Début août, la visite à Taïwan de la porte-parole de la Chambre des représentants américains, Nancy Pelosi, a provoqué un regain de tension en mer de Chine. Aux yeux du gouvernement chinois, Taïwan est une province « sécessionniste »; il considère donc les démonstrations de soutien de Washington à Taipei comme des provocations (ce qu’elles sont effectivement).
En amont de cette visite, après une succession d’avertissements et de menaces toujours plus explicites, le gouvernement chinois a organisé des exercices militaires autour de l’île. En vain. Accompagnée d’une Task Force de la marine américaine, Pelosi a fini par atterrir à Taïwan pour une visite symbolique de moins de 24 heures. Cette provocation visait à humilier Pékin, mais aussi à rassurer les alliés des États-Unis dans la région en leur envoyant un message clair : l’impérialisme américain y est encore bien présent, et ne se laissera pas marcher sur les pieds.
En réaction, la Chine a annoncé de nouveaux exercices militaires autour de Taïwan et s’est retirée de plusieurs programmes de coopération diplomatique avec Washington, notamment sur la question de l’armement nucléaire nord-coréen. Cette nouvelle poussée de fièvre est le dernier épisode de la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine. Cela fait des décennies que la situation diplomatique et militaire n’a pas été aussi tendue, dans le Pacifique.
Le déclin de l’impérialisme américain
Cette confrontation est la conséquence de l’évolution de ces deux grandes puissances au cours de la dernière période. Les États-Unis restent la première puissance impérialiste au monde, mais elle subit un déclin relatif. De son côté, la Chine est devenue la deuxième puissance économique et militaire au monde. Elle concurrence de plus en plus les États-Unis dans le Pacifique, qui était auparavant l’un des prés carrés de Washington.
Dans les années 1960, les États-Unis représentaient près de 40% du PIB mondial. Ce chiffre est tombé aux alentours de 30% en 2000 – et aujourd’hui à 24%. À l’inverse, la croissance chinoise a été vertigineuse. L’économie chinoise ne pesait que 1,3% du PIB mondial en 1980, contre 15% aujourd’hui.
Fatalement, cette dynamique s’est reflétée dans la politique extérieure des deux puissances. Dans les années 1990 et 2000, après la chute de l’Union soviétique, les États-Unis sont intervenus dans toute une série de pays, du Panama à l’Irak en passant par l’Afghanistan, la Yougoslavie ou Haïti, sans que rien ne semble pouvoir leur résister. Désormais, la situation est différente : les fiascos sanglants et coûteux des aventures militaires en Irak et en Afghanistan ou l’impuissance américaine en Syrie, notamment, ont montré que la puissance militaire des États-Unis n’était pas infaillible. Tout cela a aussi rendu l’opinion publique américaine très hostile à la perspective de nouvelles aventures militaires.
Si les États-Unis restent la première puissance impérialiste au monde, ils n’ont plus les moyens d’intervenir partout où ils le souhaitent pour y imposer leur volonté, que ce soit par la force des armes ou par la pression du dollar.
L’ascension de l’impérialisme chinois
Depuis la crise de 2008, la Chine s’est lancée dans une politique étrangère expansive qui vise à gagner des sphères d’influence économique et diplomatique, ainsi que des points d’appui militaires et politiques. C’est la conséquence « naturelle », pour ainsi dire, de son développement capitaliste. Ses capacités productives ont très fortement augmenté, en particulier au cours de la dernière décennie. La Chine produit aujourd’hui près de 56% de l’acier mondial et davantage de voitures que les États-Unis et le Japon combinés. Or, le marché intérieur chinois est très insuffisant pour absorber cette production. Pour éviter de sombrer dans une crise de surproduction massive, le capitalisme chinois doit donc mener une politique impérialiste agressive, de façon à garantir des débouchés à ses marchandises et ses investissements.
