Pour le 98e anniversaire de la proclamation de la République des conseils de Hongrie, nous republions cet article qui porte sur cette révolution oubliée. Il a été publié une première fois le 12 novembre 1979.
Le 21 mars 1919, la République des conseils de Hongrie était proclamée. Le 1er août, après 133 jours, ce chapitre héroïque de l’histoire de la classe ouvrière hongroise s’achevait avec l’entrée de l’armée blanche roumaine dans Budapest. Une victoire du prolétariat hongrois aurait signifié la fin de l’isolement de la République ouvrière de Russie.
La brève expérience de la République des conseils de Bavière, du 7 avril au 1er mai 1919, indiquait que la vague de la révolution s’étendait vers l’ouest, d’une façon qui semblait à l’époque inéluctable. Si l’État ouvrier hongrois avait réussi à se maintenir à peine quelques mois de plus, les flammes de la révolution auraient embrasé Vienne et Berlin, où la classe ouvrière était déjà dans un état de fermentation révolutionnaire.
Le triomphe de la Révolution allemande aurait pu changer radicalement le cours de l’histoire. Cela ne se produisit pas, et la Révolution hongroise de 1919 entra dans les annales comme un épisode héroïque, semblable à la Commune de Paris de 1871.
Néanmoins, par une étude des causes de son échec, la République des conseils de Hongrie peut, un demi-siècle plus tard, nous aider à enrichir notre connaissance des processus par lesquels la transformation socialiste de la société est enclenchée, et ce afin de mieux lutter pour le socialisme aujourd’hui.
En 1919, la société hongroise portait tous les stigmates d’une structure archaïque qui avait été maintenue, plus ou moins intacte, pendant des siècles. Après la réaction sanglante qui suivit la défaite de la révolte paysanne de 1514, la loi hongroise fut fixée par le Code tripartite de Werboczi. Celui-ci divisait le peuple hongrois en castes inamovibles, la grande et petite noblesse, accompagnées du clergé d’une part, et la « plèbe » de l’autre.
Pendant un siècle et demi, la Hongrie subit le joug des Turcs ottomans. Puis, en 1867, la couronne de Saint Etienne fut déclarée propriété héréditaire des descendants mâles des Habsbourgs autrichiens.
Pendant des générations, les Hongrois luttèrent pour affirmer leur droit à exister en tant que nation. La plus sérieuse des tentatives visant à renverser la domination autrichienne se produisit durant la vague révolutionnaire qui bouleversa l’Europe en 1848. Mais la faible bourgeoisie hongroise et la noblesse amorphe se révélèrent incapables de libérer la Hongrie de l’oppresseur étranger. Après la défaite de 1848, l’oppression nationale contre les Hongrois atteignit son apogée et près de dix mille Hongrois furent exécutés.
Les journaux hongrois furent supprimés et les écoles fermées par les Autrichiens. Les domaines confisqués aux rebelles hongrois furent donnés à des aristocrates de la cour de Vienne. Des milliers de mouchards submergèrent le pays. La nation hongroise était soumise à l’humiliation de la censure des Habsbourgs et à la germanisation.
Les décennies suivantes virent l’émergence de la Prusse et l’humiliante défaite de l’Autriche face à Bismarck en 1866. Sous le coup de la défaite, l’empereur François-Joseph conclut un arrangement avec l’aristocratie hongroise. De là naquit le fameux « Ausgleich », ou compromis, de 1867.
Cet accord établissait que, désormais, l’Empire des Habsbourgs comprendrait deux peuples « dirigeants » : les Autrichiens et les Magyars (Hongrois), deux peuples « de seconde classe » : les Croates et les Polonais, et six peuples sans droits nationaux : les Tchèques, les Slovaques, les Roumains, Les Ruthènes, les Slovènes et les Serbes. La classe dirigeante hongroise soutint l’Empire et, en échange, reçut le droit d’exploiter et d’opprimer les autres nations vivant sur sa moitié de l’Empire.
La société hongroise était caractérisée par une extrême arriération, par des rapports sociaux encore à demi féodaux et par la concentration du pouvoir dans les mains d’une minorité de riches nobles. Quelque 5 % de la population possédaient 85 % des terres. Théoriquement, le servage avait été aboli, mais en pratique, les 20 millions d’acres que représentaient les grands domaines étaient cultivés par des « travailleurs domaniaux », dont la condition ne différait que très peu de celle des serfs.
Les grands domaines ne pouvaient être divisés ou vendus. Un exemple du caractère féodal de la loi hongroise était que la famille Esterhazy possédait 100.000 acres de terre qui revenait au fils aîné de la famille, et ce à perpétuité.
Un bon indicateur du caractère arriéré du développement social en Hongrie était que la majorité de ces « domaines indivisibles » avait en fait été créée après 1869 ; c’est-à-dire à une époque où, dans la plupart des pays d’Europe, disparaissaient les dernières traces de féodalisme agraire.
Les trois quarts de la paysannerie étaient constitués de paysans pauvres et de laboureurs – soit 2.5 à 4 millions de personnes vivant dans des conditions d’abominable pauvreté. Il était alors courant pour un paysan durant la moisson de se lever à deux ou trois heures du matin et de travailler jusqu’à neuf ou dix heures du soir, ne se nourrissant que de croûtes de pain et de lard rassis, et dormant dans un trou creusé dans les champs. Ils n’avaient, bien entendu, pas de vacances.
La famille paysanne moyenne habitait dans une masure ne comprenant qu’une seule pièce, dans laquelle deux familles vivaient souvent en commun, parfois vingt ou vingt-cinq personnes partageaient la même pièce. Six nouveau-nés sur dix mouraient avant leur première année. La tuberculose, causée par la famine, était si courante qu’elle était connue sous le nom de « maladie hongroise ».
Le seul moment de sa vie où un paysan portait des chaussures était le service militaire, ou il était soumis au racisme et à la violence du sergent instructeur autrichien. Les coups et le fouet étaient également la règle sur les domaines seigneuriaux. Suivant une loi « libérale », les travailleurs domaniaux de 12 à 18 ans pouvaient être battus par leur maître, mais uniquement à condition que cela « n’occasionne pas de blessures mettant plus de huit jours à guérir ».
Une minorité de paysans possédait de petits lots de terre d’une acre ou moins. Mais ces « propriétaires nains » ne pouvaient faire vivre leurs familles par le travail de leur terre et devaient donc se louer ailleurs. Tout en bas de l’échelle sociale se trouvaient les « csiras » ou vachers : « le travail des csiras… est le plus difficile. Généralement, au bout de quatre ans, le travail harassant et l’atmosphère de fumier des étables ont détruit les poumons de ces hommes. Si un csiras à de la chance, il s’en va avant de commencer à cracher du sang. Mais beaucoup restent, deviennent des épaves et vivent en mendiant dans les villages. »
Le problème agraire, conjointement à la question nationale, a toujours été la force motrice des révolutions en Hongrie, dont l’histoire regorge de sanglantes révoltes paysannes écrasées avec une cruelle barbarie. Durant la révolution de 1848, il y eut des tentatives faites pour distribuer les pâturages communs aux paysans et pour confisquer les grands domaines. Mais la victoire des Habsbourgs était aussi la victoire des grands propriétaires qui, bastion de la réaction en Hongrie, se firent les relais de l’impérialisme autrichien en terre hongroise.
Le problème des minorités nationales
La situation explosive des campagnes hongroises à la fin du XIXe siècle est parfaitement illustrée par un rapport officiel de la puissante association des propriétaires terriens, l’OMGE, écrit en 1894 :
« La population de la grande plaine se divise entre régisseurs, paysans riches et prolétaires agraires, chaque catégorie vivant isolée des autres, et se haïssant mutuellement.
Les régisseurs voient les districts agricoles hongrois comme des colonies, et considèrent leur travail comme un service colonial.
Tandis que les paysans riches vivent dans un conservatisme routinier et invariable, les travailleurs se rappellent les grandes révolutions de l’histoire et regardent l’avenir sans aucun espoir. Malgré cela, leurs ambitions révolutionnaires sont toujours vivaces. »
Les bureaucrates qui écrivirent ce rapport ne se trompaient pas. Une vague de grève des laboureurs submergea le pays dans les premières années du siècle, menant souvent à de véritables batailles rangées avec la police. Ces grèves culminèrent en 1905 lorsque 10.000 travailleurs domaniaux firent grève, puis en 1906 avec un mouvement de grève qui mobilisa 100.000 « laboureurs libres » et qui ne fut brisée que par la mobilisation forcée de tous les grévistes dans l’armée. Le seul moyen d’échapper à cette effroyable misère était l’émigration. Entre 1891 et 1914, près de deux millions de Hongrois – 80 % d’entre eux étant des paysans pauvres – quittèrent le pays, s’entassant comme du bétail dans des bateaux pour les États-Unis.
Le problème social en Hongrie était encore exacerbé et complexifié par l’existence des minorités nationales. En 1910, sur 21 millions d’habitants, la Hongrie comptait 10 millions de Hongrois, 2,5 millions de Croates et de Slovènes, 3 millions de Roumains et 2 millions d’Allemands, le reste se divisant entre Slovaques, Serbes, Ukrainiens, etc.
Pour la Hongrie, la question nationale ne se limitait donc pas au seul problème de sa dépendance semi-coloniale vis-à-vis de l’Autriche, mais incluait aussi l’oppression nationale de tous les éléments non magyars vivant à l’intérieur des frontières hongroises. La discrimination systématique contre les minorités était également clairement démontrée dans le domaine de l’éducation.
En 1900, 39 % de la population totale était illettrée. Mais le pourcentage pour les Slovaques était de 49 %, de 58.5 % pour les Serbes, 79.6 % pour les Roumains et de 85.1 % pour les Ukrainiens. Les pourcentages d’alphabétisation en Hongrie étaient 33 % plus bas qu’en Autriche et 50 % plus bas qu’en Allemagne. En 1913, le pourcentage d’alphabétisation chez les travailleurs non magyars était de 30 % inférieur que pour les travailleurs magyars.
