L e 25 avril 1974, des chars menés par de jeunes officiers révolutionnaires roulaient dans Lisbonne, tandis que des centaines de milliers de travailleurs sortaient dans les rues pour célébrer la chute de la dictature qui les opprimait depuis plus de quatre décennies. Cette mobilisation révolutionnaire des masses portugaises fit alors vaciller le système capitaliste. Début 1975, le Times de Londres écrivait : « Le capitalisme est mort au Portugal ». Il a pourtant survécu.
Estado Novo
Si le Portugal avait été aux XVe et XVIe siècles un des pionniers de la conquête coloniale qui a accompagné le développement du capitalisme, il n’était plus au début du XXe siècle qu’une puissance impérialiste de second, voire de troisième rang. Son empire colonial restait important, particulièrement en Afrique, mais l’économie portugaise était arriérée et dominée par la finance britannique ou américaine.
La chute de la vieille monarchie et l’instauration de la République, en 1910, ouvrirent une période de deux décennies d’intense lutte des classes. Celle-ci s’acheva par l’instauration d’un régime dictatorial, l’Estado Novo (« État nouveau »), dirigé par le très réactionnaire Antonio Salazar. Les syndicats, les grèves et les partis d’opposition furent interdits. Une police politique particulièrement féroce, la « Police internationale et de défense de l’État » (PIDE), fut créée pour traquer les opposants.
Malgré tous ses efforts, le régime de Salazar ne réussit jamais réellement à se doter de la base sociale de masse dont avaient bénéficié les fascismes italien et allemand. Il s’appuyait de plus en plus sur la PIDE pour étouffer les oppositions. Au début des années 1960, derrière le calme apparent que maintenait la répression, le régime était de plus en plus fragile.
Entre 1961 et 1964, des guerres de libération éclatèrent en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau, trois colonies portugaises. Ces guerres « d’Outre-Mer » furent un accélérateur de la crise du régime. Pour défendre son Empire face aux guérillas révolutionnaires africaines, l’Estado Novo sacrifia jusqu’à 48% de son budget annuel et imposa à tous les jeunes Portugais un service militaire de quatre ans, dont deux dans les colonies. Ces mesures ne permirent pas de vaincre les guérillas, mais eurent un impact énorme sur l’économie portugaise. Pour fuir la conscription, de nombreux jeunes quittaient le pays, le privant d’une partie de sa force de travail. L’inflation grimpa à plus de 30%.
Après la mort de Salazar et son remplacement par Marcelo Caetano, en 1970, le régime lui-même commença à se fragmenter. Des généraux proposèrent d’abandonner les colonies pour éviter que la guerre ne provoque la chute de l’Estado Novo. De son côté, la classe dirigeante paniquait et poussait le régime à engager des « réformes » de pure façade.
Au début des années 1970, après des décennies d’étouffement, le mouvement ouvrier commença à se réveiller. Une vague de grèves déferla sur le Portugal, tandis que des mobilisations secouaient les universités – y compris l’Académie militaire de Lisbonne!
Le 25 avril 1974
Ce sont de jeunes officiers de gauche radicalisés par l’expérience des guerres coloniales et organisés dans le « Mouvement des Forces armées » qui, en se mutinant, tranchèrent le nœud gordien de la crise du régime. Au petit matin du 25 avril 1974, leurs chars encerclèrent le quartier général présidentiel à Lisbonne, tandis que des messages de solidarité leur arrivaient des casernes de tout le pays et que les masses déferlaient dans les rues.
Encerclé, Caetano finit par démissionner et transmettre le pouvoir au général Antonio de Spínola, un cacique du régime passé depuis peu à l’opposition. La classe dirigeante espérait pouvoir garder le contrôle de la situation à travers Spínola, qui prit la tête d’une « Junte de Salut national » en attendant la formation d’un gouvernement provisoire.
Mais la chute de Caetano avait libéré l’énergie et la colère accumulées dans les masses pendant des décennies. Des rassemblements spontanés éclatèrent dans toutes les villes. Les travailleurs occupèrent les banques et les usines; des comités ouvriers commencèrent à remplacer les institutions de l’ancien régime; dans les rédactions des journaux, les travailleurs chassèrent les éditorialistes fascistes.
Le 1er mai 1974, un million de personnes défilèrent dans les rues de Lisbonne. Aux côtés des travailleurs, les soldats marchaient sous des banderoles réclamant l’instauration du socialisme, des œillets rouges glissés dans les canons de leurs fusils.
Une analogie historique
La situation était alors remarquablement analogue à celle de la Russie en février 1917 : l’ancien appareil d’État et la classe dirigeante étaient discrédités; les travailleurs organisés dans les comités tenaient le véritable pouvoir entre leurs mains. En février 1917, il avait fallu toute l’autorité des dirigeants réformistes (mencheviks et socialistes-révolutionnaires), qui étaient majoritaires dans les Soviets, pour faire accepter aux travailleurs de soutenir le gouvernement provisoire de Milioukov et Kerensky.
En 1974, au Portugal, ce sont les dirigeants du Parti socialiste (PS) et du Parti communiste (PC) – les deux principaux partis du mouvement ouvrier portugais – qui jouèrent ce rôle et persuadèrent les comités ouvriers qu’il fallait soutenir Spínola, et non le renverser. Mario Soares, l’un des principaux dirigeants du PS, se prononça pour une « union nationale » regroupant « les conservateurs, les catholiques, les socialistes, les communistes » et même les salazaristes « progressistes »! De son côté, le dirigeant du PC, Alvaro Cunhal, affirmait qu’il fallait « une union de tous les mouvements politiques pour renforcer la démocratie au Portugal ».
