Article écrit par Roberto Sarti le 4 septembre 2014

Lors d’une conférence de presse donnée le 28 août 2014, le président des États-Unis Barack Obama a admis « ne pas avoir encore une stratégie pour lutter contre les miliciens de l’Isis ». Cette confession d’Obama révèle l’impasse des États-Unis face à la nouvelle crise explosive au Moyen-Orient, suite à la progression en Irak de l’Isis [en Français : l’État Islamique de l’Irak et du Levant].

Les bombardements effectués par les forces aériennes américaines – officiellement appelés attaques « humanitaires » comme ceux effectués par Bush père et fils en 1991 et en 2003 – ont eu comme justification celle d’arrêter la barbarie des milices fondamentalistes. Les images des terribles actions de l’Isis circulent dans tous les médias et ne peuvent que provoquer dégoût et rejet. Les réfugiés dans la région sont des centaines de milliers, les morts se comptent par centaines, sinon par milliers.

Cependant, un élément saute immédiatement aux yeux : pour le gouvernement des États-Unis, il existe des massacres de série A et de série B. Alors qu’ils bombardent le nord de l’Irak, ils n’ont pas levé le petit doigt contre l’agression israélienne à Gaza – au contraire ils l’ont activement soutenu. Il s’agit pourtant d’un massacre de plus de deux mille victimes palestiniennes.

Par ailleurs, la montée en puissance de l’Isis ne vient pas de nulle part. Elle est le produit direct de l’intervention de l’impérialisme américain et de ses alliés en 2003 et du choix fait par Washington de dissoudre littéralement l’appareil d’État de Saddam et d’en créer un nouveau, à partir de presque rien. Il faut rappeler qu’avant 2003 al-Qaïda était une force inconnue en Irak. Par la plus classique des politiques du « divide et impera » (diviser pour mieux régner), Washington s’est basé sur les Chiites pour gouverner le Pays. Dans le même temps, il a assuré une large autonomie aux Kurdes au nord du pays.

Ce faisant, les États-Unis ont mené une répression systématique de la population sunnite, d’abord en tant que troupes d’occupation, puis en appuyant sans réserve, jusqu’à il y a quelques semaines, le gouvernement irakien d’al-Maliki, dominé par les chiites.

Aujourd’hui, nous assistons avec horreur à la barbarie de l’Isis, mais pouvons-nous définir les opérations militaires des États-Unis d’une autre manière ? Entre 2003 et 2011, la période de l’occupation alliée, on estime que près d’un demi-million d’Irakiens sont morts de causes liées directement ou indirectement à la « guerre contre le terrorisme » (France Presse, 15 octobre 2013). Et qui peut oublier le phosphore blanc et l’uranium appauvri utilisés par les troupes américaines dans l’assaut de Falloujah en novembre 2004, documentés par plusieurs enquêtes journalistiques ?

Le but de l’intervention d’Obama en Irak n’est pas d’éviter une catastrophe humanitaire, il n’y a aucune défense des valeurs absolues de la démocratie. Le seul objectif est celui de défendre les intérêts américains dans la région.

La nature du fondamentalisme

Le fondamentalisme religieux a constitué au départ une arme pour les classes dirigeantes, tant en Orient qu’en Occident, et en particulier après l’effondrement du stalinisme, pour freiner le développement de la lutte de classe. Une arme idéologique — principalement théorisé par Samuel Huntington et son « affrontement des civilisations ». Cette arme est par la suite devenue bien réelle, étant financée et encouragée dans des dizaines de pays.

Aujourd’hui cette arme se retourne contre la bourgeoisie américaine. La CIA et le Pentagone ont créé non pas un, mais plusieurs monstres de Frankenstein, qu’ils ne sont plus en mesure de contrôler.

Ainsi en Irak les Etats-Unis bombardent l’Isis, « la plus grande menace qui n’ait jamais existé pour l’Occident » ; pourtant en Syrie l’État islamique n’était point un ennemi, mais un allié dans la tentative de renverser le régime d’Assad. La CIA a contribué à la formation et au financement des rebelles syriens à travers ses alliés arabes et la Turquie. Au début elle a insisté auprès de l’Armée Syrienne Libre pour qu’ils accueillent les miliciens fondamentalistes dans leurs rangs.

L’Isis est né en 2004 de l’union de différentes formations salafistes et djihadistes. Encore aujourd’hui il reçoit de nombreux financements de l’Arabie Saoudite. Suite à la conquête récente de gisements minéraux importants dans le nord de l’Irak, il se finance également par l’exportation de pétrole brut à travers la collaboration tacite de la Turquie. Il semble que ce trafic apporte près de trois millions de dollars par jour dans les caisses de l’État islamique ! L’Arabie Saoudite et la Turquie ont beau être des alliés de Washington – qui plus est un membre de l’OTAN en ce qui concerne la Turquie –, Obama n’a pourtant aucune intention d’exiger des sanctions à leur encontre.

