À mesure que les résultats des élections présidentielles françaises étaient publiés, on pouvait sentir que les nerfs se calmaient dans les conseils d’administration des entreprises, non seulement en France, mais dans toute l’Europe et au-delà. Les messages de félicitations des présidents et des premiers ministres ont afflué. Comme le commente le Financial Times : « Les alliés européens et de l’OTAN de la France ont poussé un soupir de soulagement après la victoire très nette d’Emmanuel Macron sur son adversaire d’extrême droite Marine Le Pen lors du dernier tour de l’élection présidentielle dimanche. Le statut de la France en tant que pilier de l’UE et contributrice importante à l’OTAN dans son soutien à l’Ukraine contre la Russie a été assuré pour cinq années supplémentaires. »
Dans son discours de victoire, Emmanuel Macron a annoncé qu’il n’était plus « le candidat » mais le « président de tous les Français ». Comme cela doit sonner creux pour l’immense majorité des travailleurs et des jeunes français qui n’ont pas voté pour lui et le détestent ardemment! En 2017, il avait promis de « travailler pour tout le monde ». Par tout le monde, il entendait clairement tous les riches! Ses objectifs étaient de stimuler l’investissement et de construire un « nouveau modèle de croissance ». Concrètement, cela s’est traduit par des réductions massives des dépenses publiques, dont une partie a consisté à réduire le nombre de fonctionnaires par dizaines de milliers. Il s’est également donné le mandat d’accroître la « flexibilité » du marché du travail, c’est-à-dire d’attaquer les droits des travailleurs.
Il a mené des politiques qui ont frappé les travailleurs, parmi lesquelles un assaut constant et implacable contre les retraites, dans le but de forcer les travailleurs français à travailler plus longtemps avant de pouvoir prendre leur retraite. La haine ressentie à l’égard de cet agent du capital financier était telle que nous avons assisté à une expression massive et généralisée de colère, sous la forme du mouvement des Gilets Jaunes, moins d’un an après son arrivée au pouvoir la première fois.
La haine des institutions grandit
Les résultats de cette course à deux cachent en fait la véritable situation sur le terrain. Le véritable équilibre des forces en France s’est exprimé lors du premier tour, et il convient de se pencher sur ces résultats pour faire ressortir ce qui se passe réellement en France.
Ces résultats montrent que Macron a remporté un peu moins de 28% des suffrages exprimés. Mais 28% de l’électorat n’a pas pris la peine de voter, et si l’on ajoute les bulletins blancs et nuls, le chiffre atteint 34%. Nous avons ensuite assisté au plus haut niveau d’abstention pour le second tour d’une élection présidentielle depuis plus de 50 ans.
Par conséquent, le soutien actif réel de Macron (ce qu’il a reçu au premier tour) représente à peine 20% de l’électorat total de la France, ce qui confirme que la grande majorité des Français ne le considèrent pas du tout comme « leur président ».
Ce que nous avons vu au premier tour était précisément le contraire de ce que les médias essaient de nous vendre maintenant. Plutôt qu’une unité nationale, nous avons un processus clair de polarisation de la société à gauche et à droite, et une méfiance généralisée envers l’establishment. Plutôt qu’une stabilité sociale, cela indique une instabilité croissante, qui se révélera dans la période à venir.
Le fait est que le second tour aurait pu être très différent – il aurait pu s’agir d’un second tour entre la gauche et Macron. Seule une poignée de voix a fait pencher la balance en faveur de Le Pen. Elle a obtenu 23,2% des voix (à peine 16% de l’électorat total) et aurait pu être battue par Mélenchon, qui a obtenu 22% des voix, si la gauche avait présenté un seul candidat. Les votes combinés du Parti communiste et de deux petites formations de gauche (le Nouveau parti anticapitaliste et Lutte ouvrière) se sont élevés à 3,7%. Si ces derniers s’étaient retirés et avaient appelé leurs partisans à voter pour Mélenchon, Macron aurait peut-être tenu un discours très différent hier soir.
