagir.
Les forces de la réaction forment alors le « Comité d’un millier », qui compte à sa tête la Chambre de commerce de Winnipeg, l’Association des manufacturiers, le Barreau de Winnipeg ainsi que de riches individus et étudiants. Le Comité d’un millier travaille à affaiblir la grève par tous les moyens nécessaires : il embauche des briseurs de grève bénévoles et alimente la « peur rouge » en disant que la grève est un complot bolchevique dont le but est de renverser le Roi et le pays.
À un certain point, la police municipale approche le comité de grève pour lui offrir d’assurer la sécurité sur les piquets de grève. Nous voyons ici qu’en fin de compte, lorsque la lutte des classes atteint des proportions révolutionnaires, même les institutions de l’État capitaliste voient certains de leurs membres déserter leurs rangs pour rejoindre ceux de la classe ouvrière. La base de l’armée et de la police est composée de jeunes travailleurs en uniforme. Quelle que soit la propagande réactionnaire que les officiers tentent d’inculquer, les membres de la base ont des mères et des pères, des frères et des sœurs dans les usines. Ils peuvent donc être convaincus par une agitation efficace. Cependant, les dirigeants de la grève rejettent cette offre puisqu’ils craignent que cela soit un affront aux autorités gouvernementales. Ils découragent le piquetage et recommandent aux travailleurs de se tenir hors des rues afin d’éviter des confrontations qui pourraient être perçues comme « révolutionnaires ».
Les forces de la droite dénoncent à pleins poumons l’absence des services essentiels. En réponse, le comité commence à délivrer des autorisations d’offrir des services essentiels avec l’étiquette « AUTORISÉ PAR LE COMITÉ DE GRÈVE ». Cependant, cela a pour effet de déclencher la colère des réactionnaires puisque ces mesures donnent l’impression que les services sont désormais pris en charge par le comité de grève et qu’un nouvel État ouvrier est en formation. Les gens commencent même à appeler le bureau du comité de grève le « Soviet de James Street ». Les dirigeants de la grève affirment qu’il n’en est rien, mais le contrôle de la ville est entre leurs mains et dans les faits, une situation de double pouvoir s’ouvre.
Une grève générale illimitée est différente des autres grèves portant sur des revendications économiques. Lors d’une grève ordinaire, les travailleurs tentent de faire plier les patrons en les privant de leur capacité à faire des profits. Or, une grève générale dépasse la question des profits. La question est posée : « Qui dirige la société? » Pas une roue ne tourne, pas une ampoule ne brille sans la permission de la classe ouvrière, et la grève générale montre très clairement qui détient le pouvoir. Une fois que les travailleurs comprennent que leurs familles n’ont plus accès à des services essentiels, ce sont les grévistes eux-mêmes qui se chargent de les délivrer. Le rôle du comité de grève s’élargit alors jusqu’à assurer la gestion de la société, incluant les services de sécurité (c.-à-d. la police). À Winnipeg, le comité de grève a définitivement joué ce rôle avec 300 délégués (trois pour chaque local syndical et cinq issus du CMTW) et un exécutif composé de cinq membres. Pour les capitalistes qui s’opposent à la grève générale, la question ne se réduit plus à savoir jusqu’où ils sont prêts à perdre des profits. La question du pouvoir se pose, et ils n’accepteront jamais de renoncer au pouvoir à la table de négociations. Dans la Russie de 1917, ces comités de grève étendus portaient le nom de soviets et ont constitué la base d’un nouvel État ouvrier. La création d’un État ouvrier est la conclusion logique d’une grève générale victorieuse. Cependant, sans une telle compréhension de la situation par les dirigeants du mouvement, la grève était vouée à l’échec.
Dans le but d’écraser les grévistes, le gouvernement fédéral finit par mobiliser la police montée ainsi que l’armée, incluant des mitrailleuses et des voitures blindées. Il pose un ultimatum à la police municipale qui avait manifesté sa sympathie pour les grévistes : elle devait signer un engagement à se dissocier du CMTW et renoncer à toute grève de solidarité. Devant le refus de ses membres, la presque totalité des 240 policiers est licenciée. Une « police spéciale » composée de vétérans et d’étudiants opposés à la grève est alors formée. Cette « police » est en réalité un regroupement de brutes armées de bâtons qui cherchent à rosser les travailleurs dans les rues. Les marxistes ont toujours expliqué qu’en dernière analyse, l’État est un corps d’hommes armés dont la fonction est de défendre la propriété privée. À Winnipeg, le corps d’hommes armés que représente la police municipale n’est pas assez fiable pour jouer son rôle de classe. Il est donc remplacé par des individus plus primitifs. Une propagande réactionnaire est alors déchaînée afin de mettre la faute pour la grève sur le dos des bolcheviks et des « étrangers indésirables » qui devraient tous être déportés.
