La joie a envahi les rues des villes d’Algérie, lundi, après l’annonce tant attendue : Bouteflika renonce à briguer un cinquième mandat. C’est une grande victoire pour le mouvement de masse qui s’est développé depuis le milieu du mois de février.
Le 8 mars, la participation aux manifestations a battu tous les records. Des millions d’Algériens sont descendus dans les rues : du jamais vu depuis 1962. Ceci, combiné aux appels à la grève générale, a fini de convaincre le régime qu’il devait reculer sur un point – au risque, sinon, de tout perdre.
Les manifestants savent qu’ils ont remporté une victoire, mais la plupart ne veulent pas s’en contenter. L’élection présidentielle étant reportée, Bouteflika reste président jusqu’à nouvel ordre. Or, aucun agenda n’a été annoncé. On sait seulement qu’une « Conférence nationale » – de qui ? – doit d’abord se tenir, élaborer une nouvelle Constitution et la soumettre à référendum. L’élection présidentielle se tiendrait ensuite. Et pendant tout ce temps, le clan de Bouteflika serait toujours aux manettes, bien que très affaibli.
De telles manœuvres ne pourront pas tromper les masses algériennes, qui ont beaucoup appris au cours de plusieurs semaines de mobilisations. Leur première victoire renforcera leur détermination. Elles en voudront davantage. La jeunesse en particulier (et plus de la moitié de la population a moins de 30 ans) demandera le départ des bureaucrates, des généraux et des hommes d’affaires qui constituent la mafia gouvernante. D’ores et déjà, une nouvelle journée de mobilisation est annoncée pour le 15 mars. La lutte ne fait que commencer !
Vaines manoeuvres
En 2011, le régime algérien a échappé à la vague révolutionnaire qui balayait l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Il y est parvenu en octroyant des concessions matérielles à certaines couches de la population – et en agitant le spectre de la guerre civile qui a ravagé le pays dans les années 90. Lors de cette « décennie noire », les islamistes et l’armée ont fait plus de 200 000 victimes.
Lorsque les manifestations ont commencé, en février dernier, le régime a de nouveau agité cette menace. L’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia a publiquement accusé les manifestants d’exposer l’Algérie au sort que connait la Syrie depuis 2011. A quoi les manifestants, dans la rue, ont répondu : « Ouyahia, l’Algérie n’est pas la Syrie ! »
Dans la foulée des premières manifestations, le régime a tenté plusieurs « concessions ». D’abord, le chef de campagne de Bouteflika a été écarté. Puis, le 3 mars, le clan de Bouteflika a annoncé que ce dernier organiserait des élections présidentielles anticipées dans la foulée de son élection, le 18 avril, et qu’il ne serait pas candidat à un sixième mandat. Cette manœuvre grossière, insultante, soulignait au passage que la victoire de Bouteflika, le 18 avril, était programmée. Les masses algériennes ont balayé ces « concessions » absurdes avec mépris – et ont intensifié leur mobilisation.
Accident et nécessité
Le rejet massif d’un cinquième mandat de Bouteflika n’est que la cause immédiate de ce mouvement. C’est un accident qui exprime une nécessité plus profonde. Pendant de longues années, une énorme quantité de colère et d’indignation s’est accumulée dans la société algérienne. Il ne manquait plus qu’une étincelle pour provoquer une explosion sociale. C’est chose faite.
L’Algérie est le plus grand pays d’Afrique : quatre fois la superficie de la France. 46 % de sa population a moins de 25 ans. Le taux de chômage officiel est passé de 10,5 % en 2016 à 11,1 % en 2018. Le chômage frappe 26,4 % des jeunes et 20 % des femmes.
Ce pays est aussi le 5e producteur mondial de gaz naturel et le 13e producteur mondial de pétrole. Entre 1999 et 2014, ces richesses naturelles ont rapporté 750 milliards de dollars au budget de l’Etat. Et pourtant, lorsque Bouteflika doit recevoir des soins, il part en Suisse. Autrement dit, 57 ans après l’indépendance formelle de l’Algérie, son président ne fait toujours pas confiance à un seul hôpital algérien !
