Ce qui a commencé comme une petite manifestation contre une augmentation de 20 centimes du prix du ticket de transport public à São Paulo s’est transformé en un mouvement de masse national impliquant plus d’un million de personnes dans 80 villes du pays – et ce après avoir obligé le maire de São Paulo, Fernando Haddad, et le gouverneur régional, Geraldo Alckmin, à faire marche arrière le 19 juin.
Le mouvement, cependant, a un caractère contradictoire. Sur les grandes manifestations célébrant la première victoire du mouvement, le 20 juin, des groupes de droite et d’extrême droite ont violemment expulsé des manifestants affiliés à des partis de gauche, des syndicats – et de façon générale quiconque portait un drapeau rouge ou d’autres symboles de ce type.
Le mouvement a clairement pris un caractère national à partir du 13 juin, lorsqu’une manifestation de 15 000 personnes à São Paulo a été brutalement réprimée par la police militaire. L’assaut s’est soldé par une centaine de blessés et un nombre semblable d’arrestations. Il rappelait, par sa violence, les heures les plus sombres de la dictature militaire. La police n’a pas simplement cherché à disperser la manifestation ; son but était de donner une leçon aux manifestants. Elle a notamment tiré des balles en caoutchouc.
Les images de cette répression ont très rapidement circulé sur les réseaux sociaux et les médias de masse. En l’espace de quelques heures, l’atmosphère a changé dans tout le pays. Des manifestations de masses contre la répression à São Paulo ont éclaté spontanément dans la plupart des grandes villes.
Le 17 juin, un demi-million de personnes ont manifesté à São Paulo, Rio de Janeiro, Brasilia et dans une douzaine d’autres villes. C’est le plus grand mouvement de masse du pays depuis des décennies. Le vent de la révolution arabe, des indignés espagnols, portugais, nord-américains et du soulèvement turc est arrivé au Brésil. De nombreuses villes petites et moyennes sont mobilisées. La jeunesse constitue la colonne vertébrale des manifestations.
Il est clair qu’un mouvement de cette envergure ne peut pas s’expliquer par les seules augmentations du prix des transports publics, ni même par la réaction à la répression brutale. Ce ne furent là que des catalyseurs. Des causes plus profondes sont au cœur de l’explosion actuelle. Le Brésil est passé par une phase de croissance économique soutenue, ces dix dernières années (à l’exception d’un bref reflux dans la foulée de la crise mondiale de 2008). Cette croissance s’est accompagnée d’une augmentation des niveaux de vie et d’une baisse significative de la pauvreté.
Mais ce n’est là qu’une facette de la situation. La croissance économique a reposé sur une série de facteurs qui, désormais, se transforment en leur contraire. Premièrement, le gouvernement du Parti des Travailleurs (PT) a beaucoup profité du boom économique en Chine, y exportant massivement des marchandises et des matières premières. Une politique de taux d’intérêt élevés, pour attirer les investisseurs étrangers, a fait que la dette brésilienne est devenue un investissement spéculatif très profitable. Ceci s’est accompagné d’une politique de privatisations massives de services publics et d’une vaste bulle spéculative dans l’immobilier.
La croissance de la consommation a été alimentée par une expansion massive du crédit. Entre 2005 et la fin 2012, la dette des ménages a bondi de 18 % à 44 % des revenus disponibles. C’est insoutenable, en particulier avec des taux d’intérêt aussi élevés. Dès que la croissance économique faiblira, l’énorme dette des ménages pèsera très lourdement sur l’économie brésilienne.
Les chiffres officiels de la croissance économique masquent un gouffre entre les riches et les pauvres. Le Brésil est l’un des pays les plus inégalitaires au monde : 1 % de la population (2 millions de personnes) possède 13 % des richesses nationales, soit à peu près autant que les 50 % les plus pauvres (80 millions de personnes). Les statistiques nationales cachent aussi d’énormes disparités régionales et ethniques.
