Le 8 juillet, le ministre des Finances au fédéral d’alors, Bill Morneau, a annoncé que le déficit avait atteint la somme astronomique de 343 milliards de dollars. La dette publique totale devrait dépasser le millier de milliards de dollars pour la première fois dans l’histoire du Canada, pour atteindre 1200 milliards de dollars l’année prochaine. Ce niveau sans précédent de dépenses publiques soulève la question : quand est-ce que ça va péter?
Au bord du précipice
En mars, le PIB a connu sa plus forte chute en un mois depuis 1961, l’année où on a commencé à consigner ces données. En l’espace de quelques semaines seulement, l’économie a subi des pertes équivalentes à celles de toute la Grande Dépression. La Bourse de Toronto (TSX) s’est effondrée de 18 000 à 11 000 points en seulement trois semaines.
Devant la menace d’un effondrement complet, le gouvernement fédéral a tout mis en œuvre pour épauler le système, injectant des centaines de milliards de dollars. Morneau a justifié ce déficit record en disant que « si le gouvernement n’avait pas agi, des millions d’emplois auraient été perdus, ce qui aurait mis le fardeau de la dette sur les familles et mis en péril la résilience du Canada ».
Les principales mesures de soutien que le gouvernement fédéral a initialement mises en place visaient à prévenir l’explosion sociale qui aurait été déclenchée si des millions de personnes avaient perdu leur emploi. Ce soutien a pris la forme de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) qui a fourni une aide directe de 2000 dollars par mois à des millions de travailleurs. Jusqu’à présent, plus de huit millions de Canadiens ont eu accès à la PCU et le coût total de ce programme a dépassé les 80 milliards de dollars.
Alors que les patrons se plaignent sans cesse des millions de personnes qui reçoivent le strict minimum avec la PCU, il reste que la grande majorité de l’argent distribué par le gouvernement fédéral sert directement à soutenir les grandes entreprises. Alors que la PCU coûte 80 milliards de dollars, la Subvention salariale d’urgence du Canada, qui consiste pour le gouvernement à payer les salaires de plus de 750 000 employés du secteur privé, s’élève à plus de 82 milliards de dollars. Mais ça, les capitalistes ne s’en plaignent pas!
À cela s’ajoute le Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes, qui fournit une aide financière directe aux entreprises canadiennes de toutes tailles, et qui s’élève à 40 milliards de dollars. Plus de 700 000 entreprises ont reçu une aide financière dans le cadre de ce programme. Mais, jusqu’à présent, le montant le plus important de tous a été gardé secret. Selon le Toronto Star, le ministère fédéral des Finances a diffusé le 11 juin une liste d’aides aux entreprises totalisant 700 milliards de dollars! Le gouvernement n’a pas encore divulgué de détails sur ce montant. Le gouvernement fédéral a clairement fait savoir qu’il avait l’intention de faire tout ce qu’il fallait pour sauver le capitalisme. Mais en est-il capable?
Le système est-il sauvé?
Selon l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, Stephen Poloz, la crise actuelle ressemble « plus à une catastrophe naturelle qu’à une récession ». Poloz prédit donc un « retour raisonnablement rapide à la croissance pour des secteurs importants de l’économie ». À première vue, cela semble être vrai, car le TSX a rebondi jusqu’à plus de 16 500 points.
Cependant, ce n’est pas aussi simple. L’intervention massive du gouvernement a eu l’effet étrange de relancer le marché boursier sans relancer l’économie réelle. Comme l’a expliqué Pattie Lovett-Reid, commentatrice financière en chef de CTV News : « Les marchés ne se soucient pas d’une pandémie. Ils ne se soucient malheureusement pas des injustices sociales. Ils ne se soucient pas forcément de savoir s’ils ont un désaccord personnel avec la politique du gouvernement. Les investisseurs se soucient de faire de l’argent. » Dans le cas présent, ils se soucient de prendre votre argent.
Si le coronavirus a certainement joué le rôle d’étincelle, il est important de comprendre que la pandémie n’est pas la cause de la crise actuelle. La cause profonde de la crise économique est la crise de surproduction qui est inhérente au système capitaliste lui-même. Le capitalisme accroît la capacité de production à un rythme beaucoup plus élevé que la capacité du marché à absorber cette production. C’est pourquoi l’utilisation de la capacité de production a tendance à diminuer depuis les années 60. Les capitalistes n’ont aucune raison d’investir dans la production s’ils n’arrivent pas à vendre leurs produits.
Loin d’être en bonne santé, l’économie canadienne était déjà en difficulté avant la COVID-19, enregistrant un taux de croissance dérisoire de 0,3 % au quatrième trimestre de 2019, puis stagnant complètement en février 2020. Ce n’est pas vraiment le signe d’une économie prête à rebondir. La COVID-19 a simplement joué le rôle d’un coup de poing qui a assommé un système déjà épuisé et assiégé.