Le soutien américain au gouvernement d’al-Maliki a augmenté l’influence en Irak de son voisin chiite, l’Iran (pourtant classé dans « l’axe du mal » au temps de Bush). Cette situation ne pouvait être tolérée par les Saoudiens, ennemi historique de Téhéran au Moyen-Orient. Le financement et le soutien aux milices fondamentalistes sunnites par les Saoudiens étaient donc une conséquence inévitable : ces milices ont vaincu du point de vue militaire toute opposition.

La situation est tellement paradoxale que les ennemis d’hier sont devenus les alliés d’aujourd’hui. C’est le cas de l’Iran, et cela pourrait le devenir en Syrie, pour permettre aux États-Unis de ne pas être évincés complètement de la région. Comme Madeleine Albright (secrétaire d’État dans le second terme de Bill Clinton) disait à l’époque : pour les classes dominantes, « il n’y a pas alliés permanents, seulement des intérêts permanents ».

Le déclin de la puissance américaine et le bouleversement régional qui a fait suite aux révolutions de 2011 ont accordé une plus grande marge de manœuvre aux puissances régionales. Non seulement l’Iran, mais aussi les alliés historiques des Occidentaux tels que l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie poursuivent leurs propres intérêts, qui ne coïncident pas nécessairement avec ceux des États-Unis. Au contraire, dans la dernière période, ils entrent de manière évidente en conflit entre eux.

En Irak, on assiste donc à une guerre civile par procuration, où chaque puissance utilise les différentes ethnies et factions comme des pions – conscients ou non – pour atteindre leurs objectifs. La division du pays est actée dans les faits et le conflit durera, probablement longtemps.

La Libye

Cette division est désormais une réalité en Libye également. En 2011, avec d’autres puissances occidentales et leurs alliés arabes, les États-Unis lancèrent plusieurs attentats contre le régime de Kadhafi, en s’infiltrant dans les contradictions présentes au sein des mouvements qui avaient été à l’origine du soulèvement populaire – dans le sillage des révolutions tunisienne et égyptienne de la même année. Ils se sont finalement débarrassés de Kadhafi, torturé et tué par un groupe d’insurgés (après avoir été intercepté par l’aviation française), mais aujourd’hui la Libye est dans un état de désintégration et de guerre civile. Diverses milices se sont engagées, après une unité temporaire et précaire, dans une bataille sans quartier pour le contrôle du pays. A cette montée des forces fondamentalistes et à l’absence totale de contrôle du gouvernement central sur la Cyrénaïque [la grande région de l’est du pays aux frontières de l’Egypte], s’est opposé un ancien général de Kadhafi et agent de la CIA, Khalifa Aftar. Celui-ci a tenté de renverser la situation en mai dernier par un coup d’État appelé « Karama » (opération dignité) et par le soutien direct du gouvernement égyptien.

Aujourd’hui, nous avons en Libye deux premiers ministres et deux parlements. Un à Tripoli, conduit par Omar al-Hassi à majorité « islamique », soutenu par le Qatar et la Turquie ; l’autre à Tobrouk, « laïc », sous le contrôle d’Aftar et financé par le gouvernement égyptien. Au cours des dernières semaines, Tripoli a accompli des grandes victoires, en regagnant l’aéroport de la capitale ainsi que la ville de Benghazi en Cyrénaïque. Dans la guerre par procuration qui a lieu en Libye, la situation est en ébullition et le résultat loin d’être clair.

Une chose est claire : Washington et Paris, apprentis sorciers maladroits, contrôlent très peu ce qui se passe dans le pays aux portes de l’Europe.

La crise des États nationaux

Le conflit qui se répand dans tout le Moyen-Orient a fait un saut qualitatif et il a mis en discussion les frontières et les équilibres qui durent depuis des décennies. D’une part, les frontières étaient artificielles, elles étaient le produit de la division entre la France et la Grande-Bretagne, à travers l’accord Sykes-Picot, de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale : un autre fruit empoisonné de l’impérialisme. D’autre part, l’escalade actuelle révèle l’incapacité totale des bourgeoisies nationales dans le Moyen-Orient non seulement à développer harmonieusement leurs économies, mais aussi à maintenir l’intégrité de leurs États nationaux.

