Chapitre 1 : la monarchie comme un fruit blet…
Le 12 avril 1931, l’Espagne vote pour désigner ses conseils municipaux. Depuis plus d’une année, le général qui gouvernait en dictateur depuis 1923, Primo de Rivera, est parti, congédié par le roi Alphonse XIII qui ne lui avait pas ménagé auparavant son appui. Il a été remplacé par le général Berenguer puis par l’amiral Aznar qui a organisé ces élections – malgré des risques évidents – pour donner au régime fragile, durement secoué par la crise et un mécontentement général, une certaine base. Le 12 décembre précédent, deux officiers, les capitaines Galán et García Hernández ont tenté à Jaca un pronunciamiento en faveur de la République. Ils ont échoué, et Alphonse XlII a personnellement insisté pour qu’ils soient fusillés, ce qui a été fait. Si le roi a néanmoins pris le risque d’appeler aux urnes et de promettre le rétablissement des garanties constitutionnelles suspendues sous la dictature, c’est qu’il espère que les structures espagnoles traditionnelles – le règne des caciques – donneront la victoire électorale aux candidats monarchistes. Il n’est pas le seul à prévoir un tel résultat, puisque le dirigeant socialiste Largo Caballero et le républicain Manuel Azaña pensent comme lui, que ces élections seront « comme les autres » : une raison suffisante, aux yeux des dirigeants socialistes, pour appeler à ne pas prendre part à un vote de toute évidence truqué…
Or, à la surprise générale, ces élections municipales constituent un véritable raz-de-marée électoral : participation au vote exceptionnellement élevé, majorité écrasante pour les républicains dans toutes les grandes villes, et d’abord à Madrid et Barcelone. Le fait que, comme prévu, les campagnes aient à peu près élu partout des royalistes ne change rien à l’affaire : il est clair que la petite bourgeoisie a voté en masse contre la monarchie. Le principal conseiller du roi, le comte de Romanones, un des plus gros propriétaires fonciers du pays, tire le premier les conclusions politiques de ces élections : le roi doit s’en aller. C’est aussi l’opinion du général Sanjurjo, autre ami personnel du souverain, commandant de la Garde civile : il le dit sans ambages. Le souverain malheureux tergiverse quelque peu, mais doit se rendre à l’évidence : ses fidèles les plus proches, ses partisans les plus acharnés sont unanimes à penser qu’il doit s’en aller s’il ne veut pas faire courir au pays le risque d’une « révolution rouge », en d’autres termes, d’une révolution ouvrière et paysanne. Alphonse XIII fait donc ses bagages et gagne sans tambour ni trompette la route de l’exil. La monarchie espagnole s’est effondrée sans gloire. L’histoire de la Seconde République commence par cette surprise que d’aucuns saluent avec émerveillement, un changement de régime obtenu par simple consultation électorale, la proclamation d’une république qui n’a pas coûté une seule vie humaine.
Déjà, quelques mois auparavant, commentant le départ du dictateur Primo de Rivera, Trotsky, observateur attentif des événements d’Espagne, avait noté qu’au cours de cette « première étape », la question avait été résolue « par les maladies de la vieille société » et non « par les forces révolutionnaires de la société nouvelle » [1] C’est que l’Espagne est bien l’une des sociétés les plus « malades » de l’Europe, le maillon le plus faible de la chaîne du capitalisme. L’avance acquise par elle à l’aube des temps modernes s’est transformée en son contraire par suite de la perte de ses positions mondiales, achevée au XIX siècle. La société d’ancien régime n’a pas encore fini de se décomposer que la formation de la société bourgeoise a commencé à ralentir. Le capitalisme n’a eu ni la force ni le temps de développer jusqu’au bout ses tendances industrielles et le déclin de la vie commerciale et industrielle urbaine, en dissolvant les liens d’interdépendance entre les provinces, a renforcé les tendances séparatistes dont les racines plongent dans l’histoire plus lointaine de la péninsule.
Pour l’essentiel, l’Espagne du début du XXème siècle demeure un pays agricole où l’écrasante majorité, 70 % de la population active, se consacre à l’agriculture avec des moyens techniques rudimentaires, obtenant les plus faibles rendements à l’hectare de toute l’Europe, laissant en friche, faute de moyens et de connaissances, du fait de la structure sociale, plus de 30 % de la superficie cultivable. Dans l’ensemble du pays, la terre appartient essentiellement à la classe des propriétaires fonciers, les terratenientes qui vivent en parasites aux dépens d’une masse rurale paupérisée : 50 000 hobereaux possèdent la moitié du sol, 10 000 propriétaires possèdent plus de 100 hectares, cependant que plus de deux millions d’ouvriers agricoles dépendent pour vivre du travail sur les grands domaines, ainsi qu’un million et demi de propriétaires de domaines minuscules. Les exemples sont bien connus de ces propriétés immenses, celle du duc de Medinaceli avec ses 79 000 hectares, ou du duc de Peñaranda avec ses 51 000. Il faut pourtant nuancer le tableau, indiquer que dans le nord et le centre, le problème des petites tenures – celui de la condition des mini-propriétaires, des fermiers, des métayers aux contrats divers – n’est pas celui des latifundia du sud et de la grande misère de leurs ouvriers agricoles, les braceros. Il n’en reste moins que la terre d’Espagne appartient à une poignée d’oligarques et que le paysan espagnol profondément misérable a faim de terre.
L’Église d’Espagne offre une image conforme à celle de ce monde rural médiéval. À côté de la masse paysanne qui compte encore 45 % d’illettrés, on dénombre plus de 80 000 prêtres, moines ou religieuses, autant que d’élèves des établissements secondaires, plus de deux fois et demie l’effectif total des étudiants. Avec ses 11 000 domaines, l’Église espagnole n’est pas loin d’être le plus grand propriétaire foncier du pays; elle domine en outre presque totalement l’enseignement, avec des écoles confessionnelles dans lesquelles ont été éduqués plus de 5 millions d’adultes, et reflète dans sa hiérarchie l’état d’esprit le plus résolument réactionnaire et pro-oligarchique. Son chef, le cardinal Segura, archevêque de Tolède, jouit d’un revenu annuel de 600 000 pesetas – contre 161 en moyenne, pour un petit propriétaire andalou. Il est, suivant l’expression d’un historien espagnol, un « homme d’église du XIIIème » pour qui « le bain était une invention des païens, sinon du diable lui-même ». [2]
L’armée n’est pas moins caractéristique. Née à l’époque des guerres napoléoniennes, refuge de la jeune génération des classes dominantes décadentes qui attendent tout de l’État tout en se croyant dépositaires d’une mission nationale, l’armée est une force sociale qui cherche l’appui d’une classe dominante frappée à mort, et sa colonne vertébrale, la caste des officiers, tient, plus qu’à tous ses autres privilèges, à celui de se « prononcer » c’est-à-dire de s’emparer à son propre profit des prébendes de l’État par le coup d’État militaire dont la traduction exacte en espagnol est le « pronunciamiento ». Le début du siècle, la période de la Première Guerre mondiale en particulier, a certes vu s’amorcer une reprise de l’industrialisation Elle demeure cependant limitée dans son caractère et géographiquement bornée, l’industrie métallurgique du Pays basque étant la seule à présenter les traits d’une industrie moderne concentrée. L’industrie textile de Catalogne, la plus importante du point de vue de la production globale, demeure éparpillée en une multitude d’entreprises petites et moyennes. Dans le cadre du marché mondial, l’Espagne n’est qu’une semi-colonie, n’offrant que les produits – une faible partie – de son agriculture ou de ses mines en échange des produits industriels étrangers, largement ouverte aux capitaux étrangers qui ont colonisé en quelques décennies tous les secteurs rentables, les mines, le textile, la construction navale, l’énergie hydro-électrique, les chemins de fer, les tramways, les télécommunications. Il n’existe pas de véritable bourgeoisie capitaliste espagnole : les actions bancaires et industrielles sont réparties entre les mains des sociétés étrangères et des plus importants des propriétaires terriens – ce qui donne à vrai dire un sens plus général au terme d’« oligarchie ». Entre le million de ceux qu’Henri Rabasseire appelle « les privilégiés » – fonctionnaires, prêtres, officiers, intellectuels, propriétaires et bourgeois – et les deux ou trois millions d’ouvriers des industries et des mines, s’intercalent des « classes moyennes » qui procèdent autant de l’ancien régime que d’une société moderne, un million d’artisans urbains, un million de ces couches intermédiaires nées du développement capitaliste dans les centres urbains des réglons les plus évoluées. [3]
Or l’unification nationale n’est pas arrivée à son terme, et deux de ces régions – bastions de l’industrie – la Catalogne et le Pays basque manifestent de vigoureuses tendances séparatistes. Si le parti nationaliste basque et la Lliga catalane, nés des couches dirigeantes de ces deux régions, sont des formations autonomistes de tendance conservatrice, voire réactionnaire, la « question nationale » est devenue l’une des motivations essentielles qui mobilise contre le centralisme castillan la petite bourgeoisie, voire une partie du prolétariat, à travers, par exemple, l’Esquerra catalane. Utilisée par les forces conservatrices dans le cadre de la crise qui les déchire, l’oppression nationale des Basques et des Catalans constitue un élément explosif du contexte d’une crise plus générale, celle de la société dans son ensemble. Telle est la situation au début de ce siècle : elle fait en effet de l’Espagne l’un des chaînons les plus faibles du capitalisme. Tous les éléments s’y trouvent d’ores et déjà réunis pour que se conjuguent ces différents mouvements qui, déjà en 1917, ont donné à la révolution russe son irrésistible puissance : la jacquerie des paysans pauvres, le soulèvement du travailleur industriel, le mouvement d’émancipation nationale, tous trois dirigés contre une oligarchie qui n’a d’autre perspective que de se battre, par tous les moyens, pour maintenir en une survie précaire le système décadent qui assure sa domination. Telle est la situation qui a conduit le rot Alphonse XIII à recourir en 1923 aux services du général Primo de Rivera pour l’exécution d’un pronunciamiento dont il a été inspirateur en même temps que complice. Il s’agissait d’imposer aux classes dirigeantes divisées par l’explosion des difficultés économiques renaissant avec le retour de la paix, des mesures de « salut » dictées par une conception de l’intérêt général permettant éventuellement de porter atteinte à ceux de certains privilégiés. Il s’agissait surtout de mettre un terme à l’agitation ouvrière et paysanne, de mettre à profit la crise interne, la division du mouvement ouvrier pour s’en prendre aux principales conquêtes ouvrières, et en particulier pour détruire les libertés démocratiques toutes relatives qui permettaient dans une certaine mesure l’organisation des ouvriers et des paysans.
C’est donc sous la poigne énergique du premier ministre de l’Intérieur de la dictature – le général Martinez Anido, célèbre pour avoir déchaîné au début des années 20, ses tueurs, les pistoleros, contre les militants de la CNT catalane – que le « directoire » de Primo de Rivera destitue les conseils municipaux, révoque les fonctionnaires, censure les Journaux, s’en prend aux conditions de travail, viole allégrement la journée de huit heures, cependant qu’une inflation galopante dévore les salaires et le niveau de vie des ouvriers, cependant que l’ouverture de l’Espagne aux capitaux américains permet quelques bonnes affaires et de spectaculaires spéculations. Tout cela n’assure pourtant à l’oligarchie qu’un assez bref répit. La crise mondiale de 1929 ébranle profondément la dictature que des scandales financiers retentissants ont profondément discréditée, y compris dans les couches sociales qui lui fournissaient une assise, l’armée et la petite bourgeoisie. C’est pour préserver la monarchie elle-même que le roi s’est finalement décidé à renvoyer le général. Mais, de la même manière, l’oligarchie moins d’un an après, congédiera à son tour la monarchie elle-même, sans même faire semblant de recourir à l’ombre d’un pronunciamiento. Il n’est pas besoin en effet, en cette Espagne du premier XX siècle, que les ouvriers et les paysans se mettent en mouvement pour inspirer la peur. Même quand ils sont en apparence absents de la scène politique, c’est par rapport au danger qu’ils constituent que se déterminent possédants et politiciens, et les événements de 1931 ne sauraient s’expliquer sans recourir à ce facteur, passif pour le moment, mais potentiellement terrifiant pour ceux dont ils menacent la propriété et la domination.
Déjà, au lendemain de la chute de Primo de Rivera, l’agitation étudiante contre le gouvernement du général Berenguer constituait un signe annonciateur de mouvements sociaux infiniment plus décisifs. Observateur lucide, appuyé sur l’expérience des luttes révolutionnaires au début du siècle, Trotsky pouvait écrire à ce sujet :
« Les manifestations actives des étudiants ne sont qu’une tentative de la jeune génération de la bourgeoisie, surtout de la petite bourgeoisie, pour trouver une issue à l’équilibre instable dans lequel le pays s’est trouvé après la prétendue libéralisation de la dictature Primo de Rivera. Lorsque la bourgeoisie renonce consciemment et obstinément à résoudre les problèmes qui découlent de la crise de la société bourgeoise, lorsque le prolétariat n’est pas encore prêt à assumer cette tâche, ce sont souvent les étudiants qui occupent l’avant-scène. Ce phénomène a toujours eu pour nous une signification énorme et symptomatique. Cette activité révolutionnaire ou semi-révolutionnaire signifie que la société bourgeoise traverse une crise profonde. La jeunesse petite-bourgeoise sentant qu’une force explosive s’accumule dans les masses, tend a trouver à sa manière l’issue de cette impasse et pousser plus avant le développement politique ». [4]
C’est précisément parce que l’accumulation de « force explosive dans les masses » n’est pas encore l’explosion elle-même, que l’oligarchie bénéficie en 1931 d’un sursis et qu’elle peut chercher, avec le régime républicain, une forme nouvelle de sa domination bénéficiant au départ d’un préjugé favorable aussi bien chez les travailleurs que dans la petite bourgeoisie urbaine qui s’est au fil des années détournée de la dictature. Le changement de la forme constitutionnelle revêt ici celui d’une véritable relève. En août 1930, c’est une conférence de tous les groupes politiques, tenue à Saint-Sébastien, qui va déterminer la nouvelle orientation : catholiques conservateurs comme Alcalá Zamora et Miguel Maura, républicains « de droite » comme Alejandro Lerroux ou « de gauche » comme Azaña et Casares Quiroga, le socialiste Indalecio Prieto, le catalaniste Nicolau d’Olwer, concluent le « pacte de Saint-Sébastien » par lequel ils se prononcent en faveur de la République pour laquelle ils cherchent une épée et un général. C’est avec Alcalá Zamora et Miguel Maura que les représentants du roi organisent en avril la passation des pouvoirs C’est sur ce modèle « républicain » qu’est constitué le nouveau gouvernement provisoire de la république espagnole, présidé par Alcalá Zamora, avec Maura à l’Intérieur, trois socialistes à des postes-clés, Prieto aux Finances, Largo Caballero au Travail, le Juriste De los Rios à la Justice. Loin d’être finie, la révolution espagnole ne fait en réalité que commencer. Entre le programme modérément réformateur et profondément conservateur de l’équipe au pouvoir et ses possibilités de s’inscrire dans la réalité se dresse un obstacle terrible que la chute de la monarchie contribue par elle-même à nourrir et développer, l’existence d’un mouvement ouvrier organisé, partis et syndicats entraînant les masses rurales, des millions de travailleurs misérables des villes, des mines et des champs, dont les revendications élémentaires posent le problème de la révolution.
Notes
[1] L. Trotsky, Les tâches des communistes en Espagne – mai 1930 – Écrits tome III, page 405
[2] A. Ramos Oliveira, Politics, Economics and Men of Modern Spain, p 438
[4] H. Rabasseire, Espagne, creuset politique, p 40.
[4] Trotsky, op. cité, pages 406-407
Chapitre II – Le mouvement ouvrier : l’Hydre sans tête
Le mouvement ouvrier espagnol est jeune encore, à l’image du prolétariat que mille liens attachent encore au monde rural avec qui il partage traditions, réflexes, tempérament rural fait de résignation et de brutales bouffées de révolte. Il ne s’est réellement constitué pour la première fois à l’échelle du pays qu’au temps de la première internationale, et, comme elle, s’est rapidement divisé entre socialistes et libertaires. Ici pourtant, les anarchistes – les « libertarios » – ont eu et conservent une influence bien plus considérable que dans les pays industrialisés d’Europe occidentale. En 1930, à bien des égards la division du mouvement ouvrier espagnol reproduit l’écart qui existait au début du siècle en France entre un syndicalisme révolutionnaire combatif, partisan de l’action directe, et un mouvement socialiste réformiste et doctrinaire.
C’est à partir de 1910 et en partie d’ailleurs sous l’influence des syndicalistes révolutionnaires de la CGT française, qu’ont été jetées les bases de la centrale anarchosyndicaliste, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). Ses rapides progrès, sa dévotion à l’action, lui ont valu dès ses débuts une sévère répression, et cette dernière un grand prestige. Elle a joué un rôle de premier plan lors de la grève générale insurrectionnelle de 1917. Les formes très souples de son organisation, sa fidélité au principe de l’action directe, son attachement à la lutte de classes, répondent assez bien aux caractéristiques du prolétariat de la péninsule, jeune, misérable et peu différencié, marqué de l’empreinte de la paysannerie pauvre, sensible aux actions « exemplaires » de « minorités agissantes » qui s’efforcent de secouer en même temps le Joug de l’oppression et sa propre apathie. C’est en ce sens que l’on peut dire que la CNT – sa pérennité, son enracinement malgré tant d’avatars – est typiquement espagnole, dans la mesure où l’Espagne a peu changé, où les conditions historiques qui ont marqué sa naissance demeurent, à peine modifiées par les débuts de l’industrialisation et de la concentration capitaliste. Pourtant, pour l’Espagne comme pour la CNT, l’histoire mondiale, depuis la guerre de 1914, fournit un contexte nouveau.
1917 a été en effet, en même temps que l’année de la révolution russe victorieuse, celle d’une grève générale sans précédent en Espagne. L’impact de la révolution russe, l’accroissement des contradictions sociales, rendent particulièrement vigoureuse en Espagne la monte de l’agitation ouvrière qui revêt en 1919, à partir de la grande grève de la Canadienne en Catalogne, l’aspect d’une puissante montée révolutionnaire. Comme toutes les organisations de même type, la CNT. subit profondément l’attrait de la révolution russe, témoigne du prestige que revêt la victoire bolchevique aux yeux des révolutionnaires de toutes obédiences. C’est qu’en Espagne comme ailleurs, les troupes anarchistes, anarcho-syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires, avaient grandi par opposition à la pratique d’un marxisme réformiste tentant de s’adapter au cadre démocratique et parlementaire particulièrement médiocre ici. La victoire de l’Octobre russe redonne au marxisme son éclat révolutionnaire. C’est au lendemain de la grève générale qui a suivi celle de la Canadienne, au sommet de la vague de grèves et de manifestations que le congrès de la CNT, par acclamations, et dans un grand élan qui n’était sans doute pas exempt d’arrière-pensées pour certains, décide d’adhérer provisoirement à la III Internationale. L’un de ses principaux dirigeants, Angel Pestaña, est délégué à Moscou où il prend part aux travaux du IIe congrès de l’Internationale communiste, mène la discussion avec Lénine et les siens. En 1921, une délégation de la CNT conduite par les Catalans Andrés Nín et Joaquin Maurín, assiste au IIIe congrès de l’Internationale et prend part à la fondation de l’Internationale syndicale rouge.
Déjà, pourtant la conjoncture a changé. En Espagne même, le mouvement ouvrier reflue. En Catalogne, les tueurs des « syndicats libres » du gouverneur Martinez Anido et du policier Arlegui ont réussi pour l’instant à enrayer la montée ouvrière en assassinant systématiquement les militants révolutionnaires. En outre, l’action des ouvriers et des paysans depuis la révolution russe n’a dans aucun pays abouti à la victoire : le reflux qui commence va permettre une stabilisation provisoire du capitalisme en Europe. Les difficultés de la Russie soviétique isolée, la répression par les bolcheviks contre les militants et organisations anarchistes, notamment celle de l’insurrection de Cronstadt, fortement marquée de l’influence libertaire, fournissent aux tenants de l’anarchisme traditionnel des arguments contre le bolchevisme, et leur permettent de reprendre le terrain cédé en 1919 devant la poussée des masses. En février 1922, en l’absence de Nín, demeuré à Moscou et de Maurín, emprisonné, un comité national met fin à l’adhésion « provisoire » de la C N.T. à l’Internationale communiste ; en juin de la même année, la conférence de Saragosse consacre sa rupture avec l’Internationale communiste comme avec l’Internationale syndicale rouge.
Dans l’intervalle, pourtant, nombre de militants et de cadres de la CNT ont été gagnés au communisme, au premier rang desquels Nín et Maurín. Nombreux sont également les militants qui, sans être communistes, refusent de quitter l’ISR dont Nín est l’un des secrétaires. Sous l’impulsion de Maurin et de ses camarades, se créent des « comités syndicalistes révolutionnaires » qui adhèrent à l’ISR, tiennent à la fin de 1922 une conférence nationale à Bilbao, fondent l’hebdomadaire La Batalla. Communistes et syndicalistes communistes constituent un nouveau courant, né de l’anarcho-syndicalisme, mais nourri de l’expérience russe, qui a définitivement rompu avec l’anarchisme traditionnel et suit désormais son propre chemin. Les militants des CSR adhèrent aussi bien à la CNT qu’à l’UGT de tendance réformiste, luttent pour conquérir la majorité dans ces deux syndicats dont ils réclament l’unification. Ils vont être systématiquement exclus de l’un comme de l’autre.
