Cet ouvrage d’Alan Woods fournit une explication complète de la méthode marxiste d’analyse de l’histoire. Les marxistes ne considèrent pas l’histoire comme une simple série de faits isolés, mais cherchent plutôt à découvrir les processus généraux et les lois qui régissent la nature et la société. La première condition pour la science en général est que nous soyons capables de regarder au-delà du particulier et d’atteindre le général. L’idée que l’histoire humaine n’est régie par aucune loi est contraire à toute science.
Les marxistes ne voient pas l’histoire comme une simple collection de faits isolés; ils cherchent plutôt à découvrir les lois et les processus généraux qui gouvernent la nature et la société. La première condition de la science en général, c’est d’être capable de regarder au-delà du particulier pour en arriver au général. L’idée selon laquelle l’histoire humaine n’est gouvernée par aucune loi est contraire à toute science.
1. QU’EST-CE QUE L’HISTOIRE?
Pourquoi devrions-nous accepter que l’univers entier, des plus petites particules aux galaxies les plus éloignées, soit déterminé et que les processus qui déterminent l’évolution de toutes les espèces soient gouvernés par des lois, mais que, pour une étrange raison, notre propre histoire ne le soit pas? La méthode marxiste analyse les mécanismes cachés qui sous-tendent le développement de la société humaine, des premières sociétés tribales jusqu’à l’époque contemporaine. La manière par laquelle le marxisme retrace cette route sinueuse se nomme la conception matérialiste de l’histoire.
Ceux qui nient l’existence de lois gouvernant le développement social humain ont invariablement une approche de l’histoire d’un point de vue subjectif et moraliste. Mais au-delà des faits isolés, il est nécessaire de discerner les grandes tendances et les transitions d’un système social à l’autre, et de mettre à jour les forces motrices fondamentales qui déterminent ces transitions.
Avant Marx et Engels, l’histoire était perçue par la plupart des gens comme une série de faits déconnectés ou, pour utiliser un terme philosophique, « d’accidents ». Il n’y avait pas d’explication générale de l’histoire, cette dernière n’était pas intrinsèquement soumise à des lois. En établissant qu’en son fond, tout développement humain dépend du développement des forces productives, Marx et Engels ont pour la première fois fondé l’étude de l’histoire sur des bases scientifiques.
Cette méthode scientifique nous permet de comprendre l’histoire non pas comme une série d’incidents déconnectés et imprévisibles, mais comme un ensemble de processus interconnectés qu’il est possible de comprendre clairement. L’histoire constitue une série d’actions et de réactions qui englobe la politique, l’économie et le spectre entier du développement social. Dévoiler la relation dialectique complexe entre tous ces phénomènes constitue la tâche du matérialisme historique. L’être humain transforme constamment la nature à travers son travail et par le fait même, il se transforme lui-même.
2. UNE CARICATURE DU MARXISME
Plus la science, sous le capitalisme, s’efforce d’analyser la société, plus elle tend à perdre de son caractère scientifique. Les soi-disant sciences sociales (sociologie, économie, politique) et la philosophie bourgeoise n’appliquent pas, en général, des méthodes scientifiques authentiques. En conséquence, elles deviennent des tentatives dissimulées de justifier le capitalisme ou, du moins, de discréditer le marxisme (ce qui revient au même).
Malgré les prétentions « scientifiques » des historiens bourgeois, l’écriture de l’histoire reflète inévitablement un point de vue de classe. C’est un fait que l’histoire des guerres – incluant la guerre des classes – est écrite par les vainqueurs. En d’autres mots, la sélection et l’interprétation des événements sont informées par les résultats des conflits, qui ont eux-mêmes une incidence sur l’historien et sa perception de ce que le lecteur veut entendre.
En dernière analyse, cette perception sera toujours influencée par les intérêts d’une classe ou d’un groupe social.
Quand les marxistes regardent la société, ils ne prétendent pas être neutres, mais ils embrassent ouvertement la cause des classes exploitées et opprimées. Cependant, cela n’exclut absolument pas l’objectivité scientifique. Un chirurgien réalisant une opération délicate se dévoue à sauver la vie de son patient, il est tout sauf neutre en rapport aux résultats de cette opération, mais c’est pour cette raison-même qu’il va tenter de distinguer avec un soin extrême les différentes couches de l’organisme. De la même manière, les marxistes s’efforcent d’obtenir l’analyse la plus scientifiquement exacte des processus sociaux dans le but d’influencer les résultats avec le plus de succès possible.
Très souvent, on tente de discréditer le marxisme en ayant recours à une caricature de sa méthode d’analyse historique. Il n’y a rien de plus facile qu’ériger un homme de paille pour attaquer une idée. La distorsion habituelle consiste à dire que Marx et Engels « réduisaient tout à l’économie ». Cette caricature mécanique n’a rien à voir avec le marxisme. Si c’était le cas, nous serions alors exemptés de l’amère nécessité de transformer la société. Le capitalisme s’effondrerait et une nouvelle société se mettrait en place d’elle-même comme une pomme mûre tombe sur les genoux d’un homme assoupi sous un arbre. Le matérialisme historique, cependant, n’a rien en commun avec le fatalisme.
Engels avait répondu à cette absurdité patente dans l’extrait suivant d’une lettre envoyée à Bloch :
« D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. » (Engels, Lettre à Joseph Bloch, 21-22 septembre 1890)
Dans La Sainte-Famille, écrite avant le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels dénigrent l’idée d’une « Histoire » conçue séparément des hommes et des femmes en tant qu’individus et ils expliquent que cette idée n’était qu’une abstraction vide :
« L’histoire ne fait rien, elle “ne possède pas de richesse énorme”, elle “ne livre pas de combats”. C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats; ce n’est pas, soyez-en certains, l’“histoire” qui se sert de l’homme comme moyen pour réaliser – comme si elle était une personne à part – ses fins à elle; elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses fins à lui. » (Marx et Engels,
La Sainte-Famille, chapitre 6).
Tout ce que fait le marxisme, c’est d’expliquer le rôle de l’individu comme un élément d’une société donnée, sujet à certaines lois objectives, et ultimement, comme celui de représentant des intérêts d’une classe particulière. Les idées n’ont pas d’existence indépendante, ni de développement historique propre. « Ce n’est pas la conscience qui détermine l’existence », écrit Marx dans L’Idéologie allemande, « c’est, inversement, l’existence qui détermine la conscience. ».
3. LE LIBRE ARBITRE?
Les idées et les actions des personnes sont conditionnées par les rapports sociaux et le développement de ceux-ci ne dépend pas de la volonté subjective des hommes et des femmes; il suit plutôt certaines lois. Ces rapports sociaux reflètent les besoins du développement des forces productives. Les interrelations entre tous ces facteurs forment une toile complexe souvent difficile à percevoir. L’étude de ces rapports constitue la base de la conception matérialiste de l’histoire.
Mais si les hommes et les femmes ne sont pas des marionnettes des « forces historiques aveugles », ils ne sont pas davantage des agents entièrement libres, capables de façonner leur destin indépendamment de leurs conditions d’existence. Ces dernières sont imposées par le niveau du développement économique, scientifique et technique, lui-même détermine si un système socio-économique est viable ou non. Dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Marx explique :
« Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. »
Plus tard, Engels exprime la même idée de manière différente :
« Les hommes font leur histoire, quelque tournure qu’elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres, consciemment voulues, et c’est précisément la résultante de ces nombreuses volontés agissant dans des directions différentes et de leurs répercussions variées sur le monde extérieur qui constitue l’histoire. » (Ludwig Feuerbach).
Ce que le marxisme affirme, et ce que personne ne peut nier, c’est qu’en dernière analyse, la viabilité d’un système socio-économique donné sera déterminée par sa capacité à développer les moyens de production, c’est-à-dire, les fondations matérielles sur lesquelles la société, la culture et la civilisation sont construites.
Le fait que le développement des forces productives constitue la base dont dépend tout développement social est si évident qu’il est surprenant que des gens remettent encore cela en question. Nul besoin d’être un génie pour comprendre qu’avant de pouvoir développer l’art, la science, la religion ou la philosophie, les hommes et les femmes doivent avoir accès à de la nourriture, des vêtements et un logement. Toutes ces choses doivent être produites par quelqu’un d’une manière ou d’une autre. Il est tout aussi évident, aussi, que la viabilité de n’importe quel système socio-économique sera ultimement déterminée par sa capacité à produire ces choses.
Dans sa Critique de l’économie politique, Marx explique la relation entre les forces productives et la « superstructure » comme suit :
« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence; c’est inversement leur existence sociale qui détermine leur conscience. »
Ce que Marx et Engels se sont efforcés de montrer, c’est que les acteurs de l’histoire ne sont pas toujours conscients des motifs qui les conduisent et ils cherchent souvent à les rationaliser d’une manière ou d’une autre, mais ces motifs existent bel et bien et ils ont leurs racines dans le monde réel.
À partir de là, nous pouvons voir que le courant et la direction de l’histoire ont été – et sont encore – façonnés par les luttes successives entre classes sociales pour modeler la société en fonction de leurs propres intérêts et par les nouveaux conflits entre les classes qui en découlent. Comme les premiers mots du Manifeste du Parti communiste nous le rappellent : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes ». Le matérialisme historique explique que la lutte des classes est la force motrice du développement social.
4. MARX ET DARWIN
Notre espèce est le produit d’une très longue période d’évolution. Bien sûr, l’évolution n’est pas une sorte de grand dessein dont l’objectif aurait été de créer des êtres comme nous. Il n’est pas question d’accepter une quelconque forme de plan préétabli lié à une intervention divine ou une forme de téléologie, mais il est clair que les lois de l’évolution inhérentes à la nature déterminent le développement des formes de vie simples vers des formes plus complexes.
Les premières formes de vie contenaient déjà en elles-mêmes l’embryon de tous les développements futurs. Il est possible d’expliquer le développement des yeux, des jambes et d’autres organes sans avoir recours à un quelconque plan préétabli. À un certain niveau de développement, on voit apparaître un système nerveux central et un cerveau. Finalement, avec l’Homo sapiens, nous arrivons à l’émergence de la conscience humaine. La matière devient consciente d’elle-même. Il n’y a pas eu plus importante révolution depuis le développement de la matière organique (la vie) à partir de la matière inorganique.
Charles Darwin a expliqué que les espèces ne sont pas immuables, mais possèdent un passé, un présent et un avenir, qu’elles changent et évoluent. De la même manière, Marx et Engels expliquent qu’un système socio-économique donné n’est pas figé éternellement. L’évolution a montré que différentes formes de vie ont dominé la planète pendant de très longues périodes, mais qu’elles se sont éteintes dès que les conditions matérielles ayant déterminé leur succès évolutif ont changé. Les espèces précédemment dominantes ont été remplacées par d’autres espèces qui étaient au premier abord insignifiantes, et même par des espèces qui paraissaient n’avoir aucune chance de survie.
De nos jours, l’idée de « l’évolution » est généralement acceptée, du moins par les personnes éduquées. Les idées de Darwin, si révolutionnaires qu’elles furent en son temps, sont acceptées aujourd’hui presque comme un truisme. Cependant, l’évolution est généralement comprise comme un processus lent et graduel, sans interruption ou bouleversement violent. En politique, ce genre d’argument est souvent utilisé comme une justification du réformisme. Malheureusement, ce genre d’argument est aussi fondé sur une mauvaise compréhension. Le mécanisme réel de l’évolution, encore aujourd’hui, demeure un mystère.
Cela est peu surprenant étant donné que Darwin lui-même ne le comprenait pas. Ce n’est que récemment, dans les années 1970, grâce aux nouvelles découvertes en paléontologie de Stephen J. Gould, et notamment grâce à sa théorie des équilibres ponctués, qu’il fut démontré que l’évolution n’est pas un processus graduel. Il existe de longues périodes où aucun changement important n’est observé, jusqu’à un moment donné où la ligne de l’évolution est brisée par une explosion : une véritable révolution biologique caractérisée par l’extinction de masse de plusieurs espèces et l’ascension rapide d’autres.
Nous voyons des processus similaires dans la montée et la chute des différents systèmes socio-économiques. L’analogie entre la société et la nature n’est, évidemment, qu’approximative, mais même l’examen le plus superficiel de l’histoire montre que l’interprétation gradualiste ne tient pas debout. La société, comme la nature, connaît de longues périodes de changements lents et graduels, mais éventuellement la ligne est interrompue par des développements explosifs : des guerres et des révolutions, à travers lesquelles le processus de changement est accéléré de façon exponentielle. En fait, ce sont ces événements qui agissent comme la principale force motrice du développement social. La révolution est fondamentalement causée par un système socio-économique qui a atteint ses limites et qui est incapable de développer les forces productives comme auparavant.
L’histoire nous a fourni plus d’un exemple d’États apparemment puissants qui se sont effondrés en une très courte période. Ces exemples nous montrent également que des perspectives politiques, religieuses et philosophiques auparavant presque unanimement condamnées deviennent souvent les conceptions défendues par le nouveau pouvoir révolutionnaire qui a émergé à la place de l’ancien. Le fait que les idées marxistes constituent le point de vue d’une petite minorité de la société actuelle ne nous préoccupe aucunement. Toute grande idée dans l’histoire était au départ une hérésie : c’est le cas du marxisme aujourd’hui comme ça l’était du christianisme il y a 2 000 ans.
Les « adaptations évolutives » qui ont originellement permis à l’esclavage de remplacer la barbarie et au féodalisme de remplacer l’esclavage se sont en fin de compte transformées en leur contraire. À l’heure actuelle, les caractéristiques-mêmes qui ont permis au capitalisme de supplanter le féodalisme et d’émerger comme le système socio-économique dominant sont devenues les causes de sa dégénérescence. Le capitalisme manifeste tous les symptômes que l’on associe à un système socio-économique en phase terminale. De bien des façons, il ressemble à l’Empire romain pendant sa période de déclin, tel que décrit dans les écrits d’Edward Gibbon. Dans la période qui se déroule actuellement sous nos yeux, le système capitaliste se dirige droit vers son extinction.
5. SOCIALISME UTOPIQUE ET SOCIALISME SCIENTIFIQUE
En appliquant la méthode du matérialisme dialectique à l’histoire, il devient immédiatement évident que l’histoire humaine possède ses propres lois et qu’en conséquence, il est possible de la comprendre comme un processus. La montée et la chute des différentes formations socio-économiques peuvent être expliquées scientifiquement selon leur capacité ou leur incapacité à développer les moyens de production, à faire progresser les horizons de la culture humaine et à accroître la domination de l’être humain sur la nature.
Quelles sont les lois qui gouvernent le changement historique? Comme l’évolution de la vie a ses lois inhérentes pouvant être expliquées, et qui ont été expliquées, d’abord par Darwin et plus récemment par les avancées rapides de l’étude de la génétique, l’évolution de la société humaine possède aussi ses propres lois inhérentes qui ont été expliquées par Marx et Engels. Dans L’Idéologie allemande, un texte écrit avant le Manifeste du Parti communiste, Marx affirme :
« La condition première de toute histoire humaine est naturellement l’existence d’êtres humains vivants. […] Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature. […] On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. »
Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, écrit beaucoup plus tard, Engels nous fournit une expression plus développée de ces idées. Nous y trouvons une exposition brillante et concise des principes fondamentaux du matérialisme historique :
« La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout régime social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites. En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques […]. »
Contrairement aux idées socialistes utopiques de Robert Owen, de Saint-Simon et de Fourier, le marxisme est fondé sur une vision scientifique du socialisme. Le marxisme explique que la clé du développement de toute société réside dans le développement des forces productives : la force de travail, l’industrie, l’agriculture, la technique et la science. Chaque nouveau système social (esclavage, féodalisme et capitalisme) a servi à amener de l’avant la société humaine par le développement des forces productives.