C’est ce qui explique les plans massifs d’investissements à l’étranger du régime chinois, dont les fameuses « Nouvelles routes de la soie ». En Afrique, les entreprises chinoises sont venues concurrencer – et parfois même déloger – leurs rivales françaises dans le secteur minier, dans le secteur pétrolier et dans les infrastructures. En Asie centrale, dans l’océan Indien et dans le Pacifique, les investissements chinois concurrencent de plus en plus ceux provenant des États-Unis. Pour sécuriser les voies commerciales par lesquelles les entreprises chinoises exportent leurs produits vers l’Europe ou l’Amérique, des ports ont été achetés par Pékin. Ce fut le cas par exemple en Grèce et au Sri-Lanka.
Cette expansion économique s’est accompagnée d’une offensive diplomatique. Des alliés traditionnels des États-Unis, comme le Pakistan ou les Philippines, ont commencé à se rapprocher de Pékin. Par ailleurs, la marine chinoise cherche à se doter de points d’appui pour garantir ses capacités d’intervention dans l’océan Indien et le Pacifique. Une base navale chinoise a d’ores et déjà été installée à Djibouti; une autre serait en construction au Cambodge. Au printemps dernier, la Chine a signé un traité de sécurité mutuelle avec les îles Salomon, ce qui pourrait lui permettre d’installer une nouvelle base militaire dans cette région hautement stratégique, à proximité de l’Australie.
La Chine a aussi massivement renforcé ses capacités militaires. Il y a douze ans, sa marine ne comptait aucun porte-avion. Elle pourra bientôt en aligner trois et a dépassé la marine américaine en ce qui concerne le tonnage de sa flotte de surface. Son aviation a été modernisée : de nouveaux modèles de chasseurs sont entrés en service pour remplacer les vieux avions hérités de la guerre froide. Un nouveau bombardier furtif ultra-moderne devrait entrer en service en 2025. En théorie, il serait capable de frapper toutes les bases américaines du Pacifique.
L’armée chinoise multiplie les démonstrations de force. Sa marine envoie aujourd’hui des navires patrouiller dans l’océan Indien ou dans l’Atlantique, tandis que de vastes exercices militaires sont régulièrement organisés, notamment autour de Taïwan.
Confrontation impérialiste
À la fin des années 2000, la montée en puissance de la Chine a poussé l’administration Obama – dans laquelle Joe Biden jouait déjà un rôle central – à opérer un « pivot » de la politique étrangère américaine depuis le Moyen-Orient et l’Europe vers l’Asie orientale et le Pacifique. Il s’agissait de concentrer les forces de l’impérialisme américain face à son principal rival : le nouvel impérialisme chinois. Washington s’est donc attelé à renforcer ses alliances dans la région, mais aussi à mettre ses alliés en ordre de bataille face à Pékin, au risque de froisser d’autres alliés. Ainsi, c’est la conclusion d’une alliance avec l’Australie et le Royaume-Uni qui a sonné le glas d’un contrat de vente de sous-marins français à l’État australien.
La « menace chinoise » est devenue un thème récurrent de la diplomatie américaine. Cette année, l’OTAN l’a même officiellement placée parmi ses premières préoccupations. Par ailleurs, pour tenter de contenir l’expansion de l’économie chinoise, une série de mesures protectionnistes ont été mises en place dès la première présidence Obama. Donald Trump a accentué cette politique en multipliant les barrières douanières visant les marchandises et les investissements chinois.
Pour les classes dirigeantes américaine et chinoise, cette confrontation est aussi l’occasion de distraire l’attention de leur opinion publique, dans un contexte où les deux pays sont frappés par une profonde crise économique, sociale et politique. La crise économique mondiale et la pandémie ont lourdement affecté leurs économies. L’économie chinoise ralentit nettement, et elle est criblée de dettes colossales, à l’image de la gigantesque entreprise immobilière, Evergrande, qui se retrouve au bord de la faillite tous les trois mois, c’est-à-dire à chaque échéance de ses créanciers.