Le gouvernement du PT a été élu grâce au soutien des travailleurs et du mouvement syndical, auxquels il est historiquement lié. Cependant, Lula et désormais Dilma Rousseff ont gouverné en coalition avec d’autres partis, à commencer par le conservateur PMDB. Tout en réalisant quelques réformes sociales progressistes, ils ont mené une politique de privatisations et ont attaqué le système des retraites de la fonction publique. C’est pour cela que les médias et experts bourgeois présentaient le Brésil comme une alternative de gauche aux politiques « folles » et « conflictuelles » de Chavez et de la révolution vénézuélienne.
Il y a eu un certain nombre de conflits entre des sections du mouvement syndical et le gouvernement du PT. Mais le fait est que 90 % des accords salariaux étaient au-dessus de l’inflation ; aussi les travailleurs continuaient-ils de soutenir Lula, puis Rousseff, considérant le gouvernement du PT comme « le leur ».
Ceci a commencé à changer avec le ralentissement de l’économie. Le 6 mars 2013, 50 000 travailleurs ont manifesté à Brasilia, à l’appel – entre autres – de la grande confédération syndicale du pays, la CUT, pour demander davantage de dépenses sociales, une réduction du temps de travail sans perte de salaire, l’abandon des attaques contre les retraites, etc. En 2012, déjà, du fait du ralentissement de l’économie chinoise, le PIB du Brésil n’a crû que de 0,5 %, et des signes inquiétants ont commencé à s’accumuler. Pour beaucoup de gens, le premier et le plus douloureux de ces signes a été une augmentation de l’inflation – en particulier de la nourriture.
Alors que le gouvernement paye des sommes colossales en intérêts et service de la dette (47 % du budget de l’Etat), l’éducation, la santé et d’autres services publics subissent des restrictions financières. Des milliards de dollars sont dépensés dans la construction de stades pour la Coupe du monde – et c’est aux travailleurs qu’on demande de payer la facture en augmentant le prix déjà élevé des transports publics.
Pour ajouter l’insulte à l’injure, la FIFA a imposé une série de conditions draconiennes concernant l’organisation de la Coupe du monde, que le gouvernement du PT a acceptées, notamment concernant la construction des installations. La FIFA a par exemple exigé de scandaleuses restrictions au droit de grève et de manifester.
Sans surprise, on trouve chez beaucoup de manifestants un rejet des partis politiques en général et du PT en particulier. On retrouve le même type de discrédit des « politiciens » dans d’autres pays. Cela contient un élément positif : la critique des représentants politiques qui ne servent que les riches et les puissants – et se servent eux-mêmes au passage. Ce rejet de la politique est dans une large mesure un rejet de la politique bourgeoise et des institutions capitalistes.
Au Brésil, cependant, cette situation a été très énergiquement exploitée par les médias et les partis de droite, dans le but de détourner le mouvement vers l’impasse du nationalisme. A partir du 18 juin, les grands médias ont commencé à encenser le mouvement et à tenter de le façonner. Des drapeaux brésiliens ont été distribués aux manifestants, auxquels on demandait de chanter l’hymne national, de s’habiller en blanc et de crier des slogans « contre la corruption » (un code pour la lutte contre le PT). Le 20 juin, cette influence de la droite sur les manifestations s’est encore renforcée. Aux côtés des pancartes sur le prix des transports et l’argent dépensé dans la Coupe du monde, il y avait des pancartes contre le droit à l’avortement, contre la corruption du PT et même en faveur d’un coup d’Etat !
C’est dans ce contexte que, sur les manifestations du 20 juin, des voyous d’extrême-droite se proclamant « nationalistes » ont encerclé les cortèges des partis de gauche et des syndicats. Armés de couteaux et de battes de baseball, ils harcelaient les manifestants de gauche et syndicaux aux cris de : « pas de partis ! », « à bas les rouges ! », « retournez à Cuba ! », etc., au point que ces derniers ont fini par abandonner leurs drapeaux rouges ou quitter la manifestation, certains blessés.