Un courant très proche de celui des syndicalistes communistes commence cependant à s’exprimer dans la CNT autour d’un de ses plus populaires dirigeants de Catalogne, Salvador Segui. Ce dernier, d’origine anarchiste, s’est imposé comme un dirigeant ouvrier de premier plan au cours des grèves de 1919, et peut être qualifié de véritable « syndicaliste révolutionnaire ». En 1922, à la conférence de Saragosse, il s’est rangé parmi les partisans de la rupture avec l’ISR mais avec des arguments particuliers. Il se refuse en effet à la condamnation, traditionnelle chez les anarchistes, de la « politique », et n’a pas hésite à se prononcer en 1919 pour la « prise du pouvoir ». A Saragosse, il inspire l’adoption d’une « révolution politique » dirigée contre les traditionnels tabous anarchistes. Très préoccupé par le problème de l’unité ouvrière, il recherche systématiquement l’unité d’action avec I’UGT, et un communiste comme Nín, son ami personnel, pense qu’il se rapproche du communisme. Mais cet organisateur hors pair, ce combattant ouvrier très populaire, est aussi la bête noire du patronat. Il est assassiné au moment où il vient d’arracher la conclusion, contre la répression, d’un accord entre CNT et UGT , par les pistoleros de Martinez Anido. Avec lui disparaît, pour plusieurs années au moins, la possibilité de voir arriver à la tête de la CNT un courant syndicaliste révolutionnaire en pleine évolution, rompant nettement avec l’anarchisme « pur ».
Pratiquement hors-la-loi à partir de 1923 et des débuts de la dictature, la CNT connaît pendant plusieurs années une crise chronique. Entre des anarchistes traditionnels et une direction nationale de tendance syndicaliste péniblement reconstituée en 1927, se situe dans ces années de clandestinité le petit groupe activiste des Solidarios animé par Juan García Oliver, Francisco Ascaso, Buenaventura Durruti que leurs adversaires traitent d’« anarcho-bolcheviks » parce qu’ils reprennent l’idée de « prise du pouvoir », défendent celle d’une « dictature » et même d’une « armée révolutionnaire » qu’ils estiment nécessaires. Surtout, à partir de 1927, on assiste à la constitution totalement clandestine, au sein de la CNT et à partir de ses propres organisations, de la toute-puissante et tries secrète FAI (Federación Anarquista Ibérica), qui entreprend la conquête systématique de la centrale syndicale dont elle veut faire l’instrument de sa politique putschiste.
En fait, le courant dominant dans la CNT reconstituée en 1931 est pourtant le néo-réformisme qu’inspire Angel Pestaña. Suffisamment modéré pour accepter de jouer le jeu des « comités paritaires » institués par la dictature pour imposer l’arbitrage obligatoire des conflits du travail, il n’hésite pas, dans les derniers mois de la monarchie, à faire de la centrale anarcho-syndicaliste une force d’appoint dans la coalition générale qui va imposer la république. Deux représentants de la CNT. siègent en tant qu’observateurs à la conférence de Saint-Sébastien en août 1930 et promettent leur soutien aux républicains et aux socialistes en échange de l’assurance du rétablissement de la liberté d’organisation et de la promulgation d’une amnistie générale. En novembre, la direction de la CNT. négocie avec le leader conservateur Miguel Maura ; en décembre, elle soutient l’insurrection des officiers républicains de Jaca. Aux élections municipales du 12 avril 1931 enfin, abandonnant la vieille hostilité de principe de l’anarchisme aux « farces électorales », elle fait voter en masse ses adhérents pour les candidats républicains. Avec la proclamation de la République, la CNT reparaît au grand jour, mais, en son sein, s’affrontent les courants les plus divers; du réformisme ouvert de Pestaña et de ses compagnons au putschisme et au terrorisme de certains éléments extrémistes de la FAI, en passant par les tendances syndicalistes qui hésitent encore.
Le courant « marxiste » a lui aussi été profondément secoué par les événements mondiaux survenus depuis 1917. Dans le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) fondé par Pablo Iglesias sur le modèle guesdiste, apparaît, au lendemain de la révolution russe, une aile gauche, favorable à l’adhésion du parti à l’Internationale communiste, un pas que les Jeunesses socialistes, avec Juan Andrade et Luis Portela, franchissent les premières en fondant, en avril 1920, le Parti communiste espagnol. Le Parti socialiste subira la scission un peu plus tard, en avril 1921, quand sa majorité décide de refuser les vingt et une conditions d’adhésion à l’IC. La minorité fonde alors le Parti communiste ouvrier espagnol qui fusionnera rapidement avec le PCE sous la pression de l’Internationale. Cette fusion est acquise en 1923, mais trop tard pour que le jeune parti puisse jouer le rôle que lui assignaient ses fondateurs.
C’est en effet à cette date que se produisent, d’une part le pronunciamiento de Primo de Rivera qui rejette le parti dans l’illégalité, d’autre part la crise du parte bolchevique qui va entraîner, sous prétexte de « bolchevisation », la soumission mécanique des PC à la fraction victorieuse en Union soviétique. Le parti perd l’un de ses fondateurs – Oscar Pérez Solis qui finira phalangiste – et bien des militants. Quoiqu’il réussisse, en 1927, à gagner un groupe important de militants de la CNT à Séville, avec Manuel Adame et José Diaz, il ne cesse de s’affaiblir, tant sous les coups d’une répression systématique que sous les effets de sa propre politique, et notamment des exclusions exigées par la direction de l’Internationale dont l’emprise est favorisée par les conditions précaires de l’action clandestine. Lors de la proclamation de la République, le parti communiste officiel ne compte guère plus de 800 membres dans l’ensemble du pays, derrière des responsables qui sont des militants de fraîche date et ont été préférés, à cause de leur docilité aux directives venues de Moscou, aux survivants de la « vieille garde ». Des pans entiers du parti en ont été exclus de fait sans même que des raisons en soient données, ni les vrais motifs élucidés. Il en est ainsi de la fédération catalano-baléare que dirigent Maurín et Arlandis, de l’agrupación madrilène de Luis Portera. de l’agrupación de Valence, de la fédération asturienne, toutes animées par des hommes qui sont beaucoup plus connus comme dirigeants ouvriers que les dirigeants du parti officiel. Andrés Nín lui-même revient en Espagne en septembre 1930. L’ancien secrétaire de la CNT, puis de l’ISR, est lié à l’opposition de gauche russe, membre de sa « commission internationale », ami personnel de Trotsky. Avec d’autres militants – notamment Juan Andrade et Henri Lacroix, qui ont suivi, de leur côté, le même itinéraire -, il va s’employer à construire en Espagne l’opposition communiste de gauche, tout en cherchant les voies d’un accord avec Maurín pour l’unification des groupes communistes d’opposition.
Dans les rangs communistes, les réactions à la proclamation de la République sont également très diverses. Le PC officiel reçoit la consigne de lancer le mot d’ordre de : « A bas la république bourgeoise ! Le pouvoir aux soviets ! » – alors qu’il n’existe pas en Espagne, quoiqu’en dise la Pravda, l’ombre d’un soviet ou d’un organisme semblable. Maurín – qui reconnaît sans difficulté l’influence exercée sur lui à cette époque par Boukharine et les « communistes de droite » [1] – et Nin – lié, nous l’avons vu, à Trotsky – appellent au contraire à la lutte pour la réalisation des mots d’ordre de la révolution démocratique dont ils estiment que les travailleurs seuls peuvent les arracher, et que leur conquête constitue un élément primordial dans la lutte pour la révolution socialiste. Les deux hommes, pourtant, s’opposent à propos de la question nationale. Également catalan, partisan de l’auto-détermination, Andrés Nín n’approuve pas pour autant la prise de position de Maurín et de son organisation en faveur de l’indépendance de la Catalogne, et leur reproche leur collaboration étroite avec la petite bourgeoisie catalaniste.
Comme dans les autres pays, la scission qui a suivi la fondation de l’Internationale communiste a entraîné un peu plus à droite en Espagne le Parti socialiste qui avait refusé en 1921 les vingt et une conditions d’admission à l’Internationale communiste. Le P.S.O.E. et la centrale syndicale qu’il contrôle, l’Union General de Trabajadores (UGT.) se sont prononcés en 1923 pour une collaboration avec la dictature et ont accepté les avances de Primo de Rivera. Le secrétaire général de I’UGT., Francisco Largo Caballero est même devenu conseiller d’État. L’UGT a systématiquement utilisé pendant la dictature des institutions de collaboration comme les comités paritaires pour faire progresser son implantation au détriment de celle de la CNT persécutée et désunie. Résolument réformistes, partisans de la collaboration de classes sous la dictature de Primo de Rivera, les socialistes le sont a fortiori à partir de la proclamation de la République : l’un des leurs, Indalecio Prieto, a été l’un des animateurs du regroupement de l’opposition a la dictature, puis à la monarchie, l’un des principaux organisateurs de la conférence de Saint-Sébastien. La présence au gouvernement provisoire de ministres socialistes constitue pour le nouveau régime une couverture sur sa gauche, une protection contre les aspirations impatientes des masses ouvrières et paysannes en même temps qu’une promesse de « réformes » profondes et de lois sociales susceptibles de satisfaire quelques-unes des revendications les plus pressantes.
Il serait erroné pourtant de ne voir en lui qu’une force d’ordre. Sa politique réformiste n’est forte que des illusions des travailleurs à l’égard du nouveau régime: mais aussi de la peur qu’ils peuvent temporairement inspirer à une oligarchie inquiète. La vérité est que la proclamation de la République ouvre la voie des revendications ouvrières et paysannes que les classes au pouvoir ne sont pas capables de satisfaire. À terme, c’est la révolution qui est à l’ordre du jour. Le problème est de savoir si pourra s’organiser en Espagne, la force révolutionnaire nécessaire à sa victoire : les éléments en existent partout, dans I’UGT comme la CNT, dans les rangs des « faïstes » comme des syndicalistes, chez les communistes, officiels ou non, dans les jeunes couches qui s’éveillent à la vie politique et rejoignent telle ou telle formation politique ou syndicale. Comment construire le cadre qui permettra de les rassembler ? Tel est l’objet de la discussion qui se mène entre communistes, entre Maurín et Nín à Barcelone, entre Nín et Trotsky par lettre, dans un cercle encore réduit de militants qui n’ont pour l’instant comme arme que l’expérience des révolutions du XX, victorieuses ou vaincues, et la conviction que l’heure de la révolution prolétarienne approche en Espagne de façon inéluctable.
Notes
[1] Maurín, Introduction de 1965 de Revolución y contrarevolución en España
Chapitre III – L’impossible démocratie
La composition du gouvernement provisoire est à elle seule révélatrice des intentions comme des limites des fondateurs de la République. Le président, Niceto Alcalá Zamora, et le ministre de l’Intérieur Miguel Maura sont non seulement catholiques fervents et conservateurs déterminés, mais centralisateurs décidés. Nicolau d’Olwer, ministre de l’Économie, est un libéral, lié à la banque de Catalogne. Le ministre des Finances, Indalecio Prieto, est non seulement un leader socialiste, mais un homme d’affaires de Bilbao. Largo Caballero, secrétaire de I’UGT, ancien conseiller d’État sous Primo de Rivera, est ministre du Travail. Tous sont des hommes d’ordre, désireux d’empêcher voire de combattre, la révolution, et leur alliance – sur cette base négative – est impuissante face aux tâches de la « révolution bourgeoise » qui s’imposent à l’Espagne pour sortir de ses contradictions séculaires : le problème de la terre et de la réforme agraire, la question des nationalités, les relations entre l’Église et l’État, le destin de l’appareil bureaucratique et de l’armée de la monarchie qui est confié au seul homme nouveau de cette équipe, le républicain de gauche Manuel Azaña. Ses premières initiatives se veulent rassurantes. Dans une première déclaration, il garantit la propriété privée tout en laissant ouverte la possibilité d’« expropriation » « pour raison d’utilité publique et contre indemnité », affirme, de manière très vague que « le droit agraire doit correspondre à la fonction sociale de la terre ». Il proclame son intention de conserver de bonnes relations avec le Vatican, proclame la liberté des cultes sans faire allusion à une éventuelle séparation. Il s’émeut de la proclamation à Barcelone de la république catalane, envoie trois ministres qui négocient un compromis, le rétablissement de la Generalidad, vieille institution catalane, la promesse d’un « statut » d’autonomie. Il ne fait aucune allusion à une quelconque épuration de l’appareil d’État ou de l’armée, maintient en fonction les chefs abhorrés de la Garde civile, le général Sanjurjo en tête, cependant qu’Alcalá Zamora reçoit en grande pompe les officiers monarchistes qui dirigent l’armée, l’amiral Aznar, dernier ministre royal, au premier rang.
Les premières semaines d’existence du nouveau régime donnent la clé de cette prudence. C’est en fait d’extrême justesse que l’on n’a pas connu le 14 avril d’affrontements sanglants. Alors que ni les monarchistes ni les anarchistes ne semblent vouloir sérieusement contester la République, les premières décisions du gouvernement provisoire provoquent des réactions qui permettent de jauger la profondeur des contradictions. Les premiers décrets proviennent du ministère du Travail : le dirigeant de l’UGT a en effet affaire, au sein de sa propre organisation, à une vigoureuse pression, celle des ouvriers agricoles groupés dans la Federación de los Trabajadores de la Tierra, et il se doit de leur donner au moins partiellement satisfaction. Un premier décret interdit la saisie des petites propriétés rurales hypothéquées, un autre interdit aux grands propriétaires d’employer des travailleurs étrangers à la commune tant qu’il y existe des sans-travail. Les municipalités sont autorisées enfin à obliger les grands propriétaires à mettre en culture les terres laissées en friche. Enfin, le 12 juin, le gouvernement étend aux ouvriers agricoles le bénéfice de la législation sur les accidents du travail dont ils étaient jusque-là exclus.
Pour mal accueillies que soient ces mesures dans les milieux de l’oligarchie, elles ne provoquent pas ouvertement la tempête. Pour modérées qu’elles soient en revanche, les déclarations d’intention du gouvernement paraissent d’intolérables menaces aux milieux dirigeants de la hiérarchie et du monde catholique. Les grands journaux qu’ils contrôlent, ABC et El Debate, soutiennent une âpre polémique, soulignant le caractère provisoire du gouvernement qu’ils opposent à l’éternité de la religion catholique. Ils attaquent avec violence le décret du 6 mai qui dispense de l’enseignement religieux les enfants des écoles publiques dont les parents en feraient la demande. Le 7 mai, ils publient une lettre pastorale du cardinal Segura, véritable déclaration de guerre à la République et à son gouvernement, au nom de la « défense » des « droits » de l’Église face à l’« anarchie » qui menace dans le pays, allant jusqu’à comparer le gouvernement provisoire à la république bavaroise des conseils de 1919. Ce texte provocant renforce l’agitation en train de se développer contre les congrégations ; beaucoup y voient un appui ouvert aux menées réactionnaires dont la réunion à Madrid du « cercle monarchiste » est la preuve la plus évidente. La réunion de ce dernier, le 10 mai, provoque de vifs incidents et donne lieu à des rumeurs alarmantes : on parle de l’assassinat d’un chauffeur de taxi par des monarchistes. Dans la soirée, six couvents sont incendiés à Madrid par de tout jeunes gens, couvents et églises sont de même pillés et brûlés dans les jours suivants à Séville, Malaga, Alicante, Cadix. La version d’une provocation, soutenue aujourd’hui encore par un historien éminent, Gabriel Jackson, a été souvent mise en avant pour expliquer ces violences anti-religieuses. Elle n’est pas prouvée. Ce qui est certain en revanche, c’est que l’Église espagnole incarne aux yeux des très larges masses, en train de s’éveiller à la conscience de leur condition, toute la tradition réactionnaire du pays et une servilité séculaire à l’égard des puissants. Le gouvernement observe la plus grande prudence : la police n’intervient que pour assurer l’évacuation des religieux, et c’est vainement – jusqu’au 15 mai – que le ministre de l’Intérieur réclame l’autorisation de faire intervenir la Garde civile et la proclamation de l’état de guerre. Les cris d’indignation de la grande presse et des prélats ne dissimulent pas la totale absence de réaction de la majorité catholique du pays : l’éveil des masses bouleverse les données traditionnelles.
Le résultat des incidents de mai est en tout cas un durcissement des positions : Segura, accusé d’avoir provoqué l’explosion populaire, est déclaré persona non grata, et le gouvernement se décide à proclamer la liberté des cultes, y ajoutant, sous prétexte d’hygiène, l’interdiction de placer des statues dans les niches. Les évêques protestent avec indignation…
C’est la même question religieuse qui va être au centre de la première crise lors de la discussion par les Cortes de la constitution et plus précisément de son article 26. Le projet, étroitement inspiré de la constitution de Weimar, proclame une « république démocratique des travailleurs de toutes les classes » concentrant le pouvoir dans une chambre unique, élue au suffrage universel, direct et secret, et entre les mains d’un président aux prérogatives étendues, élu pour sept ans par un collège électoral particulier. La séparation de l’Église et de l’État, prévue par l’article 3, et les dispositions de l’article 26 contre les congrégations provoquent la première crise ministérielle, la démission de Maura et Alcalá Zamora et la formation d’un gouvernement présidé par le très anticlérical Azaña. C’est ce même gouvernement, coalition républicano-socialiste, qui revient sur les principes mêmes de la constitution en matière de garantie des libertés démocratiques en adoptant la « loi de la défense de la république » qui donne au ministre de l’Intérieur des pouvoirs exorbitants pour le maintien de l’ordre, et qui sera plus utilisée contre l’agitation ouvrière et paysanne que contre les menées réactionnaires. En flèche dans la lutte contre l’Église catholique, les républicains sont beaucoup plus prudents sur le terrain des réformes sociales et avant tout dans leur approche de la question agraire. La « loi de réforme agraire », votée après d’interminables débats, prévoit certes l’expropriation des grands domaines dans les principales régions de latifundios, mais sa portée est considérablement limitée par les clauses d’indemnisation et, par conséquent, les crédits mis à la disposition de l’Institut de réforme agraire. Pour les premières années en effet, ce dernier ne dispose que de sommes permettant l’installation annuelle de 50 000 paysans, ouvrant la perspective d’un délai… d’un demi-siècle pour un règlement définitif du problème de la terre. Et les résistances des classes possédantes au niveau de l’appareil d’État sont telles que l’Institut ne dépensera en deux ans que le tiers des sommes qui lui étaient allouées. Comme les capitaux s’enfuient ou se dissimulent, les difficultés économiques et sociales grandissent dans tous les secteurs d’activité : le chômage atteint des proportions sans précédent et vient s’ajouter à une hausse continuelle des prix que n’enrayent pas les augmentations de salaire arrachées par des grèves de plus en plus nombreuses malgré la multiplication des institutions d’arbitrage. L’agitation ouvrière renforce l’agitation paysanne et réciproquement. La répression, menée par les corps de police traditionnels – notamment la Garde civile -, exaspère, indigne et envenime les conflits. Tandis que catholiques et « laïques » s’affrontent aux Cortes dans de grandes envolées oratoires et se lancent au visage des menaces à peine voilées de recours à la force, ouvriers et paysans espagnols font, dans leurs luttes quotidiennes, l’expérience du nouveau régime.
Déjà, pendant la discussion de la constitution, éclate à Barcelone la grève des employés de la compagnie américaine de la Telefónica animée par des militants de la CNT. Cette compagnie, introduite en Espagne au temps de Primo de Rivera, symbolise la pénétration de l’impérialisme étranger, autrefois dénoncée par socialistes et républicains, qui, au pouvoir, entendent rassurer les capitalistes étrangers. Socialistes et anarchistes, militants de l’UGT et de la CNT s’opposent, les premiers accusant les seconds de déclencher et d’élargir la grève sous la menace de leurs pistoleros. En riposte à la répression gouvernementale, la CNT lance à Séville un mot d’ordre de grève générale auquel le gouvernement riposte par l’état de guerre. Après une semaine, l’ordre est rétabli dans la grande cité andalouse : il en a coûté 30 morts et plus de 200 blessés. La presse et les militants de la CNT se déchaînent contre le gouvernement : socialistes et anarchistes commencent à régler leurs divergences les armes à la main.
Six mois après, ce sont les tragiques événements de Castilblanco. Là, la Garde civile a brutalement dispersé une manifestation paysanne organisée par la Federación de los Trabajadores de la Tierra, alliée à l’UGT. Quatre gardes civils, entrés dans la Maison du Peuple pour y interdire une manifestation de protestation, sont pris à partie par des femmes. L’un d’eux tire : tous quatre seront lynchés et mis en pièces par une foule enragée de fureur. La répression est sévère : six condamnations à mort commuées en prison à perpétuité. Quelques jours plus tard. la même Garde civile ouvre le feu sur une délégation de grévistes dans la région d’Arnedo : il y a six morts, dont quatre femmes et un enfant, et seize blessés par balles. C’est à peu près au même moment que des militants de la FAI déclenchent une insurrection armée dans le bassin minier du Haut-Llobregat, proclament le « communisme libertaire » dans ces villages misérables. Ils sont écrasés en quelques jours et une centaine de militants anarchistes, dont Durruti et Francisco Ascaso, déportés aux Canaries et au Sahara espagnol. Leurs camarades protestent par une nouvelle insurrection à Tarrasa, le 14 février 1932, la prise de l’Hôtel de Ville, le siège de la caserne de la Garde civile, et se rendent finalement à l’armée envoyée contre eux.
Quelques mois plus tard, c’est de la droite que vient l’initiative du recours aux fusils. Remplacé à la tête de la Garde civile par le général Cabanellas, le général Sanjurjo tente un pronunciamiento que la CNT et les travailleurs sévillans brisent dans l’œuf en ripostant par la grève générale immédiate, cependant que les troupes gouvernementales repoussent la tentative pauvrement préparée d’éléments monarchistes à Madrid même. Le général factieux est condamné à mort et gracié ensuite. Les biens des conspirateurs – dont un certain nombre sont déportés – sont confisqués. Servi par l’échec de ce mouvement, le gouvernement en profite pour donner un léger coup d’accélérateur à la réforme agraire et faire adopter le statut d’autonomie de la Catalogne, demeuré jusque-là en suspens. Mais il ne touche, dans l’armée, qu’à quelques-uns des conspirateurs connus.
