Monsieur Zakaria Helles, Gazaouï expert en ingénierie hydraulique, est au Québec pour un séjour qui devait durer trois mois, pour occuper un poste d’assistant-professeur à l’Université Laval. Mais après les bombardements incessants et l’invasion terrestre de la bande de Gaza, il s’est retrouvé contraint de rester ici, loin de chez lui, pour une durée indéterminée. Depuis, il est une figure clef du mouvement pro-palestinien dans la ville de Québec. Le 7 novembre dernier, La Riposte socialiste a eu la chance de s’entretenir avec lui.
LRS : Monsieur Zakaria Helles, pouvez-vous nous expliquer à quoi ressemble, à l’heure actuelle, votre situation personnelle?
Z. H. : D’abord et avant tout, merci grandement pour cette opportunité, cet espace que vous me donnez pour parler de moi, de mon voyage ainsi que de la situation qui se déroule en ce moment même dans ma patrie. Cette guerre dans la bande de Gaza, sachez que c’est un cauchemar pour quiconque la subit – tout au moins, ce l’est pour moi. Concrètement, il s’agit d’une situation vraiment terrible, horrifiante. Vivre ici, à Québec, tandis que mon âme et mon esprit sont restés à Gaza… Tenter de rejoindre ma femme, mes cinq enfants, sans compter ma mère, mes sœurs, mes frères, eux tous, coincés là-bas sous les attaques aériennes encore en cours au moment où je vous parle, sans sursis. Mais bon, je m’efforce de garder contact avec chacun d’entre eux; je les appelle chaque heure du jour, chaque minute, juste pour m’assurer qu’ils sont encore tous en vie.
LRS: Comment votre famille a-t-elle été affectée?
Z. H. : Au tout début, j’ai perdu ma maison dans une frappe aérienne. Il faut dire qu’elle était sise du côté est de la bande de Gaza, pas très loin de la frontière israélienne, ce qui la rendait beaucoup plus sujette aux bombardements. Du même coup, entre 100 et 150 maisons, dont plusieurs appartenant à des membres de ma famille proche et lointaine, ont été balayées de la carte, complètement rasées. Ma femme, mes cinq enfants et ma mère ont échappé à la mort au dernier moment, en fuyant sans rien d’autre que leurs vêtements. Ils ont tout laissé derrière, tout! Tout avait été détruit, même mes certificats – des certificats universitaires, quand même… Tout était resté dans les chambres, parce qu’ils n’avaient pas eu suffisamment de temps pour évacuer les objets de valeur. Heureusement, ils ont vite pu trouver refuge dans le centre-ville, mais ce fut de courte durée, parce qu’un autre bombardement a aussitôt ravagé le bâtiment où ils venaient de s’installer, en même temps que la quasi-totalité du quartier de Rimal. Des milliers de tonnes de missiles se déversaient alors sur les épaules du peuple; les civils accroupis dans leurs appartements étaient soufflés. Nul ne peut s’imaginer ce qu’il s’est passé, ce jour-là. Le bruit, la fumée, le feu – tout cela se répandait autour de ma propre famille, qui se voyait forcée à fuir une seconde fois. Maintenant, ils habitent la maison d’un collègue – mais ce lieu est loin d’être sûr. L’armée israélienne en bombarde continuellement les environs, sans même prévenir les habitants. Elle terrasse impunément des maisons remplies de femmes, de vieillards et d’enfants.
LRS : Comment vos proches continuent-ils à vivre, là-bas?
Z. H. : Nous, Palestiniens, sommes sans cesse confrontés à une mission très difficile : celle de demeurer vivants. Comment trouver de l’eau? Comment trouver de l’électricité? Comment seulement charger son téléphone portable? Les installations sont souvent très, très rudimentaires. Certaines écoles, par exemple, une fois transformées en refuges, se sont vraiment trouvées surchargées par la situation humanitaire! J’ai deux frères, avec leurs familles au grand complet, qui ont été évacués dans l’une de ces écoles, un frêle bâtiment qui accueille aujourd’hui pas moins de 12 000 personnes. Ils m’ont dit : « Cela fait 20 jours que nous n’avons pas pris de bain. » L’un d’entre eux ajoutait : « J’ai dû marcher 10 kilomètres dans les parages avant de tomber sur une toilette fonctionnelle. » Pouvez-vous imaginer cela? Les pièces de l’école étant toutes réservées aux femmes, les hommes dorment dehors, dans la cour. Et vous savez, à Gaza aussi, c’est l’hiver. « Nous n’avons pas de vêtements chauds, pas de protections suffisantes contre les assauts, pas de gaz, pas de médicaments pour les blessés », m’assuraient-ils. Un million et demi de Gazaouis ont dû évacuer leurs logis depuis le 7 octobre. Au nord de Gaza, les habitants des quartiers de Beith Hanoun, de Beit Lahia et de Siafa ont été sommés de se diriger dans la ville de Gaza par l’armée israélienne, puis ce fut ensuite au tour de la population de cette même ville de Gaza d’être sommée de s’exiler en Égypte! Un million et demi! Vous rendez vous compte? Ils étaient déjà des réfugiés, puis ils le sont devenus une seconde fois! C’est catastrophique.