Le postulat fondamental du matérialisme historique veut que la source ultime du développement humain soit le développement des forces productives. Cette affirmation est de la plus haute importance en ce qu’elle seule peut nous permettre d’en arriver à une conception scientifique de l’histoire. Le marxisme soutient aussi que le développement de la société humaine en des millions d’années représente un progrès, dans le sens où il y a eu un accroissement du pouvoir de l’être humain sur la nature, créant ainsi les conditions matérielles permettant d’atteindre une authentique liberté pour les hommes et les femmes. Cependant, ce progrès ne s’est jamais produit en ligne droite, comme les victoriens (qui avaient une vision vulgaire et non dialectique de l’évolution) l’imaginaient. L’histoire a une ligne descendante et une ligne ascendante.
Si l’on nie le point de vue matérialiste, la seule force motrice des événements historiques restante devient celle des individus – des « grands hommes » (ou femmes). En d’autres mots, il ne nous reste qu’une perspective idéaliste et subjectiviste des processus historiques. C’était le point de vue des socialistes utopistes, qui, malgré leurs brillantes intuitions et leur critique pénétrante de l’ordre social existant, ont échoué à comprendre les lois fondamentales du développement historique. Pour eux, le socialisme était juste une « bonne idée », une idée qui aurait pu être pensée il y a des milliers d’années aussi bien que la veille. Si le socialisme avait été inventé il y a mille ans, l’humanité se serait épargné beaucoup de soucis!
Il est impossible de comprendre l’histoire en se basant sur les interprétations subjectives de ses protagonistes. Les premiers chrétiens, par exemple, qui attendaient la fin du monde et la Seconde venue du Christ à n’importe quelle heure, ne croyaient pas à la propriété privée. Ils pratiquaient dans leurs communautés une sorte de communisme (un communisme de type utopiste, basé sur la consommation et non la production. Leurs premières expériences en matière de communisme les ont menés nulle part, et il ne pouvait pas en être autrement, puisque le développement des forces productives en ce temps-là ne permettait pas le développement du vrai communisme.
À l’époque de la Révolution anglaise, Oliver Cromwell croyait fermement qu’il se battait pour le droit de chaque individu à prier Dieu conformément à sa conscience, mais la marche ultérieure de l’histoire a prouvé que la Révolution cromwellienne était une étape décisive dans l’ascension inéluctable de la bourgeoisie anglaise vers le pouvoir. Le niveau concret du développement des forces productives dans l’Angleterre du 17e siècle ne permettait pas d’autre dénouement.
Les dirigeants de la grande Révolution française de 1789-1793 se sont battus sous la bannière de « Liberté, Égalité et Fraternité ». Ils croyaient se battre pour un régime fondé sur les lois éternelles de la Justice et de la Raison. Pourtant, indépendamment de leurs intentions et de leurs idées, les jacobins préparaient la voie pour la domination de la bourgeoisie en France. Encore une fois, d’un point de vue scientifique, aucun autre résultat n’était possible à ce niveau de développement social.
L’histoire humaine tout entière consiste précisément en la lutte de l’humanité pour s’élever au-dessus de la condition animale. Cette longue lutte commença il y a sept millions d’années, quand nos lointains ancêtres humanoïdes ont adopté la posture debout, qui a permis de libérer les mains pour le travail manuel. Depuis, les phases de développement social se sont succédé au fur et à mesure des transformations connues par la capacité productive du travail – par notre pouvoir sur la nature.
6. LES ÉTAPES DE NOTRE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE
La société humaine est passée à travers une série d’étapes clairement identifiables, chacune fondée sur un mode de production déterminé qui s’exprime à travers un système particulier de rapports entre les classes. Ces rapports se manifestent ensuite à travers une perspective sociale, une psychologie, une morale, des lois et une religion déterminées.
La relation entre la base économique de la société et sa superstructure (idéologie, morale, lois, art, religion, philosophie, etc.) n’est pas simple ou évidente, mais elle est hautement complexe et même contradictoire. Les fils invisibles qui relient les forces productives et les rapports de classes prennent corps d’une manière confuse et déformée dans les esprits des hommes et des femmes. Des idées qui trouvent leur origine dans un passé primitif peuvent subsister dans la psyché collective pendant très longtemps, persistant de façon obstinée bien après que la base réelle à l’origine de leur émergence ait été abolie. La religion est un exemple flagrant de ce phénomène. Il s’agit d’une interrelation dialectique. Cela a été clairement expliqué par Marx lui-même :
« En ce qui concerne les régions idéologiques qui planent plus haut encore dans les airs, la religion, la philosophie, etc., elles sont composées d’un reliquat – remontant à la préhistoire et que la période historique a trouvé avant elle et recueilli – de ce que nous appellerions aujourd’hui stupidité. À la base de ces diverses représentations fausses de la nature, de la constitution de l’homme lui-même, des esprits, des puissances magiques, etc., il n’y a le plus souvent qu’un élément économique négatif; le faible développement économique de la période préhistorique a comme complément, mais aussi çà et là pour condition et même pour cause, les représentations fausses de la nature. Et bien que le besoin économique ait été le ressort principal du progrès dans la connaissance de la nature et qu’il le soit devenu de plus en plus, ce n’en serait pas moins du pédantisme de vouloir chercher des causes économiques à toute cette stupidité primitive. »
« L’histoire des sciences est l’histoire de l’élimination progressive de cette stupidité, ou bien encore de son remplacement par une stupidité nouvelle, mais de moins en moins absurde. Les gens qui s’en chargent font partie à leur tour de sphères particulières de la division du travail et ils s’imaginent qu’ils travaillent sur un terrain indépendant. Et, dans la mesure où ils constituent un groupe indépendant au sein de la division sociale du travail, leurs productions, y compris leurs erreurs, réagissent sur tout le développement social, même sur le développement économique. Mais avec tout cela ils n’en sont pas moins eux-mêmes à leur tour sous l’influence dominante du développement économique. » (Marx et Engels, Correspondances, 27 octobre 1890.)
Il ajoute :
« Mais, en tant que domaine déterminé de la division du travail, la philosophie de chaque époque suppose une documentation intellectuelle déterminée qui lui a été transmise par celles qui l’ont précédé et dont elle part. Et c’est pourquoi il arrive que des pays économiquement retardataires puissent pourtant tenir le premier violon en philosophie. » (Ibid.)
L’idéologie, la tradition, la morale, la religion, etc., jouent toutes un rôle puissant dans la construction des croyances populaires. Le marxisme ne nie aucunement cette évidence. Contrairement à ce que croient les idéalistes, la conscience humaine est en général très conservatrice. La plupart des gens n’aiment pas le changement, en particulier les changements soudains et violents. Ils s’accrochent toujours aux choses qu’ils connaissent et auxquelles ils se sont habitués : les idées, les religions, les institutions, la morale, les dirigeants et les partis politiques du passé. La routine, les habitudes et les coutumes pèsent comme du plomb sur les épaules de l’humanité. Pour toutes ces raisons, la conscience tarde généralement à rattraper les événements.
Cependant, il arrive que de grands événements forcent les hommes et les femmes à remettre en question leurs anciens postulats et leurs anciennes croyances. Ils sont alors extirpés de leur vieille indifférence passive et apathique et ils sont forcés de regarder la réalité en face. Dans de telles périodes, la conscience peut changer très rapidement. Voilà ce qu’est une révolution. La ligne du développement social, qui peut rester relativement stable et ininterrompue pendant de longues périodes, a été perturbée par des révolutions qui sont la force motrice indispensable du progrès humain.
7. LES PREMIÈRES SOCIÉTÉS HUMAINES
Si nous observons le processus en entier de l’histoire et de la préhistoire humaines, nous sommes immédiatement frappés par l’extraordinaire lenteur avec laquelle notre espèce s’est développée. L’évolution graduelle des créatures humaines ou humanoïdes depuis la condition animale jusqu’à l’authentique condition humaine s’échelonne sur des millions d’années. Le premier bond décisif fut la séparation des premiers humanoïdes de leurs ancêtres simiesques.
Le processus évolutif est, bien sûr, aveugle – il ne vise pas un objectif ou un but précis. Cependant, nos ancêtres humanoïdes, d’abord en se tenant debout, puis en se servant de leurs mains pour manipuler des outils et finalement en produisant ces outils, ont trouvé, dans un environnement particulier, un créneau qui a propulsé leur progrès.
Il y a dix millions d’années, les singes anthropoïdes étaient les espèces dominantes sur la planète. On trouvait une grande diversité : des espèces arboricoles, terricoles, et toutes sortes de formes intermédiaires. Ces espèces prospéraient dans des conditions climatologiques qui avaient créé un environnement tropical parfait. Puis tout a changé. Il y a près de sept ou huit millions d’années, la plupart de ces espèces se sont éteintes. La cause de cette extinction demeure encore inconnue.
Pendant très longtemps, la recherche des origines de l’humanité était hantée par un préjugé idéaliste qui soutenait obstinément qu’étant donné que la différence majeure entre les humains et les singes réside dans le cerveau, nos premiers ancêtres devaient forcément être des singes dotés de gros cerveaux. La théorie du « gros cerveau » dominait totalement l’anthropologie à ses débuts. Les anthropologues ont cherché pendant des décennies – en vain – le « chaînon manquant », convaincus qu’ils le trouveraient sous la forme d’un squelette fossilisé doté d’un gros cerveau.
La communauté scientifique était tellement convaincue de cette hypothèse qu’elle fût totalement bernée par une des fraudes les plus extraordinaires de l’histoire scientifique. Le 18 décembre 1912, on annonçait avoir trouvé des fragments d’un crâne fossilisé et d’une mâchoire appartenant au « chaînon manquant » : l’homme de Piltdown. Cela a été salué comme une grande découverte. En 1953, cependant, une équipe de scientifiques anglais révéla que l’homme de Piltdown n’était qu’une fraude délibérée. Au lieu d’un million d’années, les fragments de crâne étaient en réalité âgés de 500 ans, et sa mâchoire était celle d’un orang-outan.
Pourquoi la communauté scientifique a-t-elle été si facilement bernée? Parce ce qu’on lui avait présenté ce qu’elle s’attendait à trouver : un crâne d’humanoïde primitif avec un gros cerveau. En réalité, c’est la station debout (la bipédie), et non la taille du cerveau, qui a libéré les mains pour le travail manuel, ce fut le tournant décisif de l’évolution humaine.
Engels avait anticipé cela dans son brillant ouvrage sur les origines de l’être humain, Le rôle du travail dans la transformation du singe en l’homme. Le célèbre paléontologue Stephen Jay Gould a écrit qu’il trouvait regrettable que les scientifiques n’aient pas prêté attention aux écrits d’Engels; cela leur aurait épargné une centaine d’années d’erreurs. La découverte de Lucy, le squelette fossilisé d’une jeune femelle appartenant à une nouvelle espèce nommée Australopithecus afarensis, a donné raison à Engels. La structure corporelle des premiers hominidés était comme la nôtre (le bassin, les os des jambes, etc.) : ils étaient donc bipèdes. Pourtant, le cerveau de l’australopithèque n’était pas beaucoup plus grand que celui du chimpanzé.
Nos lointains ancêtres étaient de petite taille et ils se déplaçaient lentement comparativement aux autres animaux. Ils n’avaient ni griffes ni crocs puissants. De plus, le bébé humain, qui ne naît qu’une fois par année, est complètement sans défense. Les dauphins savent nager à leur naissance, les bovins et les chevaux peuvent marcher quelques heures après et les lionceaux peuvent courir dans les vingt jours suivants leur naissance.
En comparaison, un bébé humain aura besoin de plusieurs mois avant de pouvoir ne serait-ce que s’asseoir sans soutien. Des compétences avancées, comme courir ou sauter, peuvent prendre des années à se développer chez un nouveau-né humain. En tant qu’espèce, nous étions considérablement désavantagés face à nos nombreux concurrents de la savane d’Afrique de l’Est. Le travail manuel, ainsi que l’organisation sociale coopérative et le langage qui lui est consubstantiel seront les éléments déterminants de l’évolution humaine. La production d’outils de pierre a offert à nos premiers ancêtres un avantage évolutif vital qui a provoqué le développement du cerveau.
La première période, que Marx et Engels appelaient la sauvagerie, était caractérisée par un niveau extrêmement faible de développement des moyens de production, la production d’outils de pierre et un mode d’existence de chasseurs-cueilleurs. En conséquence, la courbe de notre développement demeura relativement plane pendant une très longue période. Le mode de production de chasseurs-cueilleurs représentait à l’origine la condition universelle de l’humanité. Les vestiges de cette période, qui jusqu’à très récemment pouvaient encore être observés dans certaines parties du globe, nous offrent un aperçu de ce mode de vie depuis longtemps oublié.
C’est une erreur de croire, par exemple, que les êtres humains seraient par nature égoïstes. Si cela avait été le cas, notre espèce se serait éteinte il y a plus de deux millions d’années. C’est un puissant sens de la coopération qui a permis de maintenir l’unité des différents groupes humains devant l’adversité. Ces humains se souciaient des jeunes enfants et de leurs mères et ils respectaient les aînés du clan qui préservaient dans leur mémoire les connaissances et les croyances collectives. Nos premiers ancêtres ne connaissaient pas la propriété privée, comme Anthony Barnett le souligne :
« Le contraste entre les humains et les autres espèces est tout aussi clair si l’on compare les comportements territoriaux des animaux avec la propriété des humains. Les territoires sont maintenus par des signaux formels, communs à toute une espèce donnée. Chaque adulte ou groupe possède un territoire. L’humain ne manifeste pas une telle uniformité : même dans une seule communauté, un immense territoire peut être possédé par une seule personne, alors que les autres n’en ont aucun. Il subsiste encore aujourd’hui le droit de posséder des personnes. Mais dans certains pays, la propriété privée est confinée à la propriété personnelle. Dans quelques groupes tribaux, même les possessions mineures sont détenues en commun. L’humain n’a, en réalité, pas plus « d’instinct de la propriété » qu’il n’a « d’instinct du vol ». Cela étant dit, il est facile d’élever des enfants de manière à les rendre avides; et pourtant, la forme de cette avidité et l’étendue de son approbation par la société varient grandement d’un pays à l’autre et d’une période historique à l’autre. » (Anthony Barnett, The human species. A biology of man., p. 142.)