Au mois de janvier 1933, les activistes anarchistes du groupe Nosostros – García Oliver, Durruti, les anciens des Solidarios – appuyés sur la FAI et les « comités de défense » déclenchent une nouvelle insurrection qui entraîne avec elle la CNT dans de nombreuses localités de Catalogne, du Levant, de la Rioja, et de l’Andalousie. C’est dans cette dernière région, à Casas Viejas, qu’un détachement de gardes civils met le feu à une maison dans laquelle se sont réfugiés une trentaine de militants anarchistes qui seront brûlés vifs, cependant qu’un officier fait exécuter de sang-froid quatorze émeutiers faits prisonniers L’auteur de ce crime prétend avoir obéi aux ordres d’Azaña : « Ni blessés, ni prisonniers, tirez au ventre ! » Cette politique de répression brutale, l’arsenal juridique que le gouvernement se donne avec la loi du 8 avril 1932 sur le contrôle des syndicats, la loi sur l’ordre public de juillet 1933, la loi sur les vagabonds permettant de poursuivre et de frapper en même temps chômeurs et militants professionnels, l’obligation d’un préavis de huit jours pour toute grève, la multiplication des arrestations préventives, la protection accordée par la police aux commandos anti-anarchistes, tout cela donne désormais au nouveau régime sa physionomie anti-ouvrière, exaspère les contradictions, avive les divergences et prépare des réalignements à l’intérieur du mouvement ouvrier.
En fait, la CNT, depuis la proclamation de la République, est secouée par une crise très profonde. Dès le mois d’août, les éléments de la FAI remportent en effet une éclatante victoire sur leurs adversaires syndicalistes en éliminant de la direction du quotidien cénétiste, Solidaridad Obrera, Juan Peiró qu’ils jugent opportuniste. Quelques mois après, Pestaña est exclu du syndicat des métaux. Un manifeste, signé de trente dirigeants de la CNT – les « trentistas » – parmi lesquels Juan Peiró, Juan López, Pestaña, prend position contre l’aventurisme de la FAI, trace un programme réformiste [1] qui vaudra à ses signataires d’être exclus de la confédération avec plusieurs organisations – à Valence, Huelva, Sabadell, notamment – qui prendront le nom de « Syndicats de l’opposition ».
Pourtant, la FAI elle-même se divise, et les anarchistes purs, fidèles au modèle traditionnel, y combattent avec acharnement ceux qu’ils appellent les anarcho-bolcheviks et qui cherchent, dans la réalité du moment, une réponse à la question que les « trentistes » refusent de poser : comment faire la révolution ? [2] Le conflit interne se traduit de façon tragique au niveau des contradictions entre organismes responsables : en janvier 1933, en Catalogne, la fédération locale de la CNT lance le mot d’ordre de grève générale, vingt-quatre heures après que la confédération régionale ait pris position contre. Mais il reflète en réalité une crise politique extrêmement profonde. Comme le souligne à l’époque Andrés Nín, dans des remarques reprises aujourd’hui par l’historien César Lorenzo, si les anarchistes demeurent fidèles à leur vieux schéma de « gymnastique révolutionnaire » destiné à aguerrir les travailleurs, ils n’en opèrent pas moins un tournant radical qui les met en contradiction avec les principes anarchistes traditionnels en s’emparant, de fait, du pouvoir politique, et en instaurant, à leur manière, une dictature qui n’est pas, certes, celle du prolétariat, mais qui est celle de leur propre pouvoir révolutionnaire [3]. Commentant la grève de janvier 1933 et les proclamations de « prise du pouvoir » par des comités anarchistes, Andrés Nín salue cette position nouvelle comme un « pas en avant » : « Les dirigeants du mouvement ont pratiquement renoncé aux principes fondamentaux de l’anarchisme pour se rapprocher considérablement de nos positions [4] ». Et ce n’est pas évidemment effet du hasard, si, à l’autre bout de l’horizon anarcho-syndicaliste, un Angel Pestaña rompt avec l’anarchisme pour fonder un « parti syndicaliste » destiné dans son esprit à réaliser par une voie pacifique et réformiste un socialisme reposant sur l’autogestion et le fédéralisme.
La collaboration des socialistes à un gouvernement républicain qui se tournait aussi nettement contre les revendications ouvrières et paysannes, la déception provoquée par les résultats concrets du changement de régime politique, ne pouvaient, au moins dans un premier temps, que nourrir le développement de la CNT qui connaît, malgré ces difficultés, un développement considérable de son organisation et de son influence pendant les premières années de la République où elle apparaît comme le pôle de regroupement offert aux révolutionnaires aussi bien qu’à l’action de classe des ouvriers et des paysans. La CNT rassemble incontestablement les éléments les plus combatifs et les plus résolus du prolétariat espagnol, mais, en même temps, elle n’est capable de leur offrir ni méthode ni programme révolutionnaire et, dans ces conditions, la crise qu’elle traverse – la révolte des militants contre les préjugés anarchistes – laisse théoriquement une place considérable à l’intervention des communistes qui disposent d’une possibilité réelle de construire véritablement leur parti dans une double opposition aux courants réformistes de collaboration de classe et aux tactiques aventuristes et putschistes qui facilitent la tâche de la répression gouvernementale et aggravent les divisions à l’intérieur du mouvement ouvrier.
Mais le Parti communiste officiel est loin d’être à même de comprendre la réalité politique et de saisir cette chance. Intégralement et étroitement soumis à la direction stalinienne de l’Internationale communiste – que représente en Espagne une « délégation » comprenant Humbert-Droz, Rabaté, l’Argentin Codovilla – il applique mécaniquement à l’Espagne les analyses et les mots d’ordre élaborés par elle dans le cadre de la politique dite de la « troisième période », caractérisée par son sectarisme et son refus de l’unité ouvrière. La définition de la social-démocratie comme un « social-fascisme », qui donnera en Allemagne les résultats catastrophiques que l’on sait, assurant la victoire sans combat des bandes hitlériennes, est appliquée à la situation espagnole. L’analyse du Parti socialiste comme un parti « social-fasciste » ne peut qu’isoler les communistes, resserrer autour de leurs dirigeants réformistes les militants socialistes qui s’interrogent sur le bien-fondé de la politique de leur parti. Mieux, elle est étendue de façon mécanique aux anarchistes, qualités d’« anarcho-fascistes » et traités, en conséquence, comme tels. Les appels répétés du PCE au « pouvoir des soviets » dans un pays où rien n’est apparu qui ressemble de loin à un soviet, ne peuvent que le discréditer et l’image du communisme en même temps que lui. Là où les militants communistes constituent une force, comme à Séville, ils la mettent au service d’une politique de scission de la CNT : le « comité de reconstruction de la CNT », fondé à partir des communistes militant dans le port de Séville, est l’instrument de cette entreprise qui sera l’occasion de heurts sanglants entre militants du PC et de la CNT et dresse contre le « communisme » de nombreux militants anarcho-syndicalistes attachés à l’unité de la centrale que le PCE s’efforce de détruire. Ce cours sectaire et anti-unitaire culmine avec la « sanjurjada » ; le jour même du pronunciamiento du général, Mundo Obrero dénonce le gouvernement comme le centre de l’activité fasciste, et la contre-manifestation organisée par le PC n’offre d’autre mot d’ordre que celui de « A bas Sanjurjo ! ». L’erreur est si manifeste, l’incompréhension si grande dans les rangs mêmes du parti, que l’Internationale décide un « tournant » : les dirigeants Adame et Bullejos, rendus responsables de la politique sectaire qu’ils n’ont fait qu’appliquer, sont éliminés, le comité de « reconstruction » est transformé en « comité pour l’unité syndicale ». Les mêmes délégués de Staline continuent en réalité à diriger le parti sous la couverture de « nouveaux » chefs récemment promus comme José Diaz. Jesús Hernández et Dolorés Ibarruri, et le comité pour l’unité syndicale sert de tremplin à une nouvelle centrale syndicale, la CGT unitaire, dont la création facilite l’exclusion des militants communistes des deux autres centrales et contribue un peu plus encore à l’isolement du Parti communiste.
Les opposants, pendant ce temps, s’efforcent de promouvoir une autre politique et de conquérir les militants qui se rebellent contre ce cours catastrophique. La Fédération catalano-baléare de Maurín fusionne avec le Parti communiste de Catalogne de Jordi Arquer, autre petite organisation, mais bien implantée dans plusieurs centres, chez les dockers de Barcelone et à Lérida. Ils forment ensemble le Bloc ouvrier et paysan, qui se veut organisation de masse et appellent les communistes d’Espagne à se réunifier. Nín, qui a commencé à collaborer à La Batalla de Maurín et songé à adhérer à la Fédération catalane, y renonce, moins du fait des exhortations de Trotsky que par suite du refus que lui opposent les dirigeants du Bloc. Le retour en Espagne des éléments gagnés à l’opposition de gauche en Belgique et au Luxembourg permet le développement du groupe qui va devenir la Gauche communiste (Izquierda comunista) en 1932 et publie une remarquable revue théorique, Comunismo, puis un éphémère hebdomadaire, El Soviet. Dès lors, Nín prend ses distances avec les maurinistes, polémique contre le Bloc. Les divergences sont profondes entre les deux groupes. La principale est que Nín et les siens ont une analyse du stalinisme, et que leur appréciation de la situation espagnole repose sur une interprétation des événements qui se sont déroulés en Russie depuis la révolution, et, par conséquent, de la « question russe », qui, selon eux, commande toute la politique de l’Internationale, en Espagne comme ailleurs. Maurín et ses partisans, de leur côté, tout en refusant les attaques contre les trotskystes, refusent de prendre parti entre « staliniens » et « trotskistes », affirment vouloir s’en tenir à leurs propres divergences de communistes espagnols avec l’Internationale sur la seule question espagnole, et refusent d’accepter une politique, quelle qu’elle soit, dont ils pensent qu’elle ne peut que plaquer mécaniquement en Espagne des schémas qui ont été valables en Russie en 1917. Une position que Nín qualifie de « transplantation déformée de la théorie stalinienne anti-marxiste du socialisme dans un seul pays » [5]. Et cette divergence fondamentale nourrit, du coup, bien d’autres oppositions.
D’accord pour reconnaître l’importance de la « question nationale » trotskistes et maurinistes n’en tirent pas – il s’en faut – les mêmes conclusions pratiques. Nín combat pour la reconnaissance du droit des nationalités à la séparation, mais aussi pour l’unification nationale et internationale du prolétariat, cependant que Maurín se déclare « séparatiste » en Catalogne, reproche à l’Internationale de ne pas soutenir tous les mouvements séparatistes en Espagne. De même, la Gauche communiste et le Bloc sont d’accord pour condamner la politique stalinienne sectaire qui consiste à opposer mécaniquement « la dictature du prolétariat et des soviets » à « la république bourgeoise », et pour caractériser comme « démocratique bourgeoise » la phase initiale de la révolution espagnole. Mais Nín met en avant le mot d’ordre de « rupture avec les organisations bourgeoises » comme un pas vers la constitution de soviets tandis que Maurín propose une « Convention nationale » dirigée par les éléments de la petite bourgeoisie avancée, en bref, une coalition du type de celle qui se noue en Catalogne avec le mouvement catalaniste, dans une région où, à la différence du reste de l’Espagne, UGT et Parti socialiste ne constituent qu’une force insignifiante. Au lendemain de la « sanjurjada », le Bloc lance le mot d’ordre de « Tout le pouvoir aux organisations ouvrières » : Nín le condamne comme une concession opportuniste puisqu’il ne peut avoir en Espagne que la signification de « pouvoir aux syndicats », ce qui exclut les masses paysannes. A ce qu’ils qualifient d’oscillations « centristes » qui, sur la question décisive du pouvoir, conduisent les maurinistes à s’adapter tantôt à la petite bourgeoisie catalane et tantôt aux anarcho-syndicalistes, les trotskistes opposent la ligne de la lutte pour la construction de la forme espagnole des soviets, les Juntas revolucionarias élues par les ouvriers et paysans. Le combat politique acharné entrecoupe opposants entre eux, entre eux et le Parti communiste officiel provoque bien des reclassements et des chassés-croisés entre ces groupes dont les frontières sont au demeurant assez floues. A Madrid, à Valence, en Estrémadure, des militants du P C E et des Jeunesses sont exclus et rallient l’opposition de gauche. Gorkín, ancien dirigeant du parti dans l’émigration qui a rejoint les trotskistes en France quitte l’opposition de gauche espagnole pour rejoindre finalement le Bloc. Mais le Catalan Mollis y Fábrega, lui, quitte le Bloc, pour l’opposition de gauche. L’agrupación de Madrid se décompose en 1932, une partie de ses membres ralliant le P.C officiel, cependant que deux de ses principaux animateurs, l’ancien dirigeant des JS et du Parti, Luis Portela, et l’ancien dirigeant JC Luis Garcia Palacios rejoignent, le premier le Bloc de Maurín, et le second l’opposition de gauche. Une minorité qui s’intitule « Opposition ouvrière » à l’intérieur de la Fédération catalane, se groupe autour de compagnons de Maurín, Antonio Sesé et les pionniers du communisme Hilario Arlandis et Evaristo Gil, qui, en 1932 également, reviennent au PC officiel. Ce dernier à qui le soutien financier de l’Internationale permet la publication d’un quotidien, tâche très supérieure à ses propres forces, ne progresse que faiblement, malgré le succès remporté à Madrid sur l’opposition de tendance mauriniste. La revue Comunismo jouit d’un grand prestige parmi les intellectuels, mais l’opposition de gauche devenue Gauche communiste qui l’édite ne progresse guère parme les travailleurs manuels. Le Bloc ouvrier et paysan, autour de la Fédération catalane qui va devenir Fédération communiste ibérique, demeure, malgré ses échecs dans le reste de l ‘Espagne, le premier parti ouvrier en Catalogne où les organisations de la CNT et les partis catalanistes ont la prépondérance politique.
C’est pourtant de l’action de ces organisations minoritaires, séparées entre elles par de sérieuses divergences, que va sortir, avec l’aggravation de la situation politique et la menace très précise de contre-révolution en 1933, la première initiative susceptible de bouleverser le rapport de forces entre syndicats et partis d’une part, mouvement ouvrier et classes dirigeantes de l’autre. C’est en effet au printemps de 1933 que se constitue à Barcelone, sous l’impulsion du Bloc ouvrier et paysan et de la Gauche communiste la première organisation de front unique entre organisations, l’Alliance ouvrière. L’UGT catalane, l’Union socialiste, les syndicats de l’opposition – « trentistes » -, l’Union des rabassaires (petits paysans) et le minuscule parti socialiste espagnol de Barcelone et ces deux organisations communistes, décident de conclure cette alliance en vue de s’« opposer à la victoire de la réaction », de préserver les conquêtes, aujourd’hui menacées, de la classe ouvrière. Cette initiative, encore modeste, est à la fois le résultat de la propagande inlassable menée par l’opposition de gauche internationale et espagnole en faveur du front unique ouvrier contre le fascisme montant, et de l’émotion provoquée dans le monde entier par la défaite de la classe ouvrière allemande consécutive au refus obstiné d’une politique de front unique de la part des deux grands partes ouvriers allemands. Elle constitue en même temps une initiative défensive face à l’apparition des premiers groupes ouvertement fascistes, la JONS, (Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista) de Ledesma Ramos et Onesimo Redondo, puis la Phalange (Falange Española) qu’animent José-Antonio Primo de Rivera, le fils du dictateur, et l’aviateur Ruíz de Aldá. Elle correspond enfin à l’inquiétude grandissante et à l’impatience qui se traduisent de plus en plus vigoureusement à l’intérieur du Parti socialiste déçu par les résultats des années de collaboration gouvernementale.
Le bilan de ces années est ressenti en effet de façon extrêmement contradictoire par les militants. Si les résultats obtenus sont minces au regard des espérances nourries en matière de réformes et d’avance graduelle vers le socialisme, il n’en est pas moins vrai que le Parti socialiste et l’UGT ont énormément recruté, sont devenus, en ces quelques années, de puissantes organisations de masses attirant dans leurs rangs nombre de jeunes qui ont vu en elles le principal espoir d’un changement politique et social. Ses nouvelles recrues traduisent à la fois la déception des masses devant la minceur des résultats acquis et la pression exercée par les anarchistes sur leur gauche. La coalition gouvernementale en devient de plus en plus incommode. D’une part les républicains reprochent aux socialistes de se faire sinon les instigateurs, du moins les complices de l’agitation paysanne et de ses formes de plus en plus violentes, et les accusent de double jeu. D’autre part, anarchistes et communistes d’obédience diverse dénoncent les socialistes comme complices d’une politique de répression féroce, d’un régime dont un républicain aussi modéré que Martinez Barrio peut déclarer qu’il est un régime de « boue, de sang et de larmes » [6]. La rupture entre socialistes et républicains est désormais inévitable : le président de la République, Alcalá Zamora, s’y emploie activement en provoquant d’abord la crise ministérielle, puis en décidant la dissolution des Cortes après un éphémère cabinet Lerroux. Du coup la crise du Parti socialiste devient, elle aussi, inévitable : la perspective des élections pose la question des alliances électorales, oblige les dirigeants à reconsidérer l’ensemble de leur bilan, contraint les militants à prendre leurs responsabilités. Dans les rangs de la Jeunesse socialiste, à Madrid notamment, se dessine un courant qui remet en question radicalement les perspectives qui sont celles du parti depuis la scission : la défense de la démocratie bourgeoise parlementaire et la collaboration de classes dans une optique réformiste. Une nouvelle force surgit, une nouvelle possibilité concrète de construire l’unité du front prolétarien en même temps qu’une force révolutionnaire. Mais elle n’en est pour l’instant qu’à ses tout premiers pas, et les élections de novembre 1933, qui donnent à la droite la majorité, vont créer un contexte nouveau.
Notes
[1] Texte intégral dans Peirats, La CNT, en la revolución española t.I, pp. 44-48
[2] A. Nín, Los problemas de la revolución española, p. 115
[3] C. Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir, p.74
[4] A. Nín, op. cit. p.112
[5] Ibidem. p. 73
[6] Cité par G. Jackson, .4.,tz Repûbllca espahola y la guerre civil, p. 94.
Chapitre IV – L’impossible réaction
Les élections de novembre 1933 donnent l’avantage à la droite : la loi électorale favorise les vastes coalitions et les socialistes qui sont entrés seuls dans la compétition perdent la moitié de leurs élus sans pour autant perdre de voix, cependant que les partis républicains s’effondrent. Ce résultat à lui seul pose le problème de fond : dans le contexte économique et social de l’Espagne traditionnelle, les socialistes, face à une coalition que soutiennent des fonds considérables et les caciques des villages, n’ont que le choix entre la défaite et l’alliance avec les républicains dont les années écoulées démontrent qu’elle ne leur permet pas d’appliquer leur politique. En décidant d’affronter seul la compétition électorale, le Parti socialiste est du coup contraint d’assumer cette contradiction et d’aborder une révision déchirante. L’aile gauche qui se dessinait au cours de l’été 1933 à travers les réactions de la Jeunesse socialiste commence à prendre forme, et son principal porte-parole n’est autre que Largo Caballero. L’homme qui a été pendant cinquante ans le chef de file du réformisme et de la collaboration de classes tient un langage neuf et pour le moins surprenant. Pour lui, l’expérience des premières années de la République est claire : il n’y a rien à attendre de la petite bourgeoisie et des partis républicains qui sont congénitalement incapables de réaliser leur révolution démocratique bourgeoise. Selon lui, pendant ces années de coalition gouvernementale, Azaña et les siens ont saboté toutes les tentatives de réformes sérieuses – y compris à travers les hauts fonctionnaires de son propre ministère. Pendant la campagne électorale, il emploie, selon l’expression d’Andrés Nín, « un langage purement communiste, allant même jusqu’à préconiser la nécessité de la dictature du prolétariat » [1]. Les anarchistes, de leur côté, posent à leur manière le même problème et tentent d’opposer la « voie parlementaire » à la « révolution ». Leur historien, César Lorenzo, écrit :
« Ses militants, ses meilleurs orateurs, ses agitateurs entreprirent une formidable campagne en faveur de l’abstention, dénonçant sans répit et sans aménité l’incapacité et la trahison des partis bourgeois libéraux et des socialistes, leur lâcheté devant la droite, leur refus de chercher un remède vigoureux aux plaies traditionnelles de l’Espagne et leur ignorance des besoins de la classe ouvrière. La propagande libertaire trouva un écho puissant parmi le prolétariat et la paysannerie lassés par l’inefficacité de la coalition républicano-socialiste au pouvoir » [2].
Pour l’ensemble du pays, les abstentions s’élèvent à 32,5 %, atteignant et même dépassant les 40 % dans les provinces de Barcelone, Saragosse, Huesca et Tarragone, 45 % dans celles de Séville, Cadix et Malaga. Ayant assuré ainsi à leur manière, grâce à l’impact de leur consigne de no-votad le succès électoral de la droite, les anarchistes passent à la deuxième partie de leur « démonstration », déchaînant contre la droite victorieuse le désormais traditionnel soulèvement armé. Le 8 décembre 1933, à l’initiative d’un « comité révolutionnaire » dirigé notamment par Cipriano Mera et Buenaventura Durruti, la CNT déclenche l’insurrection : à Saragosse et, de là, à l’Aragon et à la Rioja. À nouveau, le « communisme libertaire » est proclamé pour quelques jours dans les villages. La répression de l’armée et de la police en vient facilement à bout : la CNT, exsangue et divisée, est pour l’instant sur la touche.
Or la victoire des droites n’est pas une simple péripétie, mais, pour ses Inspirateurs, une première étape. Car il ne s’agit pas dans leur esprit d’un retour du pendule dans une simple alternance au pouvoir, mais du début d’une contre-attaque pour laquelle d’autres moyens qu’électoraux seront employés, si nécessaire. Les monarchistes, « carlistes » ou « alphonsistes », organisés dans la « Communion traditionaliste » et le Parti de la rénovation espagnole » ne renoncent pas à « sauver » l’Espagne et à la régénérer par les armes de la guerre civile. Leur chef, Calvo Sotelo, fervent du corporatisme, admirateur du fascisme, personnellement lié à Mgr Segura, a la confiance des chefs militaires, et les deux partis, ainsi qu’un représentant de l’armée, signent en mars 1934 à Rome avec Mussolini un accord secret par lequel ce dernier s’engage à fournir capitaux et armes pour le renversement de la République. Cette extrême-droite conservatrice, plus autoritaire et corporatiste que simplement monarchiste, exerce la plus vive pression sur l’organisation politique de droite créée à l’initiative de la hiérarchie catholique, l’Action populaire de José Maria Gil Robles, admirateur de l’État corporatiste de Dollfuss, devenu le chef parlementaire de la CEDA (Confederación española de las derechas autónomas), le plus fort parti des Cortes, et qui jouit lui aussi de la confiance des plus importants des chefs militaires.
