Le 25 novembre dernier, Fidel Castro est décédé à La Havane. Le premier ministre Justin Trudeau exprima dans une déclaration sa « grande tristesse » devant la mort de ce « révolutionnaire légendaire » et « leader plus grand que nature » qui « a réalisé d’importants progrès dans les domaines de l’éducation et des soins de santé sur son île natale ». Cette déclaration suscita l’indignation des politiciens conservateurs, obligeant Trudeau à annuler sa présence aux funérailles de Castro au profit du Gouverneur général du Canada. Cependant, historiquement, de telles déclarations de la part d’un premier ministre canadien ne sont pas inhabituelles. La relation relativement intime entre le Canada et Cuba en a amené plusieurs à penser que le gouvernement canadien est un ami du peuple cubain et que, contrairement aux États-Unis, il n’a pas essayé de nuire à la révolution cubaine. Mais est-ce vraiment le cas?
L’histoire de la révolution
En 1959, Fidel et ses guérilléros prirent le pouvoir et l’on assista à la chute de la dictature de Fulgencio Batista Zaldívar appuyée par les États-Unis. Deux ans plus tard, Castro avait exproprié toutes les entreprises étasuniennes à Cuba (soit la majorité de l’économie), ce qui entraîna de facto l’abolition du capitalisme sur l’île. Cela permit des avancées majeures pour le peuple cubain. Par exemple, la révolution cubaine permit d’abolir l’analphabétisme et la malnutrition infantile. En plus, selon l’Organisation mondiale de la santé, l’espérance de vie à Cuba se situe à 79 ans, soit l’une des plus élevées en Amérique, pratiquement égale à celle des États-Unis et à celle des autres pays capitalistes avancés. Comparé à la plupart des autres pays d’Amérique latine, Cuba a certainement une longueur d’avance.
Cette situation a enragé les capitalistes étasuniens qui n’étaient pas prêts à sacrifier leurs profits pour le bien-être des Cubain-es pauvres. Depuis plus de 50 ans, ils utilisent tout leur pouvoir pour tenter d’étrangler la révolution et rétablir le capitalisme sur l’île. De l’embargo économique aux centaines de tentatives d’assassinat de Fidel, en passant par l’invasion directe de la baie des Cochons en avril 1961, les impérialistes étasuniens n’ont reculé devant rien pour tenter de suffoquer la révolution. Mais qu’a fait le gouvernement canadien face au gouvernement cubain depuis la révolution de 1959?
L’approche du gouvernement canadien à l’égard de son homologue cubain après la révolution a toujours été nettement différente de celles de nos voisins du Sud. Bien que le premier ministre conservateur John Diefenbaker se soit joint à l’époque aux États-Unis dans leur dénonciation de Castro et qu’il ait appuyé l’invasion de la baie des Cochons, le gouvernement canadien n’a jamais rompu ses relations diplomatiques avec Cuba et n’a pas appuyé l’embargo commercial des États-Unis. En 1976, la relation entre les deux pays est devenue encore plus intime avec la visite de Pierre-Elliot Trudeau à Cuba, ce qui constituait la première visite d’un dirigeant occidental sur l’île depuis la fin des années 1950. Cette visite controversée vit Fidel Castro discuter et rire en compagnie de Pierre-Elliot et Margaret Trudeau et tenir leur fils Michel dans ses bras. C’est lors de cette visite que Trudeau s’adressa à une foule de 25 000 personnes et déclara « Viva Cuba et le peuple cubain. Viva el Primer Ministro Commandante Fidel Castro! Viva la relation Cuba-Canada! » Les deux dirigeants ont développé une telle amitié au fil des ans que Fidel Castro fut l’un des porteurs aux funérailles de Trudeau en 2000.