Néanmoins, différentes sections de la classe ouvrière se mobilisent également. Les employés des trains et les ingénieurs menacent d’interrompre le transport sur la voie ferrée du Canadien Pacifique, ce qui aurait eu pour effet de paralyser le pays en entier à une époque où le transport aérien commercial n’existe pas. La grève générale s’étend aussi à d’autres villes. Calgary, Lethbridge, Regina, Saskatoon, Prince Albert, Brandon, Fort William, Port Arthur, Amherst, Sydney, Toronto et Vancouver sont toutes touchées par des actions pour des revendications locales ou en solidarité avec Winnipeg.
Le comité de grève finit par perdre le contrôle des événements alors que des milliers de vétérans sympathiques à la grève organisent une série de défilés dans le centre-ville de Winnipeg. Autant les capitalistes que les travailleurs comprennent instinctivement les répercussions révolutionnaires de la grève. Seuls les dirigeants ignorent cette réalité.
Le 6 juin, le Parlement fédéral adopte un projet de loi dans un temps record (trois lectures, deux chambres en plus du Gouverneur général en seulement 45 minutes!) qui autorise la déportation sans procès de tout citoyen naturalisé soupçonné de sédition. Le 18 juin, le gouvernement applique la loi et arrête six dirigeants grévistes anglo-saxons ainsi qu’une poignée d’ « ennemis étrangers ». Malgré l’interdiction des manifestations publiques, les vétérans pro-grève se réunissent le 20 juin devant l’Hôtel de Ville afin de protester contre les arrestations et la reprise des services de tramway. Le lendemain, une foule encore plus nombreuse se réunit et un tramway est envoyé dans leur direction afin de les provoquer. Alors que les travailleurs tentent de renverser le véhicule, la police montée fonce sur la foule et assène des coups de matraques aux manifestants. Ces derniers ripostent par une volée de pierres et de bouteilles. Lors d’une charge subséquente, la police montée tire sur la foule à coup de revolver. Le gréviste Mike Skolowski, un immigrant ukrainien, est tué par une balle en plein cœur. Steve Skezebonavicz succombe à des blessures quelques jours plus tard et des dizaines d’autres grévistes sont blessés. La police spéciale barre la route des grévistes qui tentent de fuir dans les ruelles. Le 21 juin 1919 est aujourd’hui connu sous le nom de « Samedi sanglant ». Cinq jours plus tard, le 26 juin, le comité de grève met fin au mouvement sans avoir atteint aucun de ses objectifs. Il s’agit d’une défaite, mais d’une défaite riche en apprentissages.
La grève générale de Winnipeg représente un épisode héroïque qui a bien plus qu’une importance historique pour les militants d’aujourd’hui. Ce qui manquait à cette grève longue de de six semaines était une compréhension que le militantisme syndical seul ne suffit pas à vaincre la classe et l’État capitalistes. La différence entre la défaite à Winnipeg en 1919 et la victoire à Saint-Pétersbourg en 1917 est la présence d’un parti révolutionnaire en mesure de mener les travailleurs à prendre le pouvoir par l’entremise de leurs organes démocratiques. De nombreux militants impliqués dans la grève de Winnipeg et dans la formation du One Big Union en 1919 l’ont compris et ont fondé le Parti communiste du Canada en 1921.
Dans le contexte actuel de crise du capitalisme, nous avons devant nous la possibilité que de nouveaux mouvements de masse émergent et que des grèves générales soient déclenchées. Les réformistes dans le mouvement citeront Winnipeg comme exemple en disant qu’il faut absolument éviter les grèves générales. Cependant, le réformisme est de moins en moins utile au mouvement ouvrier. Comment le réformisme peut-il fonctionner si le capitalisme ne peut tout simplement plus se permettre des réformes? De nouveaux conflits vont éclater là où les travailleurs refuseront d’accepter les attaques des patrons qui ne peuvent plus maintenir le système en place sans avoir recours à de telles attaques. Dans une telle situation, le seul moyen d’obtenir des réformes est de faire en sorte que les capitalistes craignent pour la survie de leur système. Des grèves générales d’un jour sont une bonne façon de mobiliser les travailleurs de force en préparation pour la lutte finale. Cependant, en dernière analyse, le capitalisme est un système défaillant qui n’est plus en mesure d’offrir un emploi, une éducation, une maison et des soins de santé à la classe ouvrière. La tâche devant nous aujourd’hui est donc de construire une organisation révolutionnaire capable d’aider les travailleurs dans les luttes qui surgiront inévitablement et d’orienter le mouvement ouvrier vers la seule chose pouvant mener à une victoire durable : l’éradication du capitalisme.