La bourgeoisie hongroise, faible et arriérée, avait, tout au long de son histoire, démontré son incapacité à résoudre un seul de ces problèmes majeurs. La raison en est simple. Bien qu’étant sans aucun doute la moitié la plus arriérée de l’Empire, la Hongrie était déjà entrée de façon décisive dans un processus de développement capitaliste au tournant du siècle. Accolée aux grands domaines féodaux, une industrie capitaliste moderne était apparue, soutenue par les investissements de capitalistes étrangers.
Les banques dominaient l’économie hongroise et par elle s’exerçait la domination du capital financier autrichien, allemand, français, anglais et américain. Le développement du capitalisme avait encore aggravé la soumission de la Hongrie à l’impérialisme austro-allemand. De plus, l’aristocratie féodale était fortement liée aux milieux d’affaires et aux banques. En 1905, il y avait 88 comtes et 64 barons dans les organigrammes administratifs des entreprises industrielles, de transports ou des banques. Parmi eux, le comte Istvan Tisza, était président de la plus grande banque de commerce du pays.
C’est pour cela que toutes les tentatives faites pour détruire l’ancienne et humiliante dépendance vis-à-vis de l’Autriche et renverser le système féodal dans les campagnes impliquaient nécessairement une lutte ouverte contre le capitalisme, qui ne pouvait être menée que par la classe ouvrière alliée aux masses des paysans pauvres et des laboureurs salariés.
À la veille de la révolution, la Hongrie était la partie la plus arriérée de l’Empire austro-hongrois, mais c’est précisément pour cela qu’elle s’avéra être la partie ou les tensions sociales atteignirent le plus vite le point de rupture, et où la classe régnante était la moins apte à résister à la poussée du changement social.
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale
Le traitement brutal et dégradant des minorités nationales tout au long de l’histoire de la Hongrie se révéla être le talon d’Achille de la classe dirigeante hongroise. Tout ce qui manquait, c’était une force sociale capable de galvaniser les forces générées par cette oppression, et de le mener dans l’assaut final contre l’oligarchie régnante.
De par sa place capitale dans la production, sa cohésion, son organisation et sa conscience de classe, et malgré sa faiblesse numérique, seul le prolétariat pouvait remplir ce rôle.
Le prolétariat hongrois était une classe arriérée et peu puissante par rapport à ses frères autrichiens et allemands. En 1910, seuls 17 % de la population travaillait dans l’industrie, et 49 % d’entre eux appartenaient à des entreprises de moins de 20 salariés.
Mais à Budapest et dans ses environs, une industrie à grande échelle s’était implantée, approvisionnée par le capital étranger. Plus de 50 % de l’industrie se concentrait dans cette zone. De plus, le caractère inégal du développement industriel est illustré par le fait que 37.8 % de la force totale de travail était concentrée dans de grandes usines de plus de 500 ouvriers. Ces gigantesques bastions du travail allaient jouer un rôle décisif dans les événements de 1918-1919. 82 cartels géants contrôlaient l’ensemble de l’industrie hongroise (26 d’entre eux étaient Hongrois et 56 austro-hongrois).
À la veille de la Première Guerre mondiale, la Hongrie se trouvait clairement dans un état de dépendance semi-coloniale vis-à-vis de l’Autriche et de l’Allemagne, elle formait une colonie agricole exportant de la nourriture en Autriche en échange de produits industriels. Les intérêts de la bourgeoisie hongroise étaient ainsi inextricablement liés à ceux de l’État bureaucratique et policier austro-hongrois, ainsi qu’à ceux de l’oligarchie des propriétaires féodaux, représentés politiquement par le Parti libéral.
Cachée derrière le rideau de rhétorique nationaliste avec lequel la bourgeoisie hongroise s’efforçait de garder son contrôle sur les masses, se trouvait la réalité de son impotence et de sa servile dépendance vis-à-vis de l’impérialisme Austro-Allemand. C’est cette réalité qui fut mise à nue en août 1914.
La guerre impérialiste projeta l’intégralité de la société dans la tourmente. Soutenue par l’enthousiasme de l’oligarchie et de l’Église, la guerre contre la Sibérie le fut aussi par le Parti de 1848 : le parti de la bourgeoisie « libérale » qui avait depuis longtemps abandonné ses aspirations premières d’indépendance nationale pour s’allier avec les pillards impérialistes de Vienne et de Berlin.
Lors du déclenchement de la guerre, comme dans les autres pays, la classe ouvrière fut paralysée par la vague initiale d’enthousiasme patriotique. Les dirigeants sociaux-démocrates hongrois, en dépit de la posture « de gauche » qu’ils avaient jusque-là empruntée aux soi-disant « austro-marxistes », se joignirent à l’orchestre patriotique. Ils justifièrent la guerre qui devait « défendre la démocratie contre la barbarie Russe » et déboucherait, d’après eux, sur « une journée de travail plus courte et des salaires plus élevés ». Ils prêchèrent la collaboration de classe et défendirent l’idée d’une « paix des classes ».
Mais au fur et à mesure que la guerre se prolongeait, sa douloureuse réalité s’imposait aux ouvriers et aux paysans. La « guerre pour une journée de travail plus courte » les obligeait à peiner 60 heures par semaine. Des enfants de 10 ou 12 ans travaillaient en usine 12 heures par jour, parfois plus. Les profits s’élevaient de plus en plus tandis que les salaires s’effondraient. En 1916, la monnaie ne valait plus que 51 % de son ancienne valeur et continuait à se dévaluer. La guerre avait causé un terrible effondrement de l’industrie.
Sur le front, la situation était encore pire. Des centaines de milliers de soldats hongrois périrent misérablement dans les Carpates durant le froid et neigeux hiver 1914. Sur une armée de neuf millions d’hommes, plus de cinq millions furent tués, blessés, faits prisonniers ou portés disparus durant les quatre ans de guerre. Sur ces cinq millions, il y avait deux millions de Hongrois.
Le mécontentement parmi les unités hongroises de l’armée impériale et royale déboucha sur des situations ou les troupes hongroises devaient être menées à la bataille, encadrées par des soldats allemands et autrichiens, tandis que des mitrailleuses étaient pointées dans leurs dos. Les désertions atteignirent des proportions de plus en plus massives à mesure que la défaite se révélait inéluctable.
Les effets de la révolution d’Octobre
Tout au long des années 1915 et 1916, le nombre de grèves ne fit qu’augmenter. La lassitude des masses vis-à-vis de la guerre était aggravée en Hongrie par la conscience de l’oppression nationale. La fermentation révolutionnaire qui progressait dans les usines, les casernes et les quartiers ouvriers provoqua des dissensions au sein de la classe dirigeante. Dès 1915, le Comte Karolyi fonda le Parti Indépendant, pacifiste et anti-allemand, et tenta d’établir des contacts avec les alliés. Cela indiquait que la partie la plus consciente de la bourgeoisie, sentant la probabilité d’une défaite allemande, se préparait à se soumettre à l’impérialisme franco-anglais et à se maintenir au pouvoir grâce à des baïonnettes alliées plutôt qu’allemandes.
La Révolution de février en Russie donna un élan au mouvement révolutionnaire en Hongrie. Le Premier mai 1917, une vague massive de grèves et de manifestations entraîna le 23 mai la chute du gouvernement réactionnaire du Comte Tisza. Un nouveau gouvernement se forma sous la direction du Comte Esterhazy, qui tenta de prendre une posture d’arbitre « au-dessus des classes » afin de ne pas totalement perdre le contrôle de la situation. Le gouvernement de coalition fut élargi pour accueillir différents groupes bourgeois, tandis que les leaders du SDP (Parti Social Démocrate) soutenaient le gouvernement sans y participer.
Les travailleurs interprétèrent très justement ces changements à la tête de l’État comme un signe de faiblesse et poussèrent encore leur avantage. Le nouveau gouvernement fut accueilli par une vague de grèves, éclatant spontanément, malgré l’opposition des leaders syndicaux « modérés ». L’un d’entre eux, Samu Jasza, admit plus tard que « dès 1917, il y eut de nombreuses grèves alors que les syndicats s’opposaient à tout arrêt du travail ». Les dirigeants syndicaux furent ainsi, bien malgré eux, contraints à diriger le mouvement, faute de quoi ils perdraient toute influence parmi les ouvriers.
La victoire de la révolution d’Octobre en Russie eut un effet électrisant en Hongrie. La magistrale propagande contre la guerre menée par Trotsky depuis la tribune des négociations de paix à Brest-Litovsk suscita en réponse la détermination de masses des ouvriers, paysans et soldats las de la guerre. La demande d’une « paix sans annexions ni compensations » fit écho dans les usines, les villages et jusque dans les tranchées. Sous l’irrésistible pression des masses, la fraction pacifiste de la bourgeoise, menée par Karolyi, le « Kerensky hongrois », retrouva un peu de courage pour affirmer ses positions.
La fermentation révolutionnaire dans les usines déboucha le 18 janvier 1918 sur une grève générale à Budapest, qui s’opposait à la guerre ; elle fut suivie de rassemblements de masse auxquels de nombreux soldats participèrent. La grève de janvier se répandit comme une traînée de poudre en Hongrie, en Autriche et en Allemagne. C’est précisément ce risque d’une révolution à l’arrière qui obligea le représentant austro-hongrois à Brest-Litovsk, Czernin, à adopter une position de conciliation vis-à-vis du gouvernement bolchevique efforts furent vains en raison de la complète domination de Czernin vis-à-vis du quartier général allemand, incarné par le Général Hoffman. Pour les mêmes motivations, le gouvernement hongrois se dépêchait d’étendre le droit de vote. Comme toujours, la classe dirigeante n’accepte de faire des réformes sérieuses uniquement lorsqu’elle sent ses privilèges et son pouvoir menacé.
