L’intention du gouvernement espagnol d’amnistier partiellement les prisonniers politiques du mouvement indépendantiste catalan a provoqué une réaction de colère de la part de la droite, qui tente de mobiliser sa base sociale pour mettre à mal le président du Parti socialiste (PSOE), Pedro Sánchez. Cependant, des secteurs clés de la classe dirigeante soutiennent l’amnistie, en coulisses, convaincus que leurs intérêts sont mieux défendus en faisant cette petite concession au mouvement indépendantiste catalan. Quelle devrait être la position de la gauche?
Notre position
Pour commencer, nous tenons à préciser que nous défendons inconditionnellement le droit à l’autodétermination du peuple catalan, un droit qui est soutenu par 75,1 % de la population catalane, selon la dernière enquête du Centre d’Estudis d’Opinió de la Generalitat (CEO). C’est le peuple catalan qui doit décider s’il veut former son propre État ou rester au sein de l’État espagnol.
L’union forcée ne fait qu’accroître la méfiance et la haine nationales, ce qui va à l’encontre de la fraternité et de l’unité des classes ouvrières catalanes et espagnoles. Seul l’appareil d’État réactionnaire espagnol, avec ses dirigeants de l’armée, de la police, de la garde civile, de la justice, le monarque au pouvoir, et les grands capitalistes qui le soutiennent, ont intérêt à imposer l’unité de l’État espagnol pour maintenir les énormes privilèges et intérêts économiques qu’elle leur procure.
L’État espagnol et sa constitution sont implacablement opposés à l’exercice du droit à l’autodétermination, contrevenant ainsi à la volonté de la majorité du peuple catalan. Nous considérons donc comme légitime toute action visant à exercer ce droit par des actions directes de masse, comme le référendum du 1er octobre 2017.
Nous reconnaissons le référendum et son résultat, et nous considérons donc les 12 dirigeants du mouvement comme des prisonniers politiques. Nous exigeons donc leur libération inconditionnelle et l’annulation de leurs peines. De la même manière, nous exigeons la levée de toutes les charges retenues contre les plus de 3 000 militants républicains catalans, poursuivis pour différents chefs d’accusation, et que les représentants politiques catalans en exil soient libres de revenir sans menaces ni coercition.
En ce qui concerne la question qui nous occupe, et la libération des prisonniers du point de vue de la formalité juridique, nous avons toujours défendu leur amnistie. Mais dans la mesure où le gouvernement central leur accorde un pardon, sans obligation de se repentir ou d’excuses de leur part, nous le soutenons également.
Notre position n’a rien à voir avec les calculs cyniques de la politique bourgeoise visant à canaliser le retour de la majorité parlementaire des partis indépendantistes, l’Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne, ERC) et Junts per Catalunya (« Ensemble pour la Catalogne »), sur la voie de l’autonomie constitutionnelle en échange de ces grâces. Nous défendons la libération inconditionnelle des prisonniers, par tous les moyens, sur la base de considérations élémentaires de démocratie et de justice.
La réaction contre-attaque
Bien sûr, les forces de la réaction n’ont pas perdu de temps et ont mis en branle toute leur machinerie pour mobiliser leur base dans la petite bourgeoisie réactionnaire, cette masse de professionnels, de travailleurs indépendants, de retraités, de rentiers, de commerçants et de petits patrons exploiteurs : une masse hystérique et ignorante. L’appareil d’État réactionnaire n’est pas en reste, avec une opposition mobilisée à travers la police, la garde civile, l’armée et surtout la caste judiciaire.
Malheureusement, une couche de travailleurs, contaminée par le chauvinisme espagnol, veut également rejeter les pardons. Ce sentiment a été cultivé en partie par la politique d’« unité nationale » avec la droite, honteusement pratiquée par le PSOE, et incarnée par l’attitude ambiguë des dirigeants de Unidas Podemos. Ces derniers se sont soumis à la pression dominante de l’opinion publique espagnole après l’application de l’article 155 de la Constitution, qui a dissous temporairement l’autonomie catalane fin 2017, ce qui a installé pendant quelques mois un climat de semi-réaction dans la société.
