Est-ce que les niveaux élevés d’immigration sont en train d’appauvrir le Canada?
Dans un récent rapport, des économistes de la Banque nationale soulèvent l’idée que le Canada est pris dans un « piège démographique ». Un « piège démographique », tel que décrit dans le rapport, est « une situation où l’augmentation du niveau de vie est impossible parce que la population croît si rapidement que toute l’épargne disponible est nécessaire pour maintenir le ratio capital/travail existant ».
Autrement dit, la population du Canada croît plus rapidement que l’économie (et le marché du logement en particulier) ne peut le supporter, ce qui entraîne une détérioration du niveau de vie au fil du temps – c’est du moins ce qu’affirment les auteurs. Ces dernières années, l’immigration a représenté la quasi-totalité de l’augmentation de la population canadienne, en raison de la baisse du taux de natalité. Conclusion : plus nous accueillons d’immigrants, plus nous nous appauvrissons.
Ces derniers mois, le débat sur le « piège démographique » du Canada s’est intensifié. Dans un article récent du Globe and Mail, le chroniqueur Konrad Yakabuski écrit que « le “piège démographique” d’Ottawa nous rend plus pauvres ». Sa solution? « Réduire l’immigration n’est plus une option que [le ministre de l’immigration Marc Miller] peut se contenter d’“envisager”. Cela doit être sa priorité absolue. » Pour sa part, le ministre Marc Miller a décrit la politique d’immigration de son propre gouvernement comme un « système devenu incontrôlable ». Lundi dernier, il a annoncé une première mesure en réponse à cette situation : un plafond de deux ans pour les permis accordés aux étudiants étrangers.
La proposition de réduire l’immigration pour répondre au « piège démographique » du Canada est soudainement devenue à la mode, même au sein de l’élite économique et politique la plus « éclairée » du pays – une suggestion que ces mêmes personnes auraient qualifiée de « trumpienne » il n’y a pas si longtemps.
Mais pourquoi de telles propositions sont-elles soulevées aujourd’hui? Et surtout, l’immigration est-elle vraiment à blâmer pour les difficultés économiques du Canada?
L’immigration en forte hausse
Le Canada a en effet connu une forte augmentation de l’immigration ces dernières années. En 2023, la population du Canada a augmenté d’un nombre record de 1,2 million de personnes, dont la majeure partie provient de l’immigration. Au cours du seul troisième trimestre 2023, la population a augmenté de 430 000 personnes, soit la plus forte hausse depuis 1957. Parmi ces personnes, 313 000 étaient des résidents non permanents. Il convient de noter que ces chiffres, bien qu’ils représentent une augmentation substantielle par rapport aux normes modernes, ne constituent pas les taux d’immigration les plus élevés de l’histoire du Canada. Le Canada a connu une croissance de l’immigration encore plus importante au début du XXe siècle, puis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Les chiffres de la population totale ne racontent qu’une partie de l’histoire. En 2023, le Canada a admis un nombre record de 800 000 travailleurs temporaires et étudiants étrangers, soit une augmentation de 50% par rapport à l’année précédente. Ces dernières années, les résidents non permanents ont éclipsé le nombre de résidents permanents admis au Canada, et constituent désormais la majorité des flux d’immigration vers le Canada. Les réfugiés ne représentent qu’une petite partie des résidents non permanents qui entrent dans le pays, malgré l’hystérie des commentateurs de droite. En 2023, on estime à 2,5 millions le nombre de résidents non permanents vivant au Canada, dont 289 000 seulement étaient des demandeurs d’asile. Les autres, soit environ 2,2 millions, étaient titulaires d’un permis de travail ou d’un permis d’études, voire des deux.
Ce qui explique l’immigration
Le fait que les niveaux d’immigration aient grimpé en flèche ces dernières années n’est pas remis en question. Cependant, la question souvent ignorée par les partisans du « piège démographique » est la suivante : pourquoi les niveaux d’immigration ont-ils augmenté?