Le nouveau gouvernement, présidé par Lerroux et qui ne comprend pas de représentants de la droite, s’engage immédiatement dans la voie de la démolition de l’œuvre des premières années de la république L’enquête – inachevée – sur les responsabilités de la monarchie est close par un non-lieu. Le clergé reçoit d’exorbitantes subventions, cependant que les crédits des écoles publiques sont diminués. Les lois qui contraignent à l’adjudication par concours des travaux publics sont annulées. La police recrute largement. Calvo Sotelo, condamné à l’exil depuis la chute de la dictature, est amnistié. Les groupes d’extrême-droite descendent dans la rue avec la protection ouverte des autorités : les phalangistes attaquent journaux et locaux socialistes ou même libéraux, tirent des coups de feu à l’université, les troupes des Jeunesses de la CEDA, rassemblées à l’Escorial, saluent leurs chefs à la romaine. Sanjurjo et les autres chefs du pronunciamiento de 1932 sont amnistiés et remis en liberté. Lerroux démissionne parce que le président Alcalá Zamora exige la publication de la note par laquelle il déclare qu’il serait dangereux de remettre à ces hommes de nouveaux commandements. Son successeur, Samper, poursuit sa politique. Elle conduit rapidement à de graves confits, cette fois avec les Catalans et les Basques, le gouvernement faisant annuler une loi catalane qui réduit de moitié les droits des grands propriétaires, et rompant unilatéralement une vieille convention en matière fiscale qui laissait aux députations provinciales la perception des impôts dans les provinces basques. Le président, enfin, cherche le moyen de remettre en cause la séparation de l’Église et de l’État.
La classe ouvrière espagnole, les paysans pauvres se sentent pourtant frustrés, non vaincus, et l’offensive réactionnaire commence à leur dicter des réflexes unitaires Dans ce contexte, le mot d’ordre du front unique ouvrier prend toute sa dimension et l’Alliance ouvrière une tout autre envergure. Une délégation de l’alliance ouvrière de Barcelone comprenant Pestaña, le socialiste Vila Cuenca et Joaquín Maurín se rend à Madrid, y confère avec Largo Caballero qui se rendra peu de temps après à Barcelone pour poursuivre la discussion. Sensible à la menace de contre-révolution, ulcéré de l’échec de sa vie militante, poussé par la volonté de combat des militants ouvriers de son parti et de l’UGT, influencé par des intellectuels Carlos de Baraúbar, Luls Araquistáin – qui traduisent le courant à la fois unitaire et révolutionnaire qui commence à animer la jeune génération, le vieux dirigeant réformiste fait un pas de plus et se prononce pour l’Alliance ouvrière en même temps que pour la vole révolutionnaire. L’Alliance ouvrière, déjà une réalité à Barcelone, s’étend à toute la Catalogne, et même à Madrid où la participation de l’aile caballeriste lui dorme un poids particulier, à Valence, aux Asturies enfin où elle obtient le spectaculaire ralliement de l’organisation régionale de la CNT.
C’est en février 1934 que, dans les colonnes de La Tierra paraît la première prise de position d’un dirigeant connu de la CNT en faveur de l’Alliance ouvrière. Valeriano Orobón Fernández, jetant par-dessus bord le vieux sectarisme anarchiste, pose le problème en ces termes :
« la réalité du péril fasciste en Espagne a posé sérieusement le problème de l’unification du prolétariat révolutionnaire en vue d’une action d’une portée plus grande et plus radicale que celle qui se limite à des fins purement défensives. L’unique issue politique actuellement possible se réduisant aux seules formules antithétiques de fascisme ou révolution sociale… il est indispensable que les forces ouvrières constituent un bloc de granit » [3]
L’unité qu’il propose doit se faire sur la base du refus de la collaboration avec la bourgeoisie et de la lutte pour son renversement, la base du nouveau régime devant être « l’acceptation de la démocratie ouvrière révolutionnaire, c’est-à-dire de la volonté de la majorité du prolétariat, en tant que dénominateur commun et facteur décisif du nouvel ordre de choses » [4].
C’est sur cette base que la confédération régionale asturienne signe avec l’UGT un pacte d’alliance que le plénum national de la CNT rejettera avec éclat. Les Asturiens, derrière leur dirigeant José María Martinez, persistent. Ainsi que le remarque César Lorenzo : « Remettant en question l’anarchisme traditionnel, ces militants asturiens acceptaient la constitution d’un pouvoir exécutif qui organiserait la révolution et au lendemain de celle-ci exercerait l’autorité et assurerait l’ordre » [5]. Combattue avec acharnement tant par les socialistes de droite de la tendance Besteiro que par les anarchistes, dénoncée comme « social-fasciste » par le Parti communiste officiel, la construction de l’Alliance ouvrière traçait un clivage nouveau à travers le mouvement ouvrier espagnol et créait en même temps les conditions de sa réunification à terme et, dans l’immédiat, celles de son unité de front. L’initiative de l’Alliance ouvrière de Catalogne appelant en mars 1933 à une grève générale de solidarité avec les grévistes de la presse madrilène démontrait qu’il existait désormais en Espagne un élément nouveau, un facteur de renouvellement de la stratégie ouvrière, une possibilité de surmonter les divisions anciennes et d’assumer une stratégie révolutionnaire.
Elle sera bientôt mise à l’épreuve. La CEDA, par la bouche de Gil Robles fait savoir qu’elle exige sa part de responsabilités gouvernementales. Les dirigeants socialistes se divisent : doivent-ils résister par la force, malgré une évidente impréparation, comme le pense Largo Caballero ? Doivent-ils chercher à éviter une bataille dont l’échec est certain et se réserver pour des temps meilleurs, comme l’affirme Prieto ? La récente défaite des socialistes autrichiens face au chancelier Dollfuss – le modèle de Gil Robles – fait sans doute pencher la balance, et Largo Caballero l’emporte : on résistera les armes à la main. Le 1er octobre, les Cortes se réunissent, le gouvernement démissionne et Gil Robles réclame la majorité dans le gouvernement. Les socialistes font savoir au président qu’ils considéreraient cette entrée comme une déclaration de guerre contre eux ; appuyés par les républicains de gauche, ils demandent la dissolution et de nouvelles élections. Après avoir hésité, le président Alcalá Zamora désigne Lerroux et lui demande de former un gouvernement comprenant trois membres de la CEDA. L’UGT lance l’ordre de grève générale 1a CNT, sur le plan national, ne bouge pas. Les campagnes, épuisées par une longue et dure grève des ouvriers agricoles en juin, ne bougent pas non plus. Trois foyers insurrectionnels seulement se déclarent : Barcelone, Madrid, les Asturies.
À Barcelone, l’Alliance ouvrière qu’inspirent Maurín et Nín a pris position pour l’insurrection contre le nouveau gouvernement, menace directe contre les ouvriers et les paysans ainsi que contre l’autonomie catalane. Elle essaie de convaincre le gouvernement de la Généralité qu’il tient entre ses mains la clé de la situation. Mais, épuisée par sa crise interne, par les longs mois de lutte pour soutenir la grande grève de Saragosse au printemps précédent, la CNT catalane n’envisage pas d’alliance, même limitée, avec les autonomistes de la Généralité, et encore moins avec les communistes du BOC qui tentent d’exploiter sa crise pour bâtir une centrale indépendante, s’allient avec l’UGT et les Syndicats de l’opposition. La CNT prend position contre la grève, l’un de ses dirigeants parlant même en ce sens à la radio de Barcelone – et les militants anarchistes se retrouvent de fait dans le camp du gouvernement central, contre la grève qui se répand en Catalogne, contre la proclamation par le président de la Généralité, Companys, de 1’« indépendance de l’État catalan dans le cadre de la république fédérale ». Débordé sur sa droite par les éléments catalanistes fascistes de son responsable à l’ordre public, Dencás, et ses « chemises vertes », qui s’emploient à provoquer les travailleurs en frappant les anarchistes et en désarmant les alliancistes, les dirigeants catalans, ayant par leur proclamation, « sauvé l’honneur », s’empressent de négocier une reddition honorable. Malgré le succès initial relatif de la grève générale – la première qui n’était pas en Catalogne lancée par les anarchistes – la classe ouvrière, notamment à Barcelone, demeure passive devant la collusion apparente de l’Alliance et des autonomistes et la complicité de fait des anarchistes avec Madrid. Restée en dehors de l’Alliance ouvrière, la CNT y voit une force concurrente, et, le front unique ainsi brisé, le gouvernement de Madrid peut rétablir sans coup férir son autorité.
A Madrid, la CNT s’est également refusée à entrer dans l’Alliance ouvrière où le Parti socialiste est de loin la force déterminante. Le 2 octobre, ses représentants informent les délégués de l’Alliance qu’ils ont décidé de passer à l’action insurrectionnelle au cas où la CEDA accéderait au gouvernement. Le 4, à l’annonce de cette entrée, il prend position pour le déclenchement d’une grève générale pacifique destinée à faire pression sur le président de la République. La grève a en fait déjà démarré spontanément, les rues sont pleines de travailleurs prêts à saisir des armes et à se battre. Mais les dirigeants socialistes ne se décident pas : les armes manquent. Il n’y aura finalement que des mouvements passionnés de la foule, quelques coups de feu isolés contre les forces de l’ordre, des opérations de commando contre des édifices publics et des casernes, menées essentiellement par des militants des Jeunesses. Le gouvernement peut respirer au bout de quarante-huit heures, commence à faire arrêter dirigeants et militants. La grève se poursuit jusqu’au 12, témoignage d’une volonté de combat qui n’a pu se traduire en acte. L’Alliance ouvrière de Madrid, simple organe de liaison, appendice du Partil socialiste madrilène, n’a pas été non plus l’organe de front unique et de combat révolutionnaire attendu.
Mais il n’en sera pas de même dans les Asturies. Là, nous l’avons vu, la CNT avec José Maria Martínez, est entrée dans l’Alliance ouvrière, que rejoint également en dernière minute le Parti communiste, et qui lance le célèbre mot d’ordre d’ « UHP » (Unión hermanos proletarios : union, frères prolétaires). Dans tous les villages miniers se sont constitués des comités locaux qui, dès la nuit du 4 octobre, lancent la grève générale, occupent le 5 la plupart des localités, attaquant par surprise et désarmant les forces de police, occupant enfin la capitale provinciale, Oviedo, le 6. La nouvelle de l’échec de Barcelone et de Madrid ne diminue pas la volonté de combat des mineurs dont les comités prennent le pouvoir en mains, armant et organisant les milices, faisant régner un ordre révolutionnaire très strict, occupant les édifices, confisquant les entreprises, rationnant les vivres et les matières premières. Ils s’emparent de l’arsenal de La Trubia, de La Vega et de Marigoya, disposant de 30 000 fusils et même d’une artillerie et de quelques blindés, mais manquant de munitions, emploieront surtout la dynamite, arme traditionnelle de leurs combats. Sûr de tenir le reste de l’Espagne, le gouvernement emploie les grands moyens, et sur les conseils des généraux Goded et Franco, confie au général Limez Ochoa, chargé de la reconquête, des troupes d’élite, Marocains et Légion étrangère. Oviedo tombe le 12 octobre, et le socialiste Ramón Gonzáles Peña démissionne du compté révolutionnaire La résistance continue, et l’armée reprendra village mander après village. Jusqu’au 18 octobre où le socialiste Belarmino Tomás négocie la reddition des insurgés. Des francs-tireurs résisteront encore ici ou là, pendant des semaines. La répression est féroce plus de 3 000 travailleurs tués, 7 000 blessés, plus de 40 000 emprisonnés dont certains soumis à la torture des agents du commandant Doval qui soulèveront l’indignation dans des milieux très larges. L’état de guerre est maintenu pendant trois mois encore et de nombreuses municipalités suspendues, dont celles de Madrid, Barcelone et Valence. Les tribunaux militaires prononcent un certain nombre de condamnations à mort : le sergent Vasques, passé du côté des insurgés, est fusillé, les députés socialistes Teodomiro Menéndez et Ramón Gonzáles Peña verront leur peine commuée, ainsi que le commandant Pérez Farrás, chef des forces catalanistes « insurgées ». Avaña, Largo Caballero et bien d’autres seront quelque temps emprisonnés. Prieto se réfugie en France.
Au lendemain de l’insurrection d’octobre 1934, Andrés Nín écrit qu’il a manqué à la Commune asturienne, pour vaincre, ce qui avait déjà manqué à la Commune de Pans, un parti révolutionnaire. Telle est aussi l’opinion de Trotsky – la ligne des partisans de la fondation d’une nouvelle Internationale, la IVerème -, telle et aussi l’opinion défendue dans la Jeunesse socialiste, notamment à sa direction, aussi bien que dans les milieux intellectuels les plus avancés de l’aile « caballeriste » du Parti socialiste et de l’UGT. Et c’est pourtant au moment où l’on pourrait envisager la fusion sur cette base et dans cette perspective communes de ces trois courants en définitive convergents, qu’ils vont en fait diverger de façon décisive, avec, d’une part, la rupture entre Nín et Trotsky, et de l’autre l’évolution de la Jeunesse socialiste vers le Parti communiste officiel. Pendant les années de la « troisième période », l’opposition de gauche internationale a lutté avec acharnement pour la réalisation du front unique ouvrier. En 1934, cette perspective est en train de se réaliser, en France comme en Espagne, tant sous la poussée du courant unitaire qui se développe dans les masses depuis la victoire du nazisme, que comme résultat direct du tournant mondial des partis communistes et de l’abandon par eux de la politique de dénonciation du « social-fascisme ». Le début de réalisation de ce front unique est pour ceux qui en ont été les ardents défenseurs, un pas en avant, mais il constitue en même temps un énorme danger en créant les conditions de leur isolement de petit groupe à l’extérieur de ce rassemblement. Partant de la nécessité pour les révolutionnaires d’être à l’intérieur de ce front unique pour le « féconder », Trotsky a proposé à ses camarades français ce qu’il appelle la politique de 1’« entrisme » dans le Parti socialiste. Il s’agit pour lui, et dans un premier temps, d’opérer la jonction entre la petite troupe de ses partisans, les « bolcheviks-léninistes » – presque tous anciens militants du P.C. exclus pour « trotskisme » – et l’aile gauche qui se cherche à l’intérieur de la social-démocratie. Il serait ainsi possible dans un deuxième temps et à travers la rupture avec la social-démocratie de jeter les bases d’organisation d’un parti indépendant qui constituerait alors un pôle d’attraction suffisant pour précipiter à son tour la crise dans les rangs des PC officiels. L’évolution à gauche du Parti socialiste espagnol – plus nette encore que celle de la SFIO – conduit Trotsky à insister pour que ses partisans opèrent en Espagne ce qu’on appelle le « tournant français », en négociant leur entrée dans le parti de Largo Caballero.
L’échec des soulèvements d’octobre 1934 est en effet loin d’avoir brisé le développement vers la gauche d’importants secteurs du Parti socialiste et de l’UGT. Largo Caballero, porté par le mouvement naturel de radicalisation des masses, s’en est fait le porte-parole et devient à son tour par son action, un des plus puissants facteurs de son accélération. En prison, le vieux militant réformiste découvre les classiques du marxisme, s’enthousiasme pour la lecture de L’État et la Révolution, pour Lénine et pour la révolution russe. Il réunit autour de lui une pléiade d’intellectuels brillants, les Araquistáin, Carlos de Baráibar, Alvarez del Vayo qui constituent l’état-major de l’hebdomadaire Claridad qui se donne pour mission de propager l’orientation révolutionnaire nouvelle. Luis Araquistáin la résume en ces termes :
« Je crois que la IIe et la IIIe Internationales sont virtuellement mortes. Il est mort le socialisme réformiste, démocratique et parlementaire qu’incarnait la Ile Internationale. Il est mort aussi ce socialisme révolutionnaire de la IIIe Internationale qui recevait de Moscou mots d’ordre et tournants pour le monde entier. Je suis convaincu que doit naître une IVe Internationale qui fonde les deux premières, prenant à l’une la tactique révolutionnaire, à l’autre le principe de l’autonomie nationale » [6].
Ces néo-révolutionnaires sont suivis, soutenus, parfois précédés par la Jeunesse socialiste. Ensemble, ils font campagne pour ce qu’ils appellent une « bolchevisation » du Parti socialiste qui en ferait un parti révolutionnaire. L’organe de la JS de Madrid, Renovación, lance un appel aux trotskistes de la Gauche communiste qu’il considère comme « les meilleurs théoriciens et les meilleurs révolutionnaires d’Espagne », pour qu’ils entrent dans le Parti [7] et la Jeunesse socialiste afin de précipiter cette transformation nécessaire. C’est un pas que franchissent, dès 1934, quelques militants trotskistes importants, notamment Henri Lacroix et José Loredo Aparicio.
Mais la majorité des trotskistes espagnols ne se laissent pas convaincre par les arguments de Trotsky et moins encore par les appels de ceux que ce dernier appelle « la magnifique Jeunesse socialiste arrivée spontanément à l’aide de la IVe Internationale ». Malgré l’opposition de L. Fersen et Esteban Bilbao, c’est à une très large majorité qu’à l’automne de 1934, la Gauche communiste refuse, pour ce qui ne serait, selon elle, qu’un « profit circonstanciel », de « se fondre dans un conglomérat amorphe appelé à se briser au premier contact avec la réalité » [8], en d’autres termes, d’entrer dans le Parti et la Jeunesse socialiste dont elle considère que les nouvelles orientations sont largement démagogiques et le révolutionnarisme purement verbal. En fait, l’expérience de l’Alliance ouvrière a permis aux militants de la Gauche communiste de se rapprocher, à travers une collaboration quotidienne, du Bloc ouvrier et paysan, particulièrement en Catalogne. Les trotskistes espagnols sont, eux aussi, désireux de rompre l’isolement auquel les condamne dans l’action la petite dimension de leur organisation, et de trouver un champ d’action immédiate plus vaste, en même temps que de répondre au sentiment passionné de recherche de l’unité répandu parmi les masses et entretenu par l’insurrection des Asturies. Quelles que soient leurs divergences avec les maurinistes sur un certain nombre de points importants, ils les considèrent, comme l’écrit aujourd’hui Andrade [9], comme « plus proches » et par conséquent « plus influençables » et sont sensibles au fait que la fusion avec eux leur donnerait des dimensions appréciables en Catalogne en même temps que les éléments d’un parti à l’échelle nationale. Un long travail en commun a rapproché, sur tous les plans, les deux organisations. La Gauche communiste a rompu avec Trotsky, et le Bloc ouvrier et paysan refusé de se joindre aux efforts d’organisation de la « droite » sur le plan international. L’une et l’autre organisations se retrouvent d’accord sur la formule de « révolution démocratique-socialiste » en Espagne et sur la nécessité de constituer un nouveau parti. De leur fusion naît, le 25 septembre 1935, à Barcelone, le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) qui se veut une étape sur la voie de l’unification des « marxistes révolutionnaires » en Espagne. La résolution de fondation proclame :
« Le grand Parti socialiste révolutionnaire (communiste) se constituera en regroupant au sein de la même organisation tous les noyaux marxistes révolutionnaires existants, ainsi que la nouvelle génération révolutionnaire qui commence à entrer en action sous l’impulsion de l’unité marxiste, et les éléments qui ont été démoralisés par le fractionnisme à l’intérieur du mouvement ouvrier et se sont temporairement retirés de l’action. » [10].
Il s’agit, pour le nouveau parti, de « gagner à ce point de vue les secteurs réellement marxistes des partis socialiste et communiste afin que l’un et l’autre, gagnés à l’idée d’un parti socialiste révolutionnaire unique, se prononcent pour un Congrès d’unification marxiste révolutionnaire » [11]. Le nouveau parti se situe dans la tradition communiste, celle de la révolution d’Octobre et des quatre premiers congrès de l’IC, sous le drapeau « de Lénine et de Trotsky », mais prend ses distances vis-à-vis du « trotskisme » et de ses organisations pour la IVe Internationale. Il compte quelque 8 000 militants, une base ouvrière réelle, notamment en Catalogne dans des villes industrielles comme Lérida ou Gérone, et des groupes nettement moins solidement implantés en Andalousie, en Estrémadure, au Pays basque et dans les Asturies. Ses dirigeants sont tous des hommes connus dans le mouvement ouvrier, non seulement Maurín et Nín, mais Luis Portela et Juan Andrade, anciens dirigeants des JS et du premier PC, Luis Garcia Palacios, un des premiers responsables des JC, David Rey et Pedro Bonet pionniers du communisme et des CSR catalans, l’ancien fonctionnaire du parti et de l’Internationale, Julien Gorkín. En Catalogne, à partir des syndicats de la CNT dont les militants du Bloc avaient pris la direction et qui, pour cette raison, en ont été exclus, il constitue même une organisation syndicale, la Fédération ouvrière d’unité syndicale (FOUS) dont Andrés Nín est secrétaire général qui rassemble la majorité des travailleurs organisés à Tarragone, Lérida et Gérone, et qui s’affirme numériquement supérieure à I’UGT catalane.
Cette fondation du POUM par la fusion des deux organisations qui avalent inspiré et animé l’Alliance ouvrière se produit précisément dans la période de déclin de cette dernière et contribue peut-être, indirectement, à ce que la gauche socialiste s’éloigne d’elle. Mais c’est surtout que, dans l’intervalle, s’est produit le tournant de la politique stalinienne mondiale qui se traduit par la nouvelle ligne adoptée lors du VII congrès de l’Internationale communiste. Au-delà du mot d’ordre de « front unique » apparaît – présenté comme son approfondissement ou son élargissement – celui du « Front populaire » qui est en réalité de nature opposée puisqu’il postule l’alliance des organisations ouvrières avec les partis républicains. Numériquement faibles, les organisations communistes officielles, une fois brisé un isolement dont leur propre politique sectaire avait constitué le facteur essentiel, bénéficient de conditions favorables à un développement rapide de leur influence. C’est que, dans cette atmosphère prérévolutionnaire, le prestige de la révolution russe, dont elles prétendent incarner la tradition et la continuité, est immense. Elles ont en outre pour elles leurs liens internationaux, leurs capacités d’organisation, leur expérience, des moyens matériels considérables, l’écho que rencontre dans l’Espagne angoissée la campagne antifasciste menée par les PC dans le monde entier.