Au cours des années 1980 et 1990, les gouvernements canadiens, tant conservateurs que libéraux, ont maintenu des relations relativement bonnes avec le gouvernement cubain. Même le premier ministre conservateur Brian Mulroney, très à droite, a maintenu des relations cordiales avec le gouvernement Castro dans les années 1980. Au cours des années 1990, le premier ministre libéral Jean Chrétien fut le premier dirigeant occidental à visiter Cuba en 10 ans et fut très amical à l’endroit de Fidel Castro. Après la chute de l’Union soviétique, les entreprises canadiennes ont mené la charge pour l’instauration de nouvelles opérations sur l’île, et le gouvernement canadien a accru ses liens économiques avec Cuba. À l’heure actuelle, le Canada exporte pour plus de 500 millions de dollars en marchandises à Cuba. Pour certains, cela signifierait que le Canada vient en aide à Cuba, contrairement aux États-Unis qui tentent d’étrangler la révolution. Mais est-ce que ces relations profitent au peuple cubain? N’y a-t-il pas des objectifs plus sombres cachés derrière les relations économiques, les visites amicales et les mondanités diplomatiques?
Approche différente, même objectif
Au premier abord, il semble que la position du Canada ait été en contradiction totale avec celle des États-Unis. Mais en y regardant de plus près, il devient clair que même si l’approche a été différente, l’objectif est fondamentalement le même : le rétablissement du capitalisme sur l’île et la liquidation des gains de la révolution. Pour les États-Unis, leur approche a été promue par les riches gusanos et les capitalistes étasuniens expropriés qui désirent écraser la révolution et récupérer leur propriété perdue. Pour les capitalistes canadiens, qui n’ont pas été expropriés par la révolution, la stratégie a été de se garder la liberté de saisir des occasions d’affaires.
De plus, des documents déclassifiés ont révélé que tandis que les États-Unis tentaient d’étrangler directement la révolution, ils ont recommandé au Canada de ne pas rompre leurs relations diplomatiques afin que l’ambassade canadienne à La Havane puisse servir à des fins de collecte de renseignements. Selon John Graham, ancien diplomate et espion canadien envoyé à Cuba au milieu des années 1960, l’espionnage de Cuba par le Canada pour le compte de la CIA aurait duré plusieurs années et se serait poursuivi même sous le gouvernement de Pierre-Elliot Trudeau.
Au point de vue économique, l’approche du Canada a fait beaucoup plus pour le rétablissement du capitalisme à Cuba que celle des États-Unis. Aveuglée par sa propre colère, la classe dirigeante étasunienne a poussé Cuba dans les bras de l’Union soviétique et a affermi le leadership cubain. Entre-temps, le gouvernement canadien a choisi une approche plus ouverte et a réussi à mener la charge pour la promotion et la mise en place de relations capitalistes sur l’île. Aujourd’hui, les entreprises canadiennes sont fortement impliquées dans les mines, le transport et le tourisme cubains. De plus, les Canadien-nes forment le plus important groupe de touristes, plus de 1,3 million d’entre eux ayant visité Cuba en 2015, selon Statistique Canada. Il s’agit évidemment d’une occasion en or pour les entreprises canadiennes et cubaines. Quiconque a visité Cuba peut témoigner de l’établissement d’une économie de marché locale et d’un approfondissement des inégalités de richesses, beaucoup de Cubain-es étant maintenant propriétaires d’entreprises qui leur rapportent une quantité importante d’argent. Voilà la voie non vers le renforcement de la révolution, mais vers la croissance des éléments capitalistes. Ce processus risque d’acquérir un caractère autonome et de mener au rétablissement du capitalisme et à la liquidation des gains de la révolution.