La bourgeoisie était terrifiée, comme l’étaient les dirigeants ouvriers droitiers qui avaient soutenu la guerre et s’étaient opposés à tout mouvement ouvrier. Les leaders sociaux-démocrates, effrayés par la rapide extension de la grève générale, lancèrent un appel à la reprise du travail dès le 21 janvier, seulement quatre jours après le début du mouvement. Cette trahison n’eut pour effet que de creuser les divisions au sein du SDP et de renforcer son opposition de gauche.
La profondeur de la poussée révolutionnaire se révèle dans la participation des franges les moins éduquées et les plus inertes parmi les opprimés. Parmi celles-ci se trouvent les ouvrières, dont le rôle héroïque dans ce mouvement est démontré par une circulaire secrète du Ministère de la Guerre, datée du 3 mai 1918 :
« Les ouvrières ne se contentaient pas de désorganiser les usines en interrompant la production, elles allaient jusqu’à faire des discours incendiaires et participaient aux démonstrations, marchant dans les premiers rangs, portant leurs bébés dans leurs bras et se comportant de façon insultante envers les représentants de la loi. »
Le 20 juin 1918, une nouvelle grève éclata après que des ouvriers aient été abattus. Des « soviets », ou conseils ouvriers, furent formés afin de combattre pour les revendications ouvrières : la paix, le suffrage universel, et le passage du pouvoir aux soviets. La grève s’étendit rapidement de Budapest aux autres centres industriels. À nouveau le mouvement fut stoppé par les dirigeants sociaux-démocrates au bout de 10 jours.
Les masses étaient prêtes à combattre pour obtenir le pouvoir, mais étaient contrecarrées à chaque pas par leurs propres dirigeants. Malgré cela, les conditions intolérables dans lesquelles se trouvaient les masses, ainsi que toute la colère et la frustration accumulées dans le passé, menèrent inexorablement à une nouvelle explosion à l’automne 1918.
Avec l’effondrement du front bulgare, la vague de désertions s’amplifia jusqu’à submerger le pays. Des soulèvements et de mutineries éclataient sporadiquement dans l’armée et la marine. Des bandes de déserteurs armés se joignaient aux grévistes et aux paysans révoltés dans leurs affrontements avec la police et participaient à des saisies de terres. Quand il devint évident que les puissances centrales avaient perdu la guerre, ces mutineries se généralisèrent.
L’appareil d’État se désintégra, s’effondrant sous son propre poids. Le gouvernement à Budapest était suspendu, le pouvoir était dans les rues.
Au milieu des grèves, des mutineries et des manifestations, la classe dirigeante était engluée dans ses divisions internes. Des scènes orageuses se déroulaient en plein parlement. Le 17 octobre, un comte Tisza désespéré déclara : « Nous avons perdu cette guerre ». L’oligarchie des propriétaires bourgeois, sentant le pouvoir glisser de ses mains fébriles se repliait en catastrophe derrière la seconde ligne de défense que représentait son ennemi d’hier – Karolyi.
Le 28 octobre à Budapest, une manifestation massive réclama l’indépendance de la Hongrie. Le 29, la République hongroise fut proclamée. Et, le 30 octobre, débuta à Budapest une insurrection des travailleurs, des soldats, des marins et des étudiants.
Le gouvernement s’effondra alors comme un château de cartes sans même tirer un coup de feu pour se défendre. Les rues étaient occupées par des insurgés scandant des slogans comme : « Vive la Hongrie indépendante et démocratique ! »… « A bas les comtes ! »… « Plus de guerre ! »… « Seuls les conseils de soldats donnent les ordres ! » Au crépuscule du 31 octobre, les insurgés contrôlaient toutes les positions stratégiques et avaient libéré tous les prisonniers politiques.
La révolution avait triomphé vite et sans douleur. La classe dirigeante, surprise et sans base réelle, n’avait pas résisté. Un soulèvement spontané des masses avait agi, sans direction ni programme clair, tout comme celui de février 1917 en Russie. Les dirigeants traditionnels du mouvement ouvrier n’avaient rien fait ; au contraire, ils avaient tenté de contrarier cette révolution qu’ils craignaient comme la peste.
La masse des travailleurs, des soldats et des paysans, manquant d’un parti et d’un programme révolutionnaire, tâtonnait néanmoins pour en trouver un. Ils n’avaient peut-être pas de certitudes sur ce qu’ils voulaient, mais ils savaient parfaitement ce dont ils ne voulaient plus. Ils ne voulaient plus des règles d’une oligarchie privilégiée et corrompue, ni de la monarchie ou de tout ce qui s’y rattachait, ni enfin du féodalisme et de l’oppression nationale.
Cependant, dans la lutte autour de ces questions, les masses comprirent rapidement qu’aucun compromis ne parviendrait à résoudre leurs problèmes. Ils saisirent le caractère inévitable d’une table rase. Seule une réorganisation totale de la société autour de nouveaux axes permettrait d’éliminer tous les résidus accumulés pendant les siècles d’oppression féodale et d’humiliation nationale.
Les travailleurs voulaient la République. Les politiciens libéraux bourgeois du Parti de 1848 et les dirigeants ouvriers droitiers résistèrent le plus longtemps qu’ils purent à cette demande. Ces « révolutionnaires » malgré eux avaient été saisis par la peau du cou et propulsés au gouvernement par le mouvement des masses.
Une révolution non sanglante
Une fois au gouvernement, ces dirigeants se consacrèrent à des actions d’arrière-garde, bornées à défendre le système des règles et privilèges de classe. La terreur que leur inspiraient les masses était cent fois plus grande que leur aversion pour la réaction féodale. Ils se cramponnèrent donc à tout ce qui pouvait les soutenir dans leur lutte pour maintenir le statu quo social.
Le dicton « un ami dans le besoin est d’autant plus un ami » est valable en politique aussi bien que dans la vie. Conscients que leur avenir en tant que classe privilégiée se trouvait entre les mains des bourgeois libéraux (qu’ils détestaient) et des sociaux-démocrates, les banquiers, les oligarques féodaux, les évêques et les généraux se groupèrent autour du « Kerensky hongrois », se cachant derrière les bannières de la « démocratie ». En face, les ouvriers et les soldats, comme en Russie en 1917, plaçaient leurs espoirs dans leur propre organisation, née dans la lutte : les Soviets.
Comme en Russie, il existait des éléments de double pouvoir, mais contrairement à la Russie, il n’y avait pas en Hongrie de Parti bolchevique capable de conduire la situation pré-révolutionnaire vers une révolution socialiste victorieuse. L’aile gauche du SPD, confuse et manquant d’un programme clair, était incapable de jouer un rôle indépendant, tandis que son aile droite aidait Karolyi à restaurer les vieux rapports de classe sous couvert de « révolution démocratique bourgeoise ».
Sous le stalinisme, les « théoriciens » communistes officiels caractérisaient les événements de 1918-1919 comme une révolution « bourgeoise démocratique ». En réalité, la bourgeoisie n’y a joué aucun rôle, elle n’avait aucune intention de prendre le pouvoir ni de détruire le vieil État semi-féodal, et s’est même opposée à l’institution d’une République bourgeoise.
L’initiative de toutes les étapes de cette prise de pouvoir se tint fermement du coté des ouvriers et des soldats, qui poussaient les libéraux à prendre le pouvoir, malgré leur résistance, et commençaient à accomplir, par la base, les tâches de la révolution bourgeoise-démocratique. En d’autres mots, ce qui se déroula alors n’est pas une révolution, mais l’avortement d’une révolution socialiste en raison de l’absence d’une authentique direction révolutionnaire et de la trahison des dirigeants sociaux-démocrates.
Le gouvernement bourgeois de Karolyi, qui n’a accompli aucune des taches fondamentales de la révolution bourgeoise démocratique en Hongrie, et qui, de toute façon, ne pouvait pas les accomplir, s’est révélé au final largement plus faible, désarmé et incompétent que le gouvernement provisoire Russe d’après février 1917.
D’un côté, le prolétariat se trouvait être la seule vraie force organisée dans la société. Le pouvoir se trouvait dans les mains des ouvriers et des soldats, armés et organisés en conseils. En face, les dirigeants « modérés » du SDP et des syndicats bloquaient leur marche avec la politique fallacieuse « d’ajournement de la lutte des classes » pour la « défense de la démocratie », etc.
Comme les menchéviques russes de 1917, ainsi que comme tous les staliniens depuis lors, les dirigeants sociaux-démocrates hongrois appelaient les ouvriers et les paysans à suspendre la lutte pour le socialisme afin de consolider la démocratie (bourgeoise).
Ils ne voyaient pas que les énormes contradictions au sein de la société débouchaient inévitablement sur une polarisation accrue des classes qui ne pourrait se résoudre que de deux façons opposées : soit la classe ouvrière, à la tête de tous les opprimés et exploités de la société, renverserait la bourgeoisie, supprimant la fiction du « Conseil national » de Karolyi et écraserait impitoyablement les forces réactionnaires qui s’abritaient derrière lui ; soit ces forces profiteraient de la situation pour se reconstruire, se regrouper et lancer une nouvelle contre-offensive qui abandonnerait le gant de velours de la « démocratie » pour la poigne de fer de la réaction fasciste.
Il n’y avait pas de « voie médiane ». Les travailleurs triompheraient et établiraient une république ouvrière, ou la classe dirigeante prendrait une terrible revanche sur la classe ouvrière et la paysannerie pauvre. Il n’y avait pas d’autre options, même si les « centristes » semblaient fermement en selle et si Karolyi bénéficiait d’une popularité certaine, spécialement dans les couches petites-bourgeoises en raison de son opposition à la guerre.