Or la tendance gauche du Parti socialiste leur offre un terrain favorable, alors même qu’elle suscite chez leurs dirigeants des réserves qu’ils expriment en privé au moins, par rapport à ces tendances de toute évidence « gauchistes ». Mais la phraséologie révolutionnaire de Caballero et de ses lieutenants ne s’appuie sur aucune analyse sérieuse, repose en revanche sur une profonde ignorance de la nature du phénomène stalinien, sur une absence quasi totale de mots d’ordre concrets, sur une excessive confiance en leurs propres forces. Forts de leurs centaines de milliers d’adhérents, les dirigeants socialistes et ugétistes ne prennent pas au sérieux les risques éventuels d’un « noyautage » de la part des communistes officiels. Pour beaucoup de socialistes de gauche, en outre, la fusion des deux partis socialiste et communiste apparaît comme le remède-miracle à la division source de faiblesse, la perspective nécessaire à la victoire. Elle leur semble agalement inscrite dans la nature des choses, comme résultat d’une double évolution, « à gauche » de la part de leur propre parti, « à droite » de la part du PC. Certains – au premier rang desquels Alvarez del Vayo, vice-président de l’organisation socialiste de Madrid – vont plus loin encore et voient dans le PC et, de façon générale, dans l’URSS et l’Internationale communiste les seules forces « efficaces », les points d’appui permettant de surmonter les divisions, le verbalisme, et, en définitive, l’impuissance de leur propre parti.
La coalition de ceux qui se font, consciemment ou non, les agents du stalinisme dans les rangs du mouvement ouvrier espagnol et de ceux, beaucoup plus nombreux, pour qui seules désormais d’infimes nuances séparent les deux partis si longtemps opposés, conduit à des reclassements rapides. Un groupe de dirigeants avec Alvarez del Vayo et deux responsables nationaux de l’UGT, Amaro del Rosal et Edmúndo Rodriguez, fait figure d’alliés ouverts du PC que certains, beaucoup plus tard, qualifieront d’« agents ». Mais surtout, les dirigeants de la Jeunesse socialiste s’engagent et progressent très rapidement dans la même voie. Le tout jeune secrétaire des JS., Santiago Carillo, et son principal lieutenant, Federico Melchor, antistaliniens et antiréformistes déclarés, qui passent en 1934 pour des sympathisants trotskistes, reviennent en 1935 d’un voyage à Moscou convaincus de la nécessité d’œuvrer à « l’unité » qu’ils s’emploient aussitôt à réaliser entre les deux organisations de jeunesse : c’est le 1eer avril 1936 que la fusion de la minuscule Jeunesse communiste de Fernando Claudín avec la puissante organisation de la Jeunesse socialiste donne naissance à la Juventud Socialista Unificada (JSU) qui constitue dès lors le levier principal de l’influence stalinienne en Espagne. C’est vers la même époque que les socialistes de Catalogne, à la suite d’un des lieutenants de Largo Caballero, Rafael Vidella, s’engagent eux aussi dans la voie qui va conduire à la fusion du Parti socialiste et du Parti communiste en Catalogne dans le Partido Socialista Unificado de Cataluña (PSUC) qui adhère dès sa fondation à la IIIe Internationale. Le phénomène est évidemment capital. Le fait que la crise ouverte au sein du Parti socialiste en réaction contre sa politique réformiste, sous la pression des ouvriers et des paysans, dans le cadre de la crise du régime, comment à se résoudre par un renforcement du courant néo-réformiste incarné par les communistes staliniens revêt en définitive plus d’importance que le regroupement des révolutionnaires, « l’union des marxistes » qui a donné naissance au POUM. l’affaiblissement du poids spécifique de l’Alliance ouvrière, le rapprochement entre socialistes et communistes, le renforcement de ces derniers et le poids qu’ils apportent, à l’intérieur du mouvement ouvrier, en faveur des partisans du renouvellement d’une alliance avec les partis républicains, ouvrent même le risque de rejeter le POUM à l’extérieur du front en train de se constituer, et le menacent d’un isolement tant politique que géographique alors même que les lendemains de l’insurrection asturienne démontrent qu’aucune des questions qui sont au cœur de la crise espagnole n’est près d’être réglée par les voies pacifiques et parlementaires, et que la guerre civile est, plus que jamais, à l’ordre du jour.
Le gouvernement de centre droit de Lerroux paraît en effet incapable de maîtriser la situation. Son ministre de l’agriculture, le démocrate chrétien Gimenez Fernández cherche dans le catholicisme social la quadrature du cercle : une réforme agraire qui ne léserait pas vraiment les intérêts des grands propriétaires. La haine de l’extrême droite se déchaîne contre ce « bolchevik blanc » ! La CEDA quitte le gouvernement parce que le président de la République, Alcalá Zamora, a refusé à Gil Robles l’exécution des députés socialistes asturiens condamnés à mort. Mais elle y revient, cette fois aux Gil Robles au ministère de la Guerre, ce qui lui permet d’attribuer aux principaux commandements aux généraux organisés dans l’Union militaire espagnole (UME) fondée par Sanjurjo en vue de la préparation méthodique du pronunciamiento qui apparaît de plus en plus comme la solution, indépendamment des risques qu’il comporte ; le général Francisco Franco est chef d’état-major, le général Fanjul sous-secrétaire d’État, le général Rodriguez del Barrio inspecteur de l’Armée, et tous comptent parmi les têtes du complot. La CEDA est à chaque instant près d’être débordée sur sa droite, soit par sa propre organisation de jeunesses la Juventud de acción popular (JAP) que dirige Ramón Serrano Suñer, beau-frère de Franco, admirateur d’Hitler et de Mussolini, grand pourfendeur de « juifs, franc-maçons et marxistes », soit par la Phalange, au programme et aux méthodes typiquement fascistes, que dirige désormais en chef incontesté le jeune José-Antonio Primo de Rivera, lui aussi agent du gouvernement fasciste italien.
C’est le président de la République qui se décide finalement à mettre un terme à ces deux armées de réaction – le bienio negro, comme on les appellera désormais – en dissolvant ces Cortes désormais ingouvernables au lendemain de scandales financiers qui ont achevé de discréditer Lerroux, et alors que le chef du principal parti parlementaire, Gil Robles, multiplie les déclarations de guerre et les menaces contre la république parlementaire. « En haut », on ne peut plus. « En bas », on ne veut plus. De nouvelles élections, sur la base des réalignements politiques, peuvent permettre aux classes dirigeantes de gagner du temps avant l’affrontement de plus en plus inéluctable, à leurs yeux du moins.
Notes
[1] A. Nin, op. cit. p .141
[2] C. Lorenzo, op. cit. p. 78
[3] Texte intégral dans Peirats, op. cit. pp.70-78 ; ici p. 70
[4] Ibidem, p. 77
[5] C. Lorenzo, op. cit. p. 84
[6] L. Araquistáin, préfec à F. largo Caballero, Discursos à los trabajadores, pp. XI-XVI
[7] G. Munis, Jalones de rerrota : promesa de victoria ; p.178
[8] Comunismo, septembre 1934, p.6
[9] Nín, op.cit. p. 6 – Ajoutons qu’en 1933, par exemple, le quotidien du BOC à Barcelone, Adelante, publie des articles de Trotsky.
[10] La Batalla, 18 octobre 1935
[11] ¿ Qué es y qué quiere el POUM ?, p. 9
Chapitre V – Front populaire : voie parlementaire sans issue
En 1933, la loi électorale, favorisant impitoyablement les grandes formations dans le cadre d’un scrutin majoritaire dans d’immenses circonscriptions, avait joué en faveur de la droite contre l’éclatement de la coalition entre républicains et socialistes qui avait résulté des deux premières années de gouvernement de la gauche. Après la réaction du bienio negro, elle joue en sens inverse, accentuant la victoire électorale du bloc – le futur Front populaire – au sein duquel se retrouvent partis ouvriers et républicains bourgeois. Il serait faux pourtant d’attribuer à la seule influence de cette loi électorale la reconstitution d’une coalition des gauches.
D’abord, les efforts de la droite, au lendemain de l’insurrection d’octobre 1934, pour élargir la répression ont favorisé un rapprochement : les poursuites, l’arrestation d’Azaña, l’acharnement de certains milieux politiques gouvernementaux contre lui et ses proches, aussi bien que contre les organisations ouvrières, ont favorisé leur rapprochement sur le plan politique, impossible en toute objectivité au lendemain des événements de Casas Viejas dont il avait, en 1933, endossé la responsabilité. Ensuite, les fameuses attaques de l’extrême droite ont écarté du centre ses éléments libéraux, dont certains ont rejoint des formations plus à gauche. Un regroupement politique se fait autour de la Gauche républicaine d’Azaña, rejoint par Casares Quiroga, de l’Union républicaine de Martinez Barrio, qui abandonne les radicaux, et du parti républicain de Sánchez Román.
Ce sont là des facteurs favorables aux yeux de bien des militants ouvriers : en subissant la répression, ou en combattant celle qui frappe les militants ouvriers après 1934, en rompant nettement avec la coalition du centre droit, les éléments républicains se sont sinon totalement, du moins en grande partie, réhabilités. Au cours des derniers mois de 1935, le danger fasciste n’a en outre cessé de grandir en Espagne comme dans le reste du monde où la victoire hitlérienne l’a mis à l’ordre du jour. La propagande des communistes officiels, mais aussi celle des dissidents du POUM, celle des socialistes et dans une certaine mesure celle des libéraux mettent le danger fasciste au centre des préoccupations ouvrières. Or les communistes se font les champions de l’antifascisme conçu comme le regroupement le plus large possible de tous les adversaires du fascisme, même extérieurs au mouvement ouvrier. La nouvelle combinaison des forces aboutit à un nouveau regroupement, un renouvellement de l’union de la gauche, de l’alliance des partis ouvriers et des républicains bourgeois. D’une part, en effet, l’aile droite du Parti socialiste, dirigée par Besteiro, et son centre, avec Prieto, disposent de meilleurs arguments pour défendre une telle alliance avec Azaña, d’autre part l’aile gauche, impressionnée par l’URSS, ses réalisations économiques, le plan quinquennal, la collectivisation de l’agriculture, se rapproche des communistes qui, depuis quelques mois, mènent campagne en faveur du Front populaire.
Dans ces conditions, dès le mois de décembre, la décision est prise par la direction du Parti socialiste de s’allier avec les républicains de gauche. Revenu clandestinement de France où il s’était réfugié après les événements d’octobre 1934, Indalecio Prieto parvient à convaincre le comité exécutif : Largo Caballero, mis en minorité, démissionne de son poste à l’exécutif. Les jeux sont faits. Il ne faudra pas plus d’une semaine pour que soit négociée, puis signée le 15 janvier, l’alliance électorale. Le programme de la nouvelle coalition est un programme modéré que les socialistes qualifient sans ambages de « démocratique bourgeois » : retour à la politique religieuse, scolaire et régionale des premières années de la république, réactivation de la réforme agraire, mesures de réanimation de l’économie par l’intervention de l’État, amnistie enfin pour tous les détenus politiques. Dans toutes les circonscriptions sont établies et des listes communes à l’intérieur desquelles les sièges sont répartis d’avance entre les différentes formations. Le Parti socialiste et le Parti communiste s’engagent à l’avance à soutenir la réalisation de ce programme, qu’ils considèrent comme minimum, sans participer au gouvernement – cette dernière éventualité étant énergiquement rejetée par la tendance Largo Caballero qui menace de faire scission au cas où elle se produirait. Le pacte d’alliance électorale est signé par la Gauche républicaine, l’Union républicaine, le Parti socialiste, le Parti communiste, l’UGT, la Jeunesse socialiste, le POUM, le Parti syndicaliste de Pestaña et l’Esquerra catalane [1].
La signature apposée par Juan Andrade au nom du POUM soulève dans l’extrême gauche internationale d’âpres polémiques. Trotsky dénonce ce qu’il appelle la « trahison » du POUM, écrit « La technique électorale ne peut justifier la politique de trahison que constitue le lancement d’un programme commun avec la bourgeoisie » [2]. Nín justifiera le comportement de son parti en affirmant que le mouvement des masses et leurs illusions démocratiques étaient si forts que le POUM ne pouvait que s’y rallier, le temps des élections, sous peine de se trouver complètement isolé et de perdre toute audience parme les ouvriers. En fait, l’argument majeur, qui emporte sans doute réticences et principes, est celui qui conduit au même moment la CNT à mettre de côté sa consigne traditionnelle d’abstention et à œuvrer, discrètement, mais efficacement, à la victoire électorale du Front populaire : le fait que les 30 000 prisonniers des Asturies détenus peuvent du jour au lendemain voir s’ouvrir les portes de leurs prisons. C’est cette volonté d’efficacité dans la solidarité ouvrière immédiate avec les Insurgés de 1934 qui cimente la volonté des militants ouvriers d’opposer un barrage « légal » à une nouvelle période de gouvernement de la droite, même quand, et c’est le cas au moins à la gauche du Parti socialiste, dans le POUM et à la CNT, les militants ne se font pas la moindre illusion sur la réalité de la menace du fascisme, indépendamment du résultat des élections.
Le 16 février en tout cas, les listes de ce qui va être le Front populaire l’emportent par une mince marge de quelques centaines de milliers de voix, mais s’assurent aux Cortes une confortable majorité. La répartition préalable des sièges donne 84 députés au parti d’Azaña, 37 à celui de Martinez Barrio, 38 à l’Esquerra de Companys, 90 au Parti socialiste, 16 au Parti communiste, 1 au POUM – Joaquín Maurín et 1 au Parti syndicaliste – Pestaña. La CEDA a encore 86 députés, la Rénovation espagnole 11 seulement. Le bruit court avec insistance dans les milieux gouvernementaux que le général Franco a proposé au chef du gouvernement l’intervention de l’armée pour annuler les élections. Mais celui-ci préfère céder immédiatement la place à l’un des chefs de file des vainqueurs. Azaña est aussitôt chargé de former le gouvernement : il maintient l’état d’alarme proclamé par son prédécesseur dès le lendemain des élections.
Dès l’entrée en fonction d’Azaña, l’écheveau de l’histoire, une fois de plus, semble se dérouler en sens inverse : le 22 février, tous les détenus politiques sont amnistiés, le 23, les paiements de rentes en Andalousie et Estrémadure sont supprimés, gage d’une accélération de la réforme agraire. Les municipalités basques suspendues en 1934 sont remises en place ; Companys, sorti de prison, reprend la tête de la Généralité en Catalogne. Deux des généraux suspects de conspiration sont éloignés de la capitale, Franco nommé aux Canaries, Goded aux Baléares. Le 4 avril, Azaña présente aux Cortes son programme législatif : il s’agit de réaliser à la lettre le programme électoral du Front populaire, une réforme agraire approfondie et renouvelée, des constructions scolaires massives, une autonomie accrue pour les municipalités, un statut d’autonomie pour les provinces basques, la réintégration dans les entreprises de tous les travailleurs licenciés pour raisons politiques et syndicales depuis 1933. Il réaffirme solennellement qu’il n’est pas question de nationalisation de la terre, de la banque ou des entreprises industrielles, promet à la droite de reporter la date des élections municipales, adjure droite et gauche de jouer le jeu parlementaire et de laisser se dérouler son entreprise de réforme dans la légalité.
C’est que le gouvernement se trouve d’ores et déjà dans une situation difficile. Dès l’annonce de la victoire électorale, des « défilés de victoire » monstres ont eu lieu dans toutes les grandes villes espagnoles : des prisons ont été ouvertes, à Valence et à Oviedo et des prisonniers libérés sans attendre le décret d’amnistie. Un peu partout éclatent des incidents entre la foule des manifestants et les forces de police qui montent la garde devant les églises et les immeubles des journaux réactionnaires. Dans tout le pays des grèves éclatent pour la réintégration immédiate des ouvriers licenciés, le paiement d’arriérés de salaires aux travailleurs emprisonnés, contre la discipline du travail, pour l’augmentation des salaires et de nouvelles conditions de travail. L’agitation est peut-être plus générale encore dans les campagnes où se multiplient les asentamientos, occupations de terres par les paysans pauvres, elles aussi sources de rixes, parfois de fusillades entre manifestants et gardes civils. L’extrême droite organise le terrorisme. Le 13 mars, un groupe d’étudiants phalangistes tentent d’assassiner un député socialiste, tuant le policier qui l’accompagne. Le 14, la foule envahit les ateliers du quotidien de Calvo Sotelo, La Nación, et tente d’incendier l’immeuble. Le même jour, il y a quatre morts à Logroño dans un heurt entre l’armée et une manifestation paysanne. Le 19, des inconnus ouvrent le feu sur la maison de Largo Caballero. Le 13 avril, des phalangistes assassinent un juge qui vient de condamner à trente ans de prison l’un des leurs, meurtrier d’un vendeur de journaux ouvriers.
Les socialistes de gauche, et particulièrement les Jeunesses, sont à la pointe des « défilés de victoire » où ils réclament la dictature du prolétariat. Leur presse multiplie les parallèles entre la Russie de 1917 et l’Espagne de 1936, comparant Azaña à Kerensky, et faisant de Largo Caballero le « Lénine espagnol ». En vain Azaña au cours d’orageuses entrevues au début de mars, demande-t-il à Largo Caballero de mettre un frein à ces manifestations. Le dirigeant socialiste l’assure de sa loyauté au Front populaire, mais lui reproche sa lenteur dans l’application de son programme.Claridad, devenu quotidien le 6 avril, entretient la ferveur des socialistes, annonce la victoire prochaine. Le 1er mai, il célèbre « la grande armée des travailleurs dans sa marche en avant vers le sommet proche du pouvoir », et 10 000 membres des Jeunesses socialistes, en uniforme, le poing levé, défilent en bon ordre, chantant des chants révolutionnaires et scandant des mots d’ordre pour un « Gouvernement ouvrier » et une « Armée rouge ». Les socialistes de Madrid se prononcent non seulement pour la « dictature du prolétariat », mais pour l’unité socialiste-communiste, l’unification syndicale, la transformation de l’Espagne en « confédération des peuples ibériques », la reconnaissance – y compris pour le Maroc – du droit à l’autodétermination des peuples. Largo Caballero se rend en personne au congrès de la CNT qui se tient à Saragosse et y tient un langage décidé. Peu après, il déclare : « la révolution que nous voulons ne peut se faire que par la violence. Pour établir le socialisme en Espagne, il faut triompher de la classe capitaliste et établir notre pouvoir » [3] et appelle les républicains à laisser la place.
Dans la CNT, c’est le triomphe de la FAI au cours de ce congrès qui se termine le 15 mai, dans la vieille cité aragonaise pavoisée de drapeaux rouges et noirs, par ce que César M. Lorenzo appelle « un déferlement impressionnant de mysticisme révolutionnaire, d’optimisme et d’excitation collective » [4]. Les « trentistes », battus, capitulent sans condition, et les « anarcho-bolcheviks » renoncent même à défendre dans une telle atmosphère leurs plans d’organisation militaire pour la lutte contre un coup d’État fasciste. Du programme adopté, César Lorenzo peut écrire que « les puérilités et l’utopie s’y donnaient libre cours avec un oubli total des particularités de l’Espagne, de la situation internationale, du moment historique et de la manière d’atteindre la nouvelle terre promise » [5].
En réalité l’enthousiasme révolutionnaire qui transporte socialistes de gauche et anarcho-syndicalistes est loin de se donner les moyens et d’ouvrir les voles de la révolution victorieuse. Ni les uns ni les autres n’apportent de perspectives immédiates, de buts unificateurs, d’objectifs concrets. La phrase révolutionnaire règne en maîtresse sur ce mouvement, double reflet de la recherche, par la jeunesse inexpérimentée, d’une voie révolutionnaire, et, par les dirigeants socialistes de gauche, d’un instrument de pression dans leur propre parti et sur leurs alliés républicains.
C’est d’ailleurs du sein du Parti socialiste que vient la première contre-attaque. À Cuenca, le 1er mai, à l’occasion d’une élection partielle, Prieto prononce un discours qui constitue un véritable programme gouvernemental. Il dénonce les méfaits de la violence et de l’anarchie, génératrice à ses yeux du fascisme, affirme que l’agitation révolutionnaire, faute de pouvoir conduire à ce qui ne serait qu’une « socialisation de la misère », risque de provoquer un coup d’État militaire dont le général Franco, par ses qualités, serait le chef tout trouvé. Il adjure donc les travailleurs d’être raisonnables, d’éviter de « faire le jeu » du fascisme en entretenant la peur par leurs revendications « exagérées », se prononce pour un gouvernement de coalition avec les républicains qui s’assignerait un programme de réformes progressives et prudentes, de réforme agraire et d’industrialisation dans le cadre d’un capitalisme modernisé. Mais l’heure de Prieto n’est pas encore venue : quand les Cortes, à la suite d’une opération dans laquelle il a joué un rôle de premier plan, déposent le président Alcalá Zamora dont Azaña va prendre la place, il doit, à cause de la résistance de la gauche socialiste et de crainte d’une scission, refuser d’assumer la présidence du Conseil qui est alors confiée à Casares Quiroga, un républicain de Galice.
La tumultueuse montée du mouvement ouvrier et paysan avive les contradictions au sein des partis et entre eux. Si Largo Caballero et ses partisans rivalisent avec les militants de la CNT pour animer grèves et manifestations, le Parti communiste adopte une politique de réserve marquée qui le rapproche de l’aile Prieto. Son secrétaire, José Diaz, souligne dans un discours, à Saragosse, que « les patrons provoquent et attisent les grèves pour des raisons politiques de sabotage », et dénonce l’intervention des « agents provocateurs » [6]. De son côté, Nín, secrétaire politique du POUM, rétorque que « chaque recul de la réaction, chaque progrès de la révolution, est le résultat direct de l’initiative et de l’action extra-légale du prolétariat » [7]. Ces divergences ne se limitent pas à des polémiques dans la presse : le 13 avril, à Ecija, Prieto, González Peña et Belarmino Tómas sont accueillis par des coups de feu partis vraisemblablement des rangs des Jeunes socialistes ; à Malaga, au mois de juin, sont successivement assassinés un dirigeant de l’UGT, le fils d’un dirigeant cénétiste et un dirigeant socialiste.