LRS : Mais la frontière avec l’Égypte est fermée, n’est-ce pas?
Z. H. : Tout juste! Nous sommes immobilisés entre l’armée israélienne au nord et la frontière égyptienne plus bas, frontière qui est entièrement fermée. Les gens ne savent pas où aller. Ils résident en attendant dans des écoles, des hôpitaux, des entrepôts – tous exposés aux bombardements. Les hôpitaux, d’ailleurs, en plus de se faire pulvériser par les frappes aériennes, sont frappés sans cesse par les coupures d’électricité successives et la pénurie de matériel médical : pourtant, il y a une foule de blessés et de malades, là-dedans! L’armée israélienne a tout bonnement conseillé aux médecins toujours au poste d’évacuer les lieux. Mais fuir, cela reviendrait à abandonner les patients à une mort certaine!
LRS : Pour vous, ce genre d’actions menées par l’État israélien relèvent-elles du nettoyage ethnique?
Z. H. : Vous savez, mes compatriotes de Gaza se font des refuges de tous les bâtiments encore debout. Mais cela ne saurait les protéger pour de bon. Il n’y a pas d’abri. Les frappes ininterrompues de l’aviation israélienne sont en effet le fruit d’une rhétorique génocidaire. Elles participent d’un massacre à grande échelle. C’est ce que je répète chaque fois que je discute du sujet : Gaza ne possède pas d’armée. Il n’y a aucun édifice militaire à y supprimer, alors il leur faut supprimer ce qui y demeure – des civils innocents. Nous n’avons ni char d’assaut, ni arsenal, ni artillerie. Nous n’avons pas d’avions. Leur cible, ce sont les Palestiniens, tout court.
LRS : Que pensez-vous plus précisément des réactions des dirigeants occidentaux?
Z. H. : Ils sont totalement biaisés. Ils invoquent le soi-disant droit à l’autodéfense d’Israël pour justifier la boucherie qui se commet en sol palestinien. Aucun mot ne saurait décrire une telle abjection. Moi, je me souviens comment, il y a désormais 600 jours, le monde entier s’était uni contre la Russie. Tous vos chefs d’État n’ont-ils pas collaboré pour supporter les Ukrainiens, pour qu’ils se libèrent, eux-mêmes et leur terre? Ils ont dépensé des millions, des milliards de dollars en soutien à ce peuple. De quel droit, alors, se refusent-ils à faire de même lorsqu’il s’agit du mien? Il y a là double standard, c’est flagrant. Je suis d’un peuple qui survit sous blocus, dans un état d’occupation permanent, opprimé par une armée surpuissante et confronté à l’injustice la plus brutale – tout cela depuis 75 ans!
LRS : Qu’auriez-vous à dire aux puissances impérialistes qui donnent un support économique et militaire à l’éradication du peuple palestinien? Ne sont-elles pas tout aussi responsables que l’État israélien?
Z. H. : De toute évidence, elles ont un rôle crucial à y jouer – notamment les États-Unis, qui supportent Israël jusqu’aux dernières extrémités, qui lui donnent un chèque en blanc pour préparer tout ce que ses dirigeants aspirent à commettre. À les entendre, le droit à l’autodéfense d’Israël comprendrait le droit de tuer les enfants de Gaza. C’est bien ce que déclare, à mots voilés, monsieur Biden, de même que tous ses subalternes. Les officiels comme Blinken, qui se promène dans la région, pour s’assurer que la situation aux échelles globale autant que régionale « reste stable », craignent l’intensification du côté palestinien purement et simplement parce qu’elle menace leurs profits, qu’elle implique qu’ils pourraient perdre le contrôle au Proche-Orient. Où sont les pays internationaux qui épiloguaient sans cesse sur la belle « communauté internationale », sur leur « humanisme », ces nations dévouées pour « émanciper les peuples, leur fournir les moyens d’une vie prospère »? Ils nous mentent. Parce que toutes leurs règles et leurs lois, elles ont été mises à l’épreuve à Gaza. Chacune d’entre elles y a enfin échoué.
LRS : Qu’auriez-vous à répliquer aux gens qui résument ce nettoyage ethnique à une discorde entre juifs et musulmans?
