Un conflit massif a éclaté chez les pêcheurs de homard de Nouvelle-Écosse, alors que les pêcheurs mi’kmaq sont victimes de harcèlement, de violence et de vandalisme. Au cours des deux dernières semaines seulement, un de leur bateau a été brûlé, leurs prises ont été volées ou détruites, et une usine de homard qui fait affaire avec les pêcheurs autochtones a été la proie des flammes. La GRC, sans surprise, ne fait rien pour empêcher ces actes. Comme si ce n’était pas assez, un pêcheur non-autochtone s’en est pris physiquement à Michael Sack, le chef de la Première Nation Sipekne’katik. Ces attaques racistes dégoûtantes ont causé une onde de choc partout au Canada.
Comment en sommes-nous arrivés là? Quelle est la meilleure façon de faire respecter les droits autochtones et sortir de cette crise?
Les droits autochtones attaqués
Il y a plus d’un mois, le 17 septembre, la Première Nation de Sipekne’katik a lancé sa saison de pêche au homard, qu’elle gère elle-même. Elle se base sur le droit des peuples autochtones à une pêche de « subsistance modérée », reconnu par une décision de la Cour Suprême de 1999.
À l’époque, la Cour suprême avait statué que Donald Marshall, un Autochtone accusé d’avoir pêché illégalement des anguilles hors des saisons de pêche, avait le droit de pêcher, un droit acquis par les « traités de paix et d’amitié » signés par les Autochtones et les Britanniques entre 1725 et 1779. « L’arrêt Marshall » reconnaissait pour les Autochtones le droit à une pêche de « subsistance modérée ».
Est-ce que ce droit a été défendu par l’État canadien? Non. Ce qu’est la « subsistance modérée » n’a même jamais été définie. De manière classique, l’État canadien évite de donner aux Autochtones des droits bien définis, et laisse la porte ouverte à des conflits avec eux.
Cette décision avait mené à la tragique crise de Burnt Church. Entre 1999 et 2002, les Autochtones de la Première Nation Esgenoôpetitj au Nouveau-Brunswick avaient fait face à la violence immonde de la GRC et du Département des Pêches et Océans alors qu’ils souhaitaient exercer leur droit de pêcher du homard. La tension avec les pêcheurs non-autochtones avait atteint des sommets. Le gouvernement fédéral affirmait que cette pêche était illégale, bien que l’arrêt Marshall venait tout juste de reconnaître sa légalité.
Aujourd’hui, 20 ans plus tard, les droits autochtones sont encore bafoués. Mais le début de cette saison de pêche a été accueilli par la colère des pêcheurs non-autochtones et des attaques racistes. Une soixantaine de leurs bateaux attendaient de pied ferme les pêcheurs autochtones dès le lancement. Ils ont sorti les casiers autochtones de l’eau ou ont coupé leurs lignes.
Tandis que les pêcheurs autochtones sont victimes de cette violence répugnante, la police ne fait absolument rien pour les protéger – pas qu’on s’y attendait. Lorsque la saison de pêche autochtone a commencé en septembre, Colin Sproul, président de l’Association des pêcheurs côtiers de la baie de Fundy, a même affirmé :
« Le matériel que nous avons ramassé, voilà ce qui était en violation de la loi. Il n’y a rien qui montre que les pêcheurs ont la position vraie, juste et légale davantage que le fait que nous avons mené nos activités hier et personne ne nous en a empêché. » (Mes italiques)
Puis encore, le 14 octobre, la GRC s’est tenue tranquille alors qu’un pêcheur autochtone était intimidé, insulté et voyait ses prises détruites par des pêcheurs non-autochtones. Un agent lui a même dit : « Ils sont 120 là-bas. Il n’y a rien qu’on peut faire pour vous protéger. Tout ce qu’on peut faire, c’est vous sortir de là et que vous partiez. Nous ne pouvons pas vous protéger. »
En effet, la police n’est pas là pour protéger les opprimés. Il suffit de comparer comment la GRC réagit à ces actes contre les Mi’kmaq avec la façon dont elle a traité les Wet’suwet’en en février de cette année pour comprendre de quel bord elle se trouve.
Pourquoi la grogne?
La Nation Sipekne’katik, tout comme les peuples autochtones du Canada en général, font face à une pauvreté abjecte et un manque d’opportunités d’emplois. C’est pourquoi elle revendique son droit de pêche. Le chef Sack l’a expliqué peu avant le lancement de la pêche : « Je le vois comme des gens qui mettent un manteau d’hiver sur le dos de leurs enfants ». Un autre pêcheur autochtone affirme : « Il n’y a pas d’opportunités à Shubie. Notre communauté est dans la pauvreté. Trois ou quatre familles dans une maison. Nous en avons assez. Nous sommes juste ici pour faire changer ça. »
De manière tragique, les pêcheurs non-autochtones sont montés contre les Autochtones qui ne font qu’essayer de survivre. Pourquoi?