Dans les années 1950 et 1960, la révolution anticoloniale avait porté au pouvoir dans des pays comme la Syrie, l’Egypte, l’Irak et plus tard en Libye, des gouvernements progressistes qui avaient fait de la libération et de l’indépendance nationale leur propre drapeau, en soulevant de grands espoirs. Cependant, ne pas vouloir aller au-delà des limites du capitalisme (ou d’un État ouvrier déformé sur le modèle de l’Union soviétique, dans le cas de la Syrie), la poussée révolutionnaire s’est épuisée et une série de réformes progressistes s’est transformée en son contraire. L’effondrement du stalinisme, associé à l’absence d’un contrepoids au système de marché et aux visées de l’impérialisme, a accéléré ce processus.

La crise du nationalisme bourgeois « progressiste » n’a pas seulement conduit à la soumission des pays du monde arabe aux grandes puissances impérialistes ou aux impérialismes régionaux. Elle a porté jusqu’à la désintégration de ces mêmes États. La crise démontre, aujourd’hui plus que jamais, l’impossibilité d’une voie de sortie « nationale » à l’impasse posée par la crise du capitalisme et à la domination de l’impérialisme.

Ce n’est pas un hasard si l’Isis revient aussi sur les accords Sykes-Picot : son objectif stratégique est la reconstitution du Califat arabe médiéval ou de l’Empire ottoman. Cela constitue une Némésis historique tragique pour l’Occident.

Pour tous ceux qui, à gauche également, accordaient une sorte de contenu progressiste à l’intervention des forces occidentales en Libye ou en Syrie – à travers une exportation présumée de la « démocratie » —, la montée conséquente du fondamentalisme constitue une condamnation sans appel.

L’Irak et la question kurde

Les déclarations d’Obama révèlent la frustration de la bourgeoisie et montrent que l’intervention impérialiste ne résout aucun des problèmes, mais les aggrave plutôt, en augmentant de plus en plus la haine contre l’Occident des masses, sunnites en premier lieu, mais pas seulement. En effet, dans les derniers jours, le conflit est arrivé aux hauteurs du plateau du Golan au Liban, à la frontière entre la Syrie et Israël. Les équilibres fragiles obtenus au Liban sont sur le point d’être rompus. La brutalité d’Israël contre la bande de Gaza et de la Palestine ne peut pas être comprise sans la nécessité de la part de Netanyahu de montrer ses muscles dans un contexte où les alliances et les points d’appui traditionnels du sionisme sont largement ignorés.

Dans la conférence de presse le 28 août 2014, Obama parlait de la nécessité de créer une nouvelle « coalition internationale » pour soutenir les forces irakiennes et kurdes. Mais il n’est pas clair de qui composerait cette coalition.

À Bagdad, al-Maliki devait être « démissionné », mais il tient fermement les leviers du pouvoir militaire, en s’appuyant sur l’Iran. Les comptes-rendus d’affrontements armés dans lesquels sont impliquées les troupes iraniennes sur le sol irakien sont de plus en plus nombreux. Les gouvernements occidentaux dénoncent scandalisés les crimes de l’Isis, mais ils se gardent bien d’envisager la possibilité d’envoyer leurs hommes de nouveau à Bagdad, même si cela est une hypothèse qui ne peut être écartée à moyen terme, dans le cas d’une situation de guerre qui dégénèrerait totalement.

Pour le moment, Obama a décidé d’utiliser les troupes irakiennes et le gouvernement de la région autonome du Kurdistan avec ses forces armées, les peshmergas. Au début, les Kurdes avaient cherché à profiter de l’effondrement de l’Etat central irakien et de l’avancée de l’Isis en occupant Kirkouk, la Jérusalem des Kurdes. Mais inévitablement, ils ont été ensuite l’objet d’attaques par les miliciens fondamentalistes. Au cours des dernières années, le Kurdistan irakien s’est garanti de plus en plus une plus grande autonomie économique, militaire et administrative. Le problème historique de l’auto-détermination kurde, à qui la possibilité d’un État fut niée par les accords de 1920, semble être résolu dans les têtes de l’élite kurde en Irak, à travers un jeu d’équilibres avec la Turquie (qui utilise la question kurde en fonction anti-syrienne) et aujourd’hui avec le soutien des États-Unis.

Cependant, l’histoire montre combien il est dangereux pour les petites nations opprimées de confier leurs destins aux grandes puissances, qui se servent de ces peuples comme des pions sur l’échiquier d’un jeu beaucoup plus grand.

L’expérience dans les Balkans le prouve, avec la triste destinée à laquelle sont soumises les populations de Bosnie ou du Kosovo. Une autre confirmation vient de l’expérience du Soudan du Sud, qui a obtenu son indépendance avec le parrainage direct de Washington et est maintenant bouleversé par une guerre civile sanglante.