Le SDP, dans la période initiale, accroissait ses effectifs par bonds. Les masses, nouvellement éveillées à la vie politique, se ruaient dans les organisations ouvrières, et ce peu importe le rôle joué par les dirigeants. En plus des ouvriers, de nombreux intellectuels, cadres, et jusqu’à des policiers et des domestiques adhérèrent au SDP, que ce soit pour des raisons honnêtes ou pour se garantir une « assurance politique » pour l’avenir. D’un seul coup, les sociaux-démocrates et les républicains, jusque-là persécutés comme de dangereux radicaux, devenaient des piliers de respectabilité et les sauveurs de la société.
Maintenant que la cause de la monarchie était irrémédiablement perdue, tous les éléments réactionnaires de la société se regroupèrent autour de la bannière de la république bourgeoise, fermement défendus par Karolyi et les sociaux-démocrates.
Malgré tout, les masses ne furent pas longues à percevoir l’énormité du gouffre qui séparait la république qu’elles voulaient de la république qu’elles avaient. Enhardies par leurs succès, les ouvriers descendirent dans la rue pour faire entendre leurs revendications de classe, en dépit des hystériques appels au calme que lançaient leurs dirigeants. Le 16 novembre, une manifestation géante rassemblant des centaines de milliers de personnes eut lieu devant le Parlement pour réclamer une République socialiste.
Ils n’avaient pas renversé l’Empire des Habsbourg, quatre fois centenaire, seulement pour rendre le pouvoir aux anciens maîtres sous de nouveaux noms. Les soldats se déversaient dans Budapest depuis le front, arrachant les insignes du col des officiers. Les rues de la ville étaient submergées de troupes mutinées : 300.000 hommes, attendant leur démobilisation. Les officiers et les bourgeois étaient attaqués dans les rues.
Le gouvernement de Karolyi n’avait de gouvernement que le nom, il n’avait plus d’armée sur laquelle s’appuyer. Les armes étaient aux mains des travailleurs. L’économie s’était virtuellement effondrée. La Hongrie étant soumise au blocus allié, la situation alimentaire devenait critique.
Dans une tentative de pacifier les masses, le gouvernement Karolyi mit sur pied un projet de réforme agraire qui prévoyait de distribuer aux ouvriers agricoles les domaines excédant 500 acres, les propriétaires devant être indemnisés par le gouvernement.
Karolyi, lui-même propriétaire terrien, distribua son domaine aux paysans. Mais son exemple ne fut pas suivi par le reste de sa classe. Comme les autres mesures de son gouvernement, la réforme agraire resta sur le papier. De la même façon que pour la question agraire, la démocratie bourgeoise hongroise n’avait aucune solution à proposer pour celle des nationalités opprimées. Comme Karolyi lui-même s’en plaignit plus tard : « La situation avait alors radicalement changé, et ce qui aurait été vu comme une offre extrêmement libérale apparaissait alors comme anachronique. Les minorités d’hier se voyaient avec raison comme les vainqueurs de demain, et se refusaient à envisager toute solution au sein de la Couronne de Saint-Étienne, dont le simple nom était pour eux une offense. »
« Trop peu et trop tard » serait une parfaite épitaphe pour l’infortunée démocratie bourgeoise de Hongrie, qui arriva au pouvoir alors que l’histoire avait déjà placé à l’ordre du jour la révolution prolétarienne comme seule solution pour résoudre les problèmes auxquels la bourgeoisie était incapable de s’attaquer. Et au mécontentement croissant à l’intérieur du pays s’ajoutait maintenant une nouvelle menace depuis l’extérieur. »
La chute de Karolyi
Durant la Première Guerre mondiale, les bourgeoisies nationales de l’Europe centrale et orientale – celle de Hongrie incluse – s’étaient rassemblées sous la bannière de l’impérialisme allemand, mais avec la défaite de l’Allemagne et la désintégration de l’Autriche-Hongrie, les classes dirigeantes d’un fouillis d’états nouvellement formés rivalisèrent les uns avec les autres pour gagner les faveurs de l’impérialisme anglo-franco-américain, tout en se dénigrant mutuellement pour voir qui grappillerait le plus de territoires à ses voisins.
La « Doctrine Wilson » de l’impérialisme états-unien, rendant hommage en paroles à la démocratie et au droit à l’autodétermination des petites nations, servait de prétexte à une série de petites guerres de prédation. Ce qui permettait de « balkaniser » l’Europe centrale et orientale et de lier encore plus fortement les états nouveau-nés aux chars des impérialismes victorieux anglais, français et américains par le biais des banques, des chemins de fer et des trusts géants.
Le mot d’ordre des États-Unis Socialistes d’Europe, lancé par la jeune Internationale Communiste, représentait le seul espoir pour les peuples d’Europe, divisés et saignés à blanc par les guerres, la famine et la crise économique. Seul le succès de la révolution socialiste pouvait permettre aux petits états d’Europe et arriérés de se sortir de l’impasse dans laquelle ils se retrouvaient.
La classe dirigeante de Hongrie tentait de se protéger de la tempête en s’abritant derrière les atours de la social-démocratie. Mais les convulsions sociales déclenchées par la guerre n’admettaient point de solutions intermédiaires. Encore plus rapidement que le gouvernement provisoire russe, le gouvernement de Karolyi fit la preuve de sa banqueroute, et ce d’une façon plus frappante encore.
Comme Lénine le fit remarquer :
« La bourgeoisie hongroise accepta de renoncer volontairement au pouvoir, et reconnut que le seul qui put guider la nation dans un moment de crise était le pouvoir soviétique. » (Œuvres, vol. 29, p. 270 [édition Anglaise])
La cause immédiate de la chute du gouvernement Karolyi fut l’ultimatum du 20 mars 1919 présenté par les alliés au régime de Karolyi demandant que la Hongrie accepte une nouvelle ligne de démarcation. Au moment de l’Armistice, quelques mois plus tôt, la Hongrie avait déjà accepté une humiliante perte de territoires. Maintenant, les Alliés pillards rassemblés à Paris demandaient l’abandon de territoires occupés par près de deux millions de hongrois.
Le gouvernement de Karolyi, livré à lui-même et tentant de gagner du temps, suggéra un référendum, qui fut péremptoirement refusé. Les Alliés exigèrent une réponse le jour même. Affaibli par des pressions intérieures et extérieures, et réalisant sa propre impuissance, Karolyi refusa de prendre la responsabilité des problèmes qui se posaient et démissionna.
La bourgeoisie hongroise admit ainsi sa totale incapacité à diriger la nation en ce moment décisif. Le lendemain, le 21 mars, la République des Conseils fut proclamée. Le prolétariat était arrivé au pouvoir sans tirer un coup de feu.
La chute soudaine de Karolyi signifiait un tournant brusque dans la situation du Parti communiste hongrois qui, après seulement quatre mois d’existence, se trouva soudainement confronté à la question du pouvoir. Les dirigeants du Parti étaient jeunes et sans expérience. Leurs conceptions, comme celles de beaucoup des Partis communistes nouvellement formés, étaient teintées d’un mélange de gauchisme et de syndicalisme.
Leur impatience les mena à négliger les dynamiques du processus révolutionnaire et les rapports complexes entre la classe, le parti et sa direction. Cela était, pour de nombreuses raisons, compréhensible. Le Parti bolchevique russe s’était formé pendant des décennies. Il avait derrière lui l’expérience de la Révolution de 1905 et du travail dans les situations les plus variées. Tandis que les nouveaux partis de l’Internationale Communiste étaient, dans la plupart des cas, composés de recrues jeunes et inexpérimentées qui n’avaient rejoint le bolchevisme que dans la période orageuse, débutée par la révolution d’Octobre. Ils n’avaient pas eu le temps de faire leurs armes, ni d’acquérir l’expérience nécessaire et l’autorité auprès des masses quand ils furent plongés dans le mouvement révolutionnaire de 1918-1920. Et cette transition ne fut nulle part plus violente qu’en Hongrie.
Les jeunes dirigeants du PC, pour la plupart d’ex-prisonniers de guerre rentrés récemment de Russie, firent preuve de courage, d’initiative et d’énergie. Mais dès le début, leur confusion dans les questions théoriques les mena à faire, sur des points fondamentaux, une série d’erreurs qui allaient avoir plus tard des conséquences désastreuses.
Sur la question clé de la terre, ils défendirent la confiscation des domaines, mais s’opposèrent à la distribution des terres aux paysans, expliquant que cela allait favoriser le développement de petits propriétaires et entraver la diffusion des idées socialistes dans les villages. Sur la question nationale, au lieu de se prononcer clairement en faveur de l’autodétermination, ils avancèrent le mot d’ordre dénué de sens de « l’auto-développement prolétarien ».
Néanmoins, dans le climat révolutionnaire qui prévalait alors, les communistes gagnèrent rapidement du terrain, en dépit de leurs erreurs, pénétrant les casernes, les usines et les syndicats, auparavant dominés par les dirigeants ouvriers de droite.
S’appuyant sur l’état d’esprit des masses, le PC connut une croissance explosive en quelques semaines, et ce, pas seulement dans Budapest la prolétarienne, mais aussi à Szeged, la deuxième plus grande ville du pays, dans laquelle une importante section du SDP le rejoignit et où beaucoup de membres de la garnison affichait ouvertement leurs cartes du parti. Plus important, l’organisation de jeunesse du SDP adhéra en bloc au PC durant le mois de décembre.
Alarmés par les progrès rapides du PC qui menaçaient leur contrôle de plus en plus ténu sur les travailleurs organisés, les dirigeants sociaux-démocrates entamèrent une campagne contre les bolcheviques « russes », les « scissionnistes » et la « contre-révolution de gauche ». Comme les menchéviques russes, les dirigeants du SDP hongrois considéraient que la Hongrie n’était pas « mure » pour la révolution socialiste.
Ils basaient leurs conceptions sur l’idée d’un lent processus d’évolution, pacifique et graduel. Dans celui-ci, la Hongrie passerait d’abord par une longue période de démocratie bourgeoise à la suite de laquelle, peut-être après 50 ou 100 ans, la société hongroise serait « prête » pour le socialisme.