La première mesure de la réaction a été d’appeler à un rassemblement à Madrid le 13 juin, avec le soutien des partis de droite Partido Popular (PP), Vox et Ciudadanos, pour montrer leur rejet des pardons. Cet appel a été suivi d’un rapport de la Cour suprême, cette bande de privilégiés réactionnaires soustraite à tout contrôle populaire. Débordant d’un désir de vengeance, ils ont déclaré que les pardons étaient « une solution inacceptable ».
Le rejet des pardons par la Cour suprême oblige légalement le gouvernement à accorder un pardon partiel, et non total, consistant à abaisser la peine, mais pas à l’annuler, et pouvant inclure l’interdiction d’exercer une fonction publique. Malgré cela, les prisonniers politiques seront très probablement libérés d’ici quelques semaines, voire quelques mois.
Pourquoi des secteurs clés de la classe dirigeante sont en faveur des pardons
L’un des points les plus importants à souligner est que des secteurs clés de la classe dirigeante, liés à l’Ibex35 (la bourse de Madrid), sont favorables aux pardons. En réalité, l’octroi de pardons est la seule mesure sensée du point de vue du régime capitaliste espagnol, en tant que tentative d’apaisement de la situation catalane et pour faciliter l’intégration des dirigeants de l’ERC et des Junts dans une position d’autonomisme autorisée en Catalogne.
Les partis catalans ERC et Junts doivent offrir quelque chose à leur base sociale et à leurs électeurs pour justifier le gel de la soi-disant lutte unilatérale pour l’indépendance, et revenir à la situation d’avant le mouvement indépendantiste. Bien que dans leurs discours et proclamations, ils assurent à leurs partisans que le report des mesures unilatérales vers l’indépendance n’est qu’une trêve temporaire, en attendant un moment plus propice pour reprendre.
L’éditorial publié le 30 mai par El País, le principal porte-parole des banques et d’une partie du grand capital espagnol, est intéressant à cet égard car il définit sa propre position sur les pardons. Après avoir rigoureusement attaqué le mouvement indépendantiste catalan, il entre directement dans le vif du sujet :
« Les sentences ont contribué à surmonter la phase la plus aiguë de la crise, mais elles n’ont pas résolu définitivement le défi existentiel pour la démocratie espagnole que représente le mouvement indépendantiste. » (nos italiques)
Et plus loin:
« Oui, il y a suffisamment de preuves que l’opposition à tout ce qui était relié aux gouvernements précédents a favorisé la croissance de l’indépendance au cours de la dernière décennie. La situation est déjà difficile. Mais elle deviendrait une catastrophe ingérable si un saut qualitatif transformait les positions en faveur de la sécession en une vaste majorité. » (nos italiques)
La grande bourgeoisie comprend la même chose que les marxistes. La question catalane est un « défi existentiel » pour le régime bourgeois espagnol, parce que l’indépendance de la Catalogne porterait un coup dévastateur à l’appareil de l’État espagnol : son prestige, son mysticisme invaincu, ses avantages et privilèges, et l’idéologie centraliste qui facilite son autorité sur la petite bourgeoisie en souffriraient. Cela porterait également un coup sévère au prestige de l’armée et du monarque s’ils s’avéraient incapables d’empêcher la rupture de l’État par le mouvement révolutionnaire des masses catalanes.
En outre, elle attaquerait le cœur de la classe dirigeante, car l’indépendance de la Catalogne, en plus de supprimer son contrôle direct sur un territoire qui contient 20% de la richesse, des marchés et des vastes ressources industrielles de l’État, affaiblirait considérablement l’autorité de l’État sur la société espagnole. Elle atténuerait la crainte des masses laborieuses à l’égard de l’appareil de répression.
