Il y a 60 ans, Montréal était le théâtre d’une des émeutes les plus marquantes de son histoire. Suite à la suspension du joueur-étoile du Canadien de Montréal, Maurice Richard, des milliers de Montréalais envahissaient les rues, faisant passer un mauvais quart d’heure aux policiers de la ville pendant toute une nuit. Plusieurs considèrent cet événement comme annonciateur de la Révolution tranquille qui allait secouer la province dès le début des années 1960. [1]
Il serait impossible de comprendre cet événement et sa portée sans avoir en tête un portrait de la société québécoise des années 1950, et en particulier la situation de celles et ceux que l’on appelait à l’époque les Canadiens français.
La classe ouvrière de la province avait certes fait montre de son potentiel plusieurs fois au cours des années précédant l’émeute. Suffit de penser à la grève héroïque d’Asbestos de 1949, sans aucun doute l’une des plus importantes de l’histoire du Québec. Les travailleurs avaient rencontré la répression féroce de l’appareil d’État mené d’une main de fer par Maurice Duplessis, mais la grève a malgré tout duré quatre longs mois. Mentionnons également la grève chez Dupuis Frères de 1952, grève de plus de trois mois ayant abouti à une nette victoire des travailleurs : semaine de 40 heures, augmentation de salaire et instauration de la formule Rand.
Mais les années Duplessis en général ne portent pas l’appellation « Grande Noirceur » sans raison. La classe ouvrière québécoise, malgré quelques poussées revendicatives, était maintenue dans l’ignorance et la soumission par le quasi-dictatorial régime Duplessis. Tandis que le boom économique de l’après-guerre battait son plein, les travailleurs du Québec n’en récoltaient que les miettes.
Mais si la classe ouvrière subissait dans son ensemble une sévère oppression, celle subie par les ouvriers et ouvrières canadiens-français était particulièrement féroce. Effectivement, selon les données de 1961, un francophone gagnait en moyenne 52% du salaire d’un anglophone. De plus, les hommes canadiens-français âgés de 25 à 29 possédait en moyenne 9,8 années de scolarité, contre 10,8 années pour… les Noirs aux États-Unis. [2] Il y a fort à parier que les données étaient plus éloquentes encore cinq ou dix ans auparavant.
C’est sur ce fond d’oppression de la classe ouvrière canadienne-française que Maurice Richard, bien malgré lui, entre en scène. Dès ses premiers coups de patin dans l’uniforme bleu-blanc-rouge, il soulève la foule et marque les esprits. Dans une sphère d’activité alors dominée par les anglophones – il n’y a que 12 Canadiens français dans la Ligue nationale en 1955 [3] – Maurice Richard laisse, envers et contre tous, une marque indélébile.
Il faut également mentionner que Richard était le Canadien français typique de l’époque : né d’une famille ouvrière de huit enfants, lui-même ouvrier peu scolarisé, travaillant pour une entreprise canadienne-anglaise, soit la Canadian Pacific Railway. Son passé d’ouvrier facilite sans aucun doute son accession au statut d’idole, alors que tous et toutes peuvent s’identifier à ce « gars du peuple. » Aussi, les amateurs de hockey ont tous entendu cette anecdote voulant que Richard ait compté 5 buts et ajouté 3 passes après avoir passé la journée entière à soulever des meubles lors d’un déménagement. De telles histoires ont contribué à forger la légende.
Maurice Richard est donc bel et bien ce sportif en qui se cristallise les espoirs des Canadiens français opprimés par la bourgeoisie anglophone :
Entre 1942 et 1960, la nation canadienne-française, par les succès du Rocket, a pu exprimer ses désirs refoulés. Ce qu’elle ne pouvait faire dans le monde réel, Richard l’accomplissait sur la patinoire en se mesurant aux Anglais et en sortant vainqueur de ses combats contre eux. Entre le monde fantasmatique de leurs rêves et leur vie de prolétaires exploités, les Canadiens français avaient trouvé un rédempteur. [4]
Mais le Rocket profite également de sa notoriété pour exprimer son opposition au joug des patrons canadiens-anglais à travers une chronique qu’il tient dans l’hebdomadaire Samedi-Dimanche. Effectivement, il y parle notamment de sa fierté d’être « Québécois par-dessus tout », à une époque où ce terme commence à peine à être utilisé. Le 3 janvier 1954, suite à la suspension de son coéquipier Bernard « Boom-Boom » Geoffrion, il écorche sévèrement les gouverneurs de la ligue pour une punition qu’il juge trop sévère, affirmant que le président Clarence Campbell est partial et qu’il s’en prend à Geoffrion « simplement parce qu’il est Canadien français ». Richard poussera l’audace jusqu’à traiter Campbell de dictateur. Les gouverneurs de la ligue réussiront à le faire taire; Richard met fin à sa chronique le 16 janvier, arguant qu’il n’a « plus la liberté de parole » et qu’il est « obligé d’obéir aux ordres de [s]es employeurs ». [5]
Malgré que Richard n’ait jamais clairement exprimé des idées politiques teintées de contenu de classe, il n’en demeure pas moins que malgré lui, Richard se faisait le symbole de la résistance des Canadiens français face à l’oppression nationale. Plus encore, sa popularité exprimait une profonde haine de classe envers la bourgeoisie anglophone. L’émeute du 17 mars 1955 consacrera le statut de symbole conféré au Rocket.