L’un des principaux arguments mis de l’avant par les représentants des pêcheurs non-autochtones pour défendre leurs actions est que la pêche autochtone met en danger la conservation du homard. C’est que les pêcheurs Sipekne’katik sont en train de mettre des casiers à l’eau et de pêcher le homard en dehors de la saison de pêche commerciale, qui va de novembre à la fin mai. Quelle est la réalité?
Les pêcheurs autochtones exercent leur activité dans la zone de pêche au homard 34 (ZPH 34). C’est la zone de pêche la plus lucrative de la province. Il y a 979 permis de pêche pour cette zone, et les bateaux peuvent poser entre 375 et 400 casiers, ce qui donne un total de plus de 390 000 casiers. En comparaison, les 500 casiers des pêcheurs autochtones ne sont que des miettes.
Mais si donc la conservation de l’espèce est un argument ténu dans le contexte actuel, qu’est-ce qui cause autant de frustration chez les pêcheurs non-autochtones? Il suffit de regarder l’impact de la COVID-19 sur l’industrie pour le comprendre.
La saison de pêche 2019-2020 a été grandement perturbée par le virus, et le marché s’est effondré. Le prix du homard dans les zones de pêche 33 et 34 est passé de 10$ en janvier, pour finir à 5$ à la fin de la saison en mai. Certains pêcheurs avaient déjà remonté leurs casiers des jours avant la fin officielle de la saison. Cet effondrement du marché n’affecte pas seulement les pêcheurs, mais tous les travailleurs de l’industrie. Il y a plus de 15 000 emplois en Nouvelle-Écosse qui dépendent de la pêche.
Il ne faut pas oublier que les pêcheurs de homard s’endettent massivement pour pouvoir exercer leur métier. Un permis de pêche peut coûter jusqu’à un million de dollars, en plus d’autres centaines de milliers de dollars pour un bateau et d’autres équipements. Cela crée une poussée à pêcher autant que possible lors de la saison dans ce qui est décrit comme une véritable « course à la pêche ».
Quand la pêche va bien, que la demande est haute et que les prix sont bons, alors tout va. Mais lorsqu’une catastrophe comme la COVID-19 et la crise économique qu’elle a déclenchée frappe, alors l’anxiété monte, considérant les immenses dettes contractées par les pêcheurs. Cindy Comeau, une pêcheuse non-autochtone, affirme : « Il ne reste rien de ce côté-ci de la province. La foresterie a disparu, les fermes de visons ont disparu, et lorsque la pêche aura disparu, il ne restera rien pour nos enfants. »
De manière tragique, la peur des pêcheurs les mène à mener des actes de violence raciste contre les pêcheurs autochtones. Leurs quelques centaines de casiers sont perçus comme une menace. C’est définitivement la mauvaise cible.
Qui en profite?
Un aspect de la question qui a été négligé est ce qui se passe dans la ZPH 41, une zone de pêche hauturière juste à côté de la ZPH 34 côtière. Dans la ZPH 41, Clearwater Seafoods, une société appartenant au milliardaire le plus riche de Nouvelle-Écosse, John Risley, a le monopole des huit permis de pêche.
Alors que les pêcheurs côtiers autochtones et non-autochtones sont en conflit depuis plus de 20 ans à cause de l’inaction du gouvernement, cette société multimillionnaire a activement bénéficié d’un traitement spécial de la part des différents gouvernements. Clearwater a reçu 4,7 millions de dollars en prêts (dont certains non remboursables) des gouvernements entre 2014 et 2018. Il s’agit également d’une entreprise qui ne respecte pas la règle de ne pas laisser d’engin de pêche dans l’eau sans surveillance pendant plus de 72 heures consécutives. Elle mène ses propres recherches scientifiques et garde les résultats pour elle. Alors qu’un millier de pêcheurs sont en compétition les uns contre les autres pendant plusieurs mois dans la ZPH 34, Clearwater est autorisée à pêcher toute l’année, pour un quota total de 720 tonnes de homard.
En outre, dans ce qui a été qualifié de « violation flagrante » des règlements de pêche, Clearwater a également été condamnée pour « avoir stocké 3800 casiers à homards au fond de l’océan au large des côtes de la Nouvelle-Écosse pendant plus de deux mois à l’automne 2017 ». Cependant, il n’y a pas eu de tollé face à cette menace réelle pour la conservation.