Peut-être que le terme « sauvagerie » est inadapté de nos jours, étant donné la connotation négative qu’il a acquise depuis. Le philosophe anglais du 17e siècle Thomas Hobbes décrivait la vie de nos premiers ancêtres ainsi : « […] la crainte permanente, et le danger de mort violente; […] la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève ». Leur vie était sans aucun doute difficile, mais ces mots ne rendent pas justice au mode de vie de nos ancêtres. L’anthropologue et archéologue kényan Richard Leakey écrit à ce sujet :
« La perspective de Hobbes selon laquelle les peuples non agricoles étaient “dénués de société” et “solitaires” pourrait difficilement être plus fausse. Être un chasseur-cueilleur implique de vivre une vie intensément sociale. S’il est vrai que ces peuples cueilleurs n’avaient “ni art” “ni littérature” et ne possédaient que bien peu de culture matérielle, cela n’était qu’une conséquence de leur besoin de mobilité. Quand les !Kung se déplaçaient d’un camp à l’autre, comme les autres groupes de chasseurs-cueilleurs, ils amenaient tous leurs biens matériels avec eux : la somme de ces biens totalisait généralement douze kilogrammes, juste un peu plus que la moitié du poids en bagage permis par la plupart des compagnies aériennes. Se manifeste ici l’inévitable conflit entre la mobilité et la culture matérielle. Ainsi, les !Kung transportaient leur culture dans leur tête, et non sur leur dos. Leurs chansons, danses et histoires, forment une culture aussi riche que celle de n’importe quel peuple. » (Richard E. Leakey, The Making of Mankind, pp. 101-103.)
Il ajoute :
« Richard Lee [anthropologue et auteur de The !Kung San: Men, Women, and Work in a Foraging Society, 1979] considère que les femmes ne se sentent pas exploitées : “Elles ont le prestige économique et le pouvoir politique, une situation refusée à de nombreuses femmes dans le monde « civilisé »”».
Dans ces sociétés, les classes, au sens moderne, n’existaient pas. Il n’y avait ni État ni religion organisée, et la société était traversée d’un profond sens de la responsabilité commune et du partage. L’égotisme et l’égoïsme étaient considérés comme des comportements profondément antisociaux et moralement choquants. L’importance donnée à l’égalité pouvait même donner naissance à certains rituels observés quand un chasseur revenait au camp avec du gibier. Le rituel servait à minimiser l’événement et à décourager l’arrogance et la vanité : « L’attitude correcte pour une chasse réussie », explique Richard Lee, « est la modestie et la discrétion ». Ainsi :
« Les !Kung n’ont ni chefs ni dirigeants. Dans leur société, les problèmes sont généralement résolus avant qu’ils ne deviennent une menace à l’harmonie sociale. […] Les conversations des gens sont propriété commune, et les disputes sont rapidement désamorcées à travers le badinage communal. Personne ne donne d’ordres ou n’en reçoit. Richard Lee a demandé une fois à /Twi!gum si les !Kung avaient des dirigeants. “Bien sûr nous avons des dirigeants, répondit-il à la surprise de Richard Lee. En fait, nous sommes tous des dirigeants; chacun de nous se commande à soi-même!” /Twi!gum considérait la question et son amusante réponse comme des blagues. »
(Ibid., p. 107)
Le principe de base qui guide tous les aspects de la vie est le partage. Parmi les !Kung, quand un animal est tué, on entame un processus élaboré de partage de la viande crue en fonction des liens du sang, des alliances et des obligations. Richard Lee insiste particulièrement sur ce point :
« Le partage imprègne profondément le comportement et les valeurs des !Kung, au sein de la famille et entre les familles, et le partage est étendu jusqu’aux frontières de l’univers social. Tout autant que le principe de profit et de la rationalité sont centraux à l’éthique capitaliste, autant le partage est central à la conduite de la vie sociale des sociétés de cueilleurs. » (Ibid.)
La vantardise était réprouvée et la modestie encouragée, comme l’extrait suivant le montre :
« Un homme !Kung le décrit ainsi : “Disons qu’un homme est allé chasser. Il ne peut pas revenir à la maison et annoncer comme un fier-à-bras, « J’en ai tué un gros dans les buissons! ». Il doit d’abord s’asseoir en silence jusqu’à ce que quelqu’un d’autre arrive à son feu et lui demande, « Qu’as-tu vu aujourd’hui? » Il répond calmement, « Ah, je ne suis pas très bon à la chasse. Je n’ai rien vu du tout… Peut-être seulement un très petit gibier. » Alors je me souris à moi-même, sachant qu’il a tué un gros gibier.” Plus gros est le gibier, plus la chasse est minimisée. […] La minimisation et la plaisanterie sont de rigueur, non seulement chez les !Kung, mais chez plusieurs peuples cueilleurs, car même si certains hommes sont sans aucun doute plus efficaces à la chasse que d’autres, personne ne cherche à accroître son prestige ou son statut sur la base de ses talents. » (Ibid., p. 106-107)
Cette éthique n’est pas circonscrite aux !Kung : il s’agit d’une caractéristique des chasseurs-cueilleurs en général. Un tel comportement, cependant, n’est pas automatique : comme la plupart des comportements humains, il doit être enseigné dès l’enfance. Chaque nouveau-né naît avec la capacité de partager et celle d’être égoïste, comme le dit Richard Lee. « Ce qui est encouragé et développé constitue ce que chaque société individuelle considère comme ayant le plus de valeur ».
En ce sens, les valeurs éthiques de ces premières sociétés sont infiniment supérieures à celles du capitalisme, lequel nous apprend à être avares, égoïstes et antisociaux.
Bien sûr, il est impossible d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un tableau exact des premières sociétés humaines, mais des conditions semblables tendent à produire des résultats semblables, et les mêmes tendances peuvent être observées dans beaucoup de cultures différentes au même niveau de développement économique. Comme le dit Richard Lee :
« Nous ne devons pas imaginer que cela constitue le reflet exact de la manière dont vivaient nos ancêtres. Mais je crois que ce que nous observons chez les !Kung et chez d’autres peuples de cueilleurs constitue des schèmes comportementaux ayant été essentiels au développement des premiers humains. Parmi les nombreux types d’hominidés ayant existé, il y a deux ou trois millions d’années, un de ces types – la ligne qui a finalement débouché sur notre espèce – a élargi sa base économique par le partage de la nourriture et l’inclusion d’une plus grande quantité de nourriture dans son régime alimentaire. Le développement d’une économie de chasse et de cueillette constitua une force puissante qui donna naissance à l’humanité. »
(Ibid., pp. 108-109.)
Si l’on compare les valeurs des sociétés de chasseurs-cueilleurs avec celles de notre temps, il faut admettre que nous n’avons pas toujours le beau rôle. Par exemple, il suffit de comparer la famille contemporaine et son horrible historique d’abus des femmes et des enfants, d’orphelins et de prostituées, avec l’éducation communale des enfants pratiquée par l’humanité pendant la majeure partie de son histoire, c’est-à-dire, avant l’avènement de cet étrange ordre social que les hommes aiment appeler civilisation :
« “Vous les Blancs,” dit un Amérindien à un missionnaire, “vous aimez seulement vos propres enfants. Nous, nous aimons tous les enfants du clan. Ils appartiennent à tous, et nous en prenons soin. Ils sont les os de nos os, les chairs de nos chairs. Nous sommes tous des pères et mères pour eux et elles. Les Blancs sont des sauvages; ils n’aiment pas leurs enfants. Si des enfants deviennent orphelins, les gens doivent payer pour qu’on prenne soin d’eux. Nous ne connaissons rien de telles idées barbares.” » (M. F. Ashley Montagu, ed., Marriage: Past and Present: A Debate Between Robert Briffault and Bronislaw Malinowski, p. 48.)
Cependant, nous ne devons pas avoir une vision idéalisée du passé. La vie de nos premiers ancêtres demeurait une lutte difficile, une bataille constante contre les forces de la nature pour survivre. Le rythme du progrès était extrêmement lent. Les premiers humains commencèrent à produire des outils de pierre il y a au moins 2,6 millions d’années. Les plus vieux outils de pierre, connus sous le nom d’Oldowayen, restèrent inchangés pendant près d’un million d’années jusqu’à il y a environ 1,76 million d’années, lorsque les humains primitifs commencèrent à retirer de larges éclats dans leurs pierres en les cognant et à continuer à les façonner en produisant de plus petits éclats autour de la tranche, ce qui a engendré un nouveau type d’outil : la hache. Cet outil à coupe large, comme d’autres du même type, caractérise la culture acheuléenne. Ces outils de base ainsi qu’une variété de nouvelles formes de pierres taillées seront produits pendant une très longue période – jusqu’à il y a entre 400 000 et 250 000 ans, selon les endroits.
8. LA RÉVOLUTION NÉOLITHIQUE
Toute l’histoire humaine consiste précisément en la lutte de l’humanité pour s’élever au-dessus de la condition animale. Cette longue lutte commença il y a sept millions d’années, quand nos lointains ancêtres humanoïdes se tinrent debout pour la première fois et purent libérer leurs mains pour le travail manuel. La production des premiers racloirs et haches en pierre fut le commencement du processus par lequel les hommes et les femmes, par leur travail, se sont hissés à la condition d’êtres humains. Depuis lors, les phases du développement social se sont succédé en corrélation avec le développement de la force productive du travail – c’est-à-dire de notre pouvoir sur la nature.
Pendant la majeure partie de l’histoire humaine, ce processus a été péniblement lent, comme The Economist le remarquait à l’aube du nouveau millénaire :
« Pendant presque toute l’histoire humaine, les avancées économiques furent si lentes qu’elles étaient imperceptibles à l’échelle d’une vie. Siècle après siècle, le taux annuel de croissance économique restait nul, à quelques décimales près. Quand la croissance apparut, elle était si lente qu’elle demeurait invisible aux yeux de ses contemporains – et rétrospectivement, il apparaît que cette croissance n’augmentait même pas le niveau de vie des gens (ce que la croissance signifie pour nous aujourd’hui); elle ne se reflétait que dans une légère augmentation de la population. Au cours des derniers millénaires, le progrès, hormis pour une petite élite, signifiait seulement que de plus en plus de gens pouvaient simplement survivre au niveau de subsistance le plus élémentaire. » (The Economist, 31 décembre 1999.)
Le progrès humain commença à s’accélérer suite à la première et la plus importante de ces grandes révolutions, en l’occurrence la transition du mode de production primitif des chasseurs-cueilleurs à celui de l’agriculture. Cette révolution jeta les bases d’une existence sédentaire et de l’émergence des premiers villages. Il s’agit de la période que les marxistes nomment la barbarie, c’est-à-dire, le stade intermédiaire entre le communisme primitif et les premières sociétés de classes, lorsque les classes commençaient à se former et avec elles, l’État.
La longue période du communisme primitif, la première phase de développement de l’humanité, où il n’existait ni classe, ni propriété, ni État, a cédé à la société de classe dès qu’il devint possible de produire un surplus en sus des besoins de la survie quotidienne. À ce point, la division de la société en classes devint économiquement possible. La barbarie émergea des ruines de cette ancienne commune. Pour la première fois, la société se retrouve divisée par des rapports de propriété et les classes et l’État commencent à se former, bien que ces éléments émergent de façon graduelle en passant au travers d’une étape embryonnaire pour éventuellement se cristalliser dans la société de classe. Cette période commence il y a approximativement 10 000 ou 12 000 ans.
À l’échelle de l’Histoire, l’émergence de la société de classe fut un phénomène révolutionnaire, car elle permit de libérer une partie privilégiée de la population – une classe dirigeante – du fardeau du labeur, lui offrant le temps nécessaire pour développer l’art, la science et la culture. La société de classe, malgré son exploitation impitoyable et son inégalité, était la voie que l’humanité devait emprunter afin de pouvoir construire les conditions matérielles préalables à une future société sans classe.
C’est là l’embryon à partir duquel se développèrent les villages et les villes (comme Jéricho, qui date d’environ 7 000 ans av. J.-C.), l’écriture, l’industrie et tout ce qui jeta les fondements de ce qu’on appelle la civilisation. La période de la barbarie constitue une très grande partie de l’histoire humaine et se divise elle-même en plusieurs périodes plus ou moins distinctes. En général, elle est caractérisée par la transition du mode de production des chasseurs-cueilleurs à celui du pastoralisme et de l’agriculture – c’est-à-dire de la sauvagerie paléolithique – en passant par la barbarie néolithique, jusqu’à la barbarie supérieure de l’Âge du bronze, au seuil de la civilisation.
Ce tournant décisif, que Gordon Childe a appelé la révolution néolithique, représenta un grand bond en avant dans le développement de la capacité productive humaine et, par conséquent, de la culture. Voici ce que Childe nous en a dit : « Notre dette envers la barbarie préalphabétique est lourde. Chaque plante comestible cultivée de n’importe quelle importance a été découverte par une société barbare anonyme. » (Gordon Childe, De la Préhistoire à l’histoire.)
L’élevage commence au Moyen-Orient il y a environ 10 000 ans, et représente une révolution pour la société et la culture humaines. Les nouvelles conditions de production ont donné plus de temps aux hommes et femmes – du temps disponible pour une pensée analytique plus complexe. Une manifestation concrète en est ce nouvel art constitué de motifs géométriques, le premier exemple d’art abstrait de l’histoire. Les nouvelles conditions ont donné naissance à une nouvelle perspective sur la vie, les relations sociales et les liens qui unissent les humains au monde naturel et à l’univers, dont les secrets furent sondés d’une manière jusqu’alors inimaginable. La compréhension de la nature était alors rendue nécessaire par les besoins de l’agriculture, et cette compréhension progressa lentement à mesure que l’humanité apprenait à conquérir et à soumettre concrètement les forces hostiles de la nature – à travers un travail collectif à grande échelle.
La révolution culturelle et religieuse qui s’ensuivit est un reflet de cette grande révolution sociale – la plus grande de toute l’histoire humaine jusqu’à aujourd’hui – qui amena la dissolution de la commune primitive et établit la propriété privée des moyens de production. Et les moyens de production sont les moyens de la vie elle-même.
Pour l’agriculture, l’introduction des outils en fer fut une grande avancée. Elle permit une croissance de la population ainsi que des communautés plus grandes et plus fortes. Mais surtout, elle généra un plus grand surplus qui put être accaparé par les familles dirigeantes de la communauté. En particulier, l’introduction du fer marque un changement qualitatif dans le processus de production, car le fer est beaucoup plus efficace que le cuivre et le bronze, que ce soit pour la fabrication d’outils ou d’armes. Le fer était bien plus accessible que les vieux métaux. Pour la première fois, les armes et la guerre furent donc démocratisées. La plus importante arme de cette époque était l’épée de fer, apparue pour la première fois en Angleterre vers 5000 av. J.-C. Ainsi, tous les hommes pouvaient avoir une de ces épées. La guerre perdit donc son caractère fondamentalement aristocratique et devint un phénomène de masse.
L’utilisation de haches et de faucilles en fer transforma l’agriculture. La preuve en est qu’une acre de terre cultivable pouvait désormais assouvir les besoins de deux fois plus de personnes qu’avant. Cependant, il n’existait toujours pas de monnaie et l’économie demeurait fondée sur le troc. Le surplus produit n’était pas réinvesti puisqu’il n’existait aucune façon de le faire. Une partie du surplus était accaparé par le chef et sa famille. Une autre était utilisée dans les festins, qui occupaient un rôle central dans la société.
Un seul festin pouvait nourrir de deux à trois cents personnes. Dans les vestiges d’un de ces festins ont été retrouvés les os de douze vaches et d’un grand nombre de chèvres, de porcs et de chiens. Ces rassemblements n’étaient pas seulement l’occasion d’excès de nourriture et de boisson – ils remplissaient un rôle social et religieux important. Au cours de telles cérémonies, les gens remerciaient les dieux pour les surplus de nourriture. Ces rassemblements permettaient le mélange des clans et le règlement des affaires communales. Ces somptueux festins offraient également aux chefs les moyens d’afficher leur richesse et leur pouvoir et ainsi d’accroître le prestige de la tribu ou du clan concerné.