Ces dirigeants réformistes (PS) et staliniens (PC) allèrent jusqu’à dénoncer les grèves et les occupations d’usines par des comités ouvriers comme des « aventures ultra-gauchistes » ou des « provocations impérialistes ».
Il y avait une différence cruciale entre la Russie de 1917 et le Portugal de 1974 : l’existence en Russie du parti bolchevik. Dès le début de la révolution, Lénine avait conclu qu’il ne fallait apporter aucun soutien au gouvernement provisoire bourgeois, et que les Soviets devaient le renverser et prendre le pouvoir. Après des mois d’explications patientes, les bolcheviks avaient réussi à gagner la majorité dans les Soviets. Les travailleurs prirent alors le pouvoir et balayèrent le gouvernement provisoire.
Malheureusement, en 1974, il n’existait au Portugal aucun parti comparable au parti bolchevik, aucune direction révolutionnaire armée d’une stratégie et d’un programme communistes. Si cela avait été le cas, la classe ouvrière portugaise aurait sans aucun doute pris le pouvoir et renversé le capitalisme.
Révolution et contre-révolution
Plongée dans le feu de la révolution, une couche importante de la classe ouvrière se radicalisa et fit pression sur les dirigeants réformistes. En décembre 1974, une grande majorité des délégués au Congrès du PS se prononcèrent pour la nationalisation de l’industrie, des banques, et pour la planification démocratique de l’économie. Sous cette pression, Soares lui-même fut obligé d’adopter un discours plus marqué à gauche – mais sans passer de la parole aux actes, ni abandonner ses efforts de conciliation avec la bourgeoisie.
Les atermoiements des dirigeants ouvriers permirent à la réaction de préparer sa riposte. En mars 1975, Spínola tenta de renverser le gouvernement provisoire par un coup d’État militaire. La réaction des masses fut immédiate : des manifestations de masse déferlèrent dans les rues et, finalement, la poignée de parachutistes mobilisée par Spínola se dispersa. Les travailleurs du secteur bancaire occupèrent à nouveau leurs entreprises pour en réclamer la nationalisation.
Cette fois-ci, le gouvernement provisoire dut céder. En quelques semaines, les banques et un grand nombre d’entreprises de divers secteurs furent nationalisées. À la fin de l’année 1975, la majorité de l’économie portugaise était passée sous contrôle public. Cependant, il ne suffit pas de nationaliser des entreprises et des banques pour renverser le capitalisme. Il aurait fallu placer l’économie sous le contrôle des travailleurs et remplacer l’armée par une milice basée sur les comités de travailleurs. Il aurait fallu arracher à la classe dirigeante les leviers de l’économie et abattre son État pour le remplacer par les comités ouvriers. Les dirigeants réformistes se refusèrent toujours à avancer dans cette direction et firent tout leur possible pour renforcer l’État bourgeois.
C’est à ce moment que vola en éclats l’apparence d’unité entre le PC et le PS. Les dirigeants du Parti socialiste accusèrent le Parti communiste de vouloir instaurer une « dictature ». Au lieu de tenter à nouveau de restaurer purement et simplement l’ancien régime par un putsch, la classe dirigeante se tourna vers l’aile la plus droitière des dirigeants réformistes, c’est-à-dire Soares et le PS. Au nom de la lutte pour la « démocratie », elle lui apporta son appui contre le PC et poussa même Soares à sortir du gouvernement provisoire. De son côté, le PC refusait de rompre avec le capitalisme et s’acharnait à tenter de nouer des alliances avec une soi-disant « bourgeoisie progressiste » qui n’existait que dans son imagination. Cette politique de collaboration de classe eut pour seul effet de semer la confusion parmi ses partisans.
Déçue par la modération du PS et du PC, une partie de la jeunesse et de la classe ouvrière chercha une alternative plus radicale. Nombre d’entre eux se tournèrent vers un petit parti maoïste, le « Mouvement réorganisé du parti du prolétariat » (MRPP), qui gagna alors une certaine autorité. Cependant, ses dirigeants gauchistes multiplièrent les erreurs, oscillant continuellement entre sectarisme et opportunisme. Au printemps 1975, ils proclamèrent une « offensive militaire » contre le PC, dont de nombreux locaux furent incendiés par des militants maoïstes – juste avant de nouer une alliance avec Soares et le PS contre le PC!
Après des mois de luttes confuses entre partis de gauche, la mobilisation des masses commençait à refluer, faute de perspectives. Les élections d’avril 1976 consacrèrent la victoire du PS, fermement « repris en main » par son aile droite. Alors qu’il avait mobilisé des centaines de milliers de personnes dans les mois précédents, le PC n’arriva qu’en quatrième position, derrière le PS et deux partis bourgeois.
Une fois au pouvoir, le PS mit fin au « processus révolutionnaire ». Sur les instances du FMI, il appliqua à partir de 1977 une série de programmes d’austérité drastiques, ce qui le discrédita auprès de la classe ouvrière. Une fois la droite revenue au pouvoir après les élections de 1980, les entreprises nationalisées furent progressivement privatisées. La classe dirigeante avait eu très peur, mais elle avait survécu à la tempête révolutionnaire.
Malgré des trésors d’héroïsme de la part des ouvriers et des soldats portugais, la révolution de 1974 fut continuellement sabotée par les dirigeants du PC et du PS. Aujourd’hui, pour s’arracher à la crise du système capitaliste, qui ne lui offre pas d’autre avenir que l’austérité et la misère, la classe ouvrière portugaise doit tirer les leçons de la Révolution des œillets. Pour vaincre, elle doit construire un véritable parti communiste révolutionnaire, doté d’un programme pour renverser le capitalisme et pour la transformation socialiste de la société!