À droite, Le Pen a également crié victoire, et en effet, par rapport aux élections précédentes, elle a fait beaucoup mieux. Si l’on considère qu’en 2002, son père, Jean-Marie Le Pen, a perdu contre Chirac au second tour à 82% contre 18%, et que plus récemment, en 2017, Marine Le Pen a perdu contre Macron à 66% contre 34%, les 42% d’hier peuvent être considérés comme une grande amélioration. Cependant, ce résultat cache également ce qui se passe réellement.
Deux candidats bourgeois
En raison de l’échec de la gauche, l’électorat français s’est retrouvé avec deux candidats bourgeois, l’un étant le représentant détesté des riches, un soi-disant libéral, et l’autre une nationaliste raciste connue pour attiser ses discours anti-immigrants. L’ironie de la situation, bien sûr, est que Macron a lui-même mis en œuvre des politiques anti-immigrants. Lors de la campagne électorale de 2017, il a promis de renforcer le nombre de gardes-frontières, de rendre plus difficile l’obtention de la nationalité française pour les immigrants et de rapatrier immédiatement les demandeurs d’asile déboutés. Voilà pour l’homme de la France « raisonnable, décente, civilisée »!
Face à ce choix, beaucoup se sont abstenus ou ont voté en se bouchant le nez. En fait, plus de personnes se sont abstenues (13,6 millions) que de personnes ont voté pour Le Pen (13,3 millions). En outre, comme nous l’avons vu, plus de trois millions (8,5%) de personnes qui sont allées voter ont décidé d’annuler leur bulletin ou de voter blanc.
Il faut aussi regarder de plus près ceux qui ont voté pour Le Pen. Parmi eux, il y a une couche qui a voté contre Macron, plutôt que pour Le Pen – de la même manière que beaucoup ont voté contre Le Pen, plutôt que pour Macron. Le Pen était consciente de cela et a mis l’accent de sa campagne électorale davantage sur les questions qui concernaient les travailleurs, comme le projet de Macron d’augmenter l’âge de la retraite à 65 ans et la crise du coût de la vie. Cela a dû trouver un écho auprès de nombreux électeurs français.
En fait, un sondage d’opinion IPSOS pour Le Parisien a révélé comment, parmi les personnes qui ont voté au second tour, Macron a gagné parmi les cadres et les professions libérales, ainsi que parmi ceux qui gagnent plus de 3000 euros par mois, tandis que Le Pen a remporté une majorité parmi les cols bleus et blancs, ainsi que parmi ceux qui gagnent moins de 1250 euros par mois.
Ces électeurs auraient pu être gagnés par Mélenchon, mais n’auraient jamais voté pour Macron. Si Mélenchon avait présenté un programme plus combatif, et si la gauche avait présenté un front uni, qui peut douter qu’il aurait pu battre Macron au second tour?
Macron est de nouveau aux commandes, mais il doit affronter les élections législatives de juin, qui pourraient se dérouler très différemment pour lui. Là, le choix ne sera pas celui, peu appétissant, entre un libéral bourgeois ou une conservatrice bourgeoise de droite. Le résultat de ces élections déterminera la composition du gouvernement sur lequel Macron devra s’appuyer pour réaliser son « chamboulement sans précédent de l’État-providence français », comme le dit Reuters.
Normalement, le président nouvellement élu est capable d’obtenir une majorité au Parlement, car l’abstention est généralement plus forte parmi ceux qui n’ont pas voté pour lui lors des élections présidentielles. Mais compte tenu de la colère des 57% qui ont voté soit pour les candidats à sa droite, soit pour ceux à sa gauche, il n’est pas certain que Macron obtienne la solide majorité parlementaire dont il a besoin pour faire passer son programme draconien. Il pourrait se retrouver avec un parlement fragmenté, ce qui ajouterait à son manque évident d’autorité.
