On entend parfois que le marxisme ne s’intéresse pas à l’environnement, ou que Marx ne se préoccupait pas de la nature et était uniquement concerné par la productivité. En réalité, dès la moitié du 19e siècle, plus de 100 ans avant que l’on parle de changements climatiques, Marx reconnaissait déjà l’impact désastreux du capitalisme sur la nature. Il nous offrait des réponses aux questions brûlantes du mouvement contre la crise climatique.
Le métabolisme entre l’humain et la nature
Loin de se désintéresser de la question de l’environnement, Marx et Engels considéraient en fait que l’être humain appartient pleinement à la nature. Selon leur philosophie, qu’on appelle le matérialisme dialectique, l’intelligence humaine est le fruit de l’évolution de la matière, organisée par elle-même. L’humain, qui s’enorgueillit de son intelligence et de sa capacité à transformer la nature, est en fait son direct produit.
Ainsi, Engels nous disait :
« [L]es faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement. » [1]
Marx expliquait quant à lui que :
« La nature, c’est-à-dire la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l’homme. L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps, avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature. » [2]
Grâce à cette intelligence, cette capacité à connaître les lois de la nature, les êtres humains ont été capables au fil de l’histoire de s’arracher aux conditions d’existence purement animales, et de transformer la nature pour répondre à leurs besoins. Cette relation entre l’humain et la nature prend surtout la forme de ce que Marx appelle le travail :
« Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. […] Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. Il développe les potentialités qui y sont en sommeil, et soumet à sa propre gouverne le jeu des forces qu’elle recèle. » (nos italiques) [3]
L’idée de métabolisme, dans l’approche systémique en biologie, correspond à l’ensemble des processus complexes qui nouent un organisme à son environnement. Marx explique cependant que ce métabolisme entre l’humain et la nature a perdu au fil du temps son caractère harmonieux : il a été rompu par le capitalisme.
Le capitalisme détruit la planète
Sous le système économique actuel, la survie à long terme de la nature et des humains est un enjeu bien secondaire devant les bilans trimestriels des grandes entreprises. Déjà, dans Le Capital, Marx soulignait les répercussions graves de l’organisation capitaliste sur l’agriculture, et son effet sur le « métabolisme » entre l’humain et la nature :
« Avec la prépondérance toujours croissante de la population urbaine qu’elle entasse dans de grands centres, la production capitaliste […] perturbe […] le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composantes de celui-ci usées par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’éternelle condition naturelle d’une fertilité durable du sol. Elle détruit par là même à la fois la santé physique des ouvriers des villes et la vie intellectuelle des ouvriers agricoles. » (nos italiques) [4]
« D’autre part, [la grande propriété foncière] décime de plus en plus la population agricole et lui oppose une population industrielle de plus en plus dense, concentrée dans les grandes villes. Elle crée ainsi des conditions qui provoquent une rupture irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. » (nos italiques) [5]
L’industrie capitaliste qui se développait rapidement en Angleterre amenait l’épuisement des terres agricoles, car les techniques agricoles étaient toutes orientées vers le profit à court terme et ne prenaient pas en compte la fertilité à long terme du sol.
« Tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de la fertilité. […] la production capitaliste ne développe donc la technique […] qu’en ruinant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. » [6]
Depuis, ce problème s’est aggravé : les compagnies qui possèdent les grandes terres pratiquent la monoculture et la culture intensive qui détruisent la biodiversité. Elles sont poussées à utiliser des pesticides pour obtenir un meilleur rendement, ce qui entraîne la pollution des cours d’eau et de la nappe phréatique et nuit à la santé publique.
Marx expliquait également les effets désastreux de l’industrie capitaliste sur les forêts : « le développement de la culture et de l’industrie a de tout temps agi si fortement pour la destruction des forêts que tout ce qu’il a fait en revanche pour leur conservation et leur plantation n’est qu’une quantité absolument négligeable » [7].
Cette logique de destruction se constate dans toutes les industries. En effet, les propriétaires d’entreprise (capitalistes, banquiers, patrons) sont en concurrence les uns avec les autres et doivent constamment augmenter leur productivité pour produire des marchandises à moindre coût et rafler des parts du marché. Réduire l’empreinte écologique des entreprises ou utiliser des machines vertes représente un coût de production supplémentaire pour les capitalistes. Pour rester compétitifs et faire plus de profits, ils doivent donc exploiter le plus possible les travailleurs salariés et piller toujours davantage la nature.
Ainsi, Marx affirmait qu’avec le capitalisme :
« la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité; [elle] cesse d’être reconnue comme une puissance pour soi; et même la connaissance théorique de ses lois autonomes n’apparaît elle-même que comme une ruse visant à la soumettre aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production. » [8]
Marx voyait qu’avec l’économie de marché, il n’y a pas de plan de production à grande échelle permettant d’utiliser les ressources de façon rationnelle, donc dans le respect de l’environnement. Aujourd’hui, l’absurdité du marché est à son comble : on envoie massivement aux ordures des marchandises invendues pendant que des compagnies trouvent des façons de limiter la durée de vie des appareils électriques fabriqués. La ruine de la nature que Marx observait à son époque a aujourd’hui atteint des sommets.