Même les organisateurs des protestations contre l’augmentation du prix des transports publics, le « Mouvement Libre Passage » (MPL), ont dû quitter la manifestation à São Paulo et faire une déclaration condamnant les attaques contre les organisations de gauche et soulignant que si leur mouvement n’est pas partisan, ils ne sont pas contre les partis politiques. De fait, des partis de gauche soutenaient la lutte du MPL dès le début, lorsque les manifestations étaient encore petites et soumises à une répression brutale.
Il serait donc erroné de conclure que les centaines de milliers de gens impliqués dans les manifestations du 20 juin sont des anti-communistes enragés ou des partisans des partis de droite. Loin s’en faut. Le fait est que lorsque le MPL a cessé d’appeler à manifester, les manifestations organisées par la droite ont mobilisé beaucoup moins de monde, comme à São Paulo. Dans d’autres cas, le mouvement a ouvertement scissionné, la gauche et la droite manifestant séparément.
Il faut ajouter que les syndicats et la CUT ont réagi trop lentement au mouvement. S’ils avaient jeté toutes leurs forces dans la bataille et donné au mouvement un caractère plus organisé, dès le début, avec des revendications des travailleurs, la droite et l’extrême-droite auraient eu beaucoup plus de mal à infiltrer et saboter les manifestations.
Le MPL lui-même est partiellement responsable de ce qui s’est passé. Il a insisté pour que le mouvement soit « horizontal », s’opposant à l’idée de lui donner une structure plus organisée. Il a également rejeté l’idée de voter à la majorité simple sur les suites du mouvement, préférant les décisions par « consensus », ce qui est le meilleur moyen de paralyser un mouvement, car cela donne de fait un droit de véto à la minorité (ce qui est le contraire de la démocratie). Dès le début, nos camarades d’Esquerda Marxista ont participé au mouvement, expliquant la nécessité de le doter de structures démocratiques et d’impliquer les organisations de masse de la jeunesse et des travailleurs.
Au lieu de cela, une douzaine de gens, à São Paulo, se réunissaient après chaque grande manifestation pour décider de la prochaine initiative, ce qui n’est pas une méthode très démocratique lorsque des centaines de milliers de personnes sont impliquées dans la lutte. C’est ce qui a facilité l’infiltration et la tentative de récupération des manifestations par la droite et ses grands médias. Les idées semi-anarchistes qui avaient déjà joué un rôle négatif dans le mouvement des indignés aux Etats-Unis et ailleurs, se sont révélées désastreuses au Brésil.
Une tâche urgente est d’organiser la défense des organisations de gauche et syndicales brésiliennes – et notamment leur droit de s’exprimer et de manifester, qu’elles ont gagné dans leur lutte contre la dictature militaire. Dans cette perspective, nos camarades brésiliens ont pris des initiatives en faveur d’un front unique à São Paulo, Joinville et ailleurs.
Ceci doit aller de pair avec la mobilisation de la puissance colossale de la classe ouvrière brésilienne en faveur de revendications les plus pressantes de la jeunesse et des travailleurs en matière de santé, d’éducation, d’emploi, de conditions de travail et de services publics.
La révolte brésilienne révèle la faillite des politiques de collaboration de classe menées par la direction du PT. Celle-ci a discrédité le parti aux yeux de la jeunesse. Les militants de base du PT sont désorientés. Même aujourd’hui, lorsque Dilma Rousseff affirme avoir entendu le message des manifestants, elle continue de s’engager fermement à ne pas sortir des limites imposées par le capitalisme. Par exemple, son engagement à verser 100 % des royalties des contrats pétroliers dans le système éducatif ne répond pas au problème des termes mêmes de ces contrats. En effet, les entreprises privées conservent 82 % des profits et n’en reversent à l’Etat que 8 % en royalties.
Le mouvement de la jeunesse brésilienne montre une chose : la lutte paye et ce qui semblait impossible il y a 10 jours à peine a été accompli. Si la pleine puissance du mouvement syndical rejoint la jeunesse, rien ne pourra les arrêter.
Cet article date du 25 juin 2013.
Traduction de l’article : Brazil : Mass revolt of the youth, bankruptcy of class collaboration and extreme right-wing attacks