À partir de ces lieux de rencontre ont émergé graduellement des implantations permanentes, marchés et petits villages. L’importance de la propriété privée et de la richesse augmentaient avec l’accroissement de la productivité du travail et des surplus, lesquels représentaient une cible tentante pour les raids. Comme l’Âge de fer était une période de guerres permanentes, de querelles et de raids, les implantations étaient souvent fortifiées avec de larges terrassements, comme pour le Maiden Castle dans le Dorset et Danebury dans le Hampshire.
La guerre avait pour conséquence l’accumulation d’un grand nombre de prisonniers de guerre, dont beaucoup étaient vendus comme esclaves qui – dans la dernière période – étaient échangés avec les Romains comme des marchandises. Le géographe Strabo raconte que « ces personnes vous échangeraient un esclave contre une amphore de vin ». Des échanges commencèrent donc en périphérie de ces sociétés. À travers des échanges avec une culture plus avancée (Rome), l’argent fut graduellement introduit, les premières pièces de monnaie imitant celles des Romains.
La domination de la propriété privée signifie une concentration inédite de la richesse et du pouvoir entre les mains d’une minorité. Elle provoqua une transformation spectaculaire dans les relations entre les hommes, les femmes et leur progéniture. La question de l’héritage commence alors à acquérir une importance cruciale. En conséquence, on voit l’essor de tombes spectaculaires. En Bretagne, de telles tombes commencent à apparaître vers 3000 av. J.-C. Elles témoignent du pouvoir de la classe ou de la caste dirigeante. Elles constituent également une revendication de droits de propriété sur un territoire déterminé. Le même phénomène peut être observé dans d’autres cultures plus récentes, par exemple chez les Autochtones des plaines d’Amérique du Nord, comme le démontrent des récits détaillés datant du 18e siècle.
Nous retrouvons ici la première grande forme d’aliénation. L’humain est aliéné de sa propre essence, dans un sens double ou triple. D’abord, la propriété privée signifie l’aliénation de son produit, qui est approprié par quelqu’un d’autre. Deuxièmement, son contrôle sur sa vie et sa destinée est approprié par l’État en la personne du roi ou du pharaon. Dernier point, mais non le moindre, cette aliénation se poursuit au-delà de la vie actuelle jusque dans la mort – l’être intérieur (« l’âme ») de tout homme ou femme est approprié par les dieux de l’autre monde, la bonne volonté desquels doit être continuellement sollicitée à travers prières et sacrifices. Et tout comme les services rendus au monarque forment la base de la richesse de la classe supérieure des mandarins et des nobles, ainsi les sacrifices pour les dieux forment la base de la richesse et du pouvoir de la caste des prêtres, qui se tient entre le peuple et les dieux et déesses. Nous voyons ici la genèse de la religion organisée.
Avec la croissance de la production et les gains en productivité rendus possibles par les nouvelles formes du travail, il y eut de nouvelles transformations dans les croyances religieuses et les coutumes. Ici encore, l’être social détermine la conscience. À la place du culte des ancêtres et des tombes en pierre, individuelles et familiales, nous voyons apparaître une expression beaucoup plus ambitieuse des croyances. La construction de cercles de pierres de dimensions stupéfiantes témoigne d’une croissance impressionnante dans la population et dans la production, rendue possible par le travail collectif à grande échelle. Les racines de la civilisation se trouvent donc précisément dans la barbarie et, encore davantage, dans l’esclavage. Le développement de la barbarie se termine avec l’émergence ou bien de l’esclavage, ou bien de ce que Marx appelait « le mode de production asiatique ».
9. LE MODE DE PRODUCTION ASIATIQUE
La croissance véritablement exponentielle de la civilisation a lieu en Égypte, en Mésopotamie, dans la vallée de l’Indus, en Chine et en Perse. En d’autres mots, le développement de la société de classes coïncide avec un essor considérable des forces productives, et en conséquence, de la culture humaine, qui atteignit des sommets jamais vus auparavant. On considère aujourd’hui que les cités, ainsi que l’agriculture qui les a précédées, sont apparues simultanément en différents endroits : en Mésopotamie, dans la vallée de l’Indus et dans celle de Huang Ho, ainsi qu’en Égypte. Cela se produisit au cours du quatrième millénaire av. J.-C. En Mésopotamie du Sud, les Sumériens fondèrent Ur, Lagash, Eridu et d’autres cités-États. Ils étaient un peuple alphabète qui nous a légué des milliers de tablettes écrites en caractères cunéiformes.
Les principales caractéristiques du mode de production asiatique sont :
1) une société urbaine avec une base agraire;
2) une économie essentiellement agricole,
3) des travaux publics fréquemment (mais pas toujours) liés aux besoins en irrigation et à l’entretien et à l’extension des systèmes de canalisation et de drainage;
4) un gouvernement despotique, souvent avec un « dieu-roi » à sa tête;
5) une vaste bureaucratie;
6) un système d’exploitation basé sur la perception d’impôts;
7) la propriété commune (étatisée) de la terre.
Bien que l’esclavage existait (des prisonniers de guerre), ces sociétés n’étaient pas réellement esclavagistes. La main-d’œuvre n’était pas gratuite, et ceux qui la constituaient n’étaient pas des esclaves. Il y avait une part de coercition, mais pour l’essentiel, le contrôle social était assuré par la coutume, la tradition et la religion. La communauté servait le dieu-roi (ou reine). Elle servait le temple (cf. Israël). Celui-ci était associé à l’État et il était lui-même l’État.
Les origines de l’État se mêlent ici avec la religion et cette aura religieuse s’est maintenue jusqu’à nos jours. Les gens apprenaient à admirer l’État avec crainte et révérence, comme une force se tenant au-dessus de la société, au-dessus des hommes et des femmes ordinaires, qui doivent le servir aveuglément.
La commune rurale, la cellule de base de ces sociétés, était presque entièrement autonome. Le peu de luxe accessible à la population de fermiers de subsistance s’obtenait dans les bazars ou auprès de colporteurs vivant en marge de la société. L’argent était à peine connu. Les impôts se payaient en nature.
Il n’y avait pas de liaison entre les villages et le commerce interne était limité. La vraie cohésion venait de l’État.
Il existait une absence quasi totale de mobilité sociale, renforcée dans certains cas par un système de castes. Le groupe primait sur l’individu. Le mariage endogame prévalait, c’est-à-dire que les gens avaient tendance à se marier strictement au sein de leur classe ou de leur caste. Économiquement, ils avaient tendance à exercer la profession de leurs parents. Dans le système de caste hindou, c’est en fait obligatoire. Ce manque de mobilité et cette rigidité sociale contribuaient à lier les gens à la terre (la commune rurale).
Comme exemples de ce type de société, nous avons les Égyptiens, les Babyloniens et les Assyriens, de même que la dynastie Shang ou Yin (généralement datée autour de 1766 à 1122 av. J.-C.) qui était la première dynastie chinoise dont il existe des traces écrites; mentionnons aussi la civilisation de la vallée de l’Indus (Harappa) qui a existé entre environ 2300 et 1700 av. J.-C. en Inde. Dans un développement totalement séparé, les civilisations préhispaniques du Mexique et du Pérou, quoiqu’avec quelques variations, possèdent des caractéristiques étonnamment semblables.
Le système fiscal et d’autres méthodes d’exploitation, comme le travail obligatoire pour l’État (la corvée) sont oppressifs, mais reconnus comme inévitables et faisant partie de l’ordre naturel des choses, approuvé par la tradition ou la religion. La corvée est du travail forcé, souvent non rémunéré, qui est imposé à la population soit par un propriétaire terrien aristocrate, comme sous le féodalisme, ou, comme c’est ici le cas, par l’État. Bien que le système de corvée soit semblable à ce qui existait sous le féodalisme occidental, le système de propriété foncière n’est pas du tout le même. En fait, les dirigeants britanniques de l’Inde avaient beaucoup de difficulté à le comprendre.
Les villes apparaissent généralement le long des routes commerciales, sur les rives des fleuves, dans les oasis ou près des autres principales sources d’eau. Elles constituaient les centres administratifs et commerciaux pour les villages. On y trouvait les marchands et les artisans : les ferronniers, les charpentiers, les tisserands, les teinturiers, les maçons, etc. On y trouvait aussi les représentants locaux du pouvoir étatique, les seuls avec lesquels la masse de la population avait un contact : les fonctionnaires subalternes, les scribes et les policiers ou soldats.
Il y avait aussi des prêteurs d’argent, exigeant des taux usuraires aux paysans qui se faisaient plumer tour à tour par le percepteur d’impôt, le commerçant et l’usurier du village. Beaucoup de ces anciens éléments ont survécu jusqu’aux temps modernes dans certains pays du Moyen-Orient et d’Asie. Mais l’avènement du colonialisme a détruit le mode de production asiatique une bonne fois pour toutes. Dans tous les cas, c’était un cul-de-sac historique dans lequel plus aucun développement n’était possible.
Dans ces sociétés, les horizons intellectuels de la population étaient extrêmement limités. La force la plus puissante dans la vie de ces gens était la famille ou le clan, qui les éduquait et leur enseignait leur histoire, la religion et les traditions. Ils ne connaissaient pas grand-chose sur la politique et le monde en général. Leur seul lien avec l’État était le chef du village, qui s’occupait de la perception des impôts.
Ce qui frappe en regardant ces premières civilisations est, d’une part, leur longévité et, d’autre part, le développement extrêmement lent des forces productives et la nature extrêmement conservatrice de leur vision du monde. C’était un modèle de société essentiellement statique. Les seuls changements étaient le résultat d’invasions périodiques, par exemple par les barbares nomades des steppes (notamment les Mongols), ou de révoltes occasionnelles de paysans (comme en Chine) qui menaient à un changement de dynastie.
Cependant, la substitution d’une dynastie par une autre ne signifiait aucun changement réel. Les rapports sociaux et l’État restaient intouchés malgré tous les changements au sommet. Le résultat était toujours le même. Les envahisseurs étaient assimilés et le système en place continuait, aussi intact qu’auparavant.
Les empires s’élevaient et s’effondraient selon un processus continu de fusion et de fission. Mais au travers de tous ces changements politiques et militaires, rien de fondamental ne changeait pour la paysannerie à la base. La vie continuait sa routine apparemment éternelle (et orchestrée par les dieux). L’idée asiatique d’un cycle sans fin dans la religion est un reflet de cet état des choses. À la base, nous trouvons l’ancienne commune rurale fondée sur une agriculture de subsistance qui a survécu pratiquement inchangée pendant des millénaires. Étant essentiellement agricole, le rythme de la vie de ces paysans était dominé par le cycle éternel des saisons, les crues annuelles du Nil, etc.
Ces dernières années, il y a eu beaucoup de bruit dans les cercles intellectuels et quasi marxistes sur le mode de production asiatique. Mais bien que Marx en ait parlé, il l’a fait seulement à quelques rares occasions et généralement en aparté. Il n’a jamais élaboré ses idées là-dessus; ce qu’il aurait certainement fait s’il l’avait considéré important. La raison pour laquelle il n’a jamais pris le temps de le faire est que le mode de production asiatique constituait une impasse historique, comparable aux hommes de Néandertal dans l’évolution humaine. Il s’agissait d’une forme de société qui, en dépit de ses réalisations, ne contenait fondamentalement pas en son sein les germes pour un développement futur. Ceux-ci ont été plantés ailleurs : dans les sols de la Grèce et de Rome.
10. L’ESCLAVAGISME
La société grecque a pris naissance dans des conditions différentes de celles des premières civilisations. Les petites cités-États de la Grèce ne disposaient pas de vastes étendues de terres cultivables comme celles des grandes plaines du Nil ou de la vallée de l’Indus et de la Mésopotamie. Enclavées dans des chaînes de montagnes arides, elles faisaient face à la mer et ce fait détermina le cours entier de leur développement. Mal adaptées pour l’agriculture ou l’industrie, elles ont été poussées en direction de la mer, devenant une nation commerçante et un intermédiaire, comme le firent les Phéniciens auparavant.
La Grèce ancienne avait une structure socio-économique différente et en conséquence un esprit et une vision du monde différents des premières sociétés d’Égypte et de Mésopotamie. Hegel disait qu’en Orient, l’esprit dominant était celui de la liberté pour l’Élu (c’est-à-dire pour le dirigeant, le dieu-roi). Mais en Grèce, c’était la liberté pour le plus grand nombre, c’est-à-dire, la liberté pour les citoyens d’Athènes qui n’étaient pas esclaves. Mais les esclaves, qui effectuaient la majeure partie du travail, n’avaient aucun droit. Les femmes ou les étrangers n’en avaient pas non plus.
Pour les citoyens libres, Athènes constituait une démocratie très avancée. Ce nouvel esprit, imprégné d’humanité et d’individualisme, a influencé l’art, la religion et la philosophie grecs, qui étaient qualitativement différents de ceux d’Égypte et de Mésopotamie. Quand Athènes était la maîtresse de toute la Grèce, elle n’avait ni trésorerie ni système ordinaire d’imposition. C’était complètement différent du système asiatique en Perse et chez les autres anciennes civilisations. Mais, en fin de compte, tout reposait sur le travail des esclaves, qui étaient eux-mêmes propriété privée.
La principale division dans la société était entre les hommes libres et les esclaves. Les citoyens libres ne payaient habituellement pas d’impôts, lesquels étaient considérés comme dégradants (tout comme le travail manuel). Cependant, il existait aussi une lutte des classes amère dans la société grecque, caractérisée par une nette division entre les classes fondée sur la propriété. Les esclaves, en tant que biens meubles pouvant être achetés et vendus, étaient des objets productifs. Le terme romain pour un esclave était instrumentum vocale, « outil doté de la parole ». C’est une façon assez claire de dire les choses, et en dépit de tous les changements depuis les 2 000 dernières années, la situation réelle de l’esclave salarié moderne n’a pas fondamentalement évolué.
On pourrait objecter que la Grèce et Rome étaient basées sur l’esclavage, qui est une institution inhumaine et répugnante. Mais les marxistes ne peuvent pas regarder l’histoire du point de vue de la morale. Il n’existe pas une chose telle qu’une morale supra-historique, détachée de tout contexte. Chaque société a sa propres morale, religion, culture, etc. qui correspond à un certain niveau de développement donné et, au moins durant la période que nous appelons « civilisation », aussi aux intérêts d’une classe particulière.
On ne peut pas déterminer qu’une guerre particulière ait été bonne, mauvaise ou neutre à partir du nombre de victimes et encore moins d’un point de vue moral abstrait. On peut très bien condamner les guerres en général, mais une chose ne peut être niée : tout au long de l’histoire de l’humanité, toutes les questions sérieuses ont été en fin de compte résolues de cette façon. C’est le cas des conflits entre les nations (les guerres) comme des conflits entre les classes (les révolutions).
Notre opinion sur un type particulier de société et sa culture ne peut pas être déterminée par des considérations morales. Ce qui détermine si une formation socio-économique donnée est historiquement progressiste ou non est en premier lieu sa capacité à développer les forces productives – la véritable base matérielle sur laquelle toute culture humaine naît et se développe.
Hegel, ce penseur incroyablement profond, écrivait : « L’humanité ne s’est pas tant affranchie de l’esclavage qu’à travers l’esclavage. » (Leçons sur la philosophie de l’histoire). Malgré son caractère monstrueusement oppressif, l’esclavage marqua un progrès dans la mesure où il permit un développement plus poussé de la puissance productive de la société. Nous devons toutes les belles réalisations de la science moderne à la Grèce et à Rome – c’est-à-dire, en fin de compte, au travail des esclaves.