Le gouvernement n’a donc pas sauvé le système, il l’a seulement mis sur de forts antidouleurs pour le moment. En injectant des sommes colossales dans le système, le gouvernement a protégé le capitalisme contre la faillite. La valeur des actions continue de monter parce que, comme l’a expliqué le Globe and Mail, le plan de sauvetage a « créé l’illusion que les marchés immobiliers et des capitaux sont toujours un pari sans risque. C’est un fantasme dangereux à propager pour les décideurs politiques, et qui mine la base même de nos économies capitalistes. »
Ainsi, les spéculateurs continuent d’afficher des gains sur le marché boursier basés presque uniquement sur l’injection dans l’économie de centaines de milliards de dollars par le gouvernement. Nous n’avons donc toujours pas vu de fermetures massives d’entreprises. Mais cela ne devrait pas nous surprendre. Pourquoi faire faillite si le gouvernement paie les factures? Cela signifie que le rebond du marché boursier est entièrement fictif.
Cela a mené au phénomène des entreprises « zombies », qui continuent de vivoter entièrement grâce au soutien du gouvernement. Déjà avant que la pandémie ne frappe de plein fouet le Canada, la Banque du Canada avait constaté que 25% des entreprises étaient des « entreprises zombies », c’est-à-dire qu’elles étaient incapables de générer des revenus suffisants pour payer les intérêts de leurs dettes. La situation actuelle a conduit à ce qu’une grande partie de l’économie soit maintenue en vie artificiellement.
Faut-il s’inquiéter de la dette?
Il est fascinant de constater que, maintenant qu’il s’agit de sauver le capitalisme, les analystes conservateurs ont tous fait un virage à 180 degrés sur la question de la dette. Par exemple, le Globe and Mail, qui est normalement un fervent défenseur des restrictions budgétaires en matière de financement des soins de santé et de l’éducation, a soudainement fait volte-face.
L’argument central avancé par le Globe and Mail est résumé dans le titre de l’éditorial évoqué plus haut : « How is Ottawa going to pay off its COVID-19 debt? With any luck, it won’t have to » (« Comment Ottawa va-t-il rembourser sa dette de la COVID-19? Avec un peu de chance, il n’aura pas à le faire »). Pourquoi le Globe and Mail, tout d’un coup, pense-t-il cela? L’article donne l’exemple de la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle le gouvernement fédéral s’est massivement endetté. Après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement n’a pas réellement remboursé la dette, et a continué à faire des déficits. Cependant, la dette a perdu de son importance à mesure que le ratio dette/PIB diminuait. Ce que l’article oublie de dire, c’est que ce ratio était basé sur des taux de croissance annuels de 5 à 6%.
Bien que le gouvernement fédéral prévoit un regain de 5,5% l’année prochaine, on ne sait pas d’où il tire cette idée. Cela semble très peu probable, car il s’agirait d’un taux de croissance annuel plus élevé que tout ce qu’on a connu depuis les années 1960. Cette prévision dépend aussi de trois conditions : qu’il n’y ait pas de deuxième vague d’infections à la COVID-19, qu’il n’y ait pas d’augmentation spectaculaire des fermetures d’entreprises, et qu’il y ait réouverture de la frontière entre le Canada et les États-Unis. Bref, autant de conditions qui sont, au mieux, discutables. Cela ne tient pas compte non plus des effets d’une guerre commerciale avec les États-Unis qui a récemment resurgi.
Alors que les économistes sont convaincus que nous n’avons pas à nous inquiéter de la dette, un sondage Maru/BLUE réalisé à la mi-juillet a révélé que 76% des Canadiens s’inquiètent des effets du déficit sur les générations futures. Toutefois, Bill Morneau a minimisé les problèmes liés à l’emprunt de sommes d’argent aussi importantes par le gouvernement, en déclarant : « Le coût de notre dette est plus bas que jamais. » Bien que cela soit vrai, la dette demeure tout de même un problème.
En réalité, la Banque du Canada a lancé un vaste programme d’assouplissement quantitatif. La Banque du Canada crée essentiellement des milliards de nouveaux dollars chaque jour et les prête au gouvernement fédéral. En termes simples, l’État imprime de l’argent et se le prête à lui-même! C’est précisément la raison pour laquelle les taux d’intérêt ont chuté. Comme le dictent l’offre et la demande, lorsque le financement est presque illimité, le coût de ce financement sera très faible.