Du fait de la croissance vertigineuse des inégalités sociales en Chine, le gouvernement de Xi Jinping est confronté à une contestation croissante. Avant la pandémie de 2020, le nombre de grèves augmentait chaque année depuis la fin des années 2000. Par ailleurs, la crise met aussi à nu les multiples contradictions qui traversent le pays, notamment sur la question nationale, comme on a pu le voir dans le Xinjiang ou en Mongolie-Intérieure.
Aux États-Unis, la crise économique a provoqué le début d’un réveil de la classe ouvrière. Les douze derniers mois ont été marqués par une vague de grèves durant l’automne 2021 (le « Striketober ») et par un mouvement de syndicalisation très significatif. Sur le plan politique, le Parti républicain est complètement divisé, Biden est déjà très impopulaire et un nombre croissant d’Américains déclarent ne pas se sentir représentés par le système politique. Pékin, comme Washington, ont donc intérêt à agiter la menace de « l’ennemi extérieur » et à flatter le nationalisme pour détourner l’attention des masses. Par exemple, la visite de Pelosi à Taïwan n’était pas sans rapport avec les élections de mi-mandat qui auront lieu en novembre prochain, aux États-Unis.
Une nouvelle guerre mondiale?
Taïwan occupe une place centrale dans cette confrontation. Pour le régime chinois, il s’agit d’une question de prestige national, mais aussi d’un impératif stratégique. Le contrôle de Taïwan permet à la Chine de véritablement contrôler les mers qui bordent ses côtes. Pour les États-Unis, l’île est un symbole qui leur permet de se poser en « défenseurs de la liberté et de la démocratie » contre la dictature chinoise. Taïwan occupe aussi une place économique cruciale du fait de sa position dominante dans la production de semi-conducteurs. Dès lors, il est tout à fait possible qu’une guerre finisse par éclater autour de cette question. En accumulant les provocations ou en poussant Taïwan à déclarer formellement son indépendance, Washington pourrait finir par placer le régime chinois dans une situation où celui-ci ne verrait pas d’autre issue que d’envahir l’île. C’est exactement ce qui s’est passé avec la Russie dans le cas ukrainien.
Cette situation amène beaucoup de personnes à craindre que n’éclate un affrontement direct, et potentiellement nucléaire, entre les États-Unis et la Chine. Après tout, en 1914 et en 1939, c’était l’ascension de l’impérialisme allemand – au détriment de ses rivaux anglais et français – qui a mené à l’éclatement de guerres mondiales. Un tel enchaînement pourrait-il se reproduire à court terme? C’est très improbable, notamment du fait de l’existence de l’arme nucléaire. Une confrontation directe entre Washington et Pékin ferait courir le risque d’une annihilation mutuelle, ce qui ne serait dans l’intérêt d’aucune des deux classes dirigeantes.
Dans le cas d’une invasion de Taïwan par l’armée chinoise, les États-Unis se limiteront très probablement à des sanctions massives, sans prendre le risque d’envoyer directement des troupes sur le terrain. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé en Ukraine. Pour autant, même sans arme nucléaire, les retombées économiques d’un tel développement seraient catastrophiques pour la classe ouvrière internationale, qui devrait payer le prix des aventures guerrières des puissances impérialistes.
Comme le disait déjà Lénine il y a plus d’un siècle, le capitalisme est une « horreur sans fin ». Il est absurde d’espérer mettre fin aux guerres impérialistes sans renverser ce système criminel. La classe ouvrière en a le pouvoir, aussi bien en Chine, à Taïwan, aux États-Unis qu’ailleurs dans le monde. Sans elle, pas une roue ne tourne, pas une ampoule ne brille et pas un porte-avion ne navigue. Dans le contexte d’aggravation de ses conditions de vie, elle ne manquera pas de se mobiliser massivement contre les classes dirigeantes et leurs menées impérialistes.