Malheureusement pour les idéologies gradualistes, le cours des événements se dirigeait rapidement dans la direction opposée. Constatant l’échec de la démocratie bourgeoise à gérer un seul des problèmes qui se posaient à elles, les masses passèrent à l’action. Il y eut alors une vague d’occupation d’usines.
Le contrôle ouvrier fut établi dans de nombreux centres. Il y avait constamment des manifestations d’ouvriers, de soldats et de chômeurs. À la fin de janvier 1919, des heurts sanglants eurent lieu entre les troupes du gouvernement et des grévistes. Le mécontentement gagna l’armée. La question nationale resurgit et s’intensifia avec des convulsions révolutionnaires en Ukraine Occidentale. La promesse d’autonomie faite par Karolyi, loin de calmer le mouvement, ne fit que jeter de l’huile sur le feu.
Suivant l’exemple de Noske et Scheidemann en Allemagne, où Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht avaient été assassinés en janvier à l’instigation des dirigeants sociaux-démocrates, la direction du SDP mit sur pied une campagne anti-communiste qui culmina dans une provocation similaire à celle des Journées de juillet en Russie, et dans l’arrestation de la direction du PC. Béla Kun [Photo] et ses camarades furent jetés en prison et sauvagement battus.
Malgré tout, le gouvernement avait fait un mauvais calcul. Dans une situation révolutionnaire, l’état d’esprit des masses peut changer rapidement. L’arrestation des communistes permit de jeter un coup de projecteur sur le rôle contre-révolutionnaire des dirigeants sociaux-démocrates dans le gouvernement. La majorité des masses qui avaient espéré de la direction du SDP une solution à leurs problèmes se retournèrent dès lors contre eux.
Le PC, auparavant petite minorité, avait maintenant gagné le soutien de la majorité dans les zones clés du mouvement ouvrier. Les prolétaires étaient arrivés à une conclusion simple : si le gouvernement est contre le bolchevisme, nous devons être pour lui. Les dirigeants du SDP se firent alors huer dans les meetings.
Même les dirigeants sociaux-démocrates les plus droitiers, tels Erno Garami, reconnurent plus tard que « l’arrestation des dirigeants bolcheviques non seulement ne les affaiblit pas, mais renforça leur capacité de combat ». Un autre de ses semblables, Wilhelm Bohm écrivit : « Privé de ses chefs, le mouvement bolchevique gagna de nouvelles forces. »
Le flot se dirigeait maintenant résolument en direction du PC. Les arrestations servirent de catalyseur pour le mécontentement et la frustration accumulés dans les masses. Durant tout le mois, une tendance évidente vers l’insurrection armée se manifesta. À Szeged le 10 mars, le Soviet local prit le pouvoir et fut rapidement suivi dans les villes voisines. Des paysans occupèrent les terres du Comte Esterhazy sans attendre de décrets gouvernementaux.
Repoussés par le cours inattendu qu’avaient pris les événements, les dirigeants réformistes tentèrent de détourner le mouvement dans des sentiers qu’ils connaissaient mieux, en avançant le mot d’ordre d’une assemblée constituante. Mais les chefs du SDP étaient largement dépassés par l’impétueux mouvement des masses. Les larges contingents ouvriers des grandes usines de Budapest se déclaraient pour le PC.
Les travailleurs tiraient des conclusions révolutionnaires de la situation pratique. Ils avaient renversé quatre siècles de pouvoir des Habsbourg par leurs propres forces. Les conseils ouvriers possédaient non seulement des armes légères, mais aussi des mitrailleuses et de l’artillerie. Face à eux, le gouvernement n’avait aucune force armée prête à combattre pour lui.
Les masses étaient passées à travers la dure école de la guerre, de la révolution et de la contre-révolution masquée sous la « démocratie », et étaient maintenant prêtes à jouer cartes sur table. Face à cela, les arguments modérateurs des dirigeants du SDP n’avaient aucun effet.
Les ouvriers interprétèrent justement ces appels comme des tentatives de distraire leur attention du but central du pouvoir. L’impatience grandissante des travailleurs vis-à-vis du rôle des dirigeants sociaux-démocrates s’exprima dans le refus des ouvriers imprimeurs de Budapest de publier le journal du SDP : Nepszava. Ils firent grève le 20 mars – le jour même où les Alliés envoyèrent leur ultimatum à Karolyi. Le 21, la grève était devenue une grève générale pour la libération des dirigeants du PC et le transfert du pouvoir à la classe ouvrière.
Ce mouvement spontané créa une scission dans la direction du SDP. Une de ses tendances, s’identifiant ouvertement à la bourgeoisie, était prête à jouer le même rôle contre-révolutionnaire que Noske et Scheidemann en Allemagne. Les autres étaient plus prudentes. Après l’ultimatum des Alliés, le gouvernement Karolyi était dans un état de total effondrement.
Démoralisés, les libéraux bourgeois abandonnèrent le pouvoir aux dirigeants ouvriers réformistes, qui l’acceptèrent le cœur lourd et les mains tremblantes. Les bourgeois plaçaient ainsi la charge de résoudre la crise sur les épaules des « modérés » sociaux-démocrates. Mais ces derniers, toujours prêts à remplir leur « devoir patriotique », se retrouvaient en position particulièrement instable.
Leur influence auprès des masses se rapprochait de plus en plus vite du néant. Comment pourraient-ils se maintenir en place ? C’est alors que se déroula un événement sans précédent dans l’Histoire : les chefs du SDP, membre du gouvernement, se rendirent en prison pour négocier avec leurs homologues du PC, qu’ils avaient contribué à emprisonner peu de temps avant. Ce fait en lui-même montre que les changements majeurs dans les rapports de forces entre classes peuvent subvenir dans une situation révolutionnaire.
Les avertissements de Lénine
Les dirigeants du SDP commencèrent par demander au PC de les soutenir de l’extérieur du gouvernement. Face au refus des communistes, les réformistes proposèrent une fusion de leurs partis ! Ce que cette offre signifiait était la formation d’un gouvernement de coalition sous la couverture d’un Parti socialiste « unifié ». Les vieux renards qui dirigeaient le SDP étaient prêts à signer n’importe quoi, quel qu’en soit le radicalisme, pour obtenir un accord.
Les partisans de longue date du gradualisme s’étaient soudainement convertis à la dictature du prolétariat, au pouvoir des soviets, à la révolution – à tout et n’importe quoi – pour amener les communistes à participer au gouvernement. En fait, les sociaux-démocrates reconnaissaient simplement la réalité de la situation. En effet, tandis que les dirigeants du PC négociaient leur unification avec eux, les travailleurs de Budapest menaient une révolution non sanglante à laquelle le gouvernement ne pouvait offrir aucune résistance. Le PC et le SDP s’unirent en tant que mouvement alors que le pouvoir était déjà dans les faits aux mains de la classe ouvrière.
En menant à bien cette unification, la direction du PC commit une bêtise majeure pour laquelle la classe ouvrière aurait à payer plus tard. Tandis que Béla Kun, le leader des communistes hongrois, endormait les travailleurs en leur racontant que l’unité était la « condition préalable au pouvoir ouvrier, de nombreux communistes de la base furent troublés par la manœuvre et s’y opposèrent. En essayant de trouver une solution « facile » au problème de la construction du parti ainsi qu’un « raccourci » vers le pouvoir, Béla Kun tomba dans un piège. Manquant de confiance en eux, en leur programme et en la classe ouvrière, les chefs du PC orchestrèrent la fusion avec les sociaux-démocrates de la pire façon imaginable.
Ce fut une fusion bureaucratique par le haut, au lieu d’une réelle unification sur la base d’un travail patient pour arracher les ouvriers à leurs anciens dirigeants. Au moment de l’unification, l’influence des communistes parmi les sections décisives du prolétariat était de loin supérieure à celle des réformistes, car ceux-ci s’étaient lourdement compromis par leur collaboration gouvernementale avec la bourgeoisie et leurs actions répressives contre les travailleurs.
Ils ne prônèrent l’idée d’une fusion que lorsque leurs chances furent épuisées et que la révolution fut devenue une évidence. Leur objectif était de préserver leur prestige et leurs privilèges en se joignant au camp victorieux. Seuls les éléments ouvertement contre-révolutionnaires, menés par Erno Garami, refusèrent de prendre part à l’unification. Parmi ceux qui y participèrent, il y avait autant d’honnêtes partisans de la gauche que de bureaucrates droitiers endurcis.
Malgré le manque d’informations, et distance géographique le séparant des événements de Hongrie, Lénine sentit immédiatement le danger de la manœuvre :
« La première communication que nous avons reçue à ce sujet [l’unification – NDA] nous a donnée quelques raisons de craindre que, les soi-disant socialistes, sociaux-traîtres, ont peut-être prévu de manipuler les communistes, profitant que ces derniers se trouvaient en prison. » (Œuvres, Vol. 29 P.242)
Dans un télégramme radio à Béla Kun, Lénine exprima ainsi ses doutes sur la pertinence d’une unification :
« Veuillez nous informer des garanties concrètes que vous avez sur le fait que le nouveau gouvernement sera réellement communiste, et pas simplement socialiste, ce qui signifierait un gouvernement de sociaux-traîtres ? Les communistes sont-ils majoritaires dans le gouvernement ? Quand se tiendra le congrès des soviets ? En quoi consiste réellement la reconnaissance par les socialistes de la dictature du prolétariat ?