Les Romains ont utilisé la force brute pour soumettre d’autres peuples, vendu des cités entières en esclavage, massacré des milliers de prisonniers de guerre pour le divertissement dans des amphithéâtres publics et introduit des méthodes d’exécution aussi raffinées que la crucifixion. Voilà qui est parfaitement vrai. Cela nous apparaît comme une aberration monstrueuse. Pourtant, si l’on réfléchit aux origines de notre civilisation moderne, notre culture, notre littérature, notre architecture, notre médecine, notre science, notre philosophie et même, dans beaucoup de cas, notre langue, la réponse est : de la Grèce et de Rome.
11. LE DÉCLIN DE LA SOCIÉTÉ ESCLAVAGISTE
L’esclavage contient une contradiction interne qui a mené à sa destruction. Bien que le travail d’un esclave seul n’était pas très productif (les esclaves doivent être forcés à travailler), le regroupement d’un grand nombre d’esclaves, comme dans les mines et les latifundia (grands domaines agricoles) de Rome dans la dernière période de la République et de l’Empire, produisait un surplus considérable. À l’apogée de l’Empire, les esclaves étaient nombreux et bon marché et les guerres menées par Rome étaient fondamentalement des chasses à l’esclave à une très grande échelle.
Mais à un certain stade, ce système a atteint ses limites et il est alors entré dans une longue période de déclin. Puisque l’esclavage est seulement productif lorsqu’il est employé à grande échelle, il nécessite un approvisionnement abondant d’esclaves à bas prix. Mais les esclaves se reproduisent très lentement en captivité et donc le seul moyen de garantir un approvisionnement suffisant en esclaves est la guerre continuelle. Une fois que l’Empire eut atteint les limites de son expansion sous Hadrien, cela devint de plus en plus difficile.
Les débuts d’une crise à Rome peuvent déjà être observés dans la période tardive de la République, une période caractérisée par des bouleversements sociaux et politiques aigus et des guerres de classes. Depuis ses tout débuts, une violente lutte entre riches et pauvres se déroulait à Rome. Il existe des témoignages détaillés dans les écrits de Livy et d’autres sur les luttes entre les plébéiens et les patriciens qui se sont réglés avec un compromis précaire. À une période ultérieure, après que Rome soit devenue maîtresse de la Méditerranée par la défaite de sa plus puissante rivale, Carthage, survient une lutte qui visait essentiellement le partage du butin.
Tiberius Gracchus demandait à ce que la richesse de Rome soit répartie entre ses citoyens libres. Son but était de faire de l’Italie une république de petits fermiers et non d’esclaves, mais il fut défait par les nobles et les propriétaires d’esclaves. À long terme, cela s’est avéré être un désastre pour Rome. Les paysans ruinés – la colonne vertébrale de la République et de son armée – ont afflué vers Rome où ils ont formé un lumpenprolétariat, une classe non productive, vivant aux crochets de l’État. Bien que rancuniers envers les riches, ils partageaient néanmoins un intérêt commun dans l’exploitation des esclaves, la seule classe réellement productive dans la période de la République et de l’Empire.
Le grand soulèvement d’esclaves sous Spartacus est un épisode glorieux de l’histoire antique. Le spectacle de ces gens terriblement opprimés se soulevant, les armes aux mains, et infligeant défaite après défaite aux armées de la plus grande puissance mondiale constitue l’un des événements les plus incroyables de l’histoire. S’ils avaient réussi à renverser l’État romain, le cours de l’histoire aurait été significativement altéré.
La raison fondamentale pour laquelle Spartacus a finalement échoué est le fait que les esclaves ne se soient pas liés avec le prolétariat des villes. Aussi longtemps que ce dernier continuait de soutenir l’État, la victoire des esclaves était impossible. Cependant, le prolétariat romain, contrairement au prolétariat moderne, n’était pas une classe productive, mais purement parasitaire, vivant du travail des esclaves et dépendante de ses maîtres. L’échec de la révolution romaine découle de ce fait.
La défaite des esclaves a mené directement à la ruine de l’État romain. En l’absence d’une paysannerie libre, l’État était obligé de compter sur une armée de mercenaires pour livrer ses guerres. L’impasse dans la lutte des classes a produit une situation similaire au phénomène plus moderne du bonapartisme. Cet équivalent romain s’appelle le césarisme.
Le légionnaire romain n’était plus loyal à la République, mais à son commandant – l’homme qui lui garantissait sa paye, son butin et une parcelle de terre pour sa retraite. La dernière période de la République est caractérisée par une intensification de la lutte entre les classes dans laquelle aucun camp n’est capable de remporter une victoire décisive. En conséquence, l’État (que Lénine décrivait comme des « détachements spéciaux d’hommes armés ») commença à gagner une indépendance croissante, à s’élever au-dessus de la société et à apparaître comme l’arbitre suprême dans les luttes de pouvoir continues à Rome.
Toute une série d’aventuriers militaires apparut : Marius, Crassus, Pompée et finalement Jules César, un général brillant, un politicien intelligent et un homme d’affaires rusé qui a essentiellement mis fin à la République tout en prétendant la défendre. Son prestige renforcé par ses succès militaires en Gaule, Espagne et Bretagne, il entreprit de concentrer tout le pouvoir entre ses mains. Bien qu’il fût assassiné par une faction conservatrice qui espérait ainsi préserver la République, le vieux régime était condamné.
Après la défaite de Brutus et des autres par le triumvirat, la République fut formellement reconnue et cette imposture fut entretenue par le premier empereur, Auguste. Le titre même « d’empereur » (imperator en latin) est un titre militaire, inventé pour éviter le titre de « roi » qui était trop choquant pour les oreilles républicaines. Mais il était un roi en tout, sauf en nom.
Les formes de la vieille République ont survécu longtemps après. Mais elles n’étaient que cela : des formes creuses sans contenu, une enveloppe vide qui pouvait en fin de compte être emportée au premier coup de vent. Le Sénat était dépourvu de tout pouvoir réel et de toute autorité. Jules César avait choqué l’opinion publique respectable en faisant d’un Gaulois un membre du Sénat. Caligula est allé considérablement plus loin en faisant de son cheval un sénateur. Personne n’y a rien vu de mal et si c’était le cas, ils se sont bien gardés de le faire savoir.
Il arrive souvent dans l’histoire que des institutions obsolètes survivent longtemps après que leur raison d’être ait disparu. Elles traînent une existence misérable, comme un vieil homme décrépit s’accrochant à la vie, jusqu’à ce qu’une révolution les balaie. Le déclin de l’Empire romain a duré presque quatre siècles. Ce ne fut pas un processus continu. Il y eut des périodes de regain et même de gloire, mais la trajectoire générale était descendante.
Pendant de telles périodes, il règne un sentiment de malaise généralisé. L’humeur prédominante en est une de scepticisme, de manque de confiance et de pessimisme envers l’avenir. Les vieilles traditions, la morale et la religion – toutes ces choses qui agissent comme un puissant ciment qui unit la société – perdent de leur crédibilité. Les gens cherchent de nouveaux dieux. Dans sa période de déclin, Rome a été submergée par une épidémie de sectes religieuses venue de l’Est. Le christianisme n’était qu’une d’entre elles, et bien que finalement victorieux, il avait de nombreux rivaux comme le culte de Mithra.
Lorsque les gens sentent que le monde dans lequel ils vivent est en train de chanceler, qu’ils ont perdu tout contrôle sur leur existence et que leurs vies et destinées sont déterminées par des forces invisibles, c’est alors que les tendances mystiques et irrationnelles prennent le dessus. Les gens se mettent à croire que la fin du monde est proche. Les premiers chrétiens y croyaient avec ferveur, mais beaucoup d’autres le soupçonnaient aussi. En réalité, ce qui arrivait à une fin n’était pas le monde, mais seulement une forme de société : la société esclavagiste. Le succès du christianisme venait du fait qu’il rejoignait l’humeur générale. Le monde était mauvais et empli de péché. Il était nécessaire de tourner le dos au monde et à ses œuvres et de se préparer à une autre vie après la mort.
12. POURQUOI LES BARBARES ONT TRIOMPHÉ
Avant que les barbares ne l’envahissent, toute la structure de l’Empire romain était sur le point de s’effondrer, non seulement économiquement, mais aussi moralement et spirituellement. Il n’est donc pas surprenant que les esclaves et les sections les plus pauvres de la société aient accueilli les barbares comme des libérateurs.
Ceux-ci ont simplement achevé un travail qui avait déjà été bien préparé en amont. Les invasions barbares constituent un accident ayant permis d’exprimer une nécessité historique.
Une fois que l’Empire a atteint ses limites et que les contradictions inhérentes à l’esclavage ont commencé à s’affirmer, Rome est entrée dans une longue période de déclin qui a duré des siècles, jusqu’à ce qu’elle soit finalement envahie par les barbares. Les migrations de masses qui ont entraîné la chute de l’Empire étaient un phénomène courant chez les peuples nomades pastoraux de l’Antiquité et survenaient pour diverses raisons, notamment la pression sur les pâturages due à la croissance de la population et les changements climatiques.
Des vagues successives de barbares ont déferlé de l’Est : Goths, Visigoths, Ostrogoths, Alains, Lombards, Suèves, Alamans, Burgondes, Francs, Thuringiens, Frisons, Hérules, Gépides, Angles, Saxons, Jutes, Huns et Magyars se sont frayé un chemin en Europe. L’éternel et tout-puissant Empire fut réduit en cendres. L’Empire s’est effondré avec une rapidité remarquable sous la pression des barbares.
Le déclin de l’économie esclavagiste, la nature monstrueusement oppressive de l’Empire, avec sa bureaucratie hypertrophiée et ses collecteurs d’impôts prédateurs, étaient déjà en train de saper le système entier. Il existait déjà un mouvement régulier vers la campagne où les bases étaient déjà posées pour le développement d’un mode de production différent : le féodalisme. Les barbares ont simplement donné le coup de grâce à un système pourri et moribond. L’édifice entier était chancelant et ils lui ont simplement donné un dernier et violent coup.
Dans le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels écrivaient : « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. » (Je souligne, AW)
Ce qui est arrivé à l’Empire romain est une illustration saisissante de cette dernière variante. L’incapacité des classes opprimées de la société romaine à s’unir pour renverser le brutal État esclavagiste a conduit à un épuisement interne et à une longue et douloureuse période de déclin social, économique et culturel, qui a pavé la voie aux barbares.
L’effet immédiat de l’offensive barbare a été d’éradiquer la civilisation et de faire reculer la société et la pensée humaine pendant mille ans. Les forces productives subirent une violente interruption. Les villes furent détruites ou abandonnées. Les envahisseurs étaient des peuples agricoles et ne connaissaient rien des villes. Les barbares étaient en général hostiles envers les villes et leurs habitants (une attitude assez courante parmi les paysans à toutes les époques). Ce processus de dévastation, de viol et de pillage s’est poursuivi pendant des siècles, laissant derrière lui un terrible héritage de sous-développement que nous appelons l’Âge des ténèbres.
Pourtant, même si les barbares avaient réussi à conquérir les Romains, ils furent eux-mêmes assez vite assimilés; ils ont même perdu leur propre langue et finalement adopté un dialecte du latin. Ainsi, les Francs, qui ont donné leur nom à la France moderne, étaient une tribu germanique parlant une langue liée à l’allemand moderne. La même chose se produit chez les tribus germaniques qui ont envahi l’Espagne et l’Italie. C’est ce qui arrive normalement lorsqu’un peuple plus arriéré économiquement et culturellement conquiert une nation plus avancée. Il se produit exactement la même chose plus tard aux hordes mongoles qui conquirent l’Inde. Elles furent assimilées par la culture hindoue plus avancée et finirent par fonder une nouvelle dynastie indienne : les Moghols.
13. LE FÉODALISME
L’émergence du système féodal après la chute de Rome fut accompagnée d’une longue période de stagnation culturelle dans toute l’Europe au nord des Pyrénées. À l’exception de deux inventions, soit les moulins à eau et à vent, il n’y eut pas de véritable avancée technologique pendant plus de mille ans. Un millénaire après la chute de Rome, les seules routes décentes restaient celles construites par les Romains. En d’autres termes, la culture connaissait une éclipse complète. Cela s’explique par l’effondrement des forces productives dont dépend en fin de compte le développement de la culture. Voilà ce que l’on entend par une trajectoire descendante de l’histoire. Et que personne ne s’imagine qu’un tel phénomène ne pourrait se reproduire.
Les invasions barbares, les guerres et les épidémies faisaient en sorte que le progrès était ponctué par des périodes de régression. Mais éventuellement, les conditions chaotiques qui coïncidaient avec la chute de Rome furent remplacées par un nouvel équilibre : le féodalisme. Le déclin de l’Empire romain causa un déclin marqué de la vie urbaine à travers l’Europe. Les envahisseurs barbares furent graduellement absorbés et vers le Xe siècle, l’Europe entama lentement une nouvelle période d’ascension.
Bien sûr, cette constatation revêt un caractère relatif. La culture n’a pas retrouvé un niveau comparable à celui atteint durant l’Antiquité avant le commencement de la Renaissance, à la fin du XIVe siècle et au XVe siècle. L’enseignement et la science étaient alors strictement subordonnés à l’autorité de l’Église. L’énergie des hommes était absorbée soit par la guerre constante, soit par les rêveries religieuses, mais graduellement, la spirale vers le bas s’est arrêtée pour être remplacée par une longue pente ascendante.
La fermeture des voies de communication provoqua un effondrement du commerce. L’économie monétaire fut ébranlée et graduellement remplacée par le troc. Au lieu de l’économie internationale intégrée du système esclavagiste existant sous l’Empire, on eut la prolifération de petites communautés agricoles isolées.
Les bases du féodalisme étaient déjà présentes dans la société romaine, quand les esclaves étaient émancipés et transformés en colons attachés à la terre, qui devinrent ensuite des serfs. Ce processus, qui est survenu à différents moments en différentes formes dans différents pays, fut accéléré par les invasions barbares. Les seigneurs de guerre germaniques devinrent les seigneurs des territoires conquis et de leurs habitants, leur offrant la protection militaire et un certain degré de sécurité en échange de l’appropriation du travail des serfs.
Aux débuts du féodalisme, l’atomisation de la noblesse permettait l’existence de monarchies relativement fortes, mais le pouvoir royal s’est ensuite retrouvé confronté à de puissants domaines capables de le défier et de le détrôner. Les barons possédaient leurs propres armées féodales, qu’ils menaient régulièrement à la guerre les uns contre les autres et aussi contre le roi.
Le système féodal européen était largement décentralisé. Le pouvoir de la monarchie se voyait limité par l’aristocratie. Le pouvoir central était habituellement faible. Le centre de gravité du seigneur féodal, la base de son pouvoir, était son manoir et son domaine. Le pouvoir d’État était faible et la bureaucratie inexistante. Cette faiblesse du centre est ce qui a permis plus tard l’indépendance des bourgs (chartes royales), et l’émergence de la bourgeoisie en tant que classe distincte.
L’idéalisation romantique du Moyen Âge est fondée sur un mythe. C’était une période sanglante et convulsive, caractérisée par une grande cruauté et une grande barbarie et que Marx et Engels ont qualifiée de brutale manifestation de force. Les Croisades furent caractérisées par une malice et une inhumanité inhabituelles. Les invasions germaniques de l’Italie étaient des exercices futiles.