Contrairement aux résidents permanents, l’admission des travailleurs temporaires et des étudiants étrangers n’est pas limitée par des plafonds gouvernementaux. Au contraire, leur admission est presque entièrement dictée par les besoins des employeurs et des établissements d’enseignement supérieur.
La « grande démission » des travailleurs qui a accompagné la pandémie de COVID-19 a placé ceux qui sont restés au travail dans une position de négociation plus favorable vis-à-vis de leurs employeurs. Plutôt que de céder aux revendications des travailleurs en matière de salaires et d’avantages sociaux, de nombreuses entreprises ont opté pour la solution du programme canadien de travailleurs étrangers temporaires. La combinaison de salaires inférieurs dans les pays d’origine de ces travailleurs et de leur statut précaire au Canada en a fait un réservoir idéal de main-d’œuvre bon marché pour les entreprises désireuses de réduire leurs coûts. Pour la même raison, les employeurs ont également fait appel à la population étudiante internationale du Canada à la recherche d’une main-d’œuvre bon marché, ce qui a été rendu possible par la levée récente des restrictions imposées à leur capacité de travailler.
Dans les établissements d’enseignement supérieur, les étudiants étrangers sont devenus une source de financement essentielle, sans laquelle les universités et les établissements d’enseignement supérieur auraient du mal à financer leurs activités. En Ontario, les établissements d’enseignement supérieur tirent aujourd’hui davantage de revenus des étudiants étrangers originaires de l’Inde que du gouvernement provincial. C’est le résultat de décennies de sous-financement de l’enseignement supérieur par les différents niveaux de gouvernement, ainsi que de la capacité de ces établissements à faire payer aux étudiants internationaux des frais de scolarité plusieurs fois supérieurs à ceux que paient les citoyens. En outre, toute une industrie de « fabriques de diplômes » a vu le jour ces dernières années – des établissements postsecondaires qui offrent un enseignement douteux, mais qui permettent d’accéder à la citoyenneté.
L’augmentation des niveaux d’immigration n’a donc pas grand-chose à voir avec « l’idéologie libérale » qui se tourne vers l’immigration pour des raisons morales, comme les experts de droite ont l’habitude de le dire. Ceux qui en doutent encore n’ont qu’à considérer l’attitude mesquine du gouvernement Trudeau à l’égard de l’admission des réfugiés palestiniens au Canada. En réalité, les niveaux élevés d’immigration au Canada sont presque entièrement motivés par les besoins économiques des entreprises et des établissements d’enseignement supérieur, et pour ces derniers, ces besoins n’existent qu’à cause de la mauvaise gestion de l’enseignement supérieur par le gouvernement. Les partisans du « piège démographique » dans le monde des affaires et de la politique déplorent une situation qu’ils ont eux-mêmes créée.
Le « piège démographique » : une idée malthusienne
Cela nous amène à la question principale. Quelle que soit la raison de l’explosion des niveaux d’immigration, celle-ci est-elle responsable de la baisse du niveau de vie?
La théorie du « piège démographique» ne blâme pas la croissance démographique en tant que telle, mais la croissance démographique qui dépasse le « ratio capital-travail existant ». En clair, il s’agit d’une situation où la population croît plus vite que les usines, les machines et la technologie qui la soutiennent. Autrement dit, le problème n’est pas la croissance rapide de la population, mais le fait que les moyens de production sous-jacents n’augmentent pas aussi rapidement. Le problème ciblé par les partisans de cette théorie est que trop de bouches se divisent le même gâteau. Cependant, ce qu’ils ne prennent pas en compte, c’est la taille du gâteau lui-même.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Canada a connu des taux d’immigration plus élevés qu’aujourd’hui si on les rapporte en pourcentage de la population. Toutefois, personne ne parlait alors sérieusement d’un « piège démographique » qui entraînerait une baisse du niveau de vie. Au contraire, la plupart des Canadiens ont connu une amélioration de leur niveau de vie inégalée dans l’histoire du pays. Comment cela s’est-il produit? Parce que si la population du Canada a augmenté, le taux de croissance économique a progressé aussi vite, voire plus vite. À cela s’ajoute l’expansion massive du parc immobilier au cours de cette période, dans laquelle l’État a joué un rôle non négligeable en construisant des logements pour compenser le fait que les promoteurs privés n’en construisaient pas assez – un rôle que la plupart des niveaux de gouvernement ont cessé de jouer au cours des dernières décennies.