Ce secteur sérieux de la bourgeoisie comprend mieux que ses représentants médiocres dans l’appareil d’État, et les partis de droite, que la répression indéfinie du mouvement indépendantiste, dans un contexte de crise du régime et de mécontentement social, est ce qui lui a donné de la vitalité ces dernières années. La perspective d’un rebond de ce mouvement, faisant de la position indépendantiste une position partagée par « une vaste majorité », n’est pas exclue à l’avenir. En effet, cela « deviendrait une catastrophe ingérable », c’est-à-dire un véritable mouvement révolutionnaire en Catalogne, nécessitant une intervention militaire, avec des conséquences imprévisibles.
Et, bien sûr, si dans sa folie irrépressible la droite obtenait que la Cour constitutionnelle, proche du PP, déclare les pardons illégaux, la perspective d’une « catastrophe ingérable » serait assez immédiate. D’où l’insistance de ce secteur plus clairvoyant de la bourgeoisie, illustrée par El País, pour faire comprendre à l’appareil d’État qu’il ne doit pas jouer avec le feu.
Cette position de prudence, qui consiste à montrer la carotte au mouvement indépendantiste plutôt que le bâton, à l’heure où la Generalitat de l’ERC-Junts se précipite vers l’« autonomie », est également partagée par les représentants les plus clairvoyants de la bourgeoisie européenne. Ainsi, la Commission des affaires juridiques de la Commission européenne a également demandé la libération des prisonniers politiques catalans.
Combattons la réaction espagnole dans les rues
En réalité, la crise de colère de la droite et de l’extrême droite a pour seul objectif de préserver le prestige de l’appareil répressif de l’État (sa police et ses juges) et d’essayer d’affaiblir le gouvernement autant qu’ils le peuvent pour le faire tomber. Ils ont été rejoints par des « anciens dirigeants » du PSOE de l’époque « felipiste » pendant la Transition, comme Felipe González lui-même, qui a complètement dégénéré politiquement et personnellement.
Ces personnages agissent comme des agents directs de la réaction et de l’appareil d’État. Ils ne cachent pas leur haine personnelle pour Pedro Sánchez et voudraient le voir tomber, être remplacé même par la droite, sans aucun remords. Ces individus ont été complètement transformés et ne peuvent être classés que comme des ennemis de classe (Felipe González, Guerra, Corcuera, Leguina, Redondo Terreros, etc.)
Malgré tout, nous ne sommes plus à l’automne 2017. Le large secteur de la classe ouvrière qui était confus, désorienté et temporairement en proie aux chants des sirènes du nationalisme espagnol réactionnaire a déjà réglé ses comptes avec cette période passée. Elle comprend le danger que représente la droite et la façon dont elle manipule les sentiments nationaux à ses fins ordurières. En fait, de nombreux travailleurs vont pousser un soupir de soulagement, pensant que les pardons pourraient apaiser la situation en Catalogne et ramener une situation plus stable.
Dans ce contexte, la gauche doit lutter contre les voyous de droite et s’opposer à leur présence dans les rues. En Catalogne, et dans le reste de l’État, sans cesser de réclamer l’amnistie, il faut organiser des mobilisations exigeant la libération immédiate et inconditionnelle des prisonniers, l’annulation de leurs peines, et le retrait des euro-ordres de la Cour suprême et de l’Audiencia Nacional contre les exilés.
Ce serait une erreur de rester passif, seulement car la décision du gouvernement d’accorder ces pardons semble être à portée de main, malgré ses limites. Ces mobilisations doivent aussi avoir pour objectif de se faire reconnaître aux yeux de l’opinion publique, et dans la rue, pour combattre de front le nationalisme espagnol, avec son caractère franquiste et oppressif, non seulement en Catalogne mais dans tout l’État. Nous devons exiger la purge de l’appareil d’État de tous les franquistes et réactionnaires, et lever fermement la bannière de l’autodétermination catalane, une fois de plus.