Après s’être tenus debout courageusement pendant 18 mois de lock-out, les 900 syndiqués de l’Aluminerie de Bécancour (ABI) ont accepté l’offre des patrons à 79,8% le 2 juillet dernier. La détermination extraordinaire démontrée par les travailleurs n’aura pas suffi à faire plier des patrons bornés et intransigeants.
Le dirigeant du syndicat, Clément Masse, affirme : « Ce n’est pas un bon contrat de travail ». Il recommandait de rejeter cette nouvelle offre qui n’avait pas été négociée, mais l’épuisement a eu raison des lock-outés.
Masse, qui a démissionné suite au règlement du conflit, explique : « La pression sociale était très forte. Elle venait de partout : du maire, du premier ministre, du ministre du Travail, du député, des réseaux sociaux… S’ajoutent à cela la menace de fermeture et le fait que ce conflit était inégal, avec une partie patronale aux poches profondes. Je peux vous assurer que l’acceptation ne s’est pas faite de gaieté de coeur. »
Quiconque blâme les travailleurs pour avoir accepté une offre insatisfaisante dans ces conditions n’a sans doute jamais participé à une lutte ouvrière ou un mouvement social de toute sa vie. Les travailleurs se méritent avant tout les félicitations de toute la classe ouvrière pour avoir tenu aussi longtemps. Ceci étant dit, ce n’est certainement pas le dernier conflit du genre au Québec. Il est impératif d’en faire ressortir les principales leçons pour que les prochaines luttes de classe se terminent en victoire.
Le sentiment général qui ressort de ce conflit est que c’était un combat particulièrement inégal. Pendant que l’employeur profitait d’une clause spéciale lui permettant d’éviter de payer son bloc d’électricité à Hydro-Québec, les travailleurs en lock-out, eux, devaient certainement payer l’hydro dans leur maison! Également, les prix relativement bas de l’aluminium ne donnaient pas d’incitatif aux patrons à reprendre une production normale. En plus, l’appui sans gêne de François Legault aux géants d’Alcoa et Rio Tinto est venu isoler davantage les travailleurs. Qu’est-ce qui pouvait être fait dans ce contexte?
Le mouvement syndical québécois est peut-être le plus puissant d’Amérique du Nord, avec un taux de syndicalisation de 40% et d’immenses ressources. Des milliers de dollars ont été envoyés par des syndicats locaux aux lock-outés afin de les aider à tenir le coup. Cette solidarité financière est inspirante. Mais l’argent ne suffit pas pour gagner. Afin de contrer la pression immense sur les travailleurs de l’ABI, la mobilisation de larges couches de la classe ouvrière en appui à ABI était absolument nécessaire. La manifestation familiale du 25 mai dernier était une bonne initiative, mais c’est dès le début du conflit qu’il fallait mobiliser en masse. La direction de la FTQ et celle des autres centrales auraient dû mettre le conflit à l’ABI au coeur de leurs priorités dès le jour un, et établir un plan concret pour escalader la pression sur les patrons. Une grève de solidarité d’une journée entraînant d’autres secteurs de la classe ouvrière québécoise aurait eu un puissant impact. Cela aurait peut-être forcé Couillard ou Legault à intervenir non pas pour encourager les patrons à humilier les travailleurs, mais pour encourager l’employeur à faire certaines concessions. Malheureusement, les grandes centrales se sont surtout contentées de déclarations de solidarité et d’un soutien financier, et n’ont pas mis en place de plan d’escalade des moyens de pression.
Avec ce lock-out, Alcoa et Rio Tinto cherchaient à casser un des syndicats les plus combatifs au Québec. Il s’agissait d’une attaque non seulement contre les travailleurs de l’ABI, mais contre tous les travailleurs qui osent tenir tête aux multinationales. Et il y a bien une chose dont nous pouvons être tous et toutes certains, c’est que ces attaques contre les travailleurs du Québec ne s’arrêteront pas, à l’ABI ou ailleurs. Dans le cas de l’ABI, les travailleurs ont accepté l’entente sous la menace explicite de fermer les cuves. L’entente maintenant acceptée, le président d’Alcoa Canada, Jean-François Cyr, a affirmé que « toutes les personnes actuellement en arrêt de travail auront un emploi lors du redémarrage de l’usine ».
Mais qu’arrivera-t-il lorsque les patrons de l’aluminerie décideront que, pour le bien de leurs portefeuilles, l’ABI n’est plus nécessaire? Il n’y a rien dans aucun contrat de travail qui puisse nous protéger contre les délocalisations ou les fermetures. Nous l’avons vu récemment avec l’usine de General Motors à Oshawa. Les dirigeants syndicaux avaient accepté des conventions collectives bidon en échange de « garanties de production ». Et qu’est-ce qui est arrivé? Les patrons de GM ont décidé de fermer l’usine quand même, en novembre dernier. Rien ne peut nous garantir que les millionnaires qui s’enrichissent sur le dos des travailleurs de l’ABI et d’ailleurs ne vont pas agir de la même manière éventuellement.