De plus, ayant créé son propre plan de gestion pour la ZPH 41 dans les années 1980, l’entreprise capitalise maintenant massivement sur son monopole. L’entreprise a récemment engrangé 25 millions de dollars en vendant deux de ses permis. « Clearwater a donc eu accès à cette ressource publique sans aucune contrepartie financière, et maintenant elle la vend pour une tonne d’argent », explique Susanna Fuller, vice-présidente des opérations et des projets d’Oceans North.
Ainsi, alors que les pêcheurs autochtones et non-autochtones sont montés les uns contre les autres, les grandes entreprises comme Clearwater passent inaperçues. Comme toujours sous le capitalisme, lorsque les droits des Autochtones sont concernés, ce sont les grandes entreprises qui sortent victorieuses. Comme l’explique un récent article instructif du Conseil des Canadiens :
« Clearwater et les deux paliers du gouvernement canadien profitent du long délai d’application de l’arrêt Marshall parce qu’ils n’ont pas eu à renoncer à leur contrôle sur la pêche pendant cette période, et qu’ils ont pu consolider leur pouvoir et leur accès aux richesses grâce à la ZPH 41. En outre, le niveau de confusion et d’agitation entourant le conflit dans la Baie Sainte-Marie détourne l’attention de cette consolidation et de l’inaction sur les droits des Mi’kmaq. »
Clearwater est également l’une des grandes entreprises qui réalisent d’énormes profits dans le conditionnement et la transformation des fruits de mer. Il s’agit d’une industrie de plusieurs milliards de dollars dirigée par certains des plus grands opérateurs mondiaux, qui ont tout intérêt à presser les pêcheurs en leur donnant des prix bas pour leurs prises afin d’augmenter leurs profits. Cela a même conduit à une grève des pêcheurs des ZPH 33 et 34 en 2012, alors qu’ils étaient en conflit avec Clearwater et d’autres pour tenter d’obtenir un meilleur prix pour leur homard.
Ainsi, d’un côté, nous avons une grande entreprise qui a le monopole sur une zone de pêche et qui fonctionne selon des règles différentes de tous les autres. La transformation et le conditionnement sont gérés par la même société, avec d’autres gros joueurs. Au milieu, les petits pêcheurs autochtones et non-autochtones sont laissés à eux-mêmes à se battre pour une ressource limitée. Il ne peut y avoir de solution durable dans ce contexte, où les grandes entreprises sont les seules gagnantes.
La solidarité ouvrière est nécessaire
Certains sur la gauche essaient de dépeindre le conflit comme étant les pêcheurs « colonisateurs » contre les pêcheurs autochtones. Cette approche de type politique identitaire serait directement nuisible à la lutte s’il fallait qu’elle soit adoptée. Le fait de dépeindre les pêcheurs non-autochtones comme des colonisateurs, c’est jouer le jeu des racistes. En réalité, tout en dénonçant le racisme, les pêcheurs autochtones tentent de ne pas en faire un conflit contre les pêcheurs non-autochtones.
Le chef Sack, par exemple, disait que « Notre problème n’est pas avec les pêcheurs commerciaux. Nous avons un problème avec les paliers de gouvernement qui ne défendent pas nos droits. » Même chose du côté des pêcheurs non-autochtones : « Notre problème n’est pas avec les peuples autochtones, il est avec le gouvernement » affirme Colin Sproule. Malheureusement, cela n’a pas empêché le conflit de dégénérer en attaques racistes contre les pêcheurs autochtones. Mais cela montre que le gouvernement fédéral est le véritable ennemi contre lequel tous les travailleurs devraient se retourner.
Comme à leur habitude, les libéraux fédéraux jouent les hypocrites. Dans une déclaration conjointe datée du 23 septembre, le ministère des Affaires autochtones et celui des Pêches et Océans affirme :
« La Réconciliation est un impératif canadien et nous avons tous un rôle à y jouer. Ce qui se passe ne favorise pas cet objectif, ni la mise en œuvre des droits des Premières Nations issus de traités, ni une pêche productive et ordonnée. »
Mais les chefs autochtones ne sont pas satisfaits de ces belles paroles. Sack a affirmé : « Jusqu’à ce qu’ils l’implantent vraiment, ce ne sont que des mots. » Les libéraux sont passés maîtres dans l’art de lancer de belles paroles sur la défense des droits autochtones, tout en les niant dans la pratique. Malgré leur prétendue défense de ces droits, rien n’est fait excepté des déclarations vides. Comme d’habitude, les paroles de « réconciliation » des libéraux et leurs actions sont en totale contradiction. On ne peut absolument rien attendre du gouvernement fédéral.