Cette tension, l’éclatement au sein des partis et syndicats ouvriers de conflits de cette importance et de cette violence s’expliquent : en fait, c’est la question du pouvoir que posent, par leurs revendications, les travailleurs qui se lancent dans des grèves de plus en plus dures. Les ouvriers métallurgistes de Catalogne avaient obtenu en 1934 la semaine de 44 heures, mais ont dû travailler 48 heures pour le même salaire en 1935. Ils exigent donc un rappel de 15 mois et refusent un compromis offert par la Généralité d’une semaine de 40 heures avec le salaire de 44. Les cheminots exigent le retour à leurs salaires de 1931-1933, et les compagnies offrent vainement d’ouvrir leurs livres de comptes pour prouver qu’elles ne peuvent les satisfaire. Les travailleurs des tramways de Madrid prennent au mot la compagnie qui tient le même langage. Ils décident de fonctionner à leur propre compte et ouvrent une souscription qui leur rapporte des sommes considérables.
Mais c’est la grève du bâtiment de Madrid qui va porter à leur plus haut degré les contradictions sociales et politiques. La grève est décidée le 1er juin par une assemblée générale réunie à l’appel des deux centrales syndicales : les ouvriers réclament une importante hausse des salaires, la semaine de 36 heures, un mois de congé payé, la reconnaissance de maladies professionnelles, dont les rhumatismes. Mais le patronat tient bon. La CNT appelle alors les ouvriers grévistes à appliquer les principes du communisme libertaire, se servir dans les magasins d’alimentation, manger sans payer dans les restaurants. Claridad et Mundo Obrero dénoncent ces consignes comme des « provocations anarchistes ». L’arbitrage d’un jury mixte donne satisfaction partielle aux ouvriers pour les salaires, augmentant les plus bas de 5 %, les autres de 10 %. Le 20 juin, consultés, les ouvriers de l’UGT se prononcent pour l’acceptation de l’arbitrage à l’appel de leurs dirigeants. Mais la CNT appelle à la poursuite de la grève, traite de « jaunes » les dirigeants ugétistes. Le secrétaire de la fédération du Bâtiment, Edmundo Domínguez, sympathisant du PC, déclare que la grève peut « dégénérer en péril grave pour le régime », tandis que les dirigeants cénétistes David Antona et Cipriano Mera lancent un appel à l’« unité révolutionnaire » contre le patronat et le gouvernement qui l’appuie. Des bagarres éclatent devant les chantiers : il y a des morts de part et d’autre. La presse de droite affirme que les ouvriers sont maintenus dans la grève par la « terreur anarchiste » et les phalangistes, sous la direction de Fernández Cuesta, attaquent les piquets de grève et les militants cénétistes qui vont riposter en mitraillant un café, tuant trois hommes de l’escorte de José Antonio Primo de Rivera. Le gouvernement intervient en fermant les locaux de la CNT et en faisant arrêter Antona et Cipriano Mera. La situation devient difficile pour Largo Caballero, accusé par la CNT de faire jouer à l’UGT le rôle de briseur de grève, et à qui la droite de son parti reproche d’avoir joué le rôle de l’apprenti sorcier et de s’être fait déborder par les anarchistes. Le congrès socialiste a été reporté de juin à septembre à la suite de l’affaire d’Ecija, mais, le 30 juin, les résultats de l’élection au comité exécutif – d’ailleurs contestée par les amis de Largo Caballero – donnent la majorité aux partisans de Prieto qui place González Peña à la présidence et Ramon Lamoneda au secrétariat. La scission semble inévitable, mais Largo Caballero a définitivement perdu l’appareil au moment où il semble perdre le contrôle du mouvement des masses.
Du côté de l’oligarchie, les préparatifs s’accélèrent. Le fait important n’est pas cependant le plus spectaculaire : les progrès de la Phalange, ses agressions et attentats quotidiens, ses tentatives pour commencer à aguerrir ses troupes et briser par le meurtre et la terreur le mouvement ouvrier et paysan. Le fait capital est dans les préparatifs des chefs militaires organisés dans l’Union militaire espagnole. L’éloignement, au lendemain des élections, des généraux Franco et Goded a ralenti la conspiration. Son chef, Sanjurjo, qui réside au Portugal, prend au mois d’avril, en Allemagne même, les contacts nécessaires et reçoit des autorités hitlériennes la promesse de leur soutien. Le gouvernement fasciste de Rome fournit argent et armes. Le financier Juan March se charge à Londres de gagner des complicités. Le général Mola, ancien chef de la Sécurité de la monarchie, nommé commandant militaire en Navarre, assure la direction générale, aidé des colonels Varela et Yagüe qui assurent les liaisons avec les autres chefs militaires. Un nouveau plan est élaboré qu’il faudra modifier au mois d’aval, deux Jours avant la date fixée pour le pronunciamiento. Mais ce report a permis de recruter deux chefs importants, qui passent pour républicains, les généraux Queipo de Llano et Cabanellas, et, grâce à Franco, l’amiral Salas, qui apporte l’appui de la marine. Les plans définitifs prévoient le soulèvement militaire pour le 10 juillet : les conjurés ont obtenu l’accord de José-Antonio Primo de Rivera et de Calvo Sotelo et tout le monde accepte pour le moment l’autorité du général Sanjurjo.
De tels préparatifs ne peuvent passer inaperçus. D’abord parce que la police est informée, et qu’elle informe le gouvernement. Ensuite parce qu’une société secrète d’officiers républicains – le général d’aviation Nuñez del Prado, le colonel Asensio Torrado, le commandant Pérez Farrás – suit à la trace les conspirateurs et informe également le gouvernement. Mais celui-ci ne saurait agir réellement contre le complot des généraux qui constituent en réalité, en même temps qu’un danger pour le régime politique de l’Espagne, l’ultime rempart de la défense de son régime économique et social. C’est donc en pleine connaissance de cause que, dans une note du 18 mars, il dénonce les « injustes attaques » dont sont l’objet les officiers « fidèles serviteurs du pouvoir constitué et garantie d’obéissance à la volonté populaire », assurant qu’elles révèlent de la part de leurs auteurs « le désir criminel et obstiné de miner l’armée » [8. En juin, le président du Conseil Casares Quiroga dément obstinément tous les bruits de conspiration militaire et qualifie de « fantaisies de la ménopause masculine » [9] les avertissements lancés par Prieto. Pour ce républicain bourgeois, la grande affaire à ce moment est, ainsi que le souligne Gabriel Jackson [10], la grève du bâtiment de Madrid, et il est anxieux de conserver les bonnes grâces des chefs de l’armée face au péril majeur qui menace la société. Pour éviter la guerre civile qui menace et ne lui laisserait aucune place, le gouvernement de Front populaire de la petite bourgeoisie ne peut que louvoyer, frapper mollement tour à tour chacun de ses adversaires de droite et de gauche, pour ne pas se livrer sans défense à l’autre. En fait, il est déjà condamné, et les tragiques événements du mois de juillet, le double assassinat du lieutenant del Castillo et du leader des droites Calvo Sotelo ne feront que donner au pronunciamiento la toile de fond qui accentue la crédibilité de ses motifs.
Le 12 juillet, le lieutenant des gardes d’assaut José del Castillo, instructeur de la Jeunesse socialiste et bête noire des pistoleros phalangistes, est abattu. Ses camarades, sûrs de l’impunité des assassins, décident de le venger en s’en prenant à 1’un des cerveaux de l’entreprise : le lendemain, à l’aube, en uniforme, ils enlèvent Calvo Sotelo à son domicile et l’abattent. La presse, les hommes politiques de droite dénoncent le gouvernement, brandissent le prétexte qui va leur permettre de justifier un coup depuis longtemps préparé. Les ouvriers cherchent des armes. Les dirigeants socialistes demandent au gouvernement d’armer les ouvriers. Le chef du gouvernement se porte garant de la « loyauté » de Mola, puis, apprenant la nouvelle du soulèvement, prononce cette parole « historique » – malheureusement moins frappante en français qu’en langue espagnole. « Ils se soulèvent. Très bien, alors moi je vais me coucher » [11].
Le soulèvement militaire était commencé depuis la nuit du 17 au 18 juillet. La guerre civile commençait, à l’initiative de l’oligarchie, pour écraser cette révolution que les révolutionnaires n’avaient pas encore su organiser pour la victoire.
Notes
[1] Texte intégral en annexe, document 25
[2] L.Trotsky, La trahison du Parti ouvrier d’unification marxiste, La révolution espagnole (1936-1939), p 98
[3] Claridad, 15 juin 1936
[4] C. Lorenzo, op.cit. p. 93
[5] Ibidem, p.96
[6] José Diaz, Tres años de lucha, p. 164
[7] A. Nin, op. cit. p 171
[8] Note du 18 mars 1936
[9] Jackson, op.cit. p. 195
[10] Ibidem
[11] Cité par J. Peirats, op. cit. p. 138.
Chapitre VI – La contre-révolution armée déclenche la révolution
Les plans des insurgés prévoyaient une victoire rapide, et de ne pas reculer, pour cet objectif, devant les mesures les plus radicales. Décidés à payer le prix nécessaire pour écraser le mouvement ouvrier et révolutionnaire, « régénérer » l’Espagne et exorciser définitivement le spectre de la révolution, les généraux contre-révolutionnaires ne se doutaient pas que leur initiative allait précisément libérer les ouvriers et paysans espagnols de leurs hésitations et de leurs divisions, et déclencher cette révolution qu’ils cherchaient précisément à prévenir.
Le mouvement est parti de l’armée du Maroc où, dans la soirée du 17 juillet, les officiers rebelles brisent toute résistance et que le général Franco viendra diriger à partir du 19. Contre toute évidence, le gouvernement républicain nie la gravité de la situation, annonçant le 18 à 15 heures qu’un « vaste mouvement antirépublicain a été étouffé » et qu’il « n’a trouvé aucune assistance dans la péninsule ». Le soir même, un conseil des ministres, élargi à Prieto, refuse à nouveau de satisfaire la demande présentée par Largo Caballero, au nom de l’UGT, de distribuer des armes aux travailleurs. Continuant à jouer le jeu parlementaire, les Partis socialiste et communiste, dans un communiqué commun, déclarent que « le gouvernement est sûr de posséder les moyens suffisants » et proclament que « le gouvernement commande et le Front populaire obéit » [1]. Dans la soirée pourtant, CNT et UGT lancent l’ordre de grève générale et le 19, à 4 heures du matin, au moment où les combats vont s’engager dans tout le pays, le gouvernement Casares Quiroga démissionne. Sans attendre, Azaña appelle au gouvernement Martinez Barrio qui forme un gouvernement républicain, élargi sur sa droite au groupe de Sánchez Román, extérieur au Front populaire, avec le général Miaja au ministère de la Guerre. Cette ultime tentative de trouver avec les chefs insurgés un terrain d’entente échoue devant la détermination de centaines de milliers de travailleurs qui envahissent les rues de Madrid et réclament des armes. Martinez Barrio refuse de céder à l’ultimatum de l’UGT et de distribuer des stocks d’armes : il démissionne. On trouvera, quelques heures plus tard, un républicain de gauche, le Dr Giral, ami personnel d’ Azaña, pour accepter de « décréter » ce qui est devenu la réalité : l’armement des ouvriers, entrepris et réalisé par eux pour faire face au soulèvement des généraux.
Dans le combat ainsi engagé, bien des facteurs expliquent succès et échecs de 1’un ou l’autre camp, et notamment l’attitude des corps de police, gardes civils et d’assaut, dont certains collaborent au soulèvement tandis que d’autres le combattent. Mais, dans l’ensemble, l’effet de surprise ne jouant pas, et les militaires procédant partout de la même manière, on fut dire que le soulèvement de l’armée l’emporte chaque fois que l’aveuglement politique des dirigeants ouvriers n’a pas permis la mise en place de cadres de résistance ou qu’ils se sont laissé prendre à de fausses déclarations de loyalisme : « Il n’est pas imprudent d’affirmer que c’est moins dans l’action des rebelles que dans la réaction des ouvriers, des partis et des syndicats et leur capacité à s’organiser militairement, en un mot, dans leur perspective politique même que réside la clef de l’issue des premiers combats. Chaque fois en effet que les organisations ouvrières se laissent paralyser par le souci de respecter la légalité républicaine, chaque fois que leurs dirigeants se contentent de la parole donnée par les officiers, ces derniers l’emportent… Par contre le Movimiento est mis en échec chaque fois que les travailleurs ont eu le temps de s’armer, chaque fois qu’ils se sont immédiatement attaqués à la destruction de l’armée en tant que telle, indépendamment des prises de position de ses chefs, ou de l’attitude des pouvoirs publics « légitimes » ». [2]
Dans presque toute l’Andalousie, le pronunciamiento l’emporte, suivant un scénario presque uniforme : le gouvernement et les autorités se portent garants de la loyauté de l’armée et les travailleurs s’inclinent devant le refus de leur distribuer des armes. Frappés par surprise, ils sont alors écrasés après une résistance acharnée mais improvisée : c’est ce qui se passe à Cadix, Algésiras, Cordoue, Grenade, où les faubourgs se battront jusqu’au 24 juillet. A Séville, le général Queipo de Llano réussit un exceptionnel coup de bluff en s’emparant de l’émetteur radio avec un détachement de gardes civils et en faisant croire qu’il dispose de troupes nombreuses. Les dirigeants ouvriers, socialistes, communistes, anarchistes, se laissent abuser, le temps qu’arrivent par avion les premières troupes marocaines, et la résistance armée des ouvriers commence trop tard. Le faubourg de Triana résiste pourtant une semaine entière avant d’être « nettoyé » à la grenade et au couteau dans une véritable tuerie qui fera quelque 20 000 victimes. Seule ville importante, Malaga demeure aux mains des ouvriers car les militaires s’y sont lancés à l’action dès le 17 juillet, puis ont marqué un temps d’arrêt. Les travailleurs utilisent ce répit pour réagir : un comité de défense CNT-UGT prend la direction des opérations. Les maisons qui entourent les casernes sont incendiées et les militaires, menacés de brûler dans leurs retranchements, préfèrent se rendre.
A Saragosse, bastion de la CNT, les militaires remportent un succès inespéré. Le responsable de la CNT, Miguel Abos, fait confiance au gouverneur et au chef de la garnison, le général Cabanellas, tous deux républicains et franc-maçons comme lui. Il réussit à convaincre les militants qu’il n’est pas nécessaire pour eux de s’armer. Ce n’est que le 19, quand se produisent les premières arrestations dans leurs rangs, que les cénétistes comprennent qu’ils ont été dupés et lancent l’ordre de grève générale. Il est trop tard et malgré la détermination ouvrière – la grève durera plus d’une semaine – les trente mille ouvriers organisés des syndicats de Saragosse ont été battus sans avoir pu livrer combat.
Le scénario qui se déroule à Oviedo est proche de celui-ci. Ici, pourtant, certains dirigeants ouvriers ont été clairvoyants, et le journal socialiste de gauche de Javier Bueno, Avance, défiant la censure, a annoncé le soulèvement, dans l’après-midi du 18, et appelé les ouvriers à s’armer. Le chef de la garnison, un républicain, le colonel Aranda, va cependant réussir un extraordinaire rétablissement avec la complicité des socialistes de droite et des républicains qui continuent, malgré les avertissements de Bueno et de la CNT, à lui faire confiance. Sur son conseil, trois colonnes de mineurs, équipés d’armes de fortune, partent au secours de Madrid, cependant que la garde civile se concentre sur Oviedo qu’elle réussit à conserver, citadelle isolée dans le pays minier tout entier aux mains des ouvriers. À Gijon, la garnison proclame aussi son loyalisme mais les ouvriers du port, renforcés par les métallos de La Felguera, encerclent leurs casernes et contraignent les mutins à se rendre au moment où ils venaient de « se prononce ». À Santander, la grève générale a été proclamée dès la nouvelle de l’insurrection : là aussi les casernes sont encerclées et les officiers se rendent sans vrais combats. Dans le Pays basque, les chefs du soulèvement hésitent, les garnisons se divisent. A Saint-Sébastien, quand, le 21, les gardes civils tentent de se soulever, les ouvriers sont prêts, et la ville couverte de barricades. Les Insurgés capitulent entre le 23 et le 28.
Mais le Movimiento essuie d’autres échecs, plus éclatants et lourds de conséquences. Et d’abord dans la marine de guerre où la quasi-totalité des officiers sont gagnés au soulèvement, mais où les marins, sous 1’impulsion de militants ouvriers, se sont organisés clandestinement en « conseils de marins » dont les délégués réunis se concertent dès le 13 juillet et gardent entre eux le contact par l’intermédiaire des radios. Le signal est donné par un sous-officier de Madrid, affecté au centre de transmissions de la Marine : il arrête le chef du centre, cheville ouvrière du complot et alerte tous les équipages. Ces derniers se mutinent, certains en pleine mer exécutent les officiers qui résistent, s’emparent de tous les navires de guerre et portent ainsi au soulèvement des généraux un coup très sérieux.
À Barcelone, le gouvernement de la Généralité a refusé de distribuer les armes comme le lui demandait la CNT. Mais les travailleurs commencent dès le 18 la chasse aux armes, fusils de chasse, armes à feu des bateaux du port, dynamite sur les chantiers, puis obtiennent des distributions de fusils par les gardes d’assaut. Quand les premières troupes sortent des casernes, dans la nuit du 18 au 19, elles sont attendues par une foule immense qui charge et les submerge malgré d’épouvantables pertes. Une fraction importante de la Garde civile, puis l’aviation militaire se rangent du côté des ouvriers. Après deux jours de combat, le chef de 1’insurrection, le général Goded, se rend. La dernière caserne a été prise d’assaut. Dans les combats ont péri le chef des Jeunesses du POUM, Germinal Vidal, et le leader anarchiste Francisco Ascaso. Une colonne du POUM, dirigée par Grossi et Arquer, et surtout la fameuse colonne CNT-FAI de Durruti marchent vers Saragosse et sur leur passage, libèrent l’Aragon.
À Madrid, le dirigeant cénétiste Antona est libéré le 19 au matin. Il entreprend immédiatement l’organisation de la lutte armée. Le dirigeant socialiste de gauche Carlos de Baráibar organise un réseau de renseignements par l’intermédiaire des cheminots et des postiers UGT. Aucune caserne n’a encore bougé que déjà des milices ouvrières, munies d’un armement hétéroclite, patrouillent dans les rues. Le 19, on se bat dans plusieurs casernes entre partisans et adversaires du pronunciamiento. Le général Fanjul, de la caserne de la Montaña encerclée, fait tirer sur la foule. Un officier fait distribuer 5 000 fusils. Le 20, les ouvriers, soutenus par des bombardements d’avions « loyaux », enlèvent les casernes au prix de lourdes pertes. Le général Fanjul est fait prisonnier. Des colonnes ouvrières se mettent en marche, vers Tolède, Alcala, Siguenza, Cuenca que le maçon cénétiste Cipriano Mera, à peine sorti de prison, reprend avec 800 miliciens et une seule mitrailleuse. À Valence, la situation est plus cocasse. La garnison ne se soulève pas, mais les syndicats lancent le 19 l’ordre de grève générale, les casernes sont encerclées et le général Martinez Monje clame sa loyauté à la république : il est rapidement soutenu par une délégation du gouvernement de Madrid, conduite par Martínez Barrio. Ce n’est qu’au début d’août que, secouée par des mutineries, sans perspective politique, la garnison se rend.
Au soir du 20 juillet, sauf quelques exceptions, la situation est clarifiée. Ou bien les militaires ont vaincu, et les organisations ouvrières et paysannes sont interdites, leurs militants emprisonnés et abattus, la population laborieuse soumise à la plus féroce des terreurs blanches. Ou bien le soulèvement militaire a échoué, et les autorités de l’État républicain ont été balayés par les ouvriers qui ont mené le combat sous la direction de leurs organisations regroupées dans des « comités » qui s’attribuent, avec le consentement et l’appui des travailleurs en armes, tout le pouvoir, et s’attaquent à la transformation de la société. L’initiative de la contre-révolution a déclenché la révolution. Le combat armé contre le soulèvement militaire a exigé un centre, une direction, un début d’organisation. C’est encore plus vrai pour les lendemains de la victoire sur les casernes. Il faut parfaire la victoire, éliminer les derniers partisans du fascisme, assurer le nouvel ordre révolutionnaire, remettre en marche la production et les communications, préparer de nouvelles opérations militaires, en un mot, gouverner. C’est l’affaire des comités que G. Munis, par une expression saisissante, appelle les « comités-gouvernement » (comités-gobierno) [3]. L’Espagne qui a rejeté l’entreprise des généraux en est couverte . comités populaires de guerre ou de défense, comités révolutionnaires, exécutifs, antifascistes, comités ouvriers, comités de salut public exercent partout le pouvoir à l’échelon local. Ils ont été désignés de mille et une façons, parfois élus dans les entreprises ou dans des assemblées générales, parfois désignés par les organisations ouvrières, partis et syndicats, avec ou sans négociation. A l’échelon local, ils sont étroitement contrôlés par une « base » qui les pousse plus souvent qu’ils ne la dirigent. Partout, en tout cas, syndicats et partis y sont représentés en tant que tels dans des proportions qui varient suivant leur influence ou la politique de l’organisation numériquement dominante. Tous, au lendemain de l’écrasement du soulèvement militaire, se sont attribués, avec le consentement ou sous la pression des masses ouvrières et paysannes, toutes les fonctions législatives et exécutives. « Tous décident souverainement… non seulement des problèmes immédiats comme le maintien de l’ordre et le contrôle des prix, mais aussi des tâches révolutionnaires de l’heure, socialisation ou syndicalisation des entreprises industrielles, expropriation des biens du clergé, des « factieux », ou plus simplement des grands propriétaires, distribution entre les métayers ou exploitation collective de la terre, confiscation des comptes en banque, municipalisation des logements, organisation de l’information, écrite ou parlée, de l’enseignement, de l’assistance sociale ». [4]
C’est à partir des comités locaux que s’organisent dans les jours qui suivent l’écrasement de la révolte armée, les pouvoirs régionaux. En Catalogne, où les militants de la CNT ont joué le premier rôle, où la grande majorité des travailleurs armés leur fait confiance, le plénum régional de la CNT repousse la proposition de Garcia Oliver de prendre le pouvoir et d’instaurer le communisme libertaire, se prononce du même coup pour le maintien de l’existence du gouvernement de la Généralité auquel elle refuse pourtant de collaborer. En revanche, elle animera, avec les autres partis, ouvriers et républicains, et les syndicats, le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, véritable deuxième pouvoir, révolutionnaire, autour duquel s’ordonnent les comités spécialisés de guerre, d’organisation des milices, des transports, du ravitaillement, des industries de guerre, de l’« école unifiée » et de l’investigation, véritable ministère de l’Intérieur, qui partage en fait avec la CNT et la FAI l’autorité sur les « patrouilles de contrôle », milices ouvrières de l’arrière.