Le rendement des obligations d’État s’est effondré à quelques fractions de point de pourcentage seulement. Normalement, cela n’aurait aucun sens. Personne n’achèterait des obligations d’État à un taux aussi bas, puisque l’inflation ferait perdre de l’argent à l’acheteur. Cependant, l’inflation a également chuté en raison des pressions déflationnistes massives exercées par la contraction de la demande sur le marché de la consommation, qui a été frappé de plein fouet par le fait que des millions de personnes sont sans emploi.
Taux d’inflation du dollar canadien
Cela signifie-t-il que les partisans de la théorie monétaire moderne ont raison et que nous pouvons simplement imprimer de l’argent sans conséquence ou presque? Malheureusement, le pays imaginaire avec un arbre magique où pousse de l’argent n’existe pas. Mais la dette et les intérêts, eux, sont bien réels.
La Banque du Canada peut s’en tirer à court terme avec de telles mesures. Cependant, l’augmentation de la masse monétaire sans augmentation proportionnelle de la richesse matérielle inversera inévitablement les tendances déflationnistes. L’inflation commencera alors à augmenter, ce qui fera grimper le coût des biens et des services. Si cette situation n’est pas maîtrisée, le niveau de vie de la classe ouvrière s’en trouvera érodé, ce qui conduira à des explosions sociales – précisément ce que les capitalistes tentent d’éviter.
La seule façon pour l’État d’atténuer réellement les pressions inflationnistes est de relever les taux d’intérêt. Cela augmente le coût de l’emprunt d’argent et, par conséquent, fait baisser la demande, ce qui pousse le taux d’inflation à la baisse. Mais ce sont précisément les faibles taux d’intérêt qui permettent au gouvernement d’emprunter des sommes aussi monstrueuses!
À terme, les taux d’intérêt devront augmenter. Cela provoquera une énorme crise budgétaire, car le service de la dette deviendra incontrôlable. C’est une recette pour l’austérité, qui conduira à nouveau à la lutte des classes que le gouvernement essayait d’éviter au départ. Quoi qu’il en soit, une révolution s’en vient.
Un exercice d’équilibrisme
Dans la mise à jour financière du gouvernement fédéral publiée au début du mois de juillet, on peut lire : « Il s’agit véritablement du défi de notre génération. » En effet, le gouvernement mène un exercice d’équilibrisme entre l’effondrement économique et l’explosion sociale. En plus de cela, il y a la pandémie qui n’a pas disparu. Toute tentative d’ouverture de l’économie risque d’entraîner une augmentation du nombre de cas. Mais le maintien des mesures de confinement aggravera la crise économique et la dette publique augmentera encore plus. Plus grandit cette bombe à retardement qu’est la dette, plus la crise sera grave au bout du compte.
À court terme, les libéraux vont mettre fin à la PCU et transférer les prestataires vers l’assurance-emploi ou le programme de subvention salariale pour les entreprises, qui sera prolongé au moins jusqu’en décembre. Mais des études récentes ont montré que 82% des personnes recevant la PCU (2,9 millions) seront désavantagées par le passage à l’assurance-emploi, alors que jusqu’à deux tiers d’entre elles n’y seront pas admissibles. Un autre sondage a montré que si les aides financières sont éliminées, 21% des gens risquent de perdre leur logement. Si les libéraux ne font pas attention, ils vont déclencher une véritable insurrection. Cela signifie qu’il est probable qu’ils doivent maintenir une forme d’aide comme la PCU ou une assurance-emploi modifiée pour l’avenir rapproché.
Cependant, cela ne signifie pas que les libéraux peuvent simplement acheter la paix des classes. La colère grandit à tous les échelons et il existe dans la société beaucoup de combustible qui ne demande qu’à exploser. L’inégalité est un problème majeur qui n’a fait que s’aggraver en raison de la pandémie. Pensons à Jeff Bezos qui a gagné 13 milliards de dollars en une seule journée alors que le chômage atteint des niveaux records!
C’est le contraire de ce qui s’est passé lors de la Grande Dépression, où les inégalités ont atteint leur point culminant en 1929, avec 0,1% de la société qui possédait 25% de toutes les richesses. Les politiques de laissez-faire de l’époque ont en fait conduit à une diminution des inégalités, car de nombreux capitalistes ont été frappés de plein fouet par le krach boursier. Cependant, les politiques actuelles conduisent au phénomène inverse alors que les inégalités montent en flèche! C’est politiquement dangereux pour la classe capitaliste, mais elle ne peut pas faire grand-chose pour y remédier.
La colère à la recherche d’un exutoire
Dans ce contexte, le gouvernement libéral minoritaire est étrangement stable. Cela n’est pas dû à la popularité de Trudeau et son gouvernement couvert de scandales. Au contraire, Trudeau a pratiquement perdu la popularité qu’il avait gagnée au début de la pandémie. Sa stabilité est plutôt due à l’absence totale d’opposition.
