Hier, lors d’une réunion publique, à Londres, un jeune étudiant iranien m’a reproché d’être trop sévère avec Mousavi, qu’il considérait comme le leader incontestable de l’opposition et « l’homme le plus courageux d’Iran ». J’ai répondu : les marxistes soutiennent ce mouvement, mais ce mouvement ne peut être victorieux que si les manifestations sont appuyées par une grève générale des travailleurs iraniens. J’ai souligné que Mousavi avait vaguement évoqué l’idée d’une grève générale, mais qu’aucun appel à la grève n’a été lancé.
L’étudiant iranien a également dit que les manifestants ne voulaient pas de révolution, mais seulement des réformes. C’est peut-être vrai, ai-je répondu, mais les manifestants ne pourront obtenir ce qu’ils veulent que par des moyens révolutionnaires, et la possibilité de changer la société dépend avant tout de la participation active de la classe ouvrière. Je ne sais pas si j’ai convaincu cet étudiant – mais, au moins, ça l’a fait réfléchir.
En ce moment, en Iran, beaucoup de gens réfléchissent à beaucoup de choses. Par contre, nombre de nos intellectuels occidentaux semblent avoir perdu toute faculté de penser. Par exemple, le 22 juin dernier, James Petras a publié l’un des articles les plus tristes qu’il m’ait été donné de lire : Iran : le bobard de « l’élection volée ». C’est d’autant plus triste que James Petras écrit souvent de très bons articles. Malheureusement, il est tombé dans le piège qui consiste à comparer des phénomènes qui n’ont rien en commun. Partant d’une comparaison erronée, Petras en tire inévitablement des conclusions fausses. Ainsi, il écrit dans son article : « La quasi-totalité du spectre des leaders d’opinion occidentaux, y compris tous les principaux journaux et sites internet – libéraux, radicaux, libertaires ou conservateurs – ont fait écho à l’allégation de l’opposition iranienne d’une fraude électorale généralisée. Les néo-conservateurs, les conservateurs libertariens et les trotskystes se sont joints aux sionistes pour saluer les protestataires de l’opposition iranienne comme l’avant-garde d’une révolution démocratique. »
Petras répète l’accusation scandaleuse du régime iranien selon laquelle les manifestations de rue sont organisées par l’impérialisme. Il ne donne pas le début d’une preuve pour appuyer cette calomnie. Il se contente de l’affirmer. Puis, recourrant à la vieille méthode stalinienne de l’amalgame, il lie les trotskystes à la CIA et aux sionistes. C’est le langage de Vychinski –pas de Marx ou Lénine. C’est le langage d’un homme qui s’est égaré au point de ne plus savoir distinguer la révolution de la contre-révolution.
Le fait que l’impérialisme américain ait des plans pour un changement de régime, à Téhéran, ne signifie pas que le mouvement est contrôlé par la CIA. Il ne fait aucun doute que les Etats-Unis s’efforcent d’aboutir à un changement de régime, en Iran, et ce depuis trois décennies. Nous savons que Washington y consacre un budget spécifique. Nous savons que les impérialistes diabolisent l’Iran et présentent ce pays comme une menace pour la paix mondiale et la stabilité au Moyen-Orient. Cependant, ce qui est remarquable, dans la situation actuelle, c’est justement la circonspection des Américains. Ils sont extrêmement prudents vis-à-vis des élections iraniennes. Il en va de même chez les impérialistes européens. Pour des raisons propres à l’impérialisme français, et qui n’ont rien à voir avec l’amour de la « démocratie », Nicolas Sarkozy est le seul chef d’Etat européen qui ait accusé le régime iranien d’avoir organisé une fraude électorale.
Contrairement à ce qu’affirme Petras, les néo-conservateurs américains disent qu’Ahmadinejad a gagné les élections. Cela semble paradoxal, mais s’explique facilement. Ces réactionnaires veulent montrer qu’il est vain de négocier avec les Iraniens, et qu’il vaut mieux les bombarder de très haut. Il en va exactement de même chez les sionistes, dont Petras affirme qu’ils sont derrière les manifestations. Comme les néo-conservateurs américains, les sionistes disent qu’Ahmadinejad a remporté les élections. Pourquoi ? Parce que les réactionnaires israéliens veulent provoquer une guerre avec l’Iran, dans le but de l’affaiblir, militairement, et de détruire ses installations nucléaires.