A Valence, la situation particulière créée par l’attitude de la garnison nourrit pendant quelques semaines un conflit entre la Junte déléguée, de Martinez Barrio, représentant le gouvernement de Madrid et le Comité exécutif populaire dont le comité de grève en CNT-UGT est l’aile marchante. C’est ce dernier qui, au début août, s’impose comme unique autorité révolutionnaire dans la province du Levant.
Dans les Asturies, deux autorités révolutionnaires de fait revendiquent l’autorité : le Comité de guerre, de Gijon, à prédominance anarcho-syndicaliste, avec Segundo Blanco, et le Comité populaire, de Sama de Langreo, avec González Peña. À Santander, le comité de guerre est dominé par les socialistes. Dans le Pays basque, au sein des Juntes de défense, s’affirme l’autorité des représentants du Parti nationaliste basque, soucieux d’ordre autant que d’autonomie. A Malaga, le Comité de vigilance animé par les militants de la CNT dicte ses ordres au gouverneur, « machine à signer… pâle Girondin », comme écrit le journaliste français Delaprée [5].
Dans l’Aragon, reconquis par les milices catalanes en quelques semaines, apparaît enfin en dernier lieu le type le plus original de pouvoir révolutionnaire, le Conseil d’Aragon que César Lorenzo baptise « crypto-gouvernement libertaire » [6]. Il est investi de l’autorité par un congrès des comités de villes et villages constitués au lendemain de la reconquête, et est en réalité une émanation des courants anarchistes les plus déterminés.
En quelques semaines s’ébauchent les institutions nouvelles d’un appareil d’État de type nouveau, qui, à l’abri des comités-gouvernement, émanent en réalité des travailleurs armés et de leurs organisations : commissions d’ordre public ou de sûreté, disposant de patrouilles de contrôle, de milices de l’arrière, de brigades ouvrières ou de gardes populaires, constituent la nouvelle force de police révolutionnaire faisant régner la « terreur de classe ». Des « tribunaux révolutionnaires » élus ou dont les membres sont désignés par les partis et syndicats apparaissent à Barcelone, Lérida, Castellon, Valence. Enfin et surtout, l’institution dominante, dans ce cadre de lutte à main armée, est celle des milices, formées à l’initiative des comités comme des partis et syndicats, armée révolutionnaire improvisée où cohabitent militaires de carrière « loyaux » considérés comme des « techniciens », et militants politiques qui fournissent les meneurs l’homme et les troupes. Là aussi, les comités, notamment le Comité central de Barcelone, s’efforcent d’unifier les modes d’organisation, les règlements, les soldes, la formation militaire. A Madrid, le « 5e régiment » créé par le Parti communiste, donne tous ses soins à la formation de cadres et le Comité central de Barcelone confie à Garcia Oliver l’organisation d’une école populaire de guerre.
Ce sont ces organismes révolutionnaires qui, en quelques jours, et sans qu’ait été donnée à ce sujet par quelque organisation que ce soit la moindre directive, s’engagent dans la voie du règlement direct des grands problèmes de 1’Espagne. Les comités-gouvernement sont la réplique ouvrière à l’État bourgeois-oligarchique, les malices se substituent à l’armée de caste, le problème de l’Église est réglé de la manière la plus radicale qui soit, avec la fermeture des bâtiments, l’interdiction du culte, la confiscation des biens, la fermeture des écoles confessionnelles et une épuration particulièrement énergique qui frappe la grande majorité des prêtres et religieux. Il en est de même pour les bases économiques de l’oligarchie, la propriété agraire et industrielle. Dans l’ensemble de la zone contrôlée par les comités-gouvernement, les entreprises industrielles sont arrachées à leurs propriétaires, saisies par les ouvriers – c’est l’incautación, de règle dans la région catalane, et, de façon générale, là où dominent les anarchistes – ou contrôlées – c’est l’intervención qui prévaut dans les régions sous influence socialiste ou ugétiste -. Dans la pratique, l’autorité dans les entreprises passe aux mains de comités ouvriers élus qui entreprennent la remise en marche de la production sur la base d’une profonde réorganisation conforme à leur conception de la société nouvelle, donnant lieu à une multitude de solutions dont il n’est pas question de les étudier ici, mais qui toutes portent l’empreinte de la volonté des ouvriers de maîtriser leur condition. La même variété apparaît dans les campagnes, marquées par un vaste et profond mouvement de collectivisation qui demeure aujourd’hui encore l’un des sujets les plus controversés de l’histoire de cette période : collectivisation forcée, englobant tous les habitants, collectivisation volontaire englobant parfois la majorité, collectivisation des seules terres des grands propriétaires ou de petits lots réunis, création de coopératives de production ou de distribution, expériences de collectivisme intégral avec suppression de l’argent comme dans l’Aragon reconquis… Des comités qui exercent le pouvoir politique partent des efforts de coordination et de planification de l’économie : conseils de l’économie en Catalogne et au Levant, qui se heurtent évidemment aux problèmes des devises et du crédit, c’est-à-dire, en définitive, au problème du pouvoir politique, réglé seulement en apparence, puisque jugement à l’échelon local et régional, mais intact, puisque subsiste un gouvernement central qu’aucune organisation ouvrière ne prend la responsabilité d’appeler les travailleurs, sinon à renverser, du moins à simplement écarter.
Car le gouvernement subsiste, même s’il n’est, selon l’expression de Franz Borkenau, qu’un « monument d’inactivité ». Conscients de leur impuissance, le gouvernement Giral et ses représentants, le gouvernement Companys en Catalogne, n’ont à aucun moment pris le risque d’affronter les comités-gouvernement dans une épreuve de force, et la seule tentative d’ouvrir un conflit de pouvoirs, celle de Valence, a rapidement tourné au désavantage des représentants du gouvernement légal. Pourtant l’existence même de ces autorités constitue un facteur capital. Bien sûr, pendant toute une période, elles se contentent de « décréter » sur le papier ce que les travailleurs ont déjà inscrit dans la réalité : les milices qui montent la garde devant leurs portes et se battent sur le front, les patrouilles qui contrôlent les rues, les comités qui administrent et légifèrent. Mais ce pouvoir de « décréter », qui leur est laissé par les organisations ouvrières et les comités, leur ouvre des possibilités : c’est finalement au nom de l’État et du gouvernement républicain qu’agissent les nouvelles autorités révolutionnaires, et ce n’est pas par simple formalisme que le gouvernement nomme en qualité de « gouverneurs » les présidents des comités qui règnent sur les grandes villes et les provinces. Pour fantomatique qu’il soit, le pouvoir de l’État traditionnel subsiste au moins nominalement, et la situation créée en Espagne « républicaine » par la réplique ouvrière et paysanne à l’insurrection des généraux est une situation de « double pouvoir », en d’autres termes, une situation transitoire ne pouvant être réglée que par l’hégémonie de l’un ou de l’autre.
Les comités-gouvernement ont la confiance des travailleurs en armes, mais ils émanent aussi des partis et des syndicats. Deux possibilités sont ouvertes, au terme d’une situation qui ne saurait durer indéfiniment : ou bien ils se rattachent à la légalité républicaine, prennent place, comme forme de front populaire élargie aux syndicats et au courant anarchiste, dans le cadre d’un État de type traditionnel « rénové » qui n’est autre que la république bourgeoise et parlementaire adaptée aux conditions de la guerre civile : telle est la conception que défendent les républicains, les socialistes de l’aile Prieto et les dirigeants du Parti communiste. Ou bien, rompant avec cette légalité bourgeoise, ils se donnent une nouvelle légalité, l’investiture des masses, et se transforment en organes d’un État de type nouveau reposant sur la représentation directe des travailleurs à partir de leur lieu de travail, en d’autres termes, un État de type « soviétique », un État des conseils au sens classique, marxiste du terme.
Mais, en cet été de 1936, aucun parti ouvrier n’envisage sérieusement cette dernière solution. Socialistes de Prieto et communistes refusent la perspective d’une « République socialiste » qu’ils jugent non seulement irréaliste, mais dangereuse. Anarchistes et anarcho-syndicalistes refusent d’engager une lutte pour un « pouvoir » dont ils ne sauraient que faire puisqu’il serait contraire à leurs principes de l’exercer. Au POUM – où Maurín, tombé aux mains des franquistes, passe pour exécuté – Andrés Nín, devenu son secrétaire politique et principal dirigeant, affirme qu’en fait la dictature du prolétariat est déjà réalisée en Espagne, où d’ailleurs l’existence de syndicats, de partis, d’organisations prolétariennes spécifiques, rend inutile l’apparition de soviets [7]. Quant à Largo Caballero, il se prononce pour que « les partis ouvriers balayent au plus vite les bureaucrates, les fonctionnaires, le système ministériel de travail » et « passent à de nouvelles formes révolutionnaires de direction » qu’il ne définit pas [8]. La révolution s’arrête à mi-chemin, à la porte du saint des saints, le pouvoir politique, celui de l’État.
Notes
[1] P. Broué et E. Témime, La révolution et la Guerre d’Espagne, p. 84
[2] Ibidem, pp. 87-88
[3] G. Munis, op. ct. passim.
[4] P. Broué et E. Témine, op. cit. p. 11.
[5] L. Delaprée, Mort en Espagne, p. 70
[6] C. Lorenzo, op. cit. p. 147.
[7] A. Nin, op. cit. p. 182
[8] Koltsov, Diario de la Guerra de España, p. 58
Chapitre VII – La réaction démocratique
La révolution espagnole, à l’ordre du jour depuis cinq ans, explose au cours de la riposte largement spontanée au coup d’État militaire. En quelques heures, face aux mercenaires et aux troupes de l’armée régulière et de la police, c’est l’initiative qui a compté, l’imagination, l’esprit de sacrifice, en un mot l’action des masses plus que la stratégie des appareils des partis et syndicats : plus d’un militant, libertaire ou socialiste, anarcho-syndicaliste ou communiste, a pris en ces jours de fièvre des initiatives que condamnent les principes défendus par son organisation et même ses propres dirigeants. Mais la contre-révolution armée n’a pas été totalement vaincue. Elle l’a emporté dans un bon tiers de l’Espagne et est désormais en mesure de bénéficier de cette aide extérieure qu’elle s’est assurée au cours de la période de préparation. De plus, une fois terminés les combats de rue, les assauts des foules contre les casernes et les combats autour des barricades, la stratégie et les techniques militaires reprennent le dessus, et l’organisation prime sur les mouvements de foule c’est une guerre de mouvement qui va maintenant se livrer entre les deux Espagne, et l’armée de métier va pouvoir affirmer sa supériorité en ce domaine face aux milices révolutionnaires improvisées.
Et tout d’abord, les gouvernements allemand et italien, par leur prompte intervention, permettent aux nationalistes de surmonter deux de leurs principaux échecs : la défaite des militaires conjurés dans l’aviation et la marine militaires. Dès le 21 juillet, Hitler envoie aux Insurgés des avions de transport qui assurent, malgré le blocus de la flotte républicaine, le transport des troupes du Maroc à la péninsule.
L’aviation italienne et allemande intervient, mettant hors de combat par surprise le cuirassier Jaime I, protégeant les convois maritimes qui transportent les renforts à la zone nationaliste. Simultanément, les grandes compagnies pétrolières internationales prennent position : les compagnies britanniques, la Vacuum Oil Company de Tanger, interdisent toute vente de carburant aux bateaux de guerre qui se sont mutinés contre leurs officiers et, dès le 18 juillet, le président américain de la Texas Oil Company ordonne aux cinq pétroliers partis pour des livraisons en Espagne de se diriger vers des ports tenus par les généraux nationalistes à qui il accorde immédiatement de larges facilités de crédit. Une coalition internationale se noue contre la révolution espagnole, parce qu’elle est une menace directe pour les intérêts capitalistes en Espagne, une résurgence inquiétante du danger révolutionnaire en Europe.
Le gouvernement Giral se tourne vers la France où vient d’accéder au pouvoir un gouvernement de Front populaire présidé par Léon Blum. Les accords internationaux entre les deux gouvernements, la sympathie de principe que l’on pouvait imaginer entre eux, rendaient vraisemblable une aide française. Or il n’en est rien. D’abord parce que, à l’intérieur même du gouvernement de Front populaire, les ministres radicaux, représentants de la bourgeoisie et porte-parole des chefs de l’armée, s’opposent avec vigueur à toute intervention qui pourrait signifier une aide indirecte à une révolution que la grande presse dénonce avec une extraordinaire violence. Ensuite parce que, prisonnier de l’alliance anglaise, le gouvernement français est tributaire du gouvernement conservateur de Londres avant tout préoccupé de la sauvegarde des intérêts capitalistes en Espagne, effectivement plus menacés par les travailleurs en armes que par les généraux insurgés, et, de toute façon, disposé à traiter avec les généraux espagnols comme il l’est à le faire avec Hitler et Mussolini. Le gouvernement Blum prend alors l’initiative d’un pacte de « non-intervention » qu’il présente comme le moyen de mettre fin à l’intervention italo-allemande en évitant les risques internes et externes d’une intervention française. Le 8 août, le gouvernement Blum ferme la frontière des Pyrénées à tout trafic de matériel militaire ; presque simultanément, le gouvernement américain interdit toute vente de matériel militaire, tout en autorisant les ventes du pétrole de la Texaco qu’il ne considère pas comme produit stratégique. Le Portugal de Salazar, terrorisé par le soulèvement ouvrier et paysan, solidaire de l’oligarchie espagnole et des intérêts britanniques, se transforme en base d’opérations pour les nationalistes. L’Espagne est seule. Le gouvernement d’Union soviétique exprime, certes, dans des déclarations officielles, sa sympathie pour un gouvernement « démocratique et épris de paix » que viennent d’agresser les puissances fascistes. Mais il est en train de traverser une période difficile. Quelques jours après le début de la guerre civile espagnole, commence à Moscou le premier des procès dirigés contre la vieille garde bolchevique, Zinoviev et Kamenev, présents dans le box des accusés, et Trotsky, bête noire du régime stalinien. Comment envisager un soutien sans condition à un régime nominalement « républicain » où socialistes de gauche, anarchistes et communistes antistaliniens jouent les premiers rôles ? L’union soviétique adhère, elle aussi, au pacte de non-intervention, et ce n’est d’ailleurs qu’à la fin du mois d’août que se nouent entre elle et l’Espagne républicaine des relations diplomatiques normales, avec l’arrivée à Madrid de l’ambassadeur soviétique Marcel Rosenberg. Finalement seul le Mexique du président Cardenas acceptera, à son honneur, d’aider le gouvernement de la République espagnole.
Dans ces conditions, les premiers succès des milices ouvrières et paysannes demeurent sans lendemain. Imbattables sans doute dans les combats de rue, pour leurs faubourgs et leurs villages, elles sont inaptes aux manœuvres nécessaires en rase campagne. Formées de volontaires enthousiastes et individualistes, elles manquent de la formation technique élémentaire, de cadres compétents, de la discipline minimale même. Surtout, elles se battent en ordre dispersé, sans plan, sans articulation d’un secteur sur un autre, et, très rapidement, il devient évident que les milices ne peuvent espérer aucun succès en dehors de l’établissement d’un commandement unique qu’elles refusent de se donner et que le gouvernement est bien incapable de leur fournir.
Dès la première semaine d’août, une offensive nationaliste vers Badajoz, appuyée sur la complicité portugaise, est couronnée de succès : les deux zones nationalistes se rejoignent. Presque simultanément commence une offensive contre les villes du nord : Irún, puis Saint-Sébastien, tombent après une résistance désespérée mais incohérente. Partout l’avance des nationalistes s’accompagne de massacres massifs, d’une répression féroce, dont les meurtres de Badajoz deviennent le symbole. Début septembre, Franco, devenu général en chef de l’armée nationaliste depuis la mort accidentelle de Sanjurjo au jour du soulèvement, peut préparer l’offensive, que tous les observateurs jugent décisive, contre Madrid dont la chute semble annoncée tant par les débâcles soudaines qui éparpillent les milices devant des forces motorisées et des attaques aériennes qu’elles ne savent ni souvent ne peuvent affronter, que par le lamentable exode des foules paysannes devant l’avance des troupes nationalistes.
Une fois dissipée l’ivresse de l’illusion lyrique de la bataille révolutionnaire dans les rues des grandes villes, la réalité des rapports de classes surgit à nouveau sous la double forme de l’isolement de l’Espagne et de l’entrée en action, contre les milices, d’une machine de guerre moderne, supérieurement entraînée et équipée. Gagner la guerre devient la nécessité première, la condition de la poursuite de la révolution, et, de manière inattendue, mais logique, des mots d’ordre comme « discipline » et « unité de commandement » sont repris par tous les révolutionnaires, quels qu’ils soient, qui comprennent ce que signifierait concrètement la victoire des troupes franquistes.
C’est dans ce contexte que se pose le problème de l’État et du pouvoir politique. Les socialistes de droite, derrière Prieto, soulignent qu’une Espagne révolutionnaire ne saurait espérer aucune aide extérieure. Il importe donc pour eux d’éviter ce que Prieto appelle les « outrances révolutionnaires », qui ne servent à leurs yeux qu’à justifier l’abstention des gouvernements « démocratiques » de Londres et de Paris. C’est le même thème que reprennent les dirigeants communistes, affirmant qu’il ne saurait être question de lutter pour une Espagne socialiste, mais seulement « pour une République démocratique avec un contenu social étendu », « la défense de l’ordre républicain dans le respect de la propriété ». La lutte n’est pas, selon eux, entre révolution et contre-révolution, socialisme et oligarchie, mais entre démocratie et fascisme, ce qui rend à tout prix nécessaire le maintien du Front populaire et de l’alliance avec les républicains bourgeois, le respect des institutions légales, de la démocratie parlementaire et du gouvernement. Pour les hommes qui défendent ces thèses et entendent ainsi poursuivre à travers la guerre civile la politique qui a fait faillite entre février et juillet, les désastres de l’été, les faiblesses de l’armée révolutionnaire fournissent des arguments inépuisables : il s’agit, disent-ils, « d’abord de gagner la guerre », et la révolution viendra plus tard.
Tel n’est pas le point de vue pourtant des ouvriers et des paysans espagnols qui n’ont pas séparé la lutte les armes à la main de leurs revendications, qui font la guerre pour faire triompher la révolution, et la révolution pour gagner la guerre. C’est leur pression qu’exprime sans aucun doute Largo Caballero quand il écrit « La guerre et la révolution sont une seule et même chose. Non seulement elles ne s’excluent ni ne se gênent, mais elles se complètent et renforcent l’une l’autre. Le peuple n’est pas en train de se battre pour l’Espagne du l6 juillet, sous la domination sociale de castes héréditaires, mais pour une Espagne dont on aurait extirpé toutes leurs racines. Le plus puissant auxiliaire de la guerre, c’est l’extinction économique du fascisme. C’est la révolution à l’arrière, qui donne assurance et inspiration à la victoire sur les champs de bataille » [1]. Tel est aussi le point de vue du POUM qui, par la bouche d’Andrés Nín, affirme que « contre le fascisme, il n’y a qu’un moyen efficace de combattre : la révolution prolétarienne » [2].
Quant aux anarchistes, ayant décidé de renoncer à tenter d’imposer le communisme libertaire, c’est-à-dire leur propre dictature, ils n’ont d’autre problème à se poser que de savoir s’ils collaboreront au gouvernement que formeront les autres organisations, quelle qu’en soit la forme – puisque, de toute manière, cette participation constitue une rupture avec leur traditionnelle opposition à toute forme de pouvoir, le sacrifice qu’ils sont en définitive, depuis les journées de juillet, prêts à consentir comme prix de la victoire militaire.
On ignore encore aujourd’hui dans quelles conditions Largo Caballero, que beaucoup considéraient comme candidat à la direction d’un gouvernement ouvrier, et qui avait insisté sur la nécessité de se débarrasser du gouvernement Giral, accepta finalement de prendre la tête d’un gouvernement de Front populaire, comprenant les républicains bourgeois, les socialistes, les communistes, l’UGT, et que rejoindront, deux mois après, quatre ministres de la CNT – gouvernement « légal », constitué dans les formes, sur la proposition du président Azaña, dont le programme de « défense de l’Espagne contre le fascisme » appelle l’« union des forces qui luttent pour la légalité républicaine » et au « maintien de la République démocratique » [3]. Quelques jours après, les révolutionnaires catalans s’inclinent à leur tour, adoptant simultanément la dissolution du Comité central des milices antifascistes et la collaboration à un gouvernement de la Généralité que préside le républicain Tarradellas, où des hommes de la CNT prennent les portefeuilles de l’Économie, du Ravitaillement et de la Santé, et le leader du POUM, Andrés Nín, celui de la Justice. Ainsi que l’écrira, quelques années plus tard, un modéré : « La situation normale était rétablie » [4]. En réalité, la formation de ces gouvernements de coalition, la participation des dirigeants révolutionnaires ou considérés comme tels, répondaient au moins autant à la nécessité de présenter aux démocraties occidentales un visage « respectable » de gouvernement républicain légitime sollicitant une aide normale contre l’agression fasciste, qu’à celle d’obtenir la caution des organisations révolutionnaires pour un « retour à la normale » justifié par les nécessités de la guerre, mais qui impliquait une lutte active contre la plupart des conquêtes de la révolution.