Andrew Scheer et les conservateurs sont encore plus détestés que Trudeau, car ils sont généralement considérés comme des salauds sans cœur pour avoir fait pression pour mettre fin à la PCU. Le NPD continue à n’être qu’à peine discernable des libéraux. La vision réformiste de la direction du NPD l’a amenée à ne pas critiquer les plans de sauvetage massifs des entreprises et, dans certains cas, elle a même défendu l’idée d’injecter des centaines de milliards de dollars dans les caisses des entreprises, comme cela a été le cas avec le programme de subventions salariales.
Il est peu probable que le faible gouvernement minoritaire soit renversé tant que durera la pandémie. Cependant, le gouvernement finira par tomber et, dans ce contexte, le NPD aurait la possibilité de profiter du mécontentement. Les libéraux tenteront un jour ou l’autre de rejeter le coût de cette dette sur nos épaules sous la forme de mesures d’austérité. Simplement en s’y opposant, le NPD pourrait bénéficier de l’inévitable colère des masses.
À court terme, n’importe lequel des différents gouvernements municipaux ou provinciaux pourrait très facilement provoquer un mouvement de masse. Alors que les municipalités ont vu leurs revenus chuter depuis mars, elles ne sont pas autorisées à faire des déficits. Cela a conduit John Tory, le maire de Toronto – la plus grande municipalité au Canada – à menacer de procéder à une série de coupes importantes dans les services sociaux.
Les municipalités se distinguent par l’importance de leur classe ouvrière, avec une prépondérance d’employés du secteur public et de travailleurs syndiqués. Si ces dettes municipales gonflent hors de tout contrôle, on pourrait assister à des soulèvements contre les mesures d’austérité dans n’importe quelle grande ville du Canada.
Sur le plan provincial, les premiers ministres les plus impopulaires du pays sont Brian Pallister au Manitoba et Jason Kenney en Alberta. Il ne faut pas être un génie pour comprendre pourquoi. Pallister et Kenney ont vu leur cote de popularité chuter parce qu’ils sont les seuls premiers ministres à avoir mis en place des mesures d’austérité pendant la pandémie. Kenney a été assez cruel pour réduire le personnel hospitalier au moment même où l’on en avait le plus besoin et pour réduire le personnel scolaire au moment même où les écoles rouvraient leurs portes.
Alors qu’il est courant pour la gauche au Canada de considérer l’Alberta comme un bloc réactionnaire homogène, les marxistes ont toujours expliqué que ce n’est pas vrai. Il y a des contradictions de classe en Alberta, qui pourraient exploser à tout moment sous l’effet de la crise actuelle. L’Alberta pourrait très vite se retrouver à l’avant-garde de la lutte des classes au Canada.
Il y a actuellement en Alberta une situation de contradiction classique entre la superstructure politique et la base économique. L’élite politique, en la personne de Jason Kenney, tente de gouverner selon ses méthodes habituelles, alors que la base matérielle qui permettait à ces méthodes de fonctionner n’existe plus. Les conservateurs ont pu dominer sans partage la politique albertaine pendant des décennies grâce à une population largement rurale et à une industrie pétrolière et gazière florissante. Aujourd’hui, l’Alberta est largement urbanisée et le secteur pétrolier et gazier est plongé dans une crise existentielle.
Dans ce contexte, Kenney gouverne comme un tyran, forçant la classe ouvrière à payer pour la crise de la manière la plus grossière. Les Albertains sont connus pour ne pas se laisser manger la laine sur le dos, et ce n’est qu’une question de temps avant que cette colère ne trouve un exutoire et que la lutte des classes n’explose avec fracas en Alberta.
Le spectre de la révolution socialiste
Un spectre hante le Canada, le spectre de la révolution socialiste. Il ne s’agit pas de savoir si elle se produira, mais quand elle se produira. Que le capitalisme soit bon ou mauvais n’est plus un débat d’universitaires, mais une question concrète dans la vie de millions de travailleurs au Canada. Le capitalisme détruit la vie des gens, et l’intérêt croissant pour le socialisme témoigne de ce fait.
Cependant, si la révolution est inévitable, la victoire contre le capitalisme ne l’est pas. En effet, l’Histoire est remplie de révolutions ratées. Le socialisme est un nouveau type de société, une société qui ne repose pas sur l’anarchie du marché, mais sur la planification démocratique de la production pour les besoins humains plutôt que pour le profit des entreprises. C’est donc quelque chose qui se construit consciemment et pour lequel nous devons nous battre consciemment.
C’est pourquoi La Riposte socialiste et la Tendance marxiste internationale construisent une organisation révolutionnaire pour fournir une direction aux travailleurs et à la jeunesse dans leur lutte contre le système capitaliste. Je vous invite à nous rejoindre dans cette lutte!