Les analystes de la classe dirigeante sont très inquiets. Macron était censé inaugurer une nouvelle ère de politique libérale. Mais en fait, il a détruit les partis traditionnels de droite et de gauche sur lesquels reposait la stabilité du système, et maintenant il a détruit sa propre crédibilité, disent-ils – ce qui rendra plus difficile sa tâche de faire passer progressivement l’âge de la retraite de 62 à 65 ans, ainsi que de mener à bien toutes ses autres politiques anti-ouvrières.
La période la plus mouvementée de l’histoire de la France se prépare
Cela signifie que plutôt que la paix et la stabilité sociale, le second mandat de Macron déclenchera une vague de mécontentement encore plus grande que son premier mandat. Toute période de lune de miel immédiate sera très courte, si tant est qu’elle existe. En plus de la question des retraites, il y a le coût de la vie. L’inflation a atteint 4,5% en mars, le taux le plus élevé depuis 1985, et la hausse vertigineuse des prix du gaz, de l’électricité et du carburant frappe des millions de familles modestes à travers la France. En 2018, la hausse du prix du carburant a déclenché la rébellion des Gilets jaunes. Ce n’était qu’un avant-goût de ce qui nous attend dans la prochaine période.
Mais que se passera-t-il sur le front électoral? Il est évident que le retour de Macron au pouvoir signifiera une nouvelle érosion de sa base électorale. Il préparera le terrain pour une polarisation encore plus forte de la société française, tant à gauche qu’à droite. Dans ces conditions, Le Pen pourrait même gagner la prochaine fois, ce qui poserait un sérieux problème à l’establishment français et européen. Le Pen au pouvoir pourrait devenir un élément déstabilisateur majeur au sein de l’Union européenne, cherchant à placer les intérêts nationaux français au-dessus de ceux de leurs partenaires européens.
Les bourgeois européens veulent poursuivre leur politique de démantèlement de l’État-providence dans tous les pays européens, de privatisation de ce qui reste de la propriété publique, de destruction des systèmes de santé afin de promouvoir les intérêts privés, et généralement de destruction du peu qui reste des conquêtes de la classe ouvrière, mais sans la lutte des classes et l’instabilité sociale que tout cela implique. Pour l’instant, leur homme est Macron.
Le Pen n’est pas l’amie de la classe ouvrière française, et si elle accédait au pouvoir, cela deviendrait tout à fait clair. Elle abandonnerait très rapidement toutes les promesses faites aux travailleurs français et appliquerait plus ou moins le même programme que Macron en matière de droits des travailleurs, de dépenses publiques et ainsi de suite, mais il serait parsemé de rhétorique raciste et de politiques anti-immigrants.
Lors de la récente campagne électorale, sentant l’humeur colérique de larges couches de travailleurs aujourd’hui, elle a déplacé sa propagande vers des questions telles que les retraites et l’inflation. L’un de ses slogans était « Rendre l’argent aux Français » et elle a promis de protéger les gens de l’inflation et de réduire les impôts. Bien sûr, elle a combiné cela avec du vitriol raciste contre les immigrants. Elle parle de contrôler davantage l’immigration, de « patriotisme économique », de protectionnisme « rationnel et raisonnable », de donner la priorité aux Français dans les logements sociaux et les emplois, et elle évoque l’idée de supprimer les allocations aux immigrés, ainsi que l’interdiction du voile en public. Son message aux Français est que les problèmes de la France sont dus à la présence de trop d’immigrés, et que par conséquent, pour défendre les intérêts des travailleurs français, il faut s’attaquer à ceux des immigrants. Son objectif est clairement de diviser les travailleurs français dans l’espoir de les affaiblir en tant que force.