Nous y sommes. Ce ne sont pas les trotskystes qui forment un front unique avec les réactionnaires américains et les sionistes va-t-en-guerre. Ces derniers sont parfaitement d’accord avec l’appréciation de James Petras sur les élections iraniennes. Ceci dit, nous n’utiliserons pas la méthode stalinienne de l’amalgame, et nous ne voudrions pas accuser le camarade Petras de former un front unique avec les réactionnaires des Etats-Unis et d’Israël. Simplement, nous pensons qu’il a commis une lamentable erreur.
La cause de cette erreur est évidente. Petras et d’autres ont observé (correctement) que l’impérialisme américain interfère sans cesse dans les affaires internes d’Etats tels que le Venezuela, la Bolivie, la Georgie, l’Ukraine, le Liban, etc., et qu’il n’hésite pas à encourager, organiser et financer des mouvements d’opposition qui manifestent dans les rues en prenant souvent pour prétexte (justifié ou non) une fraude électorale – le tout pour déstabiliser des gouvernements qui ne plaisent pas à Washington.
C’est parfaitement exact. Cela explique en partie la réaction de nombreuses personnes, au Venezuela (et pas seulement de Chavez), qui font un parallèle entre les manifestations en Iran et les mouvements réactionnaires des petits-bourgeois escualidos qui cherchent à déstabiliser le gouvernement bolivarien. Ce qui se passe en Iran a aussi été comparé aux activités des gangs semi-fascistes qui, en Bolivie, ont organisé de violentes manifestations contre le gouvernement d’Evo Morales.
Cependant, il y a une erreur fondamentale dans ces comparaisons. Les gouvernements d’Hugo Chavez et d’Evo Morales sont des gouvernements progressistes qui font face aux mouvements d’opposition de leurs oligarchies réactionnaires respectives, lesquelles ont dirigé ces pays pendant des décennies et cherchent – avec l’appui de l’impérialisme américain – à reprendre les rênes du pouvoir. C’est sur la base de ces faits concrets que les marxistes dénoncent systématiquement les manœuvres de l’opposition réactionnaire pour renverser ces gouvernements démocratiquement élus.
Qu’est-ce que cela a à voir avec la situation en Iran ? Le régime iranien n’est pas progressiste. C’est une dictature théocratique réactionnaire qui, pendant des décennies, a systématiquement réprimé le mouvement ouvrier, qui refuse aux travailleurs le droit de se syndiquer, et qui a arrêté, torturé et exécuté des syndicalistes, etc. Au Venezuela, lorsque des travailleurs occupent une entreprise, il n’est pas rare que le gouvernement la nationalise et accepte les revendications des travailleurs. En Iran, si des travailleurs occupaient leur usine, ils seraient brutalement réprimés et emprisonnés – si ce n’est pire.
Ce sont des faits, et les faits sont têtus. Les faits montrent qu’il n’y a rien de progressiste dans le régime des mullahs, et que rien ne permet de le comparer au Venezuela et à la Bolivie. En reconnaissant la « victoire » d’Ahmadinejad, le Président Chavez a sérieusement terni l’image de la République bolivarienne aux yeux du peuple iranien lui-même. Or, en dernière analyse, les seuls véritables amis de la révolution vénézuélienne sont les masses. Dans tous les pays, les marxistes seront toujours du côté des masses qui luttent contre l’injustice et l’oppression. C’est vrai au Venezuela et en Bolivie – et c’est aussi vrai en Iran.
Qu’est-ce qu’une révolution ?