Dans le contexte de la guerre civile en Syrie, les combattants de l’YPG, la branche armée du Pyd (Parti de l’Union démocratique), ont réussi à libérer une région, celle de Rojava dans le Nord du pays et à initier une expérience d’autogouvernement. Le Pyd est l’équivalent en Syrie du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, dont « Apo » Ocalan, désormais enterré vivant dans les prisons turques, constitue le leader historique. Les combattants de l’YPG ont rejeté les agressions de l’Isis et sont maintenant parmi les principaux protagonistes de la guerre contre les milices islamistes.

Le courage montré par les combattants du PKK est louable et l’héroïsme de ces hommes et femmes est un exemple pour tous les jeunes et les travailleurs. Ils représentent une source de préoccupation pour les États-Unis, qui se refusent d’armer directement les forces de l’YPG et continuent à maintenir le PKK dans la liste des organisations terroristes.

La stratégie de la direction du PKK couvre deux aspects : d’abord, celle de la négociation avec Ankara pour la fin du conflit avec l’État central et pour la libération des prisonniers politiques, ensuite, celle de l’unité nationale avec d’autres forces politiques kurdes en Irak.

Alors qu’une unité du point de vue militaire pour rejeter l’Isis est absolument nécessaire, nous pensons que les appels comme ceux formulés par Yilmaz Orkan, représentant en Italie du Conseil national kurde, sont trompeurs : « Nous exigeons que les États-Unis aussi soutiennent [le projet d’autogouvernement] pour introduire une véritable démocratie au Moyen-Orient » (controlacrisi.org 31 août 2014).

Ainsi la Charte du contrat social du Rojava (une sorte de Charte constitutionnelle) déclare que le propos de l’autogouvernement est celui de créer « le tissu politique et moral d’une société démocratique afin de fonctionner dans la compréhension et la coexistence mutuelles, dans la diversité et dans le respect des principes d’autodétermination et d’autodéfense des peuples » (de www.infoaut.org). L’expérience de l’autogouvernement des trois cantons du Rojava devrait être étendue au Kurdistan entier et puis au Moyen-Orient. Dans la Charte, il n’y a aucune indication du système économique qui devrait être établi dans ces zones autogouvernées.

Nous pouvons supposer que la direction du PKK a à l’esprit deux phases : la première, celle démocratique, où le Kurdistan développerait sa propre économie à travers les vastes ressources de matières premières et une seconde où il pourrait commencer, une fois terminée la guerre, une saison de réformes sociales.

Du strict point de vue économique, l’exportation du pétrole brut en provenance des régions du Kurdistan irakien, a aimablement été accordée par le gouvernement turc. C’est une concession temporaire et instrumentale, parce que la bourgeoisie turque ne permettra jamais l’autodétermination du Kurdistan. Du point de vue politique, l’unité nationale est soumise à un chantage permanent des États-Unis, qui financent, arment et dirigent le gouvernement régional de Barzani. Il est difficile de décrire les États-Unis comme un pays intéressé par la démocratie dans le monde. Comment pouvons-nous justifier, enfin, aux yeux des masses du Moyen-Orient, une libération nationale obtenue avec l’approbation de l’envahisseur américain ?

La politique de la direction du PKK se déplace sur un terrain glissant et elle est pleine d’illusions dangereuses. L’impérialisme américain et le gouvernement Erdogan sont prêts à se libérer des Kurdes une fois qu’ils ne seront plus utiles pour leurs intérêts. Il est au contraire très naïf de demander qu’« il soit nécessaire que les États-Unis, l’Europe et les Nations Unies fassent pression parce que personne ne soutient plus l’Isis » (ibid, www.controlacrisi.org). Si par ailleurs il parvenait à les redimensionner et à les diviser, l’impérialisme utiliserait de nouveau les forces fondamentalistes comme il l’a fait à plusieurs reprises dans l’histoire.

L’autodétermination du Kurdistan, comme la lutte contre l’Isis et d’autres forces fondamentalistes, ne peut qu’être la tâche des masses. Aucune confiance ne peut être placée par les jeunes et les travailleurs dans les bourgeoisies impérialistes, pas plus dans celles arabes : elles sont les principales responsables de la barbarie actuelle.

Aujourd’hui plus que jamais, aucune solution ne peut émerger à l’intérieur des frontières nationales. Nous avons besoin d’une position internationaliste, d’une deuxième révolution arabe, après celle de 2011, qui unifie le mouvement au-delà des divisions nationales, ethniques et religieuses sur une base de classe, pour le renversement des régimes réactionnaires et du capitalisme. Cela peut donner provisoirement l’impression d’une perspective lointaine et utopique, mais comme nous l’avons vu, toutes les positions « réalistes » ont conduit à des scénarios de réaction et d’obscurantisme.

Seule une Fédération socialiste du Moyen-Orient peut résoudre le problème des nationalités opprimées et offrir un avenir de paix, libéré de la barbarie et de la guerre.

Roberto Sarti