L’erreur principale de la théorie du « piège démographique » est qu’elle considère que la richesse existante dans la société est plus ou moins fixe. Ce n’est pas le cas.
Cela fait bien longtemps que les réactionnaires et les économistes bourgeois tentent de blâmer le « piège démographique » pour la pauvreté, le chômage, la criminalité et toutes sortes de maux de la société. Au XVIIIe siècle, l’économiste Thomas Malthus a avancé l’idée que les ressources de la terre ne pouvaient subvenir aux besoins que d’un nombre fixe de personnes. Partant de là, Malthus a affirmé que le chômage et la pauvreté étaient le résultat inévitable d’une reproduction des travailleurs supérieure à la demande de main-d’œuvre et aux richesses disponibles pour les nourrir, les loger et les faire vivre de toute autre manière. Karl Marx et Friedrich Engels ont magistralement démoli les théories de Malthus. Tout d’abord, ils ont expliqué comment, en appliquant constamment de nouvelles méthodes de production et de nouvelles techniques, la planète pouvait non seulement supporter une population beaucoup plus nombreuse, mais aussi améliorer massivement le niveau de vie général. Deuxièmement, Marx faisait remarquer que, curieusement, les mêmes qui, à droite, prétendent qu’il y a trop de gens à employer pendant les périodes de récession, trouvent le moyen de dire qu’il y a une pénurie de main-d’œuvre pendant les périodes de reprise.
Depuis cette période, tous les événements historiques confirment de manière accablante les arguments de Marx. Les partisans actuels du « piège démographique » ne font que reprendre les idées discréditées de Malthus pour masquer le vrai problème, à savoir le ralentissement de la croissance de la production. Les richesses disponibles sont plus que suffisantes pour nourrir, loger et vêtir tout le monde. Et il y a beaucoup de travail à faire. Le problème n’a rien à voir avec les chiffres de la population. Le problème, c’est que le système capitaliste est incapable d’utiliser ces richesses pour répondre aux besoins des gens ordinaires.
Le capital est à la traîne
Le problème n’est pas la croissance de l’immigration, mais le ralentissement des investissements dans la production. Les coupables ne sont donc pas les immigrés, mais la source de ces investissements, les capitalistes.
De 2011 à 2015, le niveau d’investissement du Canada dans les formes de capital fixe (c’est-à-dire l’investissement dans des éléments tels que les usines et les machines) s’est classé 37e sur 47 pays généralement avancés, selon l’OCDE. De 2015 à 2023, le Canada est tombé au 44e rang, devançant seulement l’Afrique du Sud, le Mexique et le Japon. Jusqu’aux années 2010, l’investissement par travailleur au Canada a augmenté par rapport aux États-Unis et aux autres pays industrialisés. Au début des années 2010, les entreprises canadiennes investissaient 75 cents par travailleur pour chaque dollar investi aux États-Unis. En 2023, ce chiffre s’est effondré à 57 cents. Dans le secteur manufacturier, la situation est encore pire : en 2022, les capitalistes américains investissaient plus de trois fois plus par travailleur que leurs homologues canadiens. Par ailleurs, depuis le début des années 1990, la croissance de la productivité n’a cessé de chuter dans l’ensemble de l’économie canadienne.
Ces chiffres révèlent que les investissements des entreprises canadiennes dans la production réelle étaient faibles bien avant la récente reprise de l’immigration, qui ne s’est accélérée qu’après la pandémie. Il en va de même pour le logement. Il suffit de demander à un habitant de Toronto ou de Vancouver si son logement était abordable avant 2020.