Dans son excellente Histoire de la révolution russe, Trotsky donne la définition suivante d’une révolution :
« Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’État, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. Qu’il en soit bien ou mal, aux moralistes d’en juger. Quant à nous, nous prenons les faits tels qu’ils se présentent, dans leur développement objectif. L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées. »
N’est-ce pas précisément ce qui a commencé, sous nos yeux, en Iran ? La semaine dernière, plus d’un million d’hommes et de femmes ont courageusement envahi les rues de Téhéran, Shiraz, Isfahan et d’autres villes du pays. Il est vrai qu’il manque une direction à ce mouvement de masse, qui est également confus. Mais dans sa phase initiale, une révolution est toujours marquée par cette confusion.
Dans un récent article, j’ai écrit que la révolution a commencé, en Iran. J’ai expliqué qu’une révolution n’est pas une pièce en un acte – mais un processus complexe, qui peut s’étendre sur une longue période et connaîtra nécessairement toute une série de flux et reflux. J’ai spécifiquement comparé ce qui se passe en Iran à la révolution espagnole, qui s’est étalée sur sept ans, de 1931 à 1937, et qui a connu des phases de poussée révolutionnaires – mais aussi des phases de recul, et même de réaction (1934-36).
Ce à quoi nous avons assisté n’est que le premier acte du drame révolutionnaire. Ceux qui ont étudié les révolutions connaissent bien ce scénario. Au début d’une révolution, la classe ouvrière ne joue pas le rôle dirigeant. Elle est noyée dans « la masse », qui apporte ses préjugés et crée une phase d’« illusions démocratiques ». C’est une phase absolument inévitable de la révolution iranienne. Il en était ainsi en février 1917, en Russie ; en avril 1931, en Espagne ; et même pendant les 18 premiers mois de la Grande Révolution française.
Lors de cette phase d’« illusions démocratiques », la puissante poussée des masses génère le sentiment que la victoire est à portée de main. Tout semble possible et facile. Il y a nécessairement des illusions dans les dirigeants « démocratiques ». C’est ce que le jeune étudiant iranien exprimait très clairement, hier. Le mouvement devra passer par une période de grandes difficultés, de défaites et de souffrances. Mais c’est cette dure école de réalisme politique qui permettra au mouvement d’abandonner ses illusions.
Le début d’une révolution est marqué par un réveil général des masses, qui cherchent une issue hors de l’impasse. Le mouvement est forcément marqué par la confusion. Mais au cours d’une révolution, les masses apprennent très rapidement. Au début, lorsque la différenciation de classe n’est pas encore claire, ce sont les démocrates bourgeois qui occupent le devant de la scène. Nul doute qu’après 30 années de dictature des mullahs, il y a un désir brûlant de changement, et que ce désir est partagé par beaucoup de gens aux intérêts de classe différents. Cependant, le développement de la lutte fera apparaître toujours plus clairement que certains sont plus déterminés à se battre que d’autres.
Quoiqu’ils en disent, les « réformateurs » se préparent à battre en retraite. Ils ont d’ores et déjà annulé la manifestation d’aujourd’hui [26 juin, ndlr]. Mousavi, Rafsanjani et Rezaei ont tenu une réunion avec les officiels du Comité National de Sécurité. Il n’y a aucune information sur ce qui a été discuté. Qu’est-ce que cela signifie ? Que le régime complote avec les « réformateurs » pour parvenir à un compromis pourri – derrière le dos du peuple – avec pour objectif de faire cesser le mouvement. Et dans le même temps, le régime intensifie la répression.
Et maintenant ?
Les manifestations de masse ont eu de puissants effets. Elles ont tiré des millions d’Iraniens de la passivité et aggravé la crise du régime. Mais elles n’ont pas résolu un seul des problèmes qu’elles ont posé – et elles commencent à atteindre leurs limites. En l’absence d’une grève générale et d’une insurrection nationale, il manque au mouvement le point focal nécessaire pour renverser le régime. Face à la puissance de l’Etat, il manque aux manifestants une stratégie et un plan clairs. Cela commence à donner lieu à des formes de lutte désespérées. Ainsi, le fait de chanter « Allah o Akbar », la nuit, ou de lancer des ballons verts dans le ciel, ne changera pas grand chose.