Il ne fait aucun doute que la simple application en détail de nos tactiques russes dans les conditions particulières de la révolution hongroise serait une erreur. Je dois vous prévenir contre ces erreurs, mais je voudrais savoir en quoi consistent vos garanties. » (Œuvres, édition russe, Vol. 29 P.203)
Béla Kun répondit aux questions de Lénine de façon rassurante, mais Lénine n’était pas convaincu pour autant. Lors du premier congrès de l’Internationale Communiste qui se tint peu de temps après la révolution hongroise, il avertit le communiste hongrois Laszlo Rudas :
« Je considère cette unification comme dangereuse. Il aurait été préférable de former un bloc dans lequel chaque parti aurait préservé son indépendance. De cette façon, les communistes seraient apparus auprès des masses comme un parti indépendant. Ils auraient pu augmenter leurs forces jour après jour, et au cas où, si les sociaux-démocrates n’avaient pas rempli leurs devoirs révolutionnaires, les choses auraient pu aboutir à la rupture. » (Szabad Nep, 21 janvier 1949)
Les avertissements de Lénine aux communistes hongrois n’avaient rien de commun avec une intransigeance sectaire et stérile. En fait, Lénine défendait l’idée d’une unification, à condition qu’elle soit correctement menée sur un programme clairement révolutionnaire et à l’exclusion de tous les vieux dirigeants de droite. L’erreur n’était pas dans la recherche de l’unification avec les sociaux-démocrates, mais dans le mélange confus des drapeaux et des programmes.
Les communistes hongrois, en réalité, liquidèrent leur parti au sein du SDP, dont les dirigeants se taillèrent la part du lion en ce qui concerne les postes de direction dans le Parti, les syndicats et le gouvernement. Par l’action de Béla Kun et d’autres, les éléments les plus avancés et les plus révolutionnaires de la classe ouvrière furent noyés au milieu des composantes les plus politiquement attardées et incultes des masses.
L’erreur se révéla fatale. Cela montre exactement ce qui se serait déroulé en Russie, si les bolcheviques avaient fusionné avec les menchéviques après la révolution de Février, comme cela était défendu par Staline et Kamenev ; ou s’ils avaient succombé en novembre 1917 à la pression pour former un « gouvernement de coalition de tous les partis soviétiques », ce qui fut fermement repoussé par Lénine et Trotsky.
Les erreurs des communistes hongrois
C’est une loi de la révolution qu’au moment où la question de la prise du pouvoir est posée, la direction du parti révolutionnaire est inévitablement soumise à des pressions venant d’autres classes, de « l’opinion publique » bourgeoise, et même venant des couches les plus arriérées de la classe ouvrière. Les dirigeants bolcheviques à Petrograd en février 1917 étaient, et de loin, plus expérimentés que les chefs communistes hongrois de mars 1919. Malgré cela, Kamenev et Staline, soumis à une pression énorme, adoptèrent une ligne de moindre résistance, prônant le soutien au gouvernement provisoire et l’unification avec les menchéviques.
La peur d’être « isolés », ou d’apparaître aux yeux des masses comme des « scissionnistes » ou des « sectaires » créent une pression énorme sur les épaules d’une direction révolutionnaire. Seule une appréciation correcte de l’ensemble du processus révolutionnaire peut fournir une politique claire pour résister à ces pressions. Les dirigeants communistes hongrois jeunes et inexpérimentés manquèrent de la fermeté et de la clairvoyance politique nécessaires, ils vacillèrent et perdirent pied.
S’ils avaient préservé leur identité propre, en suivant le conseil de Lénine d’une « alliance de travail » au SDP et en œuvrant patiemment à convaincre les ouvriers sociaux-démocrates de la justesse de leurs idées et de leur programme, ils auraient rapidement ralliés à eux la grande majorité des travailleurs ainsi que les éléments sincères parmi les dirigeants, isolant et expulsant les carriéristes corrompus. C’est finalement la volonté de trouver un « raccourci » qui a freiné les ambitions du PC.
Le nouveau gouvernement ouvrier de Hongrie bénéficiait d’une série d’atouts importants. La révolution, contrairement à tous les arguments avancés inlassablement par les réformistes sur la violence, s’accomplit sans la moindre effusion de sang. La bourgeoisie était trop démoralisée et choquée pour offrir la moindre résistance. La grande masse de la population s’identifiait sans hésitation au nouveau gouvernement ; ce fut le cas non seulement des ouvriers et des paysans pauvres, mais aussi, à la différence du cas russe, d’une importante partie de l’intelligentsia qui, en partie à cause des vieilles traditions nationales-révolutionnaires, soutint la révolution.
D’un autre côté, la République ouvrière hongroise était née à un moment critique dans l’histoire de l’impérialisme mondial. Les fondations mêmes du système semblaient proches de s’effondrer sous les coups de boutoir de la révolution. 1919 fut une année décisive dans l’histoire de l’humanité. Après le soulèvement révolutionnaire de janvier à Berlin, l’Autriche à son tour se mettait à bouillonner, tandis qu’une éphémère République soviétique était proclamée en Bavière.
En France, la démobilisation s’accompagna de tensions intenses. En Grande-Bretagne, le mouvement dit des « délégués syndicaux » et la « Triple Alliance » étaient à leur apogée. Notons également la lutte pour la semaine de 40 heures et le mouvement « Hands off Russia », des mutineries dans les armées, et la révolte du Clyde.
Au cours de l’année, il y eut des mouvements de grèves massives en Hollande, en Norvège, en Suède, en Yougoslavie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Italie et même aux USA. Avec une politique et une orientation correctes, la révolution hongroise aurait pu porter le feu de la révolution au cœur même de l’Europe, comme les stratèges de l’impérialisme ne l’admettaient que trop bien.
Malheureusement, les chefs communistes hongrois commirent une série d’erreurs qui scellèrent le destin de la révolution. Comme cela a déjà été souligné, le Parti avait une ligne complètement erronée sur la question agraire et commençait à la mettre en pratique. Sur les 9 millions d’habitants que comptait alors la République soviétique hongroise, 4.4 millions travaillaient la terre. Et 5.000 grands propriétaires (1 % du total) possédaient plus que les 99 % restants. Il y avait un million de « prolétaires agricoles », près de 700.000 paysans pauvres, un peu plus de 100.000 exploitations moyennes (11.7 % du total) et approximativement 70.000 koulaks. Une politique agraire correcte aurait pu et aurait du rallier la grande majorité de la paysannerie à la révolution.
En Russie, le décret sur la terre fut un des premiers publiés par les bolcheviques après qu’ils aient pris le pouvoir. En Hongrie, le gouvernement révolutionnaire mit deux semaines pour publier le sien – un délai très long dans une situation révolutionnaire, qui laissa aux contre-révolutionnaires ruraux une opportunité pour répandre des rumeurs alarmistes et de la propagande anti-socialiste. Et, encore pire, l’impatience gauchiste des communistes hongrois mena à une interruption de la réforme agraire.
Béla Kun et ses compagnons portaient sur la question paysanne un regard « économique », au sens le plus étroit du terme. Ils n’avaient pas compris la nature dialectique des relations entre le prolétariat et la paysannerie. Ils regardaient avec méfiance la politique de distribution de la terre aux paysans mise en place par les bolcheviques russes ; celle-ci, à court terme, renforçait le développement de la petite propriété au sein du village, mais elle réussit à galvaniser les masses de paysans pauvres en les rassemblant autour de la bannière de la révolution socialiste. Après la défaite de la révolution, Béla Kun écrivit :
« Tibor [Szamuely] et moi croyions alors que notre politique agraire était plus intelligente que celle des bolcheviques, car au lieu de partager les grands domaines entre les paysans, nous les avions fait passer à la production socialiste en nous appuyant sur les ouvriers agricoles sans les transformer en ennemis du prolétariat, ce qui serait arrivé si nous les avions fait accéder au statut de propriétaires terriens. »
L’impatience des dirigeants du PC hongrois les conduisit à exagérer et à idéaliser les éléments de « conscience socialiste » au sein de la paysannerie hongroise, comme les Narodniks russes l’avaient fait au siècle précédent. Tibor Szamuely retransmit ces illusions, au cours d’un meeting qui se tint en Russie en mai 1919, dans un discours qui fut reproduit dans les Izvestia du 5 mai :
« L’idée d’organiser des communes rencontre la plus grande sympathie. Il n’y a pas de groupes au sein de la paysannerie hongroise qui pourrait s’y opposer. »
« Le socialisme maintenant ! »
En réalité, la paysannerie, à cause de son mode de vie et de son rôle dans la production, est la classe sociale la moins capable de développer une conscience collective. Quelques communistes hongrois semblent avoir compris ce fait mieux que Béla Kun. Dans un article publié dans le premier numéro de la revue l’Internationale Communiste, Laszlo Rudas souligna que les paysans pauvres et moyens étaient « dans le meilleur des cas indifférents au sort de la dictature du prolétariat ».
Cette remarque, cependant, n’est que partiellement vraie. Pourquoi les paysans pauvres et moyens de Russie n’étaient-ils pas indifférents au sort de l’état ouvrier russe ? Parce que les bolcheviques avaient distribué la terre aux paysans, ils savaient qu’en défendant l’état ouvrier ils défendaient leur lopin de terre face aux grands propriétaires qui soutenaient les armées blanches. La « conscience socialiste » n’avait rien à voir là-dedans.
Les bolcheviques, menés par Lénine et Trotsky, surent user habilement de la question agraire pour gagner les masses de millions de paysans à la cause de la révolution socialiste. Loin de se faire des ennemis des paysans, la politique agraire des bolcheviques les transforma en défenseurs enthousiastes de la révolution. Sans cette alliance, les bolcheviques n’auraient pas survécu plus longtemps que la République soviétique hongroise ne le fit.