Cependant, parfois la cause peut devenir un effet. L’industrie canadienne devient rapidement incapable de rivaliser avec ses concurrents en raison de son manque d’investissement dans la production et de la baisse de sa productivité. Ces dernières années, le Canada a même enregistré une croissance négative de sa productivité, ce qui signifie que son économie produit moins avec chaque travailleur supplémentaire. Cette situation motive la recherche d’une main-d’œuvre toujours moins chère, afin de compenser la baisse des bénéfices. Cet accès facilité à une main-d’œuvre bon marché décourage à son tour l’investissement dans la production réelle, créant ainsi un cercle vicieux. Cependant, la cause fondamentale reste la même : la mesquinerie et le parasitisme des capitalistes canadiens par rapport à leurs pairs.
La solution communiste
La chute du niveau de vie au Canada est entièrement imputable au capital canadien, et non aux immigrants. Cependant, face à la colère croissante de l’opinion publique, les capitalistes et leurs porte-parole ont tenté de faire des immigrants les boucs émissaires de leurs propres échecs. La théorie du « piège démographique », ou n’importe laquelle de ses autres itérations, n’est qu’une façon plus sophistiquée de rejeter la culpabilité sur les autres. Marx qualifiait Malthus et ses semblables d’« économistes vulgaires ». En effet, ceux-ci ne cherchaient pas à comprendre le fonctionnement de l’économie, mais plutôt vulgairement à fournir une justification à la misère capitaliste. Les « théoriciens » d’aujourd’hui reprennent le rôle réactionnaire de Malthus, mais avec moins d’habileté et plus de cynisme.
Les communistes rejettent l’idée d’un contrôle de l’immigration et défendent la libre circulation des travailleurs. Un travailleur est un travailleur, qu’il soit né à Toronto ou à Tombouctou. Le moyen de défendre des salaires élevés et un niveau de vie décent n’est pas d’empêcher les travailleurs étrangers d’entrer dans le pays, mais d’insister pour que leurs salaires et leurs conditions de vie soient portés au niveau de ceux des citoyens canadiens. En outre, les travailleurs étrangers temporaires devraient être admis parmi les rangs des syndicats canadiens afin d’aider à solidifier le mouvement syndical et d’empêcher qu’ils ne soient utilisés comme briseurs de grève. Le principe de « une attaque contre un est une attaque contre tous » ne cesse pas de s’appliquer quand un travailleur ne possède pas de passeport canadien ou de carte de résident permanent.
Les communistes rejettent également l’idée mensongère selon laquelle les immigrés sont responsables des difficultés économiques du Canada. Nous accusons le capitalisme. Les plus grandes entreprises devraient être prises en charge par l’État et leurs ressources déployées à des fins productives dans le cadre d’un plan économique central. Ce plan serait guidé par les besoins du plus grand nombre, et non par ceux de quelques puissants.
Le marché privé n’a pas réussi à résoudre la crise du logement. La pénurie de logements de qualité doit être résolue par un programme sans précédent de construction de logements publics de qualité. Les terrains inutilisés ou sous-utilisés devraient être immédiatement confisqués aux grands investisseurs dans le but de construire des logements au coût le plus bas possible pour le public. Tout cela devrait se faire sous le contrôle démocratique des travailleurs.
Ces mesures contribueraient à ouvrir la voie à une augmentation massive du niveau de vie de toutes les personnes vivant au Canada. Il ne fait aucun doute que les capitalistes et leurs alliés opposeront une résistance farouche à ces changements. Celle-ci ne pourra être surmontée que par une lutte révolutionnaire classe contre classe qui se terminera par la prise du pouvoir par les travailleurs. N’étant plus entravé par les lois et la bureaucratie du capital, l’État ouvrier pourra alors se mettre rapidement au travail pour mettre en œuvre ces mesures.
Les communistes ne font aucune distinction de nationalité lorsqu’il s’agit de lutter pour les droits civiques et une qualité de vie décente. Nous ne reconnaissons qu’une seule race, la race humaine, et ce n’est que sous le socialisme que l’humanité pourra sortir de la pauvreté et réaliser son plein potentiel.