La fin du Moyen Âge fut une époque trouble, caractérisée par des convulsions continues, des guerres et des guerres civiles – tout comme l’époque dans laquelle nous vivons présentement. En pratique, le vieil ordre des choses était déjà mort. Même s’il semblait se tenir sur ses pieds avec défiance, son existence n’était plus perçue comme quelque chose de normal, quelque chose d’inévitable qu’il fallait accepter.
Pendant un siècle, l’Angleterre et la France furent engagées dans une guerre sanglante qui réduit une grande partie de la France à l’état de ruine. La bataille d’Azincourt fut la dernière et la plus sanglante bataille du Moyen Âge. Ici, essentiellement, deux systèmes s’affrontaient sur le champ de bataille : l’ancien ordre militaire féodal, basé sur la noblesse et les idéaux de chevalerie et de service, s’est fracassé contre une nouvelle armée de mercenaires fondée sur le travail salarié.
La noblesse française fut décimée, honteusement vaincue par une force composée de roturiers mercenaires. Dans les 90 premières minutes, 8 000 représentants de la crème de l’aristocratie française furent massacrés et 1 200 furent faits prisonniers. À la fin de cette journée, ce n’était pas que la totalité de la noblesse française qui gisait dans son propre sang, mourante, sur le champ de bataille, mais l’ordre féodal lui-même.
Cela eut d’importantes conséquences politiques et sociales. À partir de ce moment, l’emprise de la noblesse française sur le pouvoir commença à faiblir. Lorsque les Anglais furent chassés de France, ce fut par un soulèvement populaire dirigé par une jeune paysanne, Jeanne d’Arc. Au milieu de leurs vies en ruine, du chaos et de la violence, les Français prirent conscience de leur identité nationale et agirent en conséquence. Les bourgeois commencèrent à revendiquer leurs droits et leurs chartes, et un nouveau pouvoir central monarchique, s’appuyant sur la bourgeoisie et le peuple, commença à saisir les rênes du pouvoir, forgeant un État national duquel la France moderne émergea finalement.
14. LA PESTE NOIRE
Lorsqu’un système socio-économique donné entre en état de crise et de déclin, cela se reflète non seulement dans la stagnation des forces productives, mais à tous les niveaux. Le déclin du féodalisme était une époque où la vie intellectuelle était morte ou mourante. L’emprise de l’Église paralysait toutes les initiatives culturelles ou scientifiques.
La structure féodale se basait sur une pyramide dans laquelle Dieu et le Roi trônaient au sommet d’une hiérarchie complexe, dans laquelle chaque segment était lié aux autres par de soi-disant devoirs. En théorie, les seigneurs féodaux « protégeaient » les paysans, qui, en échange, plaçaient de la nourriture sur leur table et des vêtements sur leurs dos, les nourrissaient et leur permettaient de vivre une vie de luxe et d’oisiveté; les prêtres priaient pour leur âme, les chevaliers les protégeaient, et ainsi de suite.
Ce système a survécu pendant longtemps. En Europe, il est resté en place pendant approximativement mille ans : de près de la seconde moitié du Ve siècle jusqu’à la seconde moitié du XVe siècle environ. Mais vers le XIIIe siècle, le féodalisme atteignait déjà ses limites en Angleterre et dans d’autres pays. La croissance de la population plaçait le système entier sous une pression colossale. Les terres marginales devaient être mises en culture et une importante partie de la population peinait tout juste à survivre sur de minuscules lopins de terre.
Le système était au bord du précipice, dans une situation où toute la structure risquait de s’écrouler sous l’impact d’un choc extérieur suffisamment puissant. Justement, le choc aurait difficilement pu être plus puissant. Les ravages de la peste noire, qui a tué entre le tiers et la moitié de la population européenne, ont mis en lumière l’injustice et la misère, l’ignorance et la noirceur intellectuelle et spirituelle du XIVe siècle.
Il est maintenant généralement admis que la peste noire a joué un rôle important dans la chute du féodalisme. Cela était particulièrement évident dans le cas de l’Angleterre. Après avoir tué la moitié de la population de l’Europe, la peste atteint les îles britanniques en été en 1348. Au fur et à mesure que la maladie se répandait dans les villages de l’Angleterre rurale, la population était décimée. Des familles entières, parfois même des villages entiers, furent rayés de la carte. Tout comme en Europe continentale, près de la moitié de la population perdit la vie. Cependant, ceux qui réussirent à survivre se sont fréquemment retrouvés en possession d’importantes quantités de terres. Une nouvelle classe de paysans riches était en formation.
Les colossales pertes humaines menèrent à une pénurie extrême de main-d’œuvre. Il n’y avait simplement pas assez de laboureurs pour récolter les moissons ou d’artisans pour remplir toutes les autres fonctions nécessaires. Cette situation a préparé une profonde transformation de la société. Conscients de leur force, les paysans revendiquaient, et obtenaient de meilleurs salaires et une réduction de leurs loyers. Si le seigneur refusait de satisfaire leurs demandes, ils n’avaient qu’à partir et aller trouver un nouveau maître qui était prêt à le faire. Quelques villages furent ainsi carrément laissés à l’abandon.
Les anciens liens furent d’abord desserrés, puis brisés. Alors que les paysans se libéraient du joug des obligations féodales, plusieurs d’entre eux se dirigèrent vers les villes pour y chercher fortune. Cela entraîna en retour un développement accru des bourgs et, conséquemment, la montée de la bourgeoisie. En 1349, le roi Édouard III approuva ce qui fut sans doute la première politique salariale de l’histoire humaine : le Statut des travailleurs. Celui-ci décrétait que les salaires devaient être maintenus aux anciens niveaux. Mais dès le départ la loi ne pouvait pas être appliquée. Les lois de l’offre et de la demande étaient déjà plus puissantes que n’importe quel décret royal.
On voyait partout un nouvel esprit de rébellion. La vieille autorité était déjà décrédibilisée et remise en question. Toute la structure pourrissante était alors sur le point de s’écrouler. Il semblait qu’une bonne poussée pouvait l’achever. En France, cette période fut marquée par une série de révoltes paysannes, les jacqueries. Le soulèvement paysan de 1381 en Angleterre s’est révélé encore plus sévère lorsque des rebelles ont occupé Londres et tenu le roi en otage pour un moment. Mais en fin de compte ces révoltes étaient vouées à l’échec.
Ces soulèvements n’étaient, en fait, que l’anticipation prématurée de la révolution bourgeoise à une époque où les conditions n’étaient pas encore tout à fait mûres pour celle-ci. Ils exprimaient le cul-de-sac du féodalisme et le profond mécontentement des masses. Mais ils ne pouvaient pas offrir d’autres solutions. En conséquence, le système féodal, bien que substantiellement modifié, a survécu pour un temps, présentant tous les symptômes d’un ordre social malade et en déclin. La dernière période du Moyen Âge fut une époque trouble, marquée par des convulsions continues, des guerres et des guerres civiles – tout comme notre époque.
Le sentiment que la fin du monde est imminente est propre à toute période historique marquée par le déclin irréversible de son système socio-économique. C’était une époque à laquelle des hommes prenaient la route, nu-pieds et vêtus de lambeaux, se flagellant jusqu’au sang. Ces sectes attendaient la fin du monde, qu’elles sentaient approcher à tout moment.
Finalement, ce n’est pas la fin du monde qui s’est produite, mais celle du féodalisme et ce n’est pas le nouveau millénaire qui émergeait, mais le système capitaliste. Mais il n’était pas possible de comprendre cela. Une chose était claire pour tout le monde : l’Ancien Monde était dans un état de décomposition rapide et inéluctable. Les hommes et les femmes étaient déchirés par des tendances contradictoires. Leurs croyances avaient été brisées et ils se retrouvaient laissés pour compte dans un monde froid, inhumain, hostile et incompréhensible.
15. LA MONTÉE DE LA BOURGEOISIE
Toutes les anciennes certitudes avaient été renversées. C’était comme si les charnières du monde avaient sauté, avec pour résultat une turbulence et une incertitude terrifiantes. Vers la moitié du XVe siècle, l’ancien système de croyances commença à s’effriter. Les gens ne se tournaient plus vers l’Église en quête de salut, de confort et de consolation. Au lieu, des tensions religieuses surgirent sous différentes formes et servaient de semblant à des conflits politiques et sociaux.
Les paysans défiaient les anciennes lois et restrictions, exigeant la liberté de mouvement et faisant valoir ce droit en migrant vers les villes sans permission. Les chroniques de cette époque décrivent l’irritation des seigneurs face au refus des ouvriers agricoles d’obéir à leurs ordres. Des grèves ont même été recensées.
Dans toute cette noirceur, des forces inédites s’agitaient, annonçant la naissance prochaine d’un nouveau pouvoir et d’une nouvelle civilisation en gestation dans le ventre de l’ancienne société. Le développement du commerce et des bourgs entraîna avec lui la montée d’une nouvelle classe aspirante, la bourgeoisie, qui commença à jouer des coudes avec les classes dominantes féodales, soit la noblesse et le clergé, pour accaparer des postes et du pouvoir. La naissance d’une société nouvelle fut annoncée dans les arts et la littérature par l’émergence de nouvelles tendances tout le long du siècle qui suivit. En pratique, l’ordre ancien était déjà mort. Même s’il semblait se tenir sur ses pieds avec défiance, son existence n’était plus perçue comme quelque chose de normal, qui devait être acceptée parce qu’inévitable. La perception générale (ou plutôt le sentiment) que la fin du monde approchait n’était pas erronée. Seulement, ce n’est pas la fin du monde qui était imminente, mais celle du système féodal.
Le développement des bourgs, véritables petits îlots de capitalisme dans un océan de féodalisme, affaiblissait graduellement l’ordre ancien. La nouvelle économie monétarisée, qui apparaissait en marge de la société, attaquait les fondations de l’économie féodale. Les vieilles restrictions féodales constituaient maintenant des charges insoutenables, des barrières au progrès qu’on ne pouvait plus tolérer. Elles devaient être détruites, et elles furent détruites. Mais la bourgeoisie n’a pas remporté la victoire d’un seul coup. En effet, une longue période a été nécessaire pour que cette dernière puisse arriver à la victoire finale sur l’ordre ancien. Ce n’est que graduellement qu’on a vu apparaître une nouvelle étincelle de vie dans les bourgs.
Le lent regain du commerce permit l’essor de la bourgeoisie et la renaissance des bourgs, particulièrement dans les Flandres, en Hollande, et dans le nord de l’Italie. De nouvelles idées ont alors commencé à faire leur apparition. Suite à la chute de Constantinople aux mains des Turcs (1453), il y eut un regain d’intérêt pour les idées et les arts de l’Antiquité classique. De nouvelles formes d’art firent leur apparition en Italie et dans les Pays-Bas. Le Décaméron de Boccaccio peut, par exemple, être considéré comme le tout premier roman moderne. En Angleterre, les écrits de Chaucer débordent de vie et de couleur, reflétant un nouvel esprit dans les arts. La Renaissance faisait ses premiers pas hésitants. Graduellement, du chaos, un nouvel ordre voyait le jour.
16. LA RÉFORME
Au XIVe siècle, le capitalisme était bien établi en Europe. Les Pays-Bas étaient devenus la manufacture du continent et le commerce fleurissait sur les rives du Rhin. Les villes du nord de l’Italie constituaient un important moteur pour la croissance économique et commerciale, ouvrant de nouvelles routes commerciales vers Byzance et vers l’Orient. Du Ve au XIIe siècle, l’Europe se composait essentiellement d’économies isolées. Plus maintenant! La découverte des Amériques, le contournement du cap de Bonne-Espérance et l’expansion générale du commerce ont donné un élan non seulement à la création de richesse, mais aussi au développement de l’esprit humain.
Dans de telles conditions, l’ancienne stagnation intellectuelle n’était plus possible. L’herbe avait été coupée sous le pied des conservateurs et des réactionnaires, comme Marx et Engels l’expliquent dans le Manifeste du Parti communiste :
« La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution. »
Ce n’est pas par hasard si la montée de la bourgeoisie en Italie, en Hollande, en Angleterre et plus tard en France s’est accompagnée d’un fleurissement exceptionnel de la culture, des arts et de la science. La révolution, comme le dit Trotsky, a toujours été la force motrice de l’histoire. Dans les pays où les révolutions bourgeoises des XVIIe et XVIIIe siècles furent victorieuses, le développement des forces productives et de la technologie a été accompagné d’un développement parallèle de la philosophie, ce qui a miné à tout jamais la domination idéologique de l’Église.
À l’époque de la montée de la bourgeoisie, alors que le capitalisme représentait encore une force progressiste dans l’histoire, les premiers idéologues appartenant à cette classe ont eu à combattre avec acharnement les bastions idéologiques du féodalisme, à commencer par l’Église catholique. Avant de s’attaquer aux seigneurs féodaux, la bourgeoisie devait détruire les défenses philosophiques et religieuses érigées pour protéger le système féodal autour de l’Église catholique et de son bras armé : l’Inquisition. Cette révolution fut anticipée par la révolte de Martin Luther contre l’autorité de l’Église.
Au cours des XIVe et XVe siècles, l’Allemagne cessa d’être une économie entièrement agraire, permettant ainsi le développement de nouvelles classes sociales qui entraient en conflit avec la hiérarchie féodale traditionnelle. Les attaques de Luther contre l’Église catholique romaine furent l’étincelle qui embrasa la révolution. Les bourgeois et la petite noblesse cherchaient à briser le pouvoir du clergé, à se libérer du joug de Rome et, enfin, à réaliser un profit personnel en confisquant la propriété de l’Église.
Mais dans les profondeurs de la société féodale, d’autres forces élémentaires commençaient à s’agiter. Lorsque les idées de liberté chrétienne et les semonces de Luther contre l’Église eurent capté l’attention des paysans allemands, elles ont servi de puissant stimulus pour la rage réprimée des masses qui subissaient en silence depuis longtemps l’oppression des seigneurs féodaux. Ils se soulevèrent alors pour abattre une vengeance terrible sur leurs oppresseurs.
Débutant en 1524, la guerre des Paysans s’est répandue à travers les régions germaniques du Saint-Empire romain en 1525 jusqu’à sa répression en 1526. Ce qui s’est produit par la suite a été répété maintes fois dans l’histoire subséquente. Confronté aux conséquences de ses idées révolutionnaires, Luther devait choisir un camp, et il prit le parti des bourgeois, de la noblesse et des princes pour écraser les paysans.
Les paysans trouvèrent un meilleur chef dans la figure de Thomas Müntzer. Alors que Luther prêchait une résistance pacifique, Müntzer s’attaquait aux prêtres dans de violents sermons, appelant le peuple à prendre les armes. Tout comme Luther, il citait la Bible pour justifier ses actes : « Le Christ ne dit-il pas, ‘’Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive’’? »
L’aile la plus radicale du mouvement était composée des anabaptistes, qui commençaient déjà à remettre en question la propriété privée, se basant sur le modèle du communisme primitif des premières sectes chrétiennes évoquées dans les Actes des Apôtres. Müntzer maintenait que la Bible n’était pas infaillible, que l’Esprit saint pouvait communiquer directement par le don de la raison.