La nature devenue étrangère
Marx expliquait que bien que le capitalisme ait développé les forces productives bien au-delà de tout ce qui avait été vu dans l’histoire de l’humanité, il a cependant aliéné le travailleur, il l’a rendu étranger à son propre travail. Le travail salarié sous le capitalisme est du travail forcé : nous sommes forcés de nous vendre à la classe patronale pour survivre. Les marchandises qu’on produit et nos outils de travail appartiennent au patron, qui possède ultimement même notre activité de travail, puisqu’il l’a acheté en échange d’un salaire.
Comme le dit Marx, « l’ouvrier ne peut rien créer sans la nature, sans le monde extérieur sensible » [9]. Mais le capitalisme dépossède les travailleurs de tout contrôle de leur relation avec la nature. Donc, le capitalisme n’aliène pas seulement le travailleur de son travail, il le rend également étranger à la nature : « […] le travail aliéné arrache à l’homme l’objet de sa production […]. [S]on corps non-organique, la nature, lui est dérobé. » Il ajoute que le travail aliéné « rend étranger à l’homme son propre corps, comme la nature en dehors de lui […] » [10].
La rupture du « métabolisme », de la relation entre l’humain et la nature, nous pouvons tous et toutes la constater dans notre vie quotidienne. De nos jours, la nature a quasiment disparu de nos vies. Lorsque l’on fait nos courses ou que l’on va travailler, nous restons aveugles au fait que les marchandises et les outils qui s’offrent à nous sont en réalité des parties de la nature. Le travail salarié sous le capitalisme a engendré une déconnexion entre les travailleurs et la nature qu’ils travaillent.
La solution socialiste
Il apparaît donc désormais clair que Marx et Engels avaient une conscience écologiste assez développée pour leur temps. Ils avaient bien raison : le capitalisme a détruit le métabolisme entre l’humain et la nature. Malgré que l’alarme climatique ait été sonnée depuis de nombreuses années, la situation empire, sans que les capitalistes ne lèvent le petit doigt. Alors que de grandes catastrophes environnementales se profilent à l’horizon, nous serons complètement soumis au déchaînement de la nature, par la faute du système économique qui domine nos vies. Tant que le capitalisme sera en place, la crise climatique ne pourra pas être résolue.
Leur concept de métabolisme entre l’humain et la nature, qui a été rompu par le capitalisme, pointe dans la direction du communisme, comme forme de société qui pourra rétablir cet équilibre et cette harmonie. Marx et Engels expliquaient qu’il fallait remplacer le système économique chaotique actuel par une économie planifiée rationnellement, contrôlée démocratiquement par les travailleurs. « La seule liberté possible est la régulation rationnelle par les producteurs associés, de leur métabolisme avec la nature qu’ils contrôlent ensemble, au lieu d’être dominés par lui comme par une puissance aveugle » [11]. C’est ce que nous appelons habituellement socialisme ou communisme. Comme Marx le disait si brillamment, « ce communisme […] est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme » [12].
Une planification socialiste et démocratique de l’économie assurerait que la production puisse à la fois satisfaire les besoins de la population et protéger la planète. Le socialisme permettrait de fermer les industries polluantes et de réorienter les travailleurs de ces industries vers les énergies vertes, d’investir massivement dans les transports en commun, dans la production de machinerie verte, de mettre fin à toutes les absurdités du capitalisme comme l’obsolescence programmée et le gaspillage.
Préfigurant l’idée de « développement durable », Marx et Engels expliquaient que ce communisme permettra non seulement de répondre aux besoins présents, mais assurera la satisfaction des besoins des générations futures. Nous leur laissons le dernier mot :
« Dans une organisation économique de la société supérieure à la nôtre, le droit de propriété de certains individus sur le globe terrestre paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un être humain sur un autre. […] Toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent la léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en boni patres familias [bons pères de famille]. » [13]
Sources
[1] ENGELS, Friedrich (1977). Dialectique de la nature, Éditions sociales, p. 141.
[2] MARX, Karl (1844). Manuscrits de 1844, Premier manuscrit, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/00/km18440000/km18440000_3.htm
[3] MARX, Karl (2009). Le Capital, Livre 1, Presses universitaires de France, p. 199.
[4] Ibid., p. 566.
[5] MARX, Karl (2008). Le Capital, Livre 3, Folio Essais, p. 1986.
[6] MARX, Karl (2009), op. cit., p. 567.
[7] MARX, Karl (1977), Le Capital, Livre 2, Éditions sociales, p. 213.
[8] MARX, Karl (1980). Grundrisse, Trad. J.-P. Lefebvre, Édition sociales, Paris, p. 349.
[9] MARX, Karl (1844), op. cit.
[10] Ibid.
[11] https://www.cairn.info/revue-mouvements-2011-2-page-155.htm
[12] MARX, Karl (1844). Manuscrits de 1844, Troisième manuscrit, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/00/km18440000/km18440000_5.htm[13] MARX, Karl (2008), Livre 3, op. cit., p. 1947.
[13] MARX, Karl (2008), Livre 3, op. cit., p. 1947.