Les libéraux et le NPD ont annoncé avoir conclu une « entente de soutien et de confiance » visant à faire survivre le gouvernement minoritaire de Justin Trudeau jusqu’en 2025. En échange de son vote en faveur des quatre prochains budgets libéraux et de son appui lors de toute motion de confiance, le NPD a obtenu une lettre parlant des soins dentaires et de l’assurance-médicaments, ainsi que d’un certain nombre d’autres questions. Cependant, lorsqu’on examine le document, les engagements concrets sont très faibles et superficiels. De plus, il n’y a rien dans l’accord pour bloquer une augmentation massive des dépenses militaires pour l’impérialisme de l’OTAN. Cet accord liera le NPD à l’establishment libéral, en échange de très maigres gains pour la classe ouvrière, ce qui permettra aux démagogues comme Poilievre d’apparaître comme les seuls s’opposant au statu quo. Les socialistes doivent s’opposer à cette entente boiteuse.
Qu’est-ce qui se retrouve dans cette entente?
Pour commencer, il est nécessaire de préciser que l’accord Singh-Trudeau n’est pas une coalition. Aucun député néo-démocrate n’entre au Cabinet ou n’assume de responsabilité officielle pour le gouvernement libéral. L’entente stipule plutôt que les partis accorderont la priorité à des mesures englobant les soins dentaires, l’assurance-médicaments, une loi anti-briseurs de grève, le logement, les soins de longue durée, les subventions aux combustibles fossiles et une taxe sur les profits excédentaires en cas de pandémie. Nous remarquons que la lettre parle de « priorités » et non d’« engagements ». Examinons ces « priorités » en détail.
Le dossier contenant les détails les plus concrets est celui des soins dentaires. Le programme est censé offrir une aide financière fondée sur un critère de revenu aux enfants de moins de 12 ans en 2022, qui sera étendue aux jeunes de 17 ans et aux personnes handicapées en 2023. Le programme complet serait déployé en 2025, et serait offert aux familles dont le revenu est inférieur à 70 000 dollars. Celles dont le revenu se situe entre 70 000 et 90 000 dollars devront payer une participation aux coûts, et celles qui gagnent plus ne pourront pas bénéficier d’une aide.
Ce plan présente de nombreux problèmes. Premièrement, le fait qu’il ne sera pas pleinement mis en œuvre avant 2025 signifie qu’il sera agité comme une carotte par les libéraux lors de la prochaine élection, ce qui entraîne une forte probabilité qu’il soit annulé par le gouvernement suivant. Deuxièmement, il ne s’agit pas d’un programme universel, gratuit au point d’utilisation. Les gouvernements de droite adorent prôner un « gouvernement bon marché » et s’attaquer à la « bureaucratie », mais ils se retournent ensuite pour proposer de soumettre les prestations à des critères de revenus et d’engager des dépenses bureaucratiques massives pour gérer l’admissibilité. Les programmes non universels sont bien moins efficaces et coûtent bien plus cher par tête qu’un programme ouvert à tous. En outre, les critères de revenus sont un moyen très commode pour les futurs gouvernements de restreindre davantage le programme lorsqu’ils voudront appliquer l’austérité – soit en réduisant le seuil, soit en empêchant les critères d’augmenter avec l’inflation. Les critères de revenus signifient également que les personnes riches n’ont aucune raison de soutenir le programme, ce qui en diminue la stabilité politique. Plutôt que d’agir comme un tremplin vers une meilleure réforme, un plan non universel coûteux et bureaucratiquement inefficace peut éroder le soutien envers cette réforme et devenir un obstacle à la formation d’un système véritablement universel. L’Obamacare en est un exemple.
En ce qui concerne l’assurance-médicaments, l’accord est encore plus vague. Tout ce qu’il dit, c’est que quelque chose sera mis en place d’ici la fin de 2023. Il semble qu’une bureaucratie sera mise en place pour établir une liste limitée de médicaments à couvrir. Il n’y a absolument aucune précision sur ce que seront ces médicaments, sur les critères de revenus, sur les personnes déjà couvertes, sur la raison pour laquelle nous devons attendre deux ans de plus, ou sur le moindre sujet d’importance. Les libéraux font pendre la carotte de l’assurance-médicaments au nez des gens depuis 30 ans, mais ils n’ont jamais tenu parole. Pourquoi devrions-nous les croire maintenant? Personne ne sait, mais en acceptant de soutenir le gouvernement, le NPD a en fait réduit et non augmenté son influence.