Z. H. : Non! Je ne crois pas en cela. [À une conférence,] un participant me demandait justement s’il s’agissait d’un combat entre islam et judaïsme. Je lui ai répondu qu’avant l’établissement de l’État d’Israël, 10% de la population palestinienne était de confession juive. Aucun problème avec cela! Ils étaient des Palestiniens, mais avaient adopté la foi juive – autant que certains autres Palestiniens, à la même époque, se déclaraient chrétiens. Aujourd’hui même, 70 000 Palestiniens sont chrétiens. Shireen Abu Akleh, la journaliste palestinienne d’Al-Jazeera tuée en mai dernier par l’armée israélienne, elle aussi était chrétienne! Et elle était de notre côté de la barricade. Tous ces gens vivent harmonieusement avec les autres communautés de Palestine. Au passage, ici-même, de nombreux juifs m’ont offert tout leur chaleureux soutien, et je les en remercie. Ils m’ont dit : « Nous haïssons le gouvernement israélien. Nous haïssons ses décisions. Et l’existence d’un État comme Israël est en soi antinomique avec notre propre religion. » Hier, à la manifestation, tandis que je descendais l’estrade, un professeur de l’Université Laval m’a pris dans ses bras. Il était juif! Et il avait osé, lors de son propre discours, scander : « Mettons fin aux crimes commis dans la bande de Gaza! » Nous n’avons aucun problème avec le judaïsme. Là où nous avons un problème, c’est uniquement avec le gouvernement israélien, coupable de génocide, et qui promeut une doctrine d’apartheid.
LRS : Peut-il exister une quelconque solidarité entre Palestiniens et Israéliens?
Z. H. : La solidarité, en ce moment, est peut-être à son plus bas niveau. Mais si tel est le cas, ce n’est que parce que ce qui représente le peuple israélien, pour bien des Palestiniens, c’est le gouvernement de Netanyahou. Je dis aux Israéliens : si vous aspirez à une réelle union entre nos deux peuples, vous devriez vous débarrasser de vos dirigeants! Pour être libres – pour prendre vos propres décisions librement! J’ai remarqué, par l’entremise de certains médias, que beaucoup d’Israéliens protestaient cette semaine dans la rue contre Netanyahou. Ils réclamaient le rapatriement des 250 otages détenus à Gaza afin d’assurer l’établissement d’une paix durable. Mais ça ne me semble pour l’instant pas constituer une majorité. Il faut par conséquent que les Israéliens favorables à notre cause affluent encore davantage dans les rues de Tel-Aviv.
LRS : Nous avons évoqué la tragédie en cours dans la bande de Gaza, mais qu’en est-il de la Cisjordanie?
Z. H. : C’est là-bas aussi une situation des plus catastrophique. Certaines personnes, naturellement, en regardant une carte, peuvent croire que la Cisjordanie occupe une portion plus large du territoire en comparaison avec la bande de Gaza. Ne vous y méprenez pas! Toute la Cisjordanie est faite de régions déconnectées les unes des autres par les colonies qu’y établit Israël. Il s’agit d’un archipel, d’une série de microterritoires enceints par l’armée d’occupation israélienne qui aide ses colons à exproprier les habitants palestiniens. Ces colons, par ailleurs, se font eux-mêmes armer jusqu’aux dents par cette même armée. Par conséquent, ils peuvent trimballer dans la rue leurs énormes mitrailleuses sans être inquiétés par personne, et procéder à l’invasion du peu de territoires palestiniens encore restants. Je connais plusieurs collègues qui habitent la Cisjordanie. Ils me l’affirment très clairement : la situation ne sent pas bon. Il y a plus de 500 postes de contrôle dans la région. Un Palestinien ne peut faire plus de deux kilomètres sans être fouillé par l’autorité israélienne. Mais un tel constat ne doit pas confiner au pessimisme, car les occupants doivent toujours être conscients d’une chose, de grande importance : nous aurons amplement le temps de nous rebeller, pour émanciper et libérer la terre. Car l’injustice ne saurait jamais perdurer. Elle est friable. Regardez l’Inde! L’Afrique du Sud! Et l’Algérie! Oui, je vous le promets – de mon vivant, je verrai de mes yeux la libération de mon peuple.
LRS : Avez-vous un message pour ceux qui nous lisent sans trop savoir comment agir pour appuyer vos revendications?
Z. H. : De grâce, n’écoutez pas vos gouvernements. N’écoutez pas vos présidents. Tenez-vous au courant sur la situation. Procurez-vous de la littérature sur la question palestinienne – il faut lire attentivement pour déterrer les racines du conflit. Se tenir à l’écart de la propagande, qui défigure la forme réelle des enjeux. Essayez de creuser pour connaître la vérité, pour identifier les criminels. Et par-dessus tout, mobilisez-vous. Faites la grève. Participez aux manifestations dans vos villes. Et, pourquoi pas, dans le monde entier!