Le 13 mars, lors d’un match contre les Bruins de Boston, Richard est au cœur d’une altercation avec Hal Laycoe qui venait de lui asséner un coup de bâton au visage. Lors de la mêlée, Richard frappe un juge de ligne qui tentait de le retenir. Le président Campbell décide de suspendre le Rocket pour le reste de la saison régulière et les séries éliminatoires. La suspension est considérée comme complètement démesurée et arbitraire par les amateurs du Rocket et par plusieurs journalistes. Campbell reçoit des centaines de lettres de menaces suite à sa décision. [6] Cette suspension était vue comme le comble du mépris des riches bourgeois anglophones à l’endroit des Québécois.
Question d’ajouter l’insulte à l’injure, le président décide d’assister au match suivant au Forum, le 17 mars. Une foule record de 16 000 personnes assiste au match tandis que des milliers de manifestants sont massés aux portes du Forum. Suite à l’explosion d’une bombe lacrymogène dans les estrades du Forum, le match est suspendu et la manifestation à l’extérieur de l’enceinte tourne à l’émeute.
Celle-ci laissera des traces matérielles considérables : des tramways détournés, des feux allumés, des projectiles lancés sur le Forum, du vandalisme et du pillage sur la rue Ste-Catherine [7] et des dommages évalués à 100 000$ [8] – somme colossale à l’époque. Dans son édition du 18 mars 1955, Le Droit titre à la une : « La pire émeute depuis la conscription, à Montréal [9] ».
Mais plus encore que les dégâts matériels, l’émeute semble avoir été le point tournant de l’éveil de la conscience nationale des Québécois francophones. Claude Larochelle, journaliste sportif de l’époque, parle de sa surprise à voir ce « petit peuple » habitué à observer « toutes les lois puis toutes les règles de police » se soulever ainsi. [10] C’est comme si les années de misère et d’oppression de la part de la bourgeoisie anglo-canadienne s’étaient cristallisées le temps d’un soir dans la personne de Clarence Campbell, persécuteur du héros canadien-français.
Le témoignage d’un policier semble attester du fait que l’émeute était le fait d’ouvriers et d’ouvrières. Selon ce policier, les émeutiers n’étaient pas des supporters de « type hooligan », mais bien des « gens du peuple », se voyant même obligé de pousser de son chemin une femme enceinte. [11]
L’émeute en tant que telle peut sembler être sortie de nulle part. Généralement apathiques, il suffit parfois d’un seul événement, aussi banal ou habituel en apparence pour soulever les masses opprimées. Une accumulation quantitative de colère atteint un point où se produit alors une inattendue explosion, un changement qualitatif. C’est ce qui s’est produit ce soir-là.
Près de 15 ans après sa mort, le Rocket a toujours sa place dans la mémoire des Québécois. Le contexte politique dans lequel il a réalisé ses exploits sportifs permet d’affirmer qu’il a laissé une trace indélébile dans l’histoire de l’affirmation nationale des Québécois. Mais son influence dépasse le cadre strictement québécois; le succès du conte de Roch Carrier, Le chandail de hockey, non seulement au Québec mais au Canada anglais également, en témoigne.
60 ans après l’émeute, les grands médias bourgeois rappelleront avec raison l’événement et soulignant son importance dans l’histoire. Seulement, ils oublieront sans doute de le lier à l’éveil des Canadiens français contre l’oppression nationale et de souligner son contenu de classe latent. Car la colère contre Campbell était l’expression de la colère généralisée des travailleurs et travailleuses du Québec à l’endroit de la dictature de l’impérialisme américain et anglo-canadien qui les foulaient au pied à l’époque.
En tant qu’une des premières manifestations de ce refus de la soumission aux maîtres majoritairement anglophones, il est donc important de souligner à grand trait que l’émeute fut un maillon important de la chaîne des luttes ouvrières qui allaient bouleverser le Québec au cours des années 1960 et 1970.
[1] http://archives.radio-canada.ca/sports/hockey/dossiers/62-340/
[3] Alexandre Dumas et Suzanne Laberge, « L’affaire Richard / Campbell : un catalyseur de l’affirmation des Canadiens français », Bulletin d’histoire politique, 11, 2, hiver 2003, p. 33.
[5] Alexandre Dumas et Suzanne Laberge, op. cit., p. 34.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] https://www.youtube.com/watch?v=w0crl74LPTQ
[10] Alexandre Dumas et Suzanne Laberge, op. cit., p. 37.
[11] Ibid.