« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » – Karl Marx
Le règne de François Legault commence à prendre des airs de duplessisme. Il ne cache d’ailleurs pas son admiration pour Maurice Duplessis, le premier ministre qui a dirigé le Québec d’une main de fer dans les années 40 et 50. « [Duplessis] avait beaucoup de défauts, mais au moins il défendait sa nation », Legault a-t-il lancé récemment à l’Assemblée nationale.
Il s’est aussi porté à la défense du « Cheuf » sur une publication Facebook plus tôt dans l’année, affirmant : « Quand on pense à Duplessis, on pense à la Grande Noirceur, aux votes achetés par des routes, à la grande proximité avec l’Église, mais on pense aussi à un grand nationaliste. »
Bien sûr, l’analogie est loin d’être parfaite. Mais les ressemblances s’accumulent.
Parlant de « votes achetés par des routes », Legault fait d’ailleurs la même chose actuellement avec son Troisième lien. Avec cet énorme autoroute souterrain terriblement dispendieux et polluant, Legault pratique le même clientélisme transparent que Duplessis en cherchant à satisfaire sa base électorale dans la région de Québec.
Legault a aussi droit depuis le début de la pandémie à des taux d’appuis stratosphériques qui rappellent les victoires électorales écrasantes de Duplessis (qui cachaient, il faut le dire, de la fraude électorale débridée). La CAQ domine complètement les autres partis dans les intentions de vote, à 47%, loin devant le Parti libéral qui récolterait un maigre 20% si des élections étaient tenues aujourd’hui.
L’exploit de Legault est d’avoir réussi à donner un second souffle à la question nationale malgré l’impopularité du projet indépendantiste après l’échec du second référendum. Le retour de la dynamique politique vers les questions de classe a constitué une menace pour la classe dirigeante du Québec. Ce danger s’est concrétisé avec les grands mouvements étudiants et syndicaux des années 2000 à 2015 contre l’austérité. La gigantesque grève étudiante de 2012 a certainement donné des sueurs froides à la classe dirigeante québécoise.
En faisant revivre un nationalisme identitaire, mais non indépendantiste, Legault a fait d’une pierre deux coups. Il a réussi d’un côté à remettre la question nationale à l’avant-plan et de l’autre à voler l’électorat nationaliste qui auparavant soutenait le Parti québécois. Il s’inspire ainsi clairement de Duplessis, qui avait été l’incarnation de ce genre de nationalisme axé sur l’identité québécoise et la protection des compétences du Québec dans le cadre de la fédération canadienne. Pendant la dernière campagne électorale fédérale, les charges publiques de Legault contre les partis qui souhaitent « empiéter sur les compétences du Québec » avaient ainsi de forts relents de duplessisme.
Comme Duplessis, Legault prétend se « porter à la défense » de la nation québécoise. Mais comme la révolution tranquille a réglé la plupart des problèmes d’oppression nationale qui affligeaient les Canadiens français à l’époque de Duplessis, Legault se voit souvent forcé d’inventer des menaces. Cela donne un nationalisme peureux, xénophobe et réactionnaire, qui craint tout ce qui n’est pas québécois et francophone.
Le nationalisme identitaire à la sauce caquiste est donc celui d’un Don Quichotte qui se bat contre les moulins à vent islamo-multiculturo-wokistes issus de l’immigration et du Canada anglais et qui seraient apparemment la plus grande menace pesant sur notre identité, notre culture, notre langue.
C’était d’abord la menace religieuse et plus précisément islamique, que Legault a pourfendu avec la loi sur la « laïcité ». Puis cet automne, avec le projet de loi 96, censé mettre à jour la Loi 101, la CAQ prétend nous défendre contre le déclin (complètement exagéré) du français. Il y a aussi l’obsession de Legault avec le « wokisme », qui attaquerait la liberté académique et la liberté d’expression.
Cette peur des « wokes » ressemble d’ailleurs au spectre du communisme qui empêchait Duplessis de dormir. Et pour lui aussi, l’immigration était à la source des ces idées dangereuses et étrangères. Il dénonçait les « gens indésirables » qui amenaient des « journaux communistes » dans notre belle province.
Leurs définitions des deux concepts sont également floues. Pour Duplessis, le communisme, « c’est la synthèse de la déloyauté, de l’athéisme, de la canaillerie. […] Le communisme, c’est la synthèse de la trahison. Le communisme est la négation de tout ce que nous chérissons et des principes moraux qui nous sont les plus chers ». Pour Legault, un « woke », « c’est quelqu’un qui veut nous faire sentir coupable de défendre la nation québécoise ».
C’est un vieux principe en politique que la meilleure façon de faire oublier ses troubles politiques intérieurs est de déclencher une bonne vieille guerre. Et Legault a beaucoup de choses à faire oublier, que ce soit sa gestion désastreuse de la pandémie, qui a mené à la mort de plus de 10 000 personnes, ou encore l’effondrement complet des services sociaux comme le système de santé, les garderies subventionnées et les écoles publiques. Mais comme le Québec n’a pas d’armée, le général Legault doit mener une guerre idéologique. Rien de mieux pour rallier la nation derrière soi que de faire croire qu’on est attaqués.
Récemment, le premier ministre s’est exprimé lors d’un congrès des jeunes caquistes. Il a été assez transparent quant à sa stratégie. « On est, à la CAQ, des gens qui sont comme un rempart contre les radicaux. On est un rempart pour notre cohésion nationale », a-t-il affirmé. Il a dit vouloir faire campagne lors des prochaines élections provinciales en 2022 comme « le parti au Québec qui se tient debout pour notre nation ».