Les intentions de l’impérialisme canadien ont été clairement dévoilées dans une entrevue donnée par l’ancien premier ministre libéral Jean Chrétien à la suite de la mort de Fidel Castro, à l’émission The National à la CBC. Chrétien a rappelé une rencontre où il avait parlé à la Chambre de Commerce des États-Unis, à New York : « Je leur ai dit « vous allez normaliser vos relations avec Cuba, mais ne le faites pas trop vite. » Ils étaient surpris. J’ai dit « ne le faites pas trop vite, car une fois que vous y serez, vous serez accueillis dans des hôtels canadiens. » » Nous voyons clairement ici les intérêts de la classe capitaliste canadienne. Récemment, Lloyd Axworthy, un ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement libéral de Chrétien, affirmait au Star que la visite de Justin Trudeau en novembre dernier (avant la mort de Castro) était importante pour l’avancement des liens commerciaux de longue date entre les deux pays, et afin de continuer à « essayer de ramener peu à peu Cuba dans la communauté des nations; cela peut être difficile par moments, mais je crois qu’il faut continuer à y travailler ». Par « communauté des nations », Axworthy entend bien sûr la communauté des nations capitalistes.
Dans ce contexte, le gouvernement des États-Unis sous Obama a été forcé de reconnaître l’échec complet de la stratégie étasunienne à Cuba. De manière intéressante, c’est le premier ministre conservateur Stephen Harper qui avait facilité les rencontres entre les représentants d’Obama et de Raul Castro pendant 18 mois dans des emplacements secrets à Ottawa et Toronto. Interrogé par CBC News, Harper avait affirmé que « nous avons fourni des endroits où les deux pays pouvaient avoir un dialogue et étudier les moyens de normaliser leurs relations. » Y a-t-il quelqu’un qui croit sérieusement que Stephen Harper était motivé par les intérêts du peuple cubain?
Ce serait une grave erreur de penser que la normalisation des relations avec Cuba signifie que la menace pour la révolution est chose du passé. En fait, il s’agit simplement d’un changement de tactique visant les mêmes buts. La déclaration du gouvernement des États-Unis en décembre 2014 l’affirmait clairement : « Nous savons après de dures leçons qu’il est meilleur d’encourager et d’appuyer les réformes que d’imposer des politiques […]. Aujourd’hui, le président a annoncé de nouvelles mesures pour mettre fin à notre approche désuète et pour promouvoir plus efficacement un changement à Cuba qui serait davantage en harmonie avec l’appui des États-Unis au peuple cubain, et plus en harmonie avec la protection de la sécurité nationale des États-Unis. » La déclaration se poursuit : « La réorientation des politiques permet aux Étasuniens de fournir plus facilement de la formation entrepreneuriale aux entreprises privées et aux petits fermiers cubains, et fournit d’autres appuis à la croissance du secteur privé cubain naissant. D’autres options de promotion de la croissance de l’entrepreneuriat et du secteur privé à Cuba seront explorées. »
Depuis maintenant plusieurs années, un débat s’est engagé à Cuba sur la voie à suivre. L’isolement de l’île après la chute de l’Union soviétique, exacerbé par les répercussions de la crise économique de 2008, a créé de gros problèmes pour l’économie cubaine. Une section du leadership du Parti communiste cubain pousse pour que Cuba suive la « voie chinoise » et malheureusement, il semble que le pays se dirige dans cette voie. En 2010, le gouvernement a annoncé des mesures économiques drastiques comme la suppression de 500 000 emplois dans le secteur public, accompagnée d’offres de permis d’exploitation d’entreprises privées pour les personnes touchées. Aussi, pour la première fois, les entreprises cubaines ont le droit d’engager des salarié-es, ce qui signifie qu’elles peuvent maintenant faire du profit sur le dos de quelqu’un d’autre. Après la mort de Fidel, Raul Castro a affirmé : « Nous n’allons pas vers le capitalisme, cela est totalement exclu. » Cependant, il a immédiatement ajouté que « nous ne devons pas avoir peur du [capital étranger] ni lui faire obstacle. »
Il n’est donc pas surprenant que dans ce contexte, les États-Unis aient pris la direction de la normalisation de leurs relations avec Cuba. D’abord, leurs tentatives d’étrangler ouvertement la révolution ont échoué, selon leurs propres dires. Ensuite, les dirigeants de Cuba ont pris la direction de l’ouverture de l’île aux marchés et les capitalistes étasuniens ne voudront pas rater une telle occasion. Enfin, l’aile la plus intelligente de la classe dirigeante étasunienne, qui était représentée par Obama, a réalisé que l’objectif de rétablir le capitalisme sur l’île serait plus facilement atteint avec une approche similaire à celle du gouvernement canadien. Le but de l’impérialisme canadien comme étasunien a toujours été le même, et Obama a maintenant opéré un changement de tactique. Cependant, reste à savoir si Trump suivra la même voie.