La position des dirigeants sociaux-démocrates sur cette question n’était pas meilleure, mais pire que celle de Béla Kun. Nepszava, le journal du parti unifié, contrôlé par les sociaux-démocrates, écrivait le 6 juin 1919 :
« Nous pouvons nous réjouir de la solution donnée au problème agraire… Nous pouvons régler la question grâce à une circonstance favorable. [!] Dans notre pays, la production socialiste dans l’agriculture n’est pas une utopie. Une bonne part des terres cultivées est déjà passée à la production collective. »
En fait, ces bureaucrates conservateurs étaient terrifiés par toute forme d’initiative venant des masses. Pour eux, les idées avancées par Marx et Engels, puis mises en pratique par les bolcheviques, d’une « seconde édition de la Guerre des Paysans » comme auxiliaire de la révolution prolétarienne, étaient une hérésie. Se cachant derrière les dirigeants communistes, ils soutinrent la collectivisation, certes pas par enthousiasme révolutionnaire, mais pour éviter tout « désordre » dans les villages.
Ils menèrent la réforme agraire de la façon la plus bureaucratique qui soit, la vidant de tout ce qu’elle aurait pu avoir de révolutionnaire. Au plus profond d’eux-mêmes, ils s’opposaient à la confiscation des terres – plus tard, le comte Karolyi lui-même révéla que l’idée d’une réforme agraire avait, sous son gouvernement, rencontré l’opposition, non seulement des propriétaires et de l’église, mais aussi des chefs du SDP. Le résultat de tout ceci fut l’échec de la réforme agraire. Des « commissaires à la production » furent nommés à la tête des fermes collectives. Dans beaucoup de cas, il s’agissait de l’ancien propriétaire qui continuait à vivre dans son ancienne maison, et qui se faisait encore appeler « maître » par les paysans.
Comment une telle situation aurait-elle pu générer un écho positif dans le cœur des paysans pauvres et des laboureurs salariés ? Pour autant qu’ils pouvaient voir, rien de fondamental n’avait changé. Cela explique l’indifférence « dans le meilleur des cas » vis-à-vis de la révolution.
Les pauvres dans les villages n’étaient pas convaincus par la nouvelle situation, qui ressemblait beaucoup à l’ancienne sous un nouveau nom. Les petits propriétaires, quant à eux, étaient méfiants vis-à-vis des intentions du gouvernement et se laissaient facilement influencer par la propagande des riches propriétaires et des koulaks qui disaient que leurs terres allaient elles aussi être nationalisées. Alors que la politique de Lénine réussit à édifier une barrière entre le paysan pauvre et le koulak, celle de Béla Kun, bien que « plus intelligente », ne réussit qu’à les unir en un seul bloc hostile à la révolution.
L’échec de la politique agraire eut des conséquences importantes dans d’autres domaines. Le gouvernement, conscient de l’hostilité ou de l’indifférence de la majorité des paysans, ne se sentit pas assez fort pour réquisitionner le grain, comme les bolcheviques l’avaient fait en Russie. Cela mena à des sérieuses difficultés dans le ravitaillement en nourriture et vêtements des villes et de l’Armée Rouge lors des mois critiques qui suivirent. L’erreur se révélait être cruciale.
Dans les mois qui suivirent, le gouvernement, plutôt que de se concentrer sur l’élargissement de sa base et de combattre sans merci les contre-révolutionnaires, dispersa leur énergie sur toute sorte de questions secondaires. Sous la pression insistante de Lénine, la journée de 8 heures fut introduite, en même temps qu’une série de mesures visant à améliorer les conditions de vie du peuple.
Beaucoup de temps était gaspillé en parades, discours et célébrations. Alors que les forces de la réaction s’organisaient aux frontières ainsi qu’à l’intérieur du pays, les ministres se consacraient à mille et un projets culturels. Lénine se sentit obligé de se plaindre à Laszlo Rudas de la légèreté des dirigeants communistes hongrois :
« Quelle sorte de dictature [du prolétariat] avez-vous, qui socialise les théâtres et les compagnies de musique ? Pensez-vous vraiment que ce soit la tache la plus importante du moment ? » (Szabad Nep, 21 janvier 1949)
La république soviétique hongroise, ayant conquis le pouvoir avec tant de facilité, se retrouvait maintenant en position de faiblesse pour résister à l’assaut de la réaction. Le gouvernement en lui-même se composait de 13 membres, sur lesquels seulement quatre étaient communistes. Ils imitèrent toutes les formes extérieures de la révolution russe (alors même que Lénine le leur avait déconseillé), y compris la création d’une inspection paysanne, et jusqu’à la nomination de Lénine « Président honoraire » du Soviet de Budapest ! Par contre, l’Armée Rouge, établie par décret le 30 mars, n’était en fait que l’ancienne armée sous un nouveau nom, placée sous le contrôle du social-démocrate Pogany et dirigée par des officiers de l’ancien régime. La plupart des commissaires attachés à l’armée étaient des sociaux-démocrates, y compris le commissaire en chef, Moor.
La milice rouge comprenait des détachements entiers issus de l’ancienne police ou de la gendarmerie. De cette façon, au lieu de détruire complètement l’ancien appareil d’état, certains de ses éléments étaient préservés sous de nouveaux noms. Ce n’est que graduellement que l’armée et la milice furent purgées des éléments réactionnaires. Un temps précieux fut ainsi perdu dans la lutte contre la réaction.
Durant ses 133 jours d’existence, la république des conseils édicta pas moins de 531 décrets. Si les révolutions se gagnaient par la force de la paperasse, les ouvriers hongrois n’auraient jamais perdu. Malheureusement pour Béla Kun, la réaction combattait avec des balles et non avec du papier.
Sur le front économique aussi, l’impatience des chefs communistes mena à des problèmes majeurs. Après la révolution d’Octobre, les bolcheviques n’avaient nationalisé que les banques et les grandes industries. C’était suffisant pour concentrer tous les leviers fondamentaux de l’économie dans les mains de l’État ouvrier, tandis que la tâche plus complexe d’intégrer les petites et moyennes entreprises dans le secteur nationalisé pouvait se dérouler de façon plus progressive et ordonnée.
Néanmoins, la volonté de Béla Kun de « faire mieux » que les bolcheviques, poussa l’État ouvrier hongrois à nationaliser, sans compensation, toutes les entreprises de plus de 50 employés, et ce cinq jours seulement après avoir pris le pouvoir. C’était essayer trop et trop vite, dans un pays arriéré ou l’industrie ne représentait qu’un secteur relativement minime de l’économie.
Dans les faits, en moins d’un mois, plus de 27.000 entreprises furent nationalisées – beaucoup d’entre elles comptant moins de vingt salariés. Il est vrai que ces nationalisations s’effectuaient souvent à l’initiative des ouvriers eux-mêmes. Le gouvernement était submergé de demandes en ce sens qui émanait des travailleurs. Cela alla jusqu’aux artisans perruquiers qui demandèrent, eux aussi, leur nationalisation.
Mais l’idée des chefs communistes d’introduire le socialisme « tout de suite », sans accorder assez d’attention et de considération aux problèmes de la transition entre capitalisme et socialisme, causa de sérieuses difficultés. Sans les préparations adéquates ni la technologie suffisante, la nationalisation de milliers de petites entreprises était suicidaire et causa une considérable dislocation de l’économie. Des mesures comme le décret réquisitionnant tous les taxis de Budapest et des autres villes sans prendre en compte le nombre de salariés concernés suscita l’opposition d’importantes sections de la classe moyenne, des petits producteurs et des artisans.
Les erreurs commises par les communistes hongrois affaiblirent gravement la révolution face à la menace grandissante de la contre-révolution. Les puissances impérialistes, réunies à la conférence de paix de Versailles, ne comprenaient que trop bien le danger que représentait la « question hongroise ». La possibilité d’une intervention militaire fut soulevée, mais la faiblesse sous-jacente de l’impérialisme à ce moment transparaissait dans son incapacité à agir directement contre la révolution hongroise.
Les impérialistes français, britanniques et états-uniens furent contraints de se reposer sur les bourgeoisies roumaines, tchèques et serbes pour faire leur sale travail. Le 16 avril, les troupes roumaines passèrent à l’attaque, mettant à nu la faiblesse et l’impréparation de la république soviétique hongroise. L’ « Armée Rouge », composée d’officiers et de soldats de l’ancien régime se désagrégea avant l’offensive, nombre d’unités passant même à l’ennemi.
L’impérialisme intervient
L’armée roumaine pénétra profondément en territoire hongrois sans rencontrer de résistance sérieuse. S’ajoutant à cette menace, les Serbes, sous les encouragements de l’Eentente, envahirent le sud de la Hongrie, tandis que les bourgeois tchèques « démocrates » se joignaient à la curée, attaquant par l’ouest avec des troupes commandées par des officiers français et italiens.
Le Times du 7 mai 1919 énonça les objectifs des impérialistes qui demandaient la reddition de la Hongrie, le désarmement de l’Armée Rouge, la démission du gouvernement et l’occupation du pays par les troupes alliées. Au premier signe de danger, les sociaux-démocrates dans le gouvernement demandèrent qu’on jette l’éponge. Wilhelm Bohm, un des chefs du SDP et le commandant de l’Armée Rouge, esquissa un plan de capitulation.
Les activités démoralisantes des dirigeants droitiers paralysèrent le gouvernement à un moment décisif. Il ne fait aucun doute que, si les choses n’avaient dépendu que d’eux, Budapest aurait été occupée par les blancs sans aucune résistance.
Malgré tout, les héroïques prolétaires de Budapest prient encore une fois les choses en main, contraignant le gouvernement à changer de cap. Lors d’une série de rassemblements massifs, ils ignorèrent les jérémiades de Bohm et ses semblables et votèrent pour combattre. Des volontaires furent recrutés dans toutes les grandes usines et des colonnes volantes partirent des districts ouvriers vers le front. En quelques jours, grâce à la magnifique initiative des ouvriers, des milliers de volontaires rejoignirent l’Armée Rouge – ouvriers d’usine, cheminots, commis, postiers ou employés de bureau, ils retournèrent la situation en 24 heures.