Il y a une promesse de sommes non précisées pour le logement et les soins de longue durée pour les Canadiens âgés. Par le passé, le NPD a déclaré à juste titre que les soins privés sont une condamnation à mort pour les résidents, et que nous avons besoin de solutions publiques dans ce secteur. Lorsque les médias ont demandé à M. Singh si l’accord stipulait que l’aide prendrait une forme publique ou privée, il a répondu par des mots ambigus, disant que la position du NPD est que l’aide devrait être publique. Mais il n’a pas dit qu’il s’opposerait au plan s’il était privé. Autrement dit, la position du NPD est pour le public en paroles, pour le privé en actes!
Une chose qui pourrait être considérée comme une avancée est la loi anti-briseurs de grève. L’entente ne prévoit pas son adoption avant deux ans. Alors que les lois de retour au travail qui rendent les grèves illégales sont souvent adoptées en quelques jours, voire quelques heures, il n’y a absolument aucune raison pour qu’une loi aussi simple ne soit pas adoptée immédiatement.
Faisant suite au slogan du NPD « faire payer aux ultra-riches leur juste part », la lettre parle d’une sorte de taxe pandémique sur les profits excessifs et de la suppression de l’un des nombreux programmes d’aide aux entreprises qui donnent des subventions aux sociétés de combustibles fossiles. Pardonnez-nous notre scepticisme, mais nous doutons sérieusement que ce langage vague conduise à une réduction significative des profits des ultra-riches. Les données de Statistique Canada indiquent que les bénéfices des entreprises canadiennes ont augmenté de 46% en 2021 pour atteindre 1370 milliards de dollars. Il faudra bien plus que des changements mineurs en matière d’impôts et de subventions pour mettre fin à la surexploitation de la classe ouvrière. Nous nous attendons à ce qu’une telle loi soit mineure et superficielle, voire totalement inexistante.
En examinant l’accord dans son ensemble, on constate que les soins dentaires en constituent le seul engagement concret. Mais le plan partiel de soins dentaires fait piètre figure par rapport au budget libéral de 2021 qui contenait 30 milliards de dollars pour des garderies à 10 $ par jour. Le NPD a fortement critiqué ce budget, qui n’a donné lieu à aucune entente. On peut donc se demander pourquoi un accord sur quatre budgets est nécessaire pour une réforme aussi chétive.
Quelle devrait être l’approche des marxistes?
Certains à gauche se laisseront submerger par leur démoralisation et leur manque de confiance dans la possibilité que quoi que ce soit de mieux puisse être réalisé. Ils sacrifieront tout pour la vague promesse d’un programme partiel qui ne sera peut-être jamais réalisé. Mais d’autres adopteront une position ultra-gauche et doctrinaire selon laquelle il ne peut jamais y avoir d’accords et de compromis sur quoi que ce soit, que tout est une question de principe et d’éthique et que les représentants des travailleurs doivent toujours voter non. Nous ne sommes pas de cet avis.
Ce qui est pour nous une question de principe, c’est de ne jamais former de gouvernement de coalition avec des partis bourgeois. Les socialistes ne doivent jamais entrer dans une coalition de front populaire et prendre ainsi la responsabilité politique des actions d’un gouvernement capitaliste. Le bilan du soutien stalinien aux fronts populaires dans les années 1930 et des trahisons social-démocrates depuis la Première Guerre mondiale est long et déplorable.
La tentative de coalition entre les libéraux et les néo-démocrates de Stéphane Dion en 2008 en est un exemple. Avec cet accord consistant à abandonner la plateforme du NPD et son opposition à la guerre en Afghanistan en échange de quelques postes ministériels, le parti s’est vendu à rabais. L’accord a suscité de la répulsion chez la population canadienne, qui le jugeait illégitime, et le projet s’est effondré en quelques semaines. Nous avons adopté une position de principe contre cette capitulation, mais soulignons que ce n’est pas le cas de toute la gauche, et notamment pas du Parti communiste du Canada et du groupe International Socialists.