Ici nous arrivons devant le point que nous considérons principal : la propriété privée capitaliste. Du début à la fin, le droit d’Alcoa de librement mettre en lock-out ses employés n’a pas été remis en question par la direction syndicale. La présence des patrons a été acceptée comme un fait accompli qu’on ne pouvait changer. Tant que le sort des travailleurs sera laissé entre les mains des patrons qui ne pensent qu’au profit, tant que les bons emplois seront menacés par les hauts et les bas du marché, et tant que le mouvement syndical acceptera qu’il en soit ainsi, tous les gains du passé, tous les bons emplois seront à risque de disparaître.
Comme argument pour défendre la propriété privée des entreprises, on entend souvent que ce sont les employeurs qui « prennent les risques » en investissant. L’ironie d’un tel argument apparaît clairement ici. Qui courait véritablement un risque avec le lock-out, les millionnaires de l’ABI confortablement installés dans leur tour d’ivoire de Pittsburgh, ou les lock-outés à qui on brandissait la menace de fermer l’aluminerie? Poser la question, c’est y répondre.
Certaines personnes diront qu’il n’y avait rien de plus que nous pouvions faire dans ce « conflit inégal ». Puisque la propriété privée de l’entreprise était prise pour acquis, tout ce que la direction syndicale pouvait faire était d’en appeler aux patrons d’Alcoa de négocier de bonne foi. Cette posture morale n’a pas eu l’effet escompté. Les capitalistes sont préoccupés avant tout par leurs profits, et non par la « bonne foi ». Quelle était donc la solution? Si les patrons utilisent leur position de force pour menacer des centaines de bons emplois, alors nous devons leur enlever la possibilité de le faire. Cela signifie nationaliser l’aluminerie sous le contrôle démocratique des travailleurs. Comme nous le disions dans notre article du 5 avril dernier : « Les patrons d’ABI ont définitivement montré qu’ils se foutent du sort des travailleurs et qu’ils sont prêts à sacrifier des centaines de bons emplois et toute la communauté qui en dépend pour s’en mettre un peu plus dans les poches… Si les patrons refusent de rouvrir l’usine, alors nous pouvons le faire sans eux… [Les travailleurs] n’ont pas besoin que des millionnaires dans leurs bureaux à Pittsburgh leur disent quoi faire : ils savent déjà très bien comment faire rouler la production. »
Au bout du compte, la nationalisation sous contrôle démocratique est la seule façon de protéger nos emplois et d’assurer de bonnes conditions de travail. Voilà ce qui doit être la principale leçon du conflit à l’ABI. Le mouvement syndical ne doit plus accepter que le sort des travailleurs soit laissé entre les mains d’une poignée de patrons. Nous ne pouvons compter sur eux pour nous garantir de bons emplois; ces garanties n’existent pas. Nous devons lutter pour que les principaux leviers de l’économie soient sous le contrôle des travailleurs. De cette manière, nous pourrons planifier l’économie en fonction des besoins des gens, et non pour les profits d’une toute petite minorité.
Dans les faits, une telle perspective n’est pas du tout étrangère au mouvement syndical québécois. En 1971, la FTQ a publié le manifeste L’État, rouage de notre exploitation, qui expliquait la nécessité pour les travailleurs de lutter pour une planification socialiste de l’économie. Ce document devrait être lu par tous les militants syndicaux aujourd’hui. Il se termine d’ailleurs sur un constat toujours aussi pertinent :
Le système économique et politique dans lequel nous vivons tend à nous écraser. Nous n’avons pas d’autre choix que de le détruire, pour ne pas être détruit. Toutes les revendications que nous ferons sans remettre en cause les fondements de cette société ne peuvent donner, au mieux, que des adoucissements. Elles n’élimineront pas l’exploitation, elles lui donneront des visages différents.
Nous devons viser à remplacer le système capitaliste et l’État libéral qui le soutient, par une organisation sociale, politique et économique dont le fonctionnement sera basé sur la satisfaction des besoins collectifs, par un pouvoir populaire qui remette les appareils de l’État et les produits de l’économie aux mains de l’ensemble des citoyens. […]
Cet objectif ne sera pas atteint spontanément, du jour au lendemain. Il ne sera possible que si toutes les factions de non-possédants, travailleurs syndiqués et non syndiqués, chômeurs, assistés sociaux et étudiants fournissent un effort soutenu d’organisation collective. Devant des appareils aussi puissants que ceux du capitalisme nord-américain, ce serait courir au suicide que d’entreprendre des luttes spontanées, sans organisation et stratégies préalables. Il est aussi impérieux que toutes ces couches de population exploitées se reconnaissent et créent des liens de solidarité permanents.
Voilà la perspective que nous devons raviver dans le mouvement syndical aujourd’hui!