Les masses ont la sympathie passive de nombreux policiers et soldats ordinaires. Ce sont les Basijis qui semblent réaliser le gros du travail de répression. Certaines sources affirment que, pour s’assurer leur loyauté, le régime donne de très grosses sommes d’argent aux Basijis. Il n’y a aucune raison d’en douter. Et le courage de manifestants désarmés ne peut pas suffire face aux balles, aux matraques et au gaz lacrymogène de l’appareil répressif. La police et les soldats ne se rebelleront que s’ils font face, non seulement à des manifestations, mais à une insurrection nationale. Or, une telle insurrection nécessite la participation active de la classe ouvrière.
Les « réformateurs » veulent des changements superficiels – c’est-à-dire, au fond, aucun changement. Les bourgeois libéraux veulent accéder au pouvoir et protéger leurs privilèges par des moyens de contrôle plus efficaces, sur la base d’un régime de démocratie bourgeoise formelle. Mais pour la masse des pauvres, des ouvriers, des paysans, des chômeurs et des jeunes, la lutte pour les droits démocratiques est indissolublement liée à la lutte pour du pain, des emplois, des terres et des logements.
Il arrive souvent que les stratèges du Capital les plus intelligents parviennent aux mêmes conclusions que les marxistes. Il y a quelques jours, le Financial Times portait le jugement suivant sur la situation en Iran : « Pour les pauvres, le changement signifie de la nourriture et des emplois – et non un code vestimentaire plus souple… En Iran, la politique est bien plus une guerre de classe qu’une guerre de religion ». (Financial Times, le 15 juin 2009). C’est absolument correct !
Les marxistes iraniens ont produit un excellent tract qui développe un certain nombre de revendications transitoires appropriées :
« Il est nécessaire de constituer des comités de grève clandestins, en vue d’une coordination générale du mouvement. La coordination de ces comités permettra d’organiser un mouvement de grève national et de lutter efficacement, sur la base des revendications des travailleurs. Vous avez de précieuses expériences, dans ce domaine. Il faut les utiliser. Ces dernières années, il y a eu la mobilisation des travailleurs de l’usine Baresh, à Esfahan, puis celle des travailleurs de l’usine de Haft Tappeh, celle des travailleurs du textile du Kurdistan, celle des travailleurs des usines Khodro – et ainsi de suite. Toute cette expérience peut être utilisée.
« Le droit de grève est un droit absolu. Ce mot d’ordre peut être utilisé jusqu’à ce que toutes vos revendications soient satisfaites. Des revendications économiques : versement des salaires impayés, retraites, etc. Des revendications démocratiques : libération de tous les prisonniers politiques, liberté d’expression et de réunion, droit de grève, droit de former des organisations indépendantes des travailleurs, etc. Ces revendications peuvent être combinées à des revendications transitoires telles que : contrôle ouvrier de la production, échelle mobile des salaires – et d’autres revendication de cet ordre. Si le gouvernement s’oppose à ces revendications, vous pouvez occuper l’usine et la placer sous le contrôle des salariés. Le contrôle de la production et de la distribution peut être assuré par la main puissante des travailleurs eux-mêmes. L’expérience de la révolution de 1979 a montré qu’en l’espace de quelques semaines, des conseils ouvriers peuvent se constituer et organiser le contrôle ouvrier. Dans la crise actuelle, alors que des millions de personnes descendent dans la rue chaque jour, les travailleurs d’Iran peuvent rapidement faire triompher leurs revendications.
« Vos actions montreront à la jeunesse la voie et les méthodes de la lutte contre le gouvernement. Si les ouvriers prennent la direction du mouvement, la jeunesse rompra rapidement avec les réformateurs et commencera à défendre des revendications plus radicales. Ce sont vos actions, travailleurs, qui peuvent donner au mouvement une nouvelle orientation. La tâche la plus importante qui attend les travailleurs, aujourd’hui, est l’organisation d’une grève générale pour défendre vos conditions de vie, vos droits démocratiques – et ceux des millions d’Iraniens opprimés par le régime. »
Nous avons là les éléments de base d’un programme qui peut mener à la victoire, si les travailleurs iraniens s’en saisissent. En fin de compte, la révolution iranienne triomphera comme révolution ouvrière et paysanne – ou elle ne triomphera pas.
Alan Woods (le 26 juin 2009).