Luther, horrifié par ce discours, écrivit alors son célèbre pamphlet Contre les hordes de paysans voleurs. La révolte fut écrasée avec une barbarie inqualifiable, qui ramena l’Allemagne plusieurs siècles en arrière. Mais la vague de révolte bourgeoise, qui se reflétait par la montée du protestantisme, était désormais irrésistible.
Les contrées où la nouvelle société fut tuée dans l’œuf par les forces féodales réactionnaires furent condamnées au cauchemar d’une longue et humiliante dégénérescence. L’exemple de l’Espagne est le plus explicite à cet effet.
17. LA RÉVOLUTION BOURGEOISE
La première révolution bourgeoise prit la forme d’une révolte nationale des
Pays-Bas contre le règne oppressif de l’Espagne catholique. Afin d’assurer leur succès, les riches bourgeois néerlandais se sont appuyés sur les hommes sans propriété : les courageux desperados issus pour la plupart des couches les plus pauvres de la société. Les troupes de choc de la révolution hollandaise étaient d’ailleurs surnommées avec mépris par leurs ennemis les « gueux de la mer ».
Cette description n’était, au final, pas complètement inexacte. Ils étaient de pauvres artisans, agriculteurs, pêcheurs, sans-abris et dépossédés – tous ceux considérés comme la lie de la société, mais enflammés par le fanatisme calviniste, ils infligeaient une défaite après l’autre à la puissance espagnole. C’est ce qui permit l’avènement de la République flamande et de la Hollande bourgeoise, moderne et prospère.
Le prochain épisode de la révolution bourgeoise allait se montrer encore plus significatif et lourd de conséquences. La Révolution anglaise du XVIIe siècle prit la forme d’une guerre civile. Elle s’est exprimée à travers une dualité des pouvoirs : le pouvoir royal, soutenu par les classes privilégiées ou les éléments les plus favorisés de ces classes – les aristocrates et les évêques, établis à Oxford – s’est confronté à la bourgeoisie et les petits propriétaires terriens et les masses plébéiennes, établis autour de Londres.
La Révolution anglaise n’a été victorieuse que lorsqu’Oliver Cromwell, s’appuyant sur les éléments les plus radicaux, soit la plèbe en armes, balaya la bourgeoisie de côté et mena une guerre révolutionnaire contre les royalistes. Le résultat fut la capture du roi et son exécution. Le conflit prit fin avec une purge du Parlement et la dictature de Cromwell.
Les grades inférieurs de l’armée, sous la direction des niveleurs – l’aile d’extrême gauche de la révolution – tentèrent de mener la Révolution plus loin, remettant en question la propriété privée, mais ils furent écrasés par Cromwell. La raison de cette défaite se trouve dans les conditions objectives propres à cette période. L’industrie n’avait pas atteint un niveau de développement suffisant pour l’établissement du socialisme.
Le prolétariat se trouvait, à l’époque, à un stade embryonnaire de développement. Les niveleurs eux-mêmes représentaient les échelons inférieurs de la petite bourgeoisie et conséquemment, malgré tout leur héroïsme, ils ne pouvaient tracer leur propre parcours historique individuel. Après la mort de Cromwell, la bourgeoisie parvint à un compromis avec le roi Charles II qui lui permit de conserver le pouvoir véritable tout en maintenant la monarchie comme un rempart contre d’éventuelles révolutions menées contre la propriété privée.
La Révolution américaine, qui prit la forme d’une guerre d’indépendance nationale, ne fut couronnée de succès que parce que les masses de fermiers pauvres menèrent une guerre de guérilla victorieuse contre les armées du roi Georges d’Angleterre.
La Révolution française de 1789-1793 représentait un progrès encore plus grand que la Révolution anglaise. Il s’agit d’un des événements les plus importants de l’histoire humaine. Encore aujourd’hui, elle constitue une source inépuisable d’inspiration. Alors que Cromwell combattait sous la bannière de la religion, la bourgeoisie française leva l’étendard de la raison. Avant même d’abattre les formidables murs de la Bastille, elle avait détruit les murs invisibles, mais non moins redoutables, de l’Église et de la religion.
À chaque étape, la force motrice qui poussait la Révolution française de l’avant, détruisant tous les obstacles, était la participation active des masses. Lorsque cette participation active s’essouffla, la révolution s’arrêta complètement pour ensuite faire marche arrière. Cela mena à une longue période de réaction, d’abord dans une forme thermidorienne, puis bonapartiste.
Les ennemis de la Révolution française s’évertuent toujours à assombrir son image par des accusations de violence et de bains de sang. En réalité, la violence des masses n’était qu’une réaction inévitable à la violence de l’ancienne classe dominante. L’origine de la Terreur se trouve dans la réaction de la révolution face à la menace d’un renversement violent de celle-ci, autant par des ennemis de l’intérieur que de l’extérieur. La dictature révolutionnaire fut le résultat d’une guerre révolutionnaire et elle n’était que l’expression de cette dernière.
Sous le commandement de Robespierre et des jacobins, les sans-culottes semi-prolétaires menèrent la révolution à la victoire. En fait, les masses ont même poussé leurs dirigeants à aller encore plus loin que ceux-ci ne l’avaient souhaité à l’origine. Objectivement, la révolution avait un caractère bourgeois-démocratique, puisque le développement des forces productives et du prolétariat n’en était pas à un point où la question du socialisme pouvait être posée.
À un certain point, le processus, ayant atteint ses limites, devait s’inverser. Robespierre et sa faction se sont abattus sur l’aile gauche avant de se faire écraser eux-mêmes. Les réactionnaires thermidoriens en France pourchassèrent et persécutèrent les jacobins tandis que les masses, épuisées par des années de souffrances et de sacrifices, avaient commencé à tomber dans la passivité et l’indifférence. On voyait maintenant un retour du balancier vers la droite. Cela n’allait toutefois pas restaurer l’Ancien Régime. Les gains socio-économiques fondamentaux obtenus par la révolution demeuraient. Le pouvoir de l’aristocratie foncière avait été brisé.
La pourriture et la corruption du Directoire ont laissé place à la pourriture et la corruption de la dictature personnelle de Bonaparte. La bourgeoisie française était terrifiée par les sans-culottes et les jacobins et leurs tendances égalitaires. Mais elle craignait encore plus la menace de la contre-révolution royaliste, qui souhaitait lui arracher le pouvoir et ramener la société à ce qu’elle était avant 1789. Les guerres continuaient et il se produisait encore des révoltes internes menées par les éléments réactionnaires de la société. La seule solution était d’introduire une dictature, mais sous une forme militaire. La bourgeoisie cherchait un Sauveur et elle en trouva un dans la personne de Napoléon Bonaparte.
Avec la défaite de Napoléon à Waterloo, les derniers tisons des brasiers allumés par la France révolutionnaire se sont éteints. Une longue période grise s’est abattue sur l’Europe comme un épais manteau de poussière suffocante. Les forces victorieuses de la réaction semblaient bien en selle, mais ce n’était qu’en apparence. Sous la surface, la taupe de la Révolution creusait les fondations d’une nouvelle révolution.
La victoire du capitalisme en Europe jeta les bases d’un développement colossal de l’industrie et, avec lui, le renforcement de la classe sociale destinée à renverser le capitalisme et à inaugurer un nouveau stade supérieur de développement social : le socialisme. Marx et Engels ont écrit dans le Manifeste du Parti communiste :
« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. »
Ces paroles décrivent le système réactionnaire établi en Europe au Congrès de Vienne, suite à la défaite de Napoléon en 1815. Il avait pour but d’éliminer le risque de la révolution pour toujours, d’exorciser le spectre de la Révolution française à tout jamais. La dictature brutale des « puissances de la vieille Europe » semblait éternelle. Mais, tôt ou tard, les choses allaient se transformer en leur contraire. Sous la surface de la réaction, de nouvelles forces se développaient et une nouvelle classe – le prolétariat – se dégourdissait les membres.
La contre-révolution fut renversée par une nouvelle vague révolutionnaire qui déferla sur l’Europe en 1848. Ces révolutions furent menées sous la bannière de la démocratie – la même bannière qui avait été levée au-dessus des barricades de Paris en 1789. Mais partout, la force motrice de la révolution ne se trouvait plus chez la bourgeoisie, lâche et réactionnaire, mais chez les descendants directs des sans-culottes français, la classe ouvrière, qui inscrivit sur sa bannière un nouvel idéal révolutionnaire, l’idéal du communisme.
Les révolutions de 1848-1849 furent défaites à cause de la lâcheté et de la traîtrise de la bourgeoisie et de ses représentants libéraux. La réaction reprit le pouvoir jusqu’en 1871, lorsque le prolétariat héroïque de France monta à l’assaut du ciel lors de la Commune de Paris, la première fois dans l’histoire où l’on vit la classe ouvrière renverser le vieil État bourgeois et entreprendre la création d’une nouvelle forme d’État – un État ouvrier. Cet épisode glorieux ne dura que quelques mois avant d’être finalement noyé dans le sang. Cependant, il a laissé un héritage durable qui prépara la révolution russe de 1917.
18. LA RÉVOLUTION RUSSE
Pour les marxistes, la révolution bolchévique est le plus grand événement de l’histoire de l’humanité. Sous la direction du Parti bolchévique de Lénine et Trotsky, le prolétariat réussit à renverser ses oppresseurs et à au moins commencer l’œuvre de transformation socialiste de la société.
Cependant, la révolution eut lieu, non pas dans un pays capitaliste avancé comme Marx s’y attendait, mais dans un contexte d’arriération effroyable. Pour donner une idée approximative des conditions auxquelles étaient confrontés les bolcheviks, rappelons qu’en une seule année, en 1920, six millions de personnes moururent de faim en Russie soviétique.
Marx et Engels expliquèrent il y a bien longtemps que le socialisme – une société sans classe – requiert les bonnes conditions matérielles pour exister. Le point de départ du socialisme doit être un niveau de développement des forces productives supérieur à celui de la plus avancée des sociétés capitalistes (les États-Unis par exemple). C’est seulement sur les bases d’une industrie, d’une agriculture, d’une science et d’une technologie hautement développées qu’il est possible de garantir les conditions nécessaires au développement sans entrave des êtres humains, à commencer par une réduction drastique du temps de travail. Un tel objectif exige avant tout que la classe ouvrière participe au contrôle et à l’administration démocratiques de la société.
Engels expliquait il y a longtemps que dans une société où l’art, la science et le gouvernement sont le monopole d’une minorité, celle-ci usera et abusera de sa position pour favoriser ses propres intérêts. Lénine vit rapidement que des conditions d’arriération généralisées posaient un danger de dégénérescence bureaucratique. Dans L’État et la révolution, écrit en 1917, il élabore un programme en se fondant sur l‘expérience de la Commune de Paris. Il y explique les conditions élémentaires, non pas pour le socialisme ou le communisme, mais pour la première période après la révolution, la période de transition entre le capitalisme et le socialisme. Celles-ci étaient :
1) des élections libres et démocratiques et la révocabilité de tous les élus;
2) aucun élu ne reçoit de salaire supérieur à celui d’un travailleur qualifié;
3) pas d’armée permanente, mais le peuple en arme.
4) Graduellement, toutes les tâches propres au fonctionnement de l’État doivent être accomplies par tous les travailleurs à tour de rôle : quand tout le monde est à son tour un « bureaucrate », personne n’est un bureaucrate.
C’est un programme complet pour une démocratie ouvrière. Il vise directement à lutter contre le danger de la bureaucratie. Il a par la suite servi de base au programme de 1919 du Parti bolchévique. Autrement dit, contrairement aux calomnies des ennemis du socialisme, la Russie soviétique au temps de Lénine et Trotsky fut le régime le plus démocratique de toute l’histoire.
Cependant, le régime de démocratie ouvrière des soviets établi par la révolution d’Octobre n’a pas survécu. Au début des années 1930, les quatre mesures citées ci-haut avaient été abolies. Sous Staline, l’État ouvrier subit un processus de dégénérescence bureaucratique qui aboutit à l’instauration d’un régime totalitaire monstrueux et à l’élimination physique du parti léniniste. Le facteur décisif dans cette contre-révolution politique stalinienne en Russie fut l’isolement de la révolution dans un pays arriéré. La manière dont se déroula cette contre-révolution politique fut expliquée par Trotsky dans La Révolution trahie.
Une société ne peut pas sauter directement du capitalisme à une société sans classe. L’héritage matériel et culturel de la société capitaliste ne le permet pas. Il y a trop de pénuries et d’inégalités qui ne peuvent être immédiatement éliminées. Après la révolution socialiste, il faut une période de transition qui préparera le terrain pour la surabondance et une société sans classe.
Marx appelait cette première étape de la nouvelle société « le stade inférieur du communisme » en opposition au « stade supérieur du communisme », où les dernières traces d’inégalité matérielle auraient disparu. C’est dans ce sens que socialisme et communisme ont été comparés aux stades « inférieur » et « supérieur » de la nouvelle société.
Pour décrire le stade inférieur du communisme, Marx écrit : « Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste, non pas telle qu’elle s’est développée à partir de ses propres fondements, mais au contraire telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste : une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue. » (Karl Marx, Critique du programme de Gotha).
« Entre la société capitaliste et la société communiste », poursuit Marx, « se place la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre, à quoi correspond une période de transition politique, où l’État ne peut être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »
Comme l’ont expliqué tous les grands théoriciens marxistes, la tâche de la révolution socialiste est de mener la classe laborieuse au pouvoir par la destruction de l’ancien appareil d’État capitaliste. Ce dernier était l’organe répressif conçu pour maintenir la soumission de la classe ouvrière. Marx expliquait que cet État capitaliste, avec sa bureaucratie, ne peut pas servir les intérêts du nouveau pouvoir. Il doit être supprimé. Cependant, le nouvel État créé par le prolétariat sera différent de toutes les autres formes d’État ayant existé dans l’Histoire. Engels le décrivait comme un demi-État, un État conçu de telle manière qu’il soit destiné à disparaître.
Néanmoins, pour Marx – et c’est un élément crucial – ce stade inférieur du communisme se trouverait, dès son origine, à un niveau de développement économique supérieur à celui du pays capitaliste le plus développé et avancé. Pourquoi cela est-il si important? Parce que sans un développement massif des forces productives, la pénurie finirait par l’emporter et avec elle la lutte pour l’existence recommencerait. Comme Marx l’expliquait, une telle situation entraînerait un risque de dégénérescence : « Ce développement des forces productives est une condition pratique préalable absolument indispensable [pour le communisme], car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue. » (Karl Marx, L’idéologie allemande)
Ces mots prophétiques de Marx expliquent pourquoi la révolution russe, si pleine de promesses, s’est enfoncée dans la dégénérescence bureaucratique pour se transformer en cette monstrueuse caricature totalitaire qu’est le stalinisme, qui à son tour a préparé la voie pour la restauration du capitalisme et un recul encore plus profond. La « même vieille gadoue » a ressurgi parce que la révolution russe était isolée dans des conditions d’arriération matérielle et culturelle effroyables. Mais de nos jours, avec les formidables avancées scientifiques et technologiques, les conditions ont été créées pour que cela ne puisse plus se reproduire.