Cependant, dans certaines conditions, nous pensons qu’il est acceptable pour une faction parlementaire socialiste d’obtenir des concessions au profit de la classe ouvrière. Idéalement, cela sera accompagné d’une mobilisation extra-parlementaire de masse. La condition étant que les socialistes élus n’assument aucune responsabilité à l’égard du gouvernement capitaliste, et se limitent simplement aux votes nécessaires pour faire passer une concession sans aucun délai.
Un exemple d’accord que nous avons soutenu est le fameux « budget de Jack Layton ». En 2005, le gouvernement libéral minoritaire était à bout de souffle et était sur le point d’être renversé en raison du scandale des commandites. Le NPD de Jack Layton a obtenu des concessions d’environ 4 milliards de dollars, principalement des réformes pour le logement et les Autochtones, en échange de l’adoption du budget mettant en œuvre ces réformes. Le NPD n’a même pas voté en faveur du budget, mais s’est abstenu. Plus tard cette année-là, lorsque les réformes ont été mises en œuvre en toute sécurité, le NPD a soutenu une motion de non-confiance à l’égard des libéraux. Le NPD a gagné des sièges lors des élections qui ont suivi, car il s’est attribué le mérite des concessions sans assumer la responsabilité de la corruption des libéraux. À l’époque, nous avons considéré qu’il s’agissait d’un compromis acceptable.
L’autre solution, consistant à toujours voter non, peu importe ce qui est proposé, se résumerait essentiellement à une position boycottiste. Les travailleurs se demanderaient quel est l’intérêt d’élire un représentant qui vote toujours non, qui ne gagne jamais de réforme à leur avantage et qui n’essaie même pas de leur obtenir quoi que ce soit. Cela nous conduirait à la situation ridicule de ne jamais présenter de revendications transitoires au parlement, ou d’en présenter mais de s’opposer ensuite à nos propres réformes lorsque les partis bourgeois finiraient par les concéder!
Nous n’avons aucune foi dans la démocratie bourgeoise, mais nous comprenons que ce n’est pas actuellement l’opinion majoritaire de la classe ouvrière. Lorsque possible, nous utilisons la plate-forme parlementaire pour promouvoir les idées du socialisme parmi la masse des travailleurs. Nous y présentons des revendications opportunes qui soit révèlent la nature antidémocratique du parlementarisme capitaliste, ou qui renforcent les forces de la révolution par des succès ponctuels. C’est l’approche décrite par Lénine dans son classique La maladie infantile du communisme : le gauchisme. Il n’est acceptable de boycotter quelque chose que lorsqu’il est possible de le remplacer par quelque chose de mieux. Il faut se battre sur le terrain qui existe, qu’on le veuille ou non.
Ne parlez pas de la guerre!
La plus grosse pilule empoisonnée de l’accord entre le NPD et les libéraux n’est pas ce qui se trouve dans l’accord, mais ce qui en est absent. Il n’est fait mention nulle part de la guerre en Ukraine et de la pression exercée pour augmenter massivement les dépenses militaires. L’OTAN exerce une forte pression pour que tous les membres de l’alliance impérialiste dépensent 2% de leur PIB en canons, en chars et en avions de chasse. Dans le contexte d’un conflit impérialiste mondial, soutenir un budget qui facilite le bellicisme de l’OTAN est l’équivalent du vote des socialistes allemands pour les crédits de guerre en 1914. Nous nous rangeons du côté de Karl Leibknecht, la seule voix à dire non au militarisme.
Même si l’accord contenait des garanties solides comme le roc en matière de soins dentaires et d’assurance-médicaments dans le budget 2022, ce qui n’est pas le cas, le soutien à la guerre impérialiste devrait être suffisant pour tout socialiste pour refuser cet accord. Chaque centime dépensé pour des balles est un centime qui n’est pas dépensé pour les écoles et les hôpitaux. C’est un centime dépensé pour exploiter et opprimer les travailleurs et les pauvres du monde entier. Aucun socialiste ne peut assumer la responsabilité de l’explosion prévue du financement militaire dans le budget 2022.