Que faire?
Il est clair que sous la pression de l’isolement de la révolution, le gouvernement cubain a implanté des réformes de marché et a ouvert la porte à des investissements de la part de pays impérialistes. Le gouvernement canadien a mené la charge dans ce processus. Toutefois, il serait erroné de croire que ces réformes en faveur du marché vont mener à un boom économique comme celui que nous avons vu en Chine. Contrairement à cette dernière, Cuba n’a pas de réserves massives de main-d’œuvre bon marché, ce qui fut le moteur principal derrière la croissance en Chine au cours des deux dernières décennies. Également, le système capitaliste mondial se trouve au cœur d’une profonde crise. Même si Cuba réussissait d’une manière ou d’une autre à devenir un dragon économique à travers l’implantation de réformes pro-capitalistes, cela serait inévitablement accompagné d’une énorme polarisation de la richesse, de l’appauvrissement de larges couches de la société et, ultimement, mènerait à la destruction des gains de la révolution, comme cela est arrivé en Chine. Avec la mort de Fidel et la normalisation des relations avec les États-Unis, ce processus va vraisemblablement s’accélérer, menaçant de détruire la révolution et de rétablir le capitalisme à Cuba.
Plusieurs personnes affirment que la normalisation des relations avec les États-Unis et l’ouverture du marché cubain au capital étranger est un scénario gagnant-gagnant. Il est dit qu’il n’y a pas d’autre voie et qu’à cause de son isolement, Cuba est forcée d’ouvrir son marché et que dans cette voie, le Canada est un allié objectif de la révolution. Cela est profondément erroné. Il est vrai que la révolution cubaine fait face à des défis importants, mais est-ce que les réformes favorisant le marché représentent la seule voie?
Le danger principal auquel fait face la révolution découle de son isolement, entourée qu’elle est par le marché capitaliste mondial. Ce danger avait été précédemment surmonté grâce aux liens avec l’Union soviétique et, plus récemment, le Venezuela avait été une nouvelle bouée de sauvetage pour la révolution. L’exemple du Venezuela a montré, de manière limitée, comment briser l’isolement de la révolution cubaine, à travers l’échange de pétrole vénézuélien contre les médecins cubains. Également, la révolution vénézuélienne a redynamisé de larges sections de la population cubaine et a freiné l’élan de ceux qui veulent prendre la voie chinoise. Cet exemple montre que la plus authentique solidarité avec Cuba vient non pas des investissements des firmes canadiennes et autres capitalistes étrangers et des déclarations doucereuses de Justin Trudeau, mais de la classe ouvrière, soit une solidarité de classe dans la lutte révolutionnaire contre le capitalisme au Canada et contre tous ceux qui souhaitent le rétablir à Cuba.
En novembre dernier, Raul confiait à Trudeau que malgré le souhait du Canada de développer de nouvelles opportunités commerciales, les réformes favorisant le marché ne seraient pas implantées plus rapidement. Cela montre la pression des masses, qui vont résister face aux tentatives de leur enlever les gains de la révolution. Tandis que la crise du capitalisme se développe, la lutte des classes va s’approfondir dans tous les pays. La montée des mouvements révolutionnaires, de manière dialectique, aura des répercussions sur la révolution cubaine et aura pour effet d’enthousiasmer et de stimuler ceux qui luttent contre le rétablissement du capitalisme à Cuba. Ici, au Canada, la meilleure façon de démontrer notre solidarité avec la révolution cubaine ne peut être que d’exposer les véritables objectifs de l’impérialisme canadien à Cuba, et de lutter pour le socialisme chez nous!