19. DES AVANCÉES SANS PRÉCÉDENT
Chaque étape du développement humain plonge ses racines dans toutes les étapes qui l’ont précédée. C’est vrai à la fois pour l’évolution de l’humain en tant qu’espèce et pour son développement social. Nous sommes le produit de l’évolution d’espèces inférieures et nous sommes génétiquement liés même aux formes de vie les plus primitives, comme le décryptage du génome humain l’a prouvé sans équivoque. Nous sommes séparés de nos cousins les plus proches, les chimpanzés, par une différence génétique de moins de deux pour cent. Mais ce petit pourcentage représente un formidable saut qualitatif.
Nous avons traversé la sauvagerie, la barbarie, l’esclavagisme et le féodalisme, et chacune de ces étapes était décisive pour le développement des forces productives et de la culture. Hegel a exprimé cette idée dans un très beau passage de sa Phénoménologie de l’esprit :
« Le bourgeon disparaît dans l’éclosion de la floraison, et l’on pourrait dire qu’il est réfuté par celle-ci, de la même façon que le fruit dénonce la floraison comme fausse existence de la plante, et vient s’installer, au titre de la vérité de celle-ci, à la place de la fleur. Ces formes ne font pas que se distinguer les unes des autres : elles se refoulent aussi comme mutuellement incompatibles. Mais, dans le même temps, leur nature fluide en fait aussi des moments de l’unité organique au sein de laquelle non seulement elles ne s’affrontent pas, mais où l’une est aussi nécessaire que l’autre, et c’est cette même nécessité qui constitue seulement alors la vie du tout. »
Chaque étape du développement de la société prend racine dans la nécessité, et émerge des étapes précédentes. L’Histoire ne peut être comprise qu’en étudiant ces étapes dans leur globalité. Chacune avait sa raison d’être dans le développement des forces productives, et toutes ont fini par entrer en contradiction avec leur développement supérieur à un moment donné, à partir duquel une révolution devenait nécessaire pour se débarrasser des anciennes formes et permettre aux nouvelles d’émerger.
Comme nous l’avons vu, la bourgeoisie a remporté la victoire grâce à des moyens révolutionnaires, bien que de nos jours les défenseurs du capitalisme rechignent à se souvenir de ce fait. Et comme Marx l’a expliqué, la bourgeoisie, historiquement, a joué un rôle des plus révolutionnaires :
« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. » (Le Manifeste du parti communiste)
Sous le capitalisme, les forces productives ont connu une évolution spectaculaire, sans précédent dans toute l’histoire du genre humain : malgré le fait que le capitalisme soit le système le plus exploiteur et le plus oppressif qui ait jamais existé, malgré le fait que, dans les mots de Marx, « le capital y arrive [au monde] suant le sang et la boue par tous les pores », il représentait néanmoins un saut en avant colossal pour le développement des forces productives – et donc pour notre pouvoir sur la nature.
Au cours des deux derniers siècles, la science et la technologie se sont développées à une vitesse inégalée dans toute l’histoire. La courbe du développement humain, qui était quasiment plate depuis ses débuts, connut soudain un essor marqué. Le progrès vertigineux de la technologie constitue la condition préalable pour l’émancipation finale du genre humain, pour l’abolition de la pauvreté et de l’analphabétisme, de l’ignorance, de la maladie et pour la domination de la nature par l’homme à travers la planification consciente de l’économie. La voie est maintenant libre pour la conquête, non seulement de la Terre, mais aussi de l’espace.
20. LE DÉCLIN DU CAPITALISME
Chaque époque se fait des illusions sur son éternité. Tout système social pense qu’il représente la seule forme d’existence possible pour l’être humain; que ses institutions, sa religion, sa morale sont les derniers mots du roman de notre histoire. C’est ce que les cannibales, les prêtres égyptiens, Marie-Antoinette et le tsar Nicolas croyaient tous fermement. Et c’est ce que la bourgeoisie et ses défenseurs tentent aujourd’hui de démontrer quand ils soutiennent, sans le début d’une preuve que le soi-disant système de la « libre-entreprise » est le seul système possible – alors même qu’il commence à montrer tous les signes d’une dégénérescence sénile.
Le système capitaliste d’aujourd’hui ressemble à l’Apprenti sorcier qui a conjuré des forces qu’il ne peut pas contrôler. La contradiction fondamentale de la société capitaliste réside dans l’antagonisme entre la nature sociale de la production et la nature privée de la propriété. De cette contradiction centrale, beaucoup d’autres naissent. Cette contradiction se manifeste dans des crises périodiques, comme Marx l’explique :
« Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité s’abat sur la société – l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentané; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l’industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées en son sein. Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productive; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. À quoi cela aboutit-il? À préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. » (Le Manifeste du parti communiste)
Il s’agit là d’une description très précise de la situation actuelle. C’est un terrible paradoxe que plus l’humanité développe ses capacités productives, plus spectaculaires sont les avancées de la science et de la technologie, qu’alors plus grandes sont la souffrance, la faim, l’oppression et la misère subies par la majorité de la population mondiale. La maladie qui ronge le capitalisme à l’échelle mondiale s’est manifestée avec la crise de 2008. C’était le début de la plus grande crise du capitalisme en 200 ans d’existence, et elle est loin d’être résolue. Il s’agit d’une expression de l’impasse du capitalisme, situation qui, en dernière analyse, est le résultat de la révolte des forces productives contre le carcan de la propriété privée et de l’État-nation.
21. SOCIALISME OU BARBARIE
Pendant des millénaires, la culture a été le monopole d’une minorité privilégiée, alors que la vaste majorité de l’humanité n’avait pas accès aux connaissances, à la science, aux arts et au gouvernement. Encore aujourd’hui, c’est toujours le cas. En dépit de toutes nos prétentions, nous ne sommes pas réellement civilisés. Le monde dans lequel nous vivons ne mérite pas le titre de « civilisation ». C’est un monde barbare, habité par des gens qui doivent encore surmonter leur passé de barbarie. La vie demeure une lutte dure et acharnée pour l’existence pour une grande majorité de la planète, non seulement dans le monde sous-développé, mais aussi dans les pays capitalistes développés.
Marx a souligné qu’il se présentait deux possibilités devant l’espèce humaine : le socialisme ou la barbarie. La question se pose donc désormais, crûment, en ces termes : dans la période à venir, soit la classe ouvrière prendra en main le fonctionnement de la société, remplaçant le vieux système capitaliste décrépit par un nouvel ordre social basé sur une planification rationnelle et harmonieuse des forces productives et le contrôle conscient des hommes et des femmes sur leurs propres vies et destinées, soit nous ferons face au spectacle effroyable d’un effondrement social, économique et culturel.
La crise du capitalisme n’est pas juste une crise économique qui menace les emplois et le mode de vie de millions de personnes à travers le monde. Elle menace également les fondements mêmes de la vie civilisée – dans la mesure où elle existe. Elle menace de ramener l’humanité en arrière sur tous les plans. Si le prolétariat – la seule classe authentiquement révolutionnaire – ne réussit pas à renverser le règne des banques et des monopoles, le terrain sera prêt pour un effondrement de la culture et même un retour à la barbarie.
22. CONSCIENCE
La dialectique nous enseigne que tôt ou tard, les choses se transforment en leur opposé. Il est possible de dresser des parallèles entre la société et la géologie. Tout comme pour les plaques tectoniques, où des mouvements trop lents sont soudain compensés par de violents tremblements de terre, le retard de la conscience sur les événements est compensé par de soudains changements dans la psychologie des masses. La plus frappante des manifestations de la dialectique est la crise du capitalisme elle-même. La dialectique prend sa revanche sur la bourgeoisie qui n’a rien compris, rien prévu et qui ne peut rien résoudre.
L’effondrement de l’Union soviétique a généré un climat de pessimisme et de désespoir au sein de la classe ouvrière. Les défenseurs du capitalisme ont lancé une contre-offensive idéologique féroce contre les idées du socialisme et du marxisme. Ils nous ont promis un avenir de paix, de prospérité et de démocratie grâce aux merveilles de l’économie de libre-marché. Deux décennies ont passé depuis et une décennie n’est pas grand-chose à l’échelle de l’histoire. Pourtant, il ne reste absolument rien de ces illusions rassurantes.
Partout règnent les guerres, le chômage, la pauvreté et la faim. Et partout un nouvel esprit de révolte émerge alors que les gens cherchent des idées qui pourraient expliquer ce qui se passe dans le monde. Le vieux capitalisme, stable, paisible et prospère, est mort, et avec lui, les anciens rapports de classes paisibles et harmonieux. L’avenir sera fait de décennies d’austérité, de chômage et de régression des niveaux de vie. C’est la recette parfaite pour un retour de la lutte des classes partout dans le monde.
L’embryon d’une nouvelle société est déjà en train de croître dans la matrice de l’ancienne. Les éléments d’une démocratie des travailleurs existent déjà sous la forme des organisations des travailleurs, des délégations syndicales, des syndicats, des coopératives, etc. Dans la période qui s’ouvre, il y aura un combat à mort – le combat de ces éléments de la nouvelle société pour accéder à la vie, et une résistance tout aussi féroce de l’ancien système pour que cela n’arrive pas.
Il est vrai que la conscience des masses est restée très en retard par rapport aux événements. Mais cela aussi se transformera en son contraire. Les grands événements forcent les hommes et les femmes à remettre en question leurs anciens préjugés et convictions. Ils sortent brusquement de leur vieille indifférence apathique et soumise et se voient forcés de prendre contact avec la réalité. Nous pouvons déjà voir l’esquisse de ce phénomène dans les événements en Grèce. Dans de telles périodes, la conscience peut changer très rapidement. Et c’est précisément en cela que consiste une révolution.
L’essor du capitalisme et de son fossoyeur, la classe ouvrière, a rendu beaucoup plus clair ce qui constitue le cœur de la conception matérialiste de l’histoire. Notre tâche n’est pas seulement de comprendre, mais aussi de mener à une conclusion heureuse la lutte historique des classes à travers la victoire du prolétariat et la transformation socialiste de la société. Le capitalisme a après tout échoué à « mettre fin » à l’histoire. La tâche des marxistes est de travailler activement à hâter le renversement du vieux système décrépit et d’aider à faire naître un monde nouveau et meilleur.
23. DE LA NÉCESSITÉ À LA LIBERTÉ
L’approche scientifique de l’histoire que nous apporte le matérialisme historique ne nous incite pas à tirer des conclusions pessimistes des horribles symptômes du déclin auxquels nous sommes confrontés de toutes parts.
Au contraire, la tendance générale de l’histoire humaine se dirige vers un développement toujours plus grand de notre potentiel productif et culturel.
La relation entre le développement de la culture humaine et les forces productives était déjà claire pour ce grand génie de l’Antiquité, Aristote, qui expliquait dans son livre la Métaphysique que « les hommes commencent à philosopher quand leurs moyens de subsistance sont assurés, » et ajoutait que la raison pour laquelle l’astronomie et les mathématiques ont été découvertes en Égypte est que la caste des prêtres n’avait pas à travailler. Il s’agit bien là d’une interprétation purement matérialiste de l’histoire.
Les grands progrès de ces cent dernières années ont, pour la première fois, créé une situation où tous les problèmes qui se posent au genre humain peuvent facilement être résolus. Le potentiel pour une société sans classe existe déjà à l’échelle mondiale. Ce qui est nécessaire, c’est de mettre en place une planification rationnelle et harmonieuse des forces productives afin que ces possibilités immenses, pratiquement infinies, puissent se réaliser.
Une fois les forces productives libérées du carcan du capitalisme, nous aurons la capacité de mettre au monde un nombre important de génies : des artistes, écrivains, compositeurs, philosophes, scientifiques et architectes. L’art, la science et la culture fleuriront comme jamais. Ce monde riche, magnifique et merveilleusement diversifié, deviendra enfin un endroit adapté à l’existence humaine.
Dans un certain sens, la société socialiste est un retour au communisme tribal primitif, mais à un niveau productif infiniment plus élevé. Avant qu’on puisse envisager une société sans classe, toutes les caractéristiques de la société de classe, particulièrement l’inégalité et la pénurie, devront être abolies. Il serait absurde de parler d’abolition des classes là où prévaudraient les inégalités, la pénurie et la lutte pour l’existence. Ce serait une contradiction dans les termes. Le socialisme ne peut apparaître qu’à un certain stade de l’évolution de la société humaine, à un certain niveau de développement des forces productives.
En accomplissant une réelle révolution dans la production, il serait possible d’atteindre un niveau d’abondance tel que les hommes et les femmes n’aient plus à s’inquiéter de leurs besoins journaliers. Les préoccupations humiliantes et les peurs qui accaparent les pensées quotidiennes des hommes et des femmes disparaîtront alors. Pour la première fois, les êtres humains libres seront maîtres de leurs destinées. Pour la première fois, ils seront réellement humains. C’est seulement à ce moment-là que commencera la véritable histoire de la race humaine.
Grâce à une économie harmonieusement planifiée dans laquelle la formidable puissance de la science et de la technologie sera mise au service de la satisfaction des besoins humains, et non des profits d’une minorité, la culture atteindra des niveaux de développement inédits et inimaginables. Les Romains décrivaient les esclaves comme des « outils dotés de la parole ». De nos jours, nous n’avons pas besoin de réduire des gens à l’esclavage pour accomplir un travail. Nous avons déjà la technologie nécessaire pour fabriquer des robots capables non seulement de jouer aux échecs et d’accomplir des tâches élémentaires sur des lignes de production, mais aussi de conduire un véhicule mieux qu’un être humain et même d’accomplir des tâches très complexes.
Dans un contexte capitaliste, cette technologie menace de remplacer des millions de travailleurs : non seulement les camionneurs et les travailleurs et travailleuses non qualifiés, mais aussi des spécialistes comme les comptables et les programmeurs sont susceptibles de perdre leurs moyens de subsistance. Des millions seront jetés aux poubelles pendant que ceux qui auront conservé leurs emplois seront contraints de travailler plus d’heures qu’auparavant.
Dans une économie socialiste planifiée, la même technologie serait utilisée pour réduire la journée de travail. Nous pourrions immédiatement instaurer la semaine de trente heures, suivie par celle de vingt heures, dix heures ou même moins, tout en améliorant la production et en augmentant la richesse de la société bien plus qu’il n’est concevable sous le capitalisme.
Cela représenterait un changement fondamental dans le mode de vie des gens. Pour la première fois, les hommes et les femmes seraient libérés de la corvée du travail. Ils deviendraient libres de se développer physiquement, mentalement, certains diront même spirituellement. Les hommes et les femmes seront libres de lever les yeux au ciel et de contempler les étoiles.
Trotsky a déjà dit : « Combien d’Aristote sont des porchers? Et combien de porchers sont assis sur des trônes? » La société de classes appauvrit les gens, non seulement matériellement, mais aussi psychologiquement. Des millions d’êtres humains mènent une vie confinée aux limites les plus étroites. Leurs horizons mentaux sont rabougris. Le socialisme libérerait tout le potentiel colossal qui est présentement gaspillé par le capitalisme.
Il est exact que les individus ont des aptitudes et des tempéraments différents. Tout le monde ne peut pas être un Aristote, un Beethoven ou un Einstein. Mais tout le monde a la capacité d’accomplir de grandes choses dans un domaine ou un autre, de devenir un grand scientifique, artiste, musicien, danseur ou footballeur. Le communisme offrira les conditions requises pour développer pleinement toutes ces possibilités.
Cette révolution serait la plus grande de tous les temps. Elle hisserait la civilisation humaine à un échelon nouveau et qualitativement supérieur. Pour reprendre les mots d’Engels, ce serait le bond de l’humanité du règne de la nécessité au règne de la liberté.