La classe dirigeante et la clique au pouvoir dépendent entièrement du gaz et du pétrole. Aucun investissement sérieux n’est réalisé dans l’éducation, la santé, l’industrie et les infrastructures. En conséquence, l’économie algérienne est exposée aux fluctuations des cours du gaz et du pétrole. Depuis que ces cours ont chuté, en 2014, les recettes de l’Etat ont suivi la même pente. Les réserves en devises étrangères sont tombées de 114 milliards de dollars en 2016 à 93 milliards de dollars en 2019. Elles pourraient tomber à 76 milliards en 2020, soit l’équivalent de 17 mois d’importations. La dette du pays a bondi de 20,4 % du PIB en 2016 à 32,9 % du PIB en 2018. Enfin, pour la première fois en 25 ans, le pays accuse un déficit commercial (13,7 milliards en 2018).
Dans ce contexte économique, le régime a engagé des politiques d’austérité brutales, et notamment des licenciements massifs. Les subventions de plusieurs produits de première nécessité (dont l’essence) ont été supprimées. La monnaie nationale – le dinar – a été dévaluée. Depuis 2014, elle a perdu 48 % de sa valeur par rapport au dollar. En 2018, l’inflation a atteint 7,5 %. Bref, tout le poids de la crise économique a été placé sur les épaules des plus pauvres. A cela s’ajoute l’absence de démocratie après 20 ans de règne de Bouteflika. Par exemple, le pays occupe la 134e position (sur 180) en matière de « liberté de la presse. »
La panique du régime
Complètement déconnectée du monde réel, la clique dirigeante n’a rien vu venir. Elle pensait que la situation « bien en main ». Mais non. Les masses ont fait irruption sur la scène politique. Et désormais, le régime n’a pas beaucoup de marges de manœuvre. Il ne peut plus éteindre l’incendie social en débloquant des milliards de dinars en concessions et subventions diverses.
Les discours du régime sur sa « légitimité historique » – en référence à la guerre d’indépendance contre l’impérialisme français – ne trompent plus personne. Tout le monde sait que le pouvoir a été confisqué par une clique corrompue qui pille le pays – tout en le livrant aux multinationales étrangères (françaises, américaines, etc.). Par ailleurs, le chantage au « retour de la guerre civile » ne convainc pas la jeunesse, qui n’a pas connu les violences des années 90.
On ne peut exclure que, pris de panique, le régime ait recours à des attentats terroristes (ou laisse des attentats avoir lieu), dans l’espoir de faire dérailler le mouvement révolutionnaire. Mais il est très improbable qu’il prenne le risque d’engager le pays dans un cycle de violences semblable aux années 90.
L’impérialisme français suit les événements avec une grande inquiétude, pour d’évidentes raisons politiques et économiques. La France compte plus de 2 millions d’habitants d’origine algérienne, dont un certain nombre jouent un rôle de premier plan dans le mouvement ouvrier français. Par ailleurs, plusieurs multinationales françaises ont d’importants intérêts en Algérie. Par exemple, l’Algérie fournit 10 % du gaz consommé en France.
En outre, le développement de la révolution algérienne aura d’importantes répercussions au Maroc et en Tunisie, deux autres pays clés du point de vue de l’impérialisme français.
La révolution algérienne ne fait que commencer. Inévitablement, le sentiment « d’unité » domine le mouvement, à ce stade. Mais la différenciation de classe ne tardera pas à s’accentuer. La classe ouvrière algérienne est l’une des plus puissantes du continent africain. Lorsqu’elle commencera à faire valoir ses propres revendications, elle donnera une puissante impulsion au mouvement – en Algérie et à l’échelle régionale.
Le Maghreb est riche en ressources naturelles. Sur la base d’une planification socialiste et démocratique de l’économie, cette région pourrait en finir rapidement avec la misère et l’oppression qui accablent ses peuples. Mais cela suppose de renverser le capitalisme. La classe ouvrière maghrébine doit prendre le pouvoir.
Le problème immédiat, c’est l’absence de partis révolutionnaires capables de diriger le mouvement dans cette direction. La construction de tels partis est donc une tâche urgente. Les dirigeants réformistes ont tous fait faillite. La plupart ont été achetés par les régimes dictatoriaux. Les nouveaux partis révolutionnaires seront construits dans et par la jeunesse, qui au Maghreb comme ailleurs n’a pas connu les défaites et compromissions du passé. Elle est ouverte aux idées et au programme du marxisme – les seules idées et le seul programme qui puissent garantir la victoire de la révolution en Algérie et dans toute la région.