Lorsqu’on les a interrogés sur cette question épineuse, Singh et Trudeau ont tous deux tergiversé. Trudeau a déclaré que l’accord ne couvrait pas les dépenses de défense et que les libéraux étaient libres de chercher le soutien d’autres partis. Singh a déclaré que le NPD n’était pas favorable à une augmentation au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer la sécurité des soldats. Cependant, ils adoptent tous deux une position ridicule. L’augmentation des dépenses militaires à deux pour cent du PIB sera un élément constitutif du budget. Voter pour le budget signifie voter pour les armes, que cela plaise ou non à Singh. Soutenir ce budget, c’est soutenir les objectifs de guerre et l’expansionnisme de l’OTAN. Soutenir ce budget de guerre est une trahison totale.
Le plus dégoûtant, c’est qu’alors que les soins dentaires, l’assurance-médicaments, le logement et les soins de longue durée sont tous renvoyés à des comités qui s’engagent vaguement à faire quelque chose dans la semaine des quatre jeudis, les dépenses militaires passent en tête de liste pour être augmentées dans le tout prochain budget. Les journalistes des grands médias demandent « Comment allons-nous nous permettre ces réformes? » lorsqu’elles pourraient profiter à la classe ouvrière, mais ils ne posent jamais de question sur le financement des machines à tuer.
La réalité est que s’il y a des ressources pour la guerre aujourd’hui, il y a des ressources pour financer les médicaments et les soins dentaires qui sauvent des vies. Hermann Göring, le ministre de l’Économie d’Hitler, avait un slogan, « les armes avant le beurre ». Aujourd’hui, ce slogan est remplacé par « les armes avant de meilleurs services ».
Non à l’entente!
Cette entente est une capitulation totale de la part du NPD. Il obtient très peu pour les travailleurs, tout en liant le parti travailliste du Canada aux libéraux de Bay Street pour les trois prochaines années. Il semble probable que les libéraux prévoyaient de mettre en place un programme de soins dentaires pour enfants conditionnel aux revenus, même sans l’appui du NPD. En effet, les « priorités » de cette entente sont moins ambitieuses même que ce que contenait le budget libéral de 2021, qui prévoyait des services de garde d’enfants. Le NPD devrait laisser les libéraux proposer un programme de soins dentaires et utiliser ses moyens de négociation pour exiger qu’il soit universel. En signant cet accord, le NPD a abandonné ses moyens de négociation en échange de vagues promesses libérales.
Dans le contexte de la crise capitaliste, les petites réformes de l’alliance libérale-néo-démocrate ne feront rien pour améliorer substantiellement la vie des travailleurs. Dans une phrase révélatrice, l’accord déplore une « polarisation croissante ». Les chefs des deux partis ont insisté sur ce thème. S’opposer à la polarisation lorsque les entreprises font des profits records sur le dos des travailleurs a un nom : la collaboration de classe. Nous ne devrions pas essayer de masquer les véritables différences de classe qui existent et soutenir le principal parti capitaliste, nous devrions prendre résolument le parti des travailleurs contre les patrons. La polarisation est une réalité objective du capitalisme en décomposition, et nous avons besoin d’une option politique qui explique que la seule façon de mettre fin à la polarisation est de mettre fin au capitalisme.
Si le NPD devient complice du statu quo, ce sera une bénédiction pour les Pierre Poilievre et Maxime Bernier de ce monde. Ils dénonceront le système et accuseront ces non-réformes de causer l’inflation qui érode le niveau de vie des travailleurs. Cet accord prépare potentiellement une victoire de la droite dans les années à venir.
Cependant, il existe de nombreux terrains de lutte au-delà du parlement. Les travailleurs et les opprimés luttent dans les rues et sur les piquets de grève, et pas seulement par la voie des urnes. Nous devons construire les forces socialistes qui peuvent expliquer le chemin à suivre, pour aider les gens à trouver le chemin de la victoire. Des millions de personnes voient que le capitalisme ne peut pas résoudre la crise sociale. Aucun accord à rabais, aucune bureaucratie, n’est plus fort que les forces de l’histoire. Rétrospectivement, ce triste accord sera considéré comme un détour mineur dans la marche en avant du mouvement des travailleurs. La collaboration de classe est une impasse. Seul le socialisme montre la voie.