L’Armée Rouge fut réorganisée sur une base nouvelle, et, le 2 juin, les ouvriers de Budapest avaient réussi à repousser les forces d’invasion sur l’ensemble du front. Lors d’une brillante campagne de sept jours, l’Armée Rouge prolétarienne passa de la défensive à l’offensive et regagna sur l’ennemi un grand nombre de villes et villages, défiant ainsi tous les pronostics.
L’armée tchèque fut complètement bousculée par l’attaque et sombra dans la panique. De larges parties de la Slovaquie furent libérées et, le 16 juin, une République soviétique slovaque était proclamée.
Les efforts héroïques du prolétariat hongrois furent toutefois constamment sabotés par les chefs sociaux-démocrates dans le gouvernement qui entamèrent alors une campagne systématique de critiques contre les prétendues « méthodes brutales » et les « cruautés inutiles ». En fait, on ne peut pas accuser les travailleurs hongrois de cruauté excessive ; bien au contraire.
La révolution s’était montrée bien trop indulgente avec ses ennemis, et en payait maintenant le prix de façon terrible. Demander la renonciation aux « mesures brutales » au milieu d’une guerre civile sanglante et acharnée équivalait à demander la reddition face à l’ennemi. Même le plus démocratique des régimes parlementaires bourgeois ne peut tolérer la propagande défaitiste en temps de guerre. Les prolétaires de Hongrie devaient donc mener la lutte sur deux fronts : contre l’ennemi de classe sur le front, mais aussi contre ses agents dissimulés et hypocrites qui s’efforçaient de saper l’effort de guerre depuis le cœur même du gouvernement.
Les dirigeants communistes ne réalisèrent que trop tard l’erreur qu’avait été l’unification. Béla Kun ne cessait de grogner contre les sociaux-démocrates et laissait entendre qu’une scission était nécessaire, ceci alors que l’unité et la fermeté étaient plus que jamais indispensables pour mener la guerre. Le gouvernement était paralysé par ses divisions. Les dirigeants du SDP formaient la majorité, à quelques exceptions près, de tous les organes dirigeants du parti « unifié » et contrôlaient le « Conseil gouvernant révolutionnaire ».
Ces carriéristes achevés, qui n’avaient soutenu la dictature du prolétariat que pour sauver leurs places, se préoccupaient maintenant de quitter le navire et s’acharnaient à se rapprocher de l’ennemi. Ils tentaient de se dissocier autant que possible des « bolcheviques », qu’ils s’étaient décidés à rendre responsables de tout, et à se refaire une crédibilité en tant que respectables politiciens « démocratiques » bourgeois n’ayant participé à la révolution que pour « éviter les excès » et s’assurer que les choses ne deviennent pas hors de contrôle.
S’il n’y eut pas de scission, ce fut à cause des dirigeants communistes qui, malgré les conseils insistants de l’Internationale Communiste de rompre ouvertement avec les chefs sociaux-démocrates, soutinrent ces derniers sous la pression.
Les activités des sociaux-démocrates dans le gouvernement donnèrent le feu vert à l’impérialisme. À l’initiative du « champion des peuples », le président Wilson, la conférence de paix de Paris, complètement alarmée par les succès de l’Armée Rouge, adressa un ultimatum à Budapest le 8 juin, demandant à celle-ci d’arrêter son avance et invitant le gouvernement hongrois à Paris pour débattre des « frontières de la Hongrie ». Cette note fut suivie d’un second ultimatum menaçant d’employer la force si les termes de l’accord n’étaient pas acceptés.
Ce nouvel ultimatum fut immédiatement utilisé par Bohm et ses partisans pour une campagne sur la « paix à tout prix ». Sous leur pression, Béla Kun temporisa à nouveau et soutint une trêve. Le 18 juin, Lénine adressa un télégramme dans lequel il expliquait que, bien que les négociations avec les alliés étaient, en soi, une tactique correcte pour gagner de l’espace, aucune confiance ne devait être accordée dans l’Entente et ses offres de paix. De fait, il n’y avait pas la moindre garantie que les promesses des alliés seraient tenues, même si l’ultimatum était accepté.
Avec des troupes étrangères présentes sur son sol, la révolution était sommée de rendre les armes sur la foi d’un morceau de papier. Malgré tout, des négociations commencèrent le 26 juin et l’Armée Rouge entama un retrait.
Il y a des moments psychologiquement décisifs dans l’histoire d’une révolution, comme dans une grève. L’abandon sans combats de postillons durement conquises eut un effet désastreux sur l’Armée Rouge. L’infortunée République soviétique slovaque fut abandonnée aux mains de ses ennemis. Le moral des ouvriers et des paysans reçut un coup terrible. Lénine avait prévenu du danger des illusions sur la « bonne foi » des Alliés, et la révolution hongroise était tombée dans le piège la tête en avant. Comme Béla Kun l’admit plus tard :
« Nous ne répondîmes pas aux manœuvres de Clémenceau par des contres-manœuvres. Nous ne nous efforçâmes pas de gagner du temps en faisant traîner les négociations. Nous n’avons même pas essayé de leur demander des négociations, mais avons fait tout ce qu’ils nous demandaient, sans garanties de leur part, et sans prendre en compte la possibilité d’une désintégration de l’armée dans le cas d’une retraite. »
Le règne de la terreur
Le sort de la révolution hongroise était maintenant scellé. Le 24 juin, une tentative de soulèvement contre-révolutionnaire mené par des « sociaux-démocrates nationaux » fut écrasée en 24 heures. Le 20 juillet, une nouvelle note de Clemenceau statuait que le gouvernement hongrois n’était « pas compétent pour négocier » et demandait la formation d’un gouvernement ne comprenant pas de communistes, mais composé de « dirigeants ouvriers responsables ». Les dirigeants SDP, comme prévu, agréèrent à cette requête.
Ils s’étaient protégés en se cachant derrière le PC, mais maintenant la roue avait tourné et Béla Kun et ses partisans ne leur étaient plus d’aucune utilité. Là encore, les dirigeants communistes firent preuve des plus grande naïveté et d’une confusion extrême. Au lieu de mener le combat pour démasquer les manœuvres des chefs SDP (qui, incidemment, se trouvaient en contact permanent avec les missions militaires française, britannique, italienne et états-unienne à Budapest), ils acceptèrent de se retirer pour éviter un « bain de sang inutile ».
Le coup d’État s’accomplit sans même un coup de feu. Les « dirigeants ouvriers responsables » prirent tout le pouvoir en main afin de le restituer le plus vite possible aux propriétaires terriens et aux capitalistes.
Par cet épisode, la voie vers la contre-révolution devint irréversible. Le nouveau gouvernement social-démocrate se hâta d’annuler toutes les mesures qui avaient été prises durant la révolution. Les entreprises nationalisées furent rendues à leurs anciens propriétaires et les acquis des ouvriers et des paysans furent balayés. Nombre de membres du PC furent arrêtés tandis que des éléments contre-révolutionnaires étaient relâchés. Dans leur aveuglement réformiste, les dirigeants droitiers s’imaginaient que ces actions leur vaudraient l’affection des Blancs et leur permettraient de faire la paix avec la réaction triomphante. Quelles vaines illusions ! Le 6 août, le gouvernement fut à son tour renversé par une poignée d’aventuriers et de militaires. Désorienté et privé de direction, le prolétariat de Budapest n’offrit aucune résistance.
Avec l’entrée de l’armée roumaine à Budapest s’ouvrit un règne de terreur contre la classe ouvrière hongroise. Les seigneurs et les capitalistes prenaient leur revanche de la terreur qu’ils avaient subit, sans états d’âme ni hésitations quant aux « actes de cruauté sans compassion ». Des soldats rouges blessés furent sortis des hôpitaux pour être assassinés. Les blancs utilisèrent les méthodes de torture les plus barbares et les plus moyenâgeuses, faisant plus de 5.000 morts durant cette période. Et les Ponce Pilate du « gradualisme », qui avaient tant et tant protestés contre les prétendus « excès » des ouvriers et des paysans, détournaient maintenant le regard, justifiant lâchement les meurtres et la répression pour conserver leurs postes et leurs privilèges.
La défaite de la révolution hongroise en 1919 fut un coup dur pour la classe ouvrière internationale. La Révolution russe resta isolée dans un pays arriéré et cela détermina la dégénérescence du premier État ouvrier au monde. Malgré tout, cette défaite n’était pas inévitable. En dépit de la difficulté à protéger un petit pays sans défenses naturelles, une politique correcte aurait pu mener à une issue différente. L’incapacité à adopter une politique agraire correcte, en particulier, empêcha la révolution d’attirer vers elle les soldats des armées d’invasion serbes, roumaines et tchèques. La possibilité existait néanmoins. Les 4ème, 9ème et 161ème armées roumaines refusèrent de combattre. Durant la guerre, des grèves ouvrières majeures éclatèrent à Ploesti et Bucarest. Le journal autrichien Deutsche Volksblatt rapporta durant la guerre la démoralisation et le mécontentement parmi les troupes d’invasion :
« Dans les armées roumaines et tchèques, il y a un relâchement notable de la discipline en même temps qu’une diffusion en leur sein des idées bolcheviques. Cela se signale par le fait qu’en Bessarabie, le mouvement ouvrier et paysan s’est retourné contre la domination roumaine. »
Quelque 8000 soldats tchèques refusèrent de combattre et désertèrent en masse à travers les Carpates jusqu’en Galicie ou ils furent internés par les Polonais. Des cas de fraternisation eurent lieu aussi sur le front yougoslave. Tout ceci montre ce qui aurait été possible si les communistes hongrois avaient mené une politique correcte durant la révolution.
Aujourd’hui, 60 ans après, et malgré toutes ses erreurs, la République soviétique hongroise est une source d’inspiration pour tous les ouvriers conscients et les socialistes. Ce n’est qu’en analysant les erreurs du passé qu’il sera possible d’éduquer la génération présente et de la préparer pour les taches que la période à venir placera devant le mouvement ouvrier en Grande-Bretagne et dans le monde.