Cet article est une version abrégée de l’éditorial publié le 3 novembre sur le site de nos camarades américains de Socialist Revolution. Bien qu’il ait été publié avant que les résultats des élections soient connus, il explique les processus généraux qui ont mené au chaos dans lequel nous nous trouvons, alors que personne n’a encore été sacré vainqueur.
Après l’effondrement économique de 2008, l’élection de 2016 aux États-Unis avait marqué un tournant. Non seulement avait-elle inauguré la période la plus polarisée et la plus turbulente de l’histoire récente, mais elle avait également marqué une nouvelle étape dans la crise du régime de la classe dirigeante américaine. Des millions d’électeurs fatigués et en colère qui venaient de vivre huit ans de stagnation sous les démocrates avaient alors fait à Washington et aux libéraux un gros doigt d’honneur en votant Trump.
Quatre années ont maintenant passé. La crise systémique du capitalisme touche à tous les aspects de la société et érode constamment la confiance envers toutes ses institutions. L’expérience de la pire crise économique de l’histoire, de la gestion criminelle de la pandémie et du plus vaste mouvement de protestation de l’histoire des États-Unis ont laissé une marque indélébile dans la conscience de millions de personnes. Ce n’est que le début.
Crise et polarisation
Bien que Trump ait poussé pour la réouverture de l’économie à tout prix, la reprise s’est surtout répercutée sur le marché boursier et non sur le marché de l’emploi. Des millions de personnes sont toujours au chômage, des millions ont été jetées dans une pauvreté abjecte, et on estime à 9,9 millions le nombre de ménages en retard dans le paiement de leur hypothèque ou de leur loyer et qui risquent d’être expulsés de leur logement. La dette nationale devrait dépasser le PIB pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. La pandémie a atteint de nouveaux sommets dans les jours précédant les élections, avec 50 000 personnes hospitalisées, près de 9 millions d’infections et 230 000 décès enregistrés aux États-Unis jusqu’à présent.
Trump avait promis de mettre « l’Amérique d’abord », mais sa seule réussite a été de faire des États-Unis les champions des infections et des décès dus à la COVID-19. Et pourtant, il continue à se présenter comme un franc-tireur, exploitant habilement l’ambiance générale d’hostilité à l’égard de l’establishment.
Et bien que beaucoup de ceux qui ont voté pour lui l’aient finalement abandonné en raison de sa gestion de la pandémie et de l’économie, il a toujours une base solide dans de nombreuses régions du pays. Beaucoup le prennent au mot quand il dit que la Chine est responsable du virus, que les scientifiques ont ruiné l’économie et que des hordes de socialistes déchaînées imposeront une tyrannie stalinienne si Joe Biden est élu. Quoi qu’il arrive, la colère profonde contre l’establishment libéral ne va pas disparaître de sitôt, et Trump continuera à en tirer profit.
La société américaine est polarisée comme jamais. Les mouvements sociaux des années 50, 60 et du début des années 70 se sont déroulés dans le contexte d’une hausse générale du niveau de vie. Aujourd’hui, la majorité est enlisée dans la stagnation depuis des décennies tandis que les milliardaires amassent des richesses astronomiques.
Nous voyons sous nos yeux un processus prolongé et déformé de polarisation et de différenciation entre les classes. Étant donné la faiblesse de la gauche, l’absence d’un parti politique de masse des travailleurs et la capitulation des dirigeants syndicaux face aux grandes entreprises, cela s’exprime de manière contradictoire et se réfracte à travers les grands partis existants.
Une fraude et une farce
Trump a fait beaucoup de bruit concernant une possible fraude électorale. En dépeignant les résultats comme frauduleux, Trump pourrait en fait se trouver dans une position encore plus forte s’il était écarté du pouvoir. Il serait encore moins prisonnier du décorum et du souci de l’intégrité institutionnelle qu’il ne l’est en tant que président. Si Trump réussit à embrouiller la passation de pouvoir et à se dépeindre comme une victime de la tyrannie libérale, sa base sera renforcée et il sera capable de continuer le combat – et il pourrait même se porter candidat de nouveau en 2024.
Mais une chose est certaine, ces élections sont effectivement une fraude et une farce.
D’innombrables mesures ont été et sont encore utilisées pour limiter la participation politique ou pour manipuler les résultats à l’avance – des exigences en matière d’alphabétisation aux taxes électorales en passant par le remaniement des districts électoraux.
L’intimidation des électeurs, la violence électorale et la privation institutionnelle du droit de vote sont aussi anciennes que la Constitution elle-même. Il y a des millions d’immigrants avec ou sans papiers qui vivent, travaillent et paient des impôts aux États-Unis, mais n’ont pas voix au chapitre. À cela s’ajoutent les 3,4 millions de Portoricains qui ne peuvent pas voter bien qu’ils vivent en « territoire américain ». Et que dire des 5,2 millions de criminels condamnés qui ne peuvent pas voter même s’ils ont purgé leur peine? En raison du racisme structurel du capitalisme américain, cette couche de la population est disproportionnellement pauvre, noire et latino.
Il y a aussi, bien sûr, le collège électoral. Le fait est que, dans la « meilleure démocratie au monde », le droit constitutionnel des citoyens d’élire le plus haut représentant du pays n’existe pas. Ce qui est élu le jour des élections est ce qu’on appelle le collège électoral, qui ensuite choisit le président. Les votes pour cet organe sont attribués en fonction du nombre de sénateurs et de représentants que compte chaque État. Mais comme chaque État a automatiquement deux sénateurs et au moins un membre du Congrès, la balance penche en faveur des États plus petits, ruraux et conservateurs. Même si elles semblent petites, ces marges peuvent être décisives.