Le 17 octobre, le chef Sack a appelé à ce que l’armée soit déployée pour maintenir l’ordre. Cependant, l’histoire démontre que les forces armées de l’État canadien ne sont pas là pour défendre les droits autochtones, bien au contraire. L’État canadien a été bâti à même l’asservissement des peuples autochtones, et nous ne pouvons aucunement compter sur lui pour de l’aide. Plutôt que d’en appeler à l’État, nous devrions essayer d’impliquer le mouvement ouvrier dans la lutte des opprimés.
C’est devenu un fait courant au sein du mouvement ouvrier que de faire des déclarations de reconnaissance du territoire routinières pour montrer notre appui aux peuples autochtones. Mais il faut maintenant une action significative. Le mouvement ouvrier organisé de Nouvelle-Écosse doit entrer dans la lutte. Un bon début serait de mobiliser pour organiser une manifestation de masse à Saulnierville, où les pêcheurs autochtones tentent d’exercer leurs droits. En ayant des travailleurs non-autochtones aux côtés des pêcheurs autochtones sur le quai, cela enverrait un fort message de solidarité, et aiderait à combattre les pêcheurs les plus bigots qui commettent des actes racistes. Cela pourrait être utilisé pour expliquer que les pêcheurs qui ont des centaines de milliers de dollars de dette ont totalement tort de tourner cette colère vers leurs homologues autochtones.
Il serait entièrement possible de mobiliser en solidarité avec les pêcheurs autochtones. Par exemple, à Halifax, il y a déjà eu deux manifestations récentes qui ont attiré des centaines de personnes en solidarité avec les Mi’kmaq. Le mouvement ouvrier compte sur d’énormes ressources qu’il pourrait mettre au service d’actions de solidarité avec les pêcheurs autochtones. Il est temps de passer des paroles aux actes!
Pas de solution sous le statu quo capitaliste
La réalité est que cela fait 21 ans que le gouvernement fédéral remet à plus tard le règlement du conflit. Au début des années 2000, les libéraux n’ont eu aucun problème à écraser les Autochtones à Burnt Church. Cette fois, leur masque de « réconciliation » les en empêche. Nous ne pouvons aucunement faire confiance aux libéraux pour faire respecter les droits des Autochtones.
Quelle peut être la solution à l’impasse?
Le système capitaliste n’offre aucune solution. De plus, certains affirment que des intérêts corporatifs poussent pour s’approprier une part du gâteau plus grosse encore. Fuller affirme qu’une vraie menace pour les pêcheurs côtiers est l’achat des permis par des entreprises. Cory Francis, candidat pour le poste de chef de la Première Nation d’Acadia, affirme qu’il existe un agenda pour « vendre la pêche côtière à une entité privée globale. » Il ajoute : « Les pêcheurs côtiers sont apeurés. Et ils devraient l’être. Ils devraient vraiment l’être. »
Les pêcheurs autochtones, quant à eux, se retrouvent avec des miettes. Et pourquoi les peuples autochtones devraient être limités à une « subsistance modérée »? Nous voulons que les peuples autochtones voient tous leurs besoins entièrement satisfaits, et non satisfaits de manière « modérée ».
Aucune solution durable ne sera trouvée sous un système mené par la recherche du profit. La configuration actuelle de la pêche au homard est un gâchis, avec des grandes entreprises comme Clearwater qui reçoivent des privilèges, et les petits pêcheurs commerciaux montés contre les pêcheurs autochtones.
Le mouvement ouvrier doit mettre de l’avant la revendication de nationalisation des entreprises de conditionnement et de transformation, à commencer par Clearwater, sous le contrôle des travailleurs. En sortant la recherche de profit de l’industrie de la pêche, nous pourrions gérer la ressource afin de véritablement satisfaire les exigences de conservation. Dans le cadre d’un secteur de la pêche nationalisé, il serait entièrement possible d’intégrer une pêche menée par les communautés autochtones avec le travail de pêcheurs qui ne sont pas poussés par la pression d’attraper et vendre tout ce qu’ils peuvent pour couvrir leurs coûts et payer leurs dettes. En créant des milliers d’emplois bien payés, il est également possible que beaucoup de ceux qui pêchent en ce moment choisissent un autre métier moins dangereux. Mais rien de cela ne peut arriver tant que le capitalisme sera en place. Au sein du capitalisme, on a le chaos du marché, les pertes d’emplois et la lutte pour les miettes.
Depuis trop longtemps, les peuples autochtones du Canada ont été opprimés et exploités par les grandes entreprises avec le soutien actif de l’État canadien. Il est temps que le mouvement ouvrier et les groupes opprimés s’unissent pour les renverser tous les deux.