Mais la CAQ de Legault n’a l’air d’être debout que parce que nous sommes couchés. En réalité, elle est à genoux devant le patronat, tant québécois que canadien et américain. Son projet est essentiellement le même que celui de l’Union nationale de Duplessis : instrumentaliser la question nationale pour couper court à la lutte des classes et ainsi mieux offrir la main-d’œuvre et les ressources du Québec en pâture aux capitalistes.
Le chef de l’Union nationale se prétendait le champion des Canadien français, mais vendait nos ressources à rabais à de grosses compagnies américaines. Il écrasait les syndicats pour maintenir les travailleurs à l’état de cheap labour facile à exploiter pour des capitalistes souvent anglophones.
Legault fait la même chose lorsqu’il demande au fédéral d’imposer une loi de retour au travail sur les débardeurs pour le compte des patrons canadiens et américains du Port de Montréal, ou encore lorsqu’il prend le bord des boss américains lors du lock out de l’Aluminerie de Bécancour.
Plus récemment, le gouvernement caquiste a annoncé qu’il allait hausser de cinq fois la limite de nickel permis dans l’air. Il juge donc que les profits de la multinationale suisse Glencore, qui a fait pression sur le gouvernement québécois pour obtenir ce changement, comptent plus que la santé des Québécois qu’il prétend défendre.
Dans le cadre des dernières négociations collectives dans le secteur public, le gouvernement a forcé l’adoption de conventions qui vont maintenir les services publics dans leur état de décrépitude. La division et le manque de combativité des leaders syndicaux ont empêché le mouvement syndical de lui tenir tête.
Le règne de Duplessis a duré 15 ans, une période qu’on connaît sous le nom de Grande Noirceur. À en croire les sondages, on pourrait craindre que la même chose se produise avec Legault. Mais cela n’a rien d’inévitable.
Duplessis avait eu la chance de prendre la tête du Québec au début du boom d’après-guerre, pendant une période de prospérité inégalée dans l’histoire du capitalisme. Legault n’aura pas cette chance.
Les taux de croissance élevés au Québec actuellement cachent une économie dépendante aux subventions gouvernementales et au crédit bon marché. De plus, avec une inflation qui dépasse les 4%, le pouvoir d’achat des travailleurs diminue. Quand le fédéral fermera le robinet des subventions et haussera les taux d’intérêts pour combattre l’inflation qui s’emballe, l’économie risque de mal encaisser le coup. Les gouvernements devront alors se serrer la ceinture et instaurer l’austérité.
Si on veut empêcher Legault de nous entraîner dans une Petite Noirceur, le mouvement ouvrier doit se réveiller. Si le régime Duplessis a pris fin avec la mort du « Cheuf » en 1959, le mouvement ouvrier avait commencé à percer son armure, notamment avec la grève d’Asbestos de 1949 et celle de Murdochville en 1957. Seul le mouvement ouvrier possède la force capable de stopper le projet néo-duplessiste de Legault.
Pour cela, nous devons faire revivre les traditions combatives nées pendant la Révolution tranquille, et qui ont culminé avec le magnifique Front commun de 1972. Le mouvement doit être prêt à tenir tête au gouvernement de la CAQ. Legault a besoin de cette « cohésion nationale » parce qu’il prépare des attaques, comme celles vécues sous Duplessis. En fait, le ministre Christian Dubé a annoncé un « projet de loi mammouth » dans le domaine de la santé cet automne, ce qui ne peut signifier qu’une contre-réforme d’envergure du système de santé. Le mouvement ouvrier devrait se préparer à riposter à ces attaques par des manifestations de masse, des grèves et des occupations, et doit être prêt à défier les lois anti-démocratiques comme les lois de retour au travail si nécessaire.
De plus, le mouvement ouvrier ne devrait pas laisser les nationalistes identitaires décréter les conditions du débat. Trop souvent, la gauche et les syndicats sont tombés dans le piège d’accepter de se concentrer sur les débats stériles autour de la soi-disant laïcité et la langue, dans lesquels les nationalistes identitaires veulent les amener. C’est cela qui permet à Legault de se poser en champion de la nation et de bâtir une « cohésion nationale » derrière lui.
Or, plus que jamais, les milliers de problèmes qui affligent les travailleurs et la jeunesse exigent des solutions radicales, des solutions socialistes. La pourriture avancée du système capitaliste se trouve à la source de la crise écologique, sanitaire et économique que nous traversons. Il nous faut rien de moins qu’une révolution, menée par les travailleurs contre les exploiteurs capitalistes qui détruisent la planète et ruinent notre santé.
Cette cohésion nationale que Legault cherche à créer sur les questions de langue, d’identité et de culture vise justement à servir de « rempart contre les radicaux », comme il le dit lui-même. Le nationalisme de Legault, en unissant les travailleurs et les capitalistes d’une même nation, atténue les conflits de classe. Il fait oublier aux travailleurs québécois que le patronat, qu’il soit québécois ou non, est leur pire ennemi. Il permet de détourner le débat des questions de pain et de beurre, sur lesquelles le bilan de Legault est honteux.
Le mouvement ouvrier doit au contraire rompre la cohésion nationale que Legault veut créer. La classe ouvrière québécoise francophone n’a rien à gagner à se ranger derrière un parti qui veut « protéger la langue et laisser crever ceux qui la parlent », comme disait Michel Chartrand.
La gauche et les syndicats du Québec doivent se battre contre nos propres patrons d’ici, sur des lignes de classe. Pour cela, le mouvement ouvrier doit se doter d’un programme socialiste capable d’unir la classe ouvrière québécoise pour disperser l’écran de fumée nationaliste de la CAQ.
Comme la Grande Noirceur a laissé place à la Révolution tranquille, nous devons nous assurer que la Petite Noirceur soit renversée par une autre révolution, qui mènera cette fois-ci à la vraie émancipation des travailleurs québécois.