Son nationalisme est également considéré par l’establishment comme une menace pour le capital européen. Ses appels à protéger l’industrie française, à placer la loi française au-dessus des lois de l’Union européenne, à se retirer du commandement central de l’OTAN, ont suscité l’inquiétude des commentateurs bourgeois sérieux et des gouvernements à travers l’Europe. La France est un acteur clé de l’Union européenne avec l’Allemagne, et voir la France s’engager dans une voie similaire à celle empruntée par Boris Johnson en Grande-Bretagne, et avant lui par Trump aux États-Unis, soulevait la perspective d’un éclatement de la cohésion au sommet de l’UE. C’est ce qu’ils craignaient d’une éventuelle victoire de Le Pen, mais ce danger n’a pas été éliminé, il a simplement été repoussé à plus tard.
Les tâches de la gauche française
La polarisation ne signifie cependant pas qu’une victoire de Le Pen est acquise aux prochaines élections présidentielles. Nous avons vu comment, aujourd’hui encore, la gauche en France aurait pu gagner. Elle va continuer à se renforcer dans la période à venir. Mais sa force ne découlera pas de quelque habile manœuvre électorale au sommet – même si un véritable front uni de toute la gauche serait un immense progrès.
Il y a maintenant des discussions entre le Parti communiste et le NPA pour une stratégie commune avec la France insoumise de Mélenchon aux élections législatives. C’est une approche correcte, qui inquiète d’ailleurs le camp de Macron, qui voit bien la menace potentielle de la gauche. Cependant, on peut aussi se demander pourquoi ces deux petits partis n’ont pas soutenu Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle. Ces tentatives de rapprochement maintenant relèvent pour beaucoup de l’opportunisme, car les petits partis auront plus de mal à obtenir une représentation parlementaire s’ils font cavalier seul.
La force de la gauche viendra des mobilisations des travailleurs et de la jeunesse de France dans la période à venir. Bloquée sur le front électoral, la classe ouvrière française sera obligée de compter sur ses propres forces. Nous verrons des grèves et des manifestations dans les rues, voire des occupations d’usines à un moment donné. Nous verrons des mobilisations massives de la jeunesse dans les rues et sous la forme d’occupations d’universités.
Si Mélenchon adoptait un véritable programme socialiste, un programme de nationalisations sous contrôle ouvrier, d’expropriation des banques et des grands monopoles, il pourrait expliquer aux travailleurs et à la jeunesse française que les ressources pour réduire l’âge de la retraite, pour fournir des salaires décents à tous, pour fournir un logement à tous, pour fournir un système de santé public entièrement financé existent.
Cela couperait court au racisme et à la xénophobie de Le Pen et rassemblerait tous les travailleurs de France dans un bloc uni pour transformer la société de la tête aux pieds. Cela convaincrait également les millions d’abstentionnistes de soutenir un tel programme. Et cela inspirerait les travailleurs de toute l’Europe qui sont confrontés aux mêmes problèmes que leurs frères et sœurs français.
Malheureusement, Mélenchon ne présente pas un tel programme. Il se limite à chercher des solutions dans les limites du capitalisme. S’il continue sur cette voie, il contribuera au renforcement de la droite.
Dans cette situation, notre tâche n’est ni de rire, ni de pleurer, mais de comprendre. Il est possible en France de construire un puissant mouvement de la classe ouvrière et de la jeunesse, et de changer radicalement la société. Mais cela dépend de la direction de la classe ouvrière qui, jusqu’à présent, a fait défaut. Les marxistes sont les seuls à avoir les réponses aux problèmes de la classe ouvrière. Mais ils sont trop peu nombreux. La prochaine période, cependant, offre un terrain très fertile sur lequel nos idées peuvent se développer, en particulier parmi les jeunes, mais aussi parmi les couches croissantes de la classe ouvrière. Notre tâche immédiate, par conséquent, est de renforcer les forces du marxisme authentique et de préparer le terrain pour l’émergence d’un puissant courant révolutionnaire parmi les travailleurs et la jeunesse de France. Il n’y a pas d’autre voie!