Et puis, il y a la Cour suprême, qui pourrait bien être appelée à trancher une question relative aux élections et faire pencher la balance, comme elle l’a fait lors du fiasco de l’élection de 2000 entre Al Gore et George W. Bush.
Ce système, la démocratie bourgeoise, est avant tout conçu pour défendre les intérêts d’une minuscule minorité de possédants plutôt que les intérêts de la majorité qui ne possède rien.
« Follow the money »
Lors du deuxième débat présidentiel, Trump a accusé Biden d’être le candidat de Wall Street. Il n’avait pas tort. Un sondage réalisé fin septembre auprès de PDG américains a révélé que 77% d’entre eux prévoyaient de voter pour Biden. L’instabilité est mauvaise pour les affaires, et Trump est la définition de l’instabilité.
Bien que les entreprises américaines aient tiré un grand profit de l’élection de Trump, Joe Biden est considéré comme un homme beaucoup plus sûr. Il a récolté pas moins de 383 millions de dollars rien qu’en septembre. Selon le Center for Responsive Politics, un organisme non partisan, l’industrie financière a largement favorisé Joe Biden, en dépensant plus de 50 millions de dollars pour soutenir sa candidature, contre plus de 10 millions de dollars pour Trump. Comme tous les bons capitalistes, ils considèrent ces contributions comme un investissement, et ils en attendent un retour, direct ou indirect, à court ou à long terme.
La tempête approche
Beaucoup de gens ont le sentiment sincère que cette élection est plus importante que toute autre auparavant et que leurs proches et leurs familles sont littéralement dans la ligne de mire. Ils espèrent que la tension et la polarisation s’apaiseront si seulement il y a un changement de ton au sommet. Faute d’option de rechange, ils voteront sans enthousiasme pour Biden. Mais ils seront amèrement déçus une fois de plus, qui que soit le vainqueur. L’incertitude, l’instabilité et la polarisation ne feront que s’aggraver, et les relations fondamentales d’exploitation et d’oppression subsisteront – jusqu’à ce que le système dans son ensemble soit renversé par l’action consciente de la classe ouvrière.
À moins d’une victoire éclatante de Biden, il est peu probable que nous connaissions les résultats complets le soir des élections. Cela pourrait prendre des jours ou des semaines pour que tous les votes soient comptés. Trump pourrait bien déclarer la victoire le soir du scrutin, pour ensuite crier qu’il a été « volé » une fois que tous les bulletins de vote par correspondance auront été comptés. Au besoin, il fera traîner le processus dans les tribunaux aussi longtemps que possible, déclenchant une crise constitutionnelle et juridique, sans considération pour ses conséquences. Quel que soit le résultat, le chaos, l’instabilité et de la confusion sont à l’ordre du jour.
Une chose est claire. La classe ouvrière n’a pas de candidat à ces élections. George Floyd et Breonna Taylor n’ont pas de candidat. Les innombrables survivantes d’agressions sexuelles n’ont pas de candidat. Les jeunes qui hériteront de la catastrophe climatique n’ont pas de candidat. Un de ces candidats pro-capitalistes gagnera, et la classe ouvrière dans son ensemble sera perdante. D’énormes pans de la gauche ont cédé à la pression du « moindre mal » et face à la prétendue imminence du fascisme. Ils ne réalisent pas que bien que la politique américaine ait effectivement dérivé encore plus vers la droite, la classe ouvrière dans son ensemble, et surtout la jeunesse, n’ont pas viré à droite, elles. Ce dont la classe ouvrière américaine a besoin, c’est d’un parti de masse propre, armé d’un programme socialiste révolutionnaire qui dépasse les limites du capitalisme.
Quel que soit le vainqueur, le 3 novembre 2020 marquera un nouveau tournant dans la crise du capitalisme, la lutte des classes et le développement contradictoire de la conscience de classe. Si Trump est victorieux, l’indignation et le désespoir noueront l’estomac de millions de personnes – tandis que ses larbins jubileront et se réjouiront. Incapables de vaincre un clown criminel pendant une crise économique et une pandémie, la pourriture totale des démocrates serait exposée une fois pour toutes et la nécessité d’une rupture totale et immédiate sera apparente pour des millions de gens.
Si Biden gagne, ce sera « l’École des démocrates 2.0 ». Ayant hérité de tout un gâchis laissé par Trump, il aura droit à une sorte de lune de miel – mais pas pour toujours. Sa mission sera de rétablir la stabilité et la crédibilité des institutions du système tout en préparant la voie à la prochaine génération de défenseurs démocrates du capitalisme. Si les démocrates ont une majorité au Congrès, ils n’auront aucune excuse pour ne pas appliquer des réformes audacieuses soutenues par la majorité de la population, et nous verrons clairement exposés les limites du système et les vrais intérêts que sert ce parti.
La période dans laquelle nous sommes entrés ressemble davantage aux époques pré-révolutionnaires des années 1750 et 1850 qu’aux années 1950. La stabilité relative de l’après-guerre est morte et enterrée, et les contradictions sociales poussent toutes dans la direction d’une nouvelle révolution de notre vivant.