Dès leur entrée en fonction, les gouvernements Largo Caballero à Madrid et Tarradellas à Barcelone s’emploient en effet à « unifier » les organismes de pouvoir. Le conseil de la Généralité dissout tous les comités-gouvernement dès le 9 octobre et les remplace par des conseils municipaux constitués à son image. Claridad de son côté, proclame que « tous ces organes ont fini d’accomplir la mission pour laquelle ils avalent été créés » et ne peuvent plus être désormais que « des obstacles à un travail qui revient exclusivement au gouvernement de Front populaire ». Il faudra des mois avant de venir à bout de la résistance des partisans des comités : dans une première phase, transitoire, leurs dirigeants vivront la plupart du temps des titres officiels, de « gouverneurs », présidents de « conseils municipaux », voire, comme l’anarchiste Joaquin Ascaso en Aragon, de « délégué du gouvernement ».
C’est de la même façon qu’est réalisée la réforme de la justice, par Garcia Oliver à Madrid, Andrés Nín à Barcelone : le corps des magistrats, sévèrement épuré après la période de terreur révolutionnaire, est rétabli dans ses fonctions en qualité de « technicien de la Justice » opérant à l’aide de jurys formés de représentants des partis et syndicats. Les « milices révolutionnaires de l’arrière » sont unifiées par décret, placées sous le contrôle du ministre de l’Intérieur, contrôlées par des « conseils de la sûreté » formés de responsables politiques. Aux « gardes nationaux républicains » formés des débris reconstitués des anciennes unités fidèles de gardes civils ou d’assaut, s’ajoutent, sous l’égide du ministre des Finances, le corps nouveau des carabiniers, chargés en principe de la surveillance des frontières, en réalité force de police triée sur le volet. La militarisation des milices est réalisée pas à pas, d’abord avec la création d’un état-major, puis la mobilisation de deux classes et d’officiers et sous-officiers de réserve, par la pression que le gouvernement maintient sur les unités de milices au moyen de la répartition des armes. Les conseils de soldats sont supprimés, les termes militaires pour désigner les unités rétablies, les noms remplacés par des numéros ; grades et galons reparaissent et l’ancien Code de justice militaire est même remis en vigueur. Le corps des « commissaires politiques », « représentant la politique de guerre du gouvernement dans l’armée » et qui se substitue aux anciens délégués militants, sera l’instrument décisif de cette militarisation.
Le nouveau gouvernement s’emploie également, suivant sa propre expression, à « légaliser » les conquêtes révolutionnaires, ce qui est en même temps un moyen d’empêcher leur extension. Le gouvernement se donne le droit d’« intervención » dans les industries nécessaire à la guerre, fait admettre le principe de l’indemnisation des capitalistes expropriés, refuse le monopole du commerce extérieur et s’impose dans toutes les entreprises par l’intermédiaire du contrôle qu’exercent sur les banques les syndicats UGT. Enfin, un décret signé du communiste Uribe ministre de l’Agriculture, muet sur le problème crucial des baux et redevances, légalise l’expropriation sont indemnité et au profit de l’État des terres des factieux reconnus comme tels, et fait, du coup, peser sur des milliers de paysans l’éventuelle menace d’une restauration par un retour des propriétaires « non factieux ».
Le coup d’arrêt à la révolution porté par les nouvelles formations gouvernementales de type Front populaire coïncide avec le premier tournant de la guerre, le rétablissement de la situation militaire à travers la bataille pour Madrid. Trois facteurs, ici, sont capitaux. D’abord, l’aide matérielle russe, l’apparition, devant la capitale, de chars et de tanks russes, l’intervention d’une aviation fournie par le gouvernement de Moscou et entièrement contrôlée par lui. Ensuite, à l’initiative et sous le contrôle des différents partis communistes du monde, l’entrée dans l’arène, devant la capitale, des Brigades internationales formées de volontaires de tous pays venus combattre le fascisme. Le recours, enfin, provisoire, mais décisif, de la Junte de défense de Madrid, où dominent communistes et Jeunesses socialistes, aux méthodes les plus révolutionnaires d’organisation de la défense : langage de classe, appel à la notion de « révolution prolétarienne » et d’« internationalisme », constitution de comités de voisins, de maisons, d’îlots, de quartiers, répression de masse contre la « 5e colonne ». Madrid tient. Au mois de mars 1937, la grande victoire remportée à Guadalajara sur le corps expéditionnaire italien miné par la propagande révolutionnaire, organisée de main de maître par les communistes, marque le sommet de cette période au cours de laquelle « l’organisation et la discipline n’avaient pas tué l’enthousiasme et la foi, l’enthousiasme et la foi s’appuyaient aussi sur la discipline et l’organisation, sur les armes aussi… [5] ». À partir de cette date, la lutte contre la révolution en zone républicaine perdait en effet de plus en plus son visage démocratique.
Notes
[1] Claridad, 22 aout 1936
[2] Nín, op. cit. p.178
[3] Política, 5 septembre 1936
[4] Angel Ossorio, Vida y sacrificio de Lluys Companys, p. 172.
[5] P. Broué et E. Témimé, op. cit. p. 216
Chapitre VIII – La « contre-révolution » stalinienne
Historien de la bataille de Madrid, l’Américain Colodny décrit en ces termes ce qu’il appelle le « tournant du siège », après le mois de décembre 1936 :
« Sous la conduite des généraux de l’armée rouge, la guerre, à Madrid, se transforme, de guerre de comités révolutionnaires en guerre conduite par les techniciens de l’état-major général. De l’exaltation des premières semaines, la cité passe à la monotonie du siège, compliquée par le froid, la faim, et le spectacle familier de la mort venue des airs, et de la désolation. L’instant héroïque était passé dans la légende et dans l’histoire : avec l’ennemi accroché contre les fortifications, le danger mortel qui avait temporairement fondu toutes les énergies en une volonté unique de résister, semblait avoir disparu » [1].
C’est qu’il s’est en réalité produit un tournant politique : à la révolution a succédé le lent grignotage de la réaction démocratique qui doit maintenant céder la place à la contre-révolution stalinienne dans toute sa crudité. L’illusion lyrique qui avait inspiré pendant les mois d’été les militants de la CNT-FAI qui croyaient créer de leurs mains une autre société se transforme en son contraire, fait place au cynisme et au désespoir. Garcia Oliver est devenu « el excelentísimo señor maestro de Justicia », et nombre de ses camarades sont devenus officiers, chefs de police, gouverneurs, au nom des sacrifices nécessaires et de leur détermination à « renoncer à tout, sauf à la victoire » comme le disait Durruti, tombé devant Madrid sous une balle tirée, sans doute, par un de ses miliciens qui n’admettait pas que son chef l’empêchât de déserter comme il le voulait ! Le désarroi des anarchistes les conduit à des gestes de violence absurde comme l’expédition punitive de la tristement célèbre Colonne de fer, quittant le front de Teruel pour aller saccager à Valence le tribunal et les boîtes de nuit, comme les violences auxquelles se sont livrées à Tarrancon sur les membres du cortège officiel en route pour Valence quelques centaines de miliciens de la CNT. Violence aveugle, sans objectif autre que celui d’une protestation devant l’impasse qui est la leur, la réaction des anarchistes vaincus par leurs propres contradictions et sous le poids de leurs propres préjugés ne fait que renforcer l’autorité et le prestige de ceux qui, inlassablement, dénoncent les « incontrôlables » et leurs « excès », ces nouveaux champions de l’ordre que sont les communistes staliniens, forts de la peur qu’ont inspirée ces anarchistes, révolutionnaires du verbe incapables d’aller jusqu’au bout et de donner à la révolution les moyens et la volonté de vaincre.
Dès le mois de juillet, la direction du Parti communiste espagnol a reçu de Moscou d’appréciables renforts venus de Moscou : à l’Argentin Codovilla, connu sous le nom de Medina, l’éminence grise de la JSU, et au vétéran bulgare Minev dit Stepanov, s’ajoutent d’autres têtes, hommes de confiance de l’appareil stalinien international, le Hongrois Geroe, qu’on appelle Pedro à Barcelone, l’Italien Vidali, un des chefs du 5e régiment sous le nom de Carlos Contreras, et, bientôt, l’Italien Palmiro Togliatti qu’à Moscou on appelle Ercoli et, ici, Alfredo tout court. Bien que la majorité des militants du parti se soient laissé prendre par l’élan révolutionnaire à l’époque des combats de rue, les dirigeants ont fermement tenu la barre et conservé la ligne. Il faut, d’abord, gagner la guerre, « vaincre Franco d’abord », et pour cela, renforcer le « bloc national et populaire », l’autorité du « gouvernement de Front populaire » contre ceux qu’ils appellent « les ennemis du peuple » et qu’ils définissent ainsi : « les fascistes, les trotskistes et les incontrôlables » . Forts du prestige révolutionnaire de l’Union soviétique auréolée de l’Octobre victorieux de 1917, disposant de fonds importants, et bientôt de l’oreille du seul gouvernement susceptible d’apporter à l’Espace en lutte une aide matérielle, ils sont les seuls à pouvoir engager de front la lutte contre les révolutionnaires qu’ils appellent « trotskistes ou incontrôlables » quand ils ne les assimilent pas aux fascistes, les seuls à s’opposer aux comités, aux collectivisations, aux saisies, à la justice de classe expéditive, les seuls, en un mot, à dire tout haut ce que pense la petite bourgeoisie républicaine terrorisée par les initiatives des masses et qui commence tout juste à se remettre de la grande peur qu’ont provoquée chez elle les anarchistes.
Car l’Espagne est devenue maintenant une carte importante dons la politique extérieure de Staline, conscient du danger que représentent pour lui la volonté d’expansion et l’antibolchevisme affiché du gouvernement hitlérien. L’Espagne est pour lui, en même temps qu’un champ d’expériences nécessaires, un laboratoire pour la prochaine guerre, le terrain sur lequel il entend démontrer aux « démocraties occidentales » qu’il est un allié solide, un défenseur du statu quo, le rempart contre la subversion politique qu’ils craignent plus encore que les nazis ou les fascistes. Staline ne dissimule pas ses objectifs politiques en Espagne, dont le principal est la destruction des organisations révolutionnaires, au premier rang desquelles le POUM qui a vigoureusement dénoncé les « procès de Moscou » et proclame qu’il se bat sous le drapeau de Lénine. Le 28 novembre, le consul général d’URRS à Barcelone, le vieux révolutionnaire Antonov-Ovseenko, n’hésite pas à remettre à la presse une note qui dénonce dans La Batalla « la presse vendue au fascisme international » [2]. C’est sous sa pression, combinée à celle des staliniens catalans du PSUC et de l’UGT que le POUM est écarté du gouvernement de la Généralité avec le consentement de la CNT ; après quoi la Pravda commente, en ce langage particulièrement menaçant puisqu’il suit de très près l’exécution des vieux bolcheviks qui ont figuré au premier procès de Moscou : « En Catalogne, l’élimination des trotskistes et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé : elle sera conduite avec la même énergie qu’en URSS » [3]. En décembre, d’ailleurs, dans le cours d’une lettre transmise par l’ambassadeur Marcel Rosenberg, Staline donne à Largo Caballero quelques « conseils d’ami » : tenir compte des paysans, et se les attacher « par quelques décrets ayant trait à la question agraire et aux impôts », gagner au moins la neutralité de la petite bourgeoisie en la protégeant contre les expropriations et en lui assurant le liberté du commerce, attirer dans le gouvernement des républicains bourgeois « pour empêcher les ennemis de l’Espagne de la considérer comme une république communiste, ce qui constitue le plus grand danger pour 1’Espagne », enfin, déclarer solennellement qu’il ne « tolérera pas qu’il soit porté atteinte à la propriété et aux intérêts légitimes des étrangers établis en Espagne et des citoyens des pays qui ne soutiennent pas les rebelles » [4].
C’est cette politique résolument modérée et parfaitement contre-révolutionnaire dans les circonstances données qui assure en Espagne le développement de l’audience des organisations staliniennes : c’est sous son contrôle, par exemple, que s’organise en Catalogne le GEPCI., organisation de défense des commerçants, artisans et petits industriels, et, au Levant, la fédération paysanne, rassemblant les petits propriétaires ennemis de la collectivisation. Magistrats, hauts fonctionnaires, officiers, policiers, trouvent en lui, en même temps qu’une efficace protection, l’instrument de la politique qu’ils souhaitent. A ceux que préoccupe seulement la lutte militaire immédiate contre le fascisme – et ils sont nombreux – l’appui de Moscou et ses livraisons, le rôle joué par les conseillers militaires russes, l’apport des Brigades Internationales, les capacités d’organisation des cadres communistes, paraissent garantir l’efficacité nécessaire à la victoire. Ce n’est pas par hasard que le 5 régiment sera l’un des principaux thèmes de propagande et leviers d’action du Parti communiste : en deux mois, il passe de 8 000 à 30 000 hommes, possède des instructeurs, des armes modernes, recrute systématiquement officiers et sous-officiers de carrière, se fait un modèle de discipline, un véritable instrument militaire, en même temps que l’objet d’une orchestration systématique. De la même façon, les communistes sont les premiers et pratiquement les seuls à saisir les possibilités qu’offre le corps des commissaires de l’armée dont le commissaire général Alvarez del Vayo leur ouvre largement les portes. Intouchables à cause de l’aide russe, les staliniens espagnols, « défenseurs conséquents du programme antifasciste de restauration de l’État, organisateurs de l’armée, deviennent ainsi les éléments les plus dynamiques de la coalition gouvernementale » [5], et c’est à eux que sont confiés les postes-clés de la police et du maintien de l’ordre.
Or c’est précisément ce succès qui va provoquer la montée contre eux des mécontentements et même des hostilités. Les premiers signes d’un refroidissement évident des relations avec Largo Caballero apparaissent dans la sécheresse de la réponse faite par ce dernier, le 12 janvier, à la lettre de Staline. Ulcéré de l’évolution de ses anciens disciples qui dirigent la JSU et ont presque tous adhéré au PC pendant les six derniers mois de 1936, Largo Caballero oppose une brutale fin de non-recevoir aux pressions de Staline en faveur de la fusion des partis socialiste et communiste, auxquelles son vieil adversaire Prieto prête en revanche une oreille trop complaisante à son goût. Le prestige dont jouit la Junte de défense de Madrid dont il pense qu’elle lui mène une opposition ouverte, l’alliance avec le PC, Alvarez del Vayo dont il commence à douter sérieusement, contribuent à l’irriter. C’est vraisemblablement en février qu’il demande brutalement le rappel de l’ambassadeur Rosenberg.
Le Parti communiste, dès lors, lui déclare la guerre, et s’en prend d’abord à son homme de confiance dans les questions militaires, le général Asensio. L’occasion en sera la chute de Málaga probablement inévitable dans la situation militaire donnée, mais dont les circonstances, particulièrement tragiques, bouleversent tous les Espagnols. S’alliant pour la circonstance à la CNT, qui n’apprécie pas en Asensio le militaire de carrière, le PC lance une grande campagne de manifestations et meetings réclamant la mobilisation générale, l’épuration du corps des officiers, un véritable commandement unique. Les républicains, les socialistes de droite, avec Prieto, se joignent à la campagne CNT-UGT contre Asensio. Largo Caballero se résigne, la mort dans l’âme, à lui demander sa démission. Mais il est décidé à se battre et les « milieux bien informés » parlent déjà d’un nouveau ministère qui pourrait être présidé par le ministre des Finances, Juan Negrín, avec Prieto comme homme fort.
Ce sont peut-être ces circonstances qui décident la CNT à tenter à son tour de desserrer l’étreinte du PC. Elle en trouve l’occasion dans l’affaire Cazorla, le jeune conseiller à l’ordre public de la Junte de Madrid, qu’elle accuse de couvrir de son autorité l’existence et le fonctionnement à Madrid de prisons privées du PC « préventoriums » et « tchékas ». L’enquête, finalement ouverte, découvre dans son entourage l’existence d’un gang reposant sur des libérations à prix d’or de détenus régulièrement inculpés. C’est l’occasion pour Largo Caballero de dissoudre la Junte de Madrid, puis, à la suite d’un nouveau scandale des prisons privées, cette fois à Murcie, de restreindre les pouvoirs des commissaires politiques et de s’en réserver les nominations. Le conflit est dès lors ouvert : le plan d’offensive des conseillers militaires de Caballero en direction de l’Estrémadure doit être abandonné parce que les Russes n’offrent que dix avions et parce que leur protégé, le général Miaja, qui commande à Madrid, refuse purement et simplement de dégarnir la défense de la capitale. Les désaccords au sein de la coalition antifasciste constituent le signe de l’approche d’une nouvelle crise. Une opposition révolutionnaire est en train de se ressaisir, née au sein même des partis qui, à l’automne précédant, ont accepté la politique de collaboration, mais en mesure maintenant les conséquences. Le journal de la JCI, Juventud Ibérica, mentionne de façon critique la participation de Nín au gouvernement, alors que La Batalla mène campagne depuis des mois pour la réintégration du POUM dans le conseil. La même thèse s’exprime peu après, dans La Batalla elle-même, cette fois sous la plume d’Andrade, qui écrit que la participation a été « négative et même nocive ». Se sentant définitivement rejeté de la coalition antifasciste et comprenant parfaitement le sort qui le guette, le POUM, attaque vigoureusement les « contre-révolutionnaires » du PCE et du PSUC, parle à nouveau de « comités » et de « conseils » analogues aux soviets qui devraient constituer la base d’un pouvoir véritablement révolutionnaire. Un mouvement semblable se dessine dans la CNT où un groupe de militants hostiles à la militarisation ont constitué les « Amis de Durruti », publient un petit journal et s’expriment même, par l’intermédiaire de leur animateur, Jajme Ballus, dans les colonnes du quotidien CNT du soir de Barcelone, La Noche. Le libertaire Italien Camillo Berneri, dans l’hebdomadaire Guerra di Classe, qualifie le PC de « légion étrangère de la démocratie et du libéralisme italien » et le compare à Noske, le contre-révolutionnaire issu, lui aussi, du mouvement ouvrier, et contre-révolutionnaire au nom de la démocratie. Il souligne le rapport qui existe entre la politique contre-révolutionnaire de Staline en URSS, les procès de Moscou, et sa politique internationale, dont l’Espagne n’est que l’un des aspects. Mêmes thèmes chez les Jeunesses libertaires et dans leur journal Ruta, qui affirme que l’alliance en Espagne des républicains et du PC ne fait que refléter l’alliance de l’URSS stalinienne avec la France et la Grande-Bretagne en vue d’« étrangler la révolution ».
C’est à l’initiative de la JCI que se constitue en Catalogne le « Front de la Jeunesse révolutionnaire » dont le militant libertaire Alfredo Martinez est le secrétaire, et qui s’étend rapidement au Levant. Après la conférence de Valence de la JSU, qui a vu l’alignement complet de cette organisation sur la politique stalinienne et la dénonciation, désormais classique, des « trotskistes » et des « incontrôlables » par Santiago Carrillo, deux des fédérations les plus importantes, celle des Asturies et celle du Levant, lèvent l’étendard de l’opposition. Rafael Fernández, secrétaire de la JSU asturienne, s’inscrit en faux contre l’affirmation selon laquelle la JSU combat pour « une république démocratique et parlementaire », démissionne du comité national, rejoint, avec sa fédération, les Jeunesses libertaires asturiennes dans le Front de la Jeunesse révolutionnaire. Au printemps 1937, il est clair qu’un nouveau maximum de tension a été atteint. Les forces qui ont conduit ensemble la réaction démocratique sont en train de se disloquer. La croissance de l’opposition révolutionnaire qui se cherche exige des méthodes plus fermes, un gouvernement plus sûr qui se décide à venir à bout du POUM et de la CNT-FAI pour stabiliser de façon plus décisive le régime républicain.
L’épreuve de force va se produire en Catalogne, où subsiste l’essentiel des conquêtes révolutionnaires et qui constitue le bastion de l’opposition. Le courant caballeriste y est pratiquement inexistant. En revanche, le PSUC, de Juan Comorera, trempé par les conflits avec les anarchistes depuis des mois, est prêt à la bataille, et ce n’est pas pur hasard si on lui attribue généralement la formule fameuse : « Avant de prendre Saragosse, il faut prendre Barcelone ». Les premiers heurts sont provoqués par l’envoi d’importantes forces de carabiniers venus sur ordre de Negrin reprendre le contrôle des postes frontières aux miliciens de la CNT qui s’y opposent les armes à la main. Le 25 avril, Roldán Cortada, un ancien trentiste devenu dirigeant de l’UGT et membre du PSUC, est assassiné par des inconnus à Molins de Llobregat. La CNT condamne formellement ce meurtre, réclame une enquête qui mettrait ses militants hors de cause. Mais le PSUC pousse son avantage, exploite à fond l’émotion provoquée par cet assassinat. L’enterrement de Roldán Cortada est l’occasion d’une manifestation dont La Batalla écrit qu’elle a pour but de « créer une ambiance de pogrom contre l’avant-garde du prolétariat catalan, la CNT, la FAI, le POUM ». Les dirigeants anarchistes de Mollins de Llobregat sont arrêtés, huit militants de la CNT sont abattus à Puigcerda par les carabiniers. La tension est extrême à Barcelone où court le bruit d’un proche désarmement de tous les ouvriers non intégrés à la police d’État. Le gouvernement de la Généralité interdit toute manifestation pour le 1er mai, et, ce jour-là,Solidaridad Obrera dénonce la « croisade contre la CNT », tandis que La Batalla appelle les ouvriers à monter la garde, « l’arme aux pieds ».
L’incident qui va mettre le feu aux poudres éclate le 3 mai, à propos du contrôle du central téléphonique. Depuis juillet 1936, les télécommunications à Barcelone sont « syndicalisées » sous la direction d’un comité CNT-UGT, situation intolérable à bien des égards puisque les responsables de la CNT du syndicat des employés du téléphone peuvent ainsi en permanence contrôler et même interrompre les communications entre le gouvernement et l’étranger. C’est sur ce terrain favorable que le PSUC décide de provoquer : sans ordres ni même autorisation du gouvernement de la Généralité, le commissaire à l’ordre public, Rodríguez Salas, ex-membre du Bloc, devenu membre du PSUC, arrive au central avec trois camions de gardes et y pénètre, désarmant les miliciens qui occupent le rez-de-chaussée. Les miliciens qui occupent les étages mettent une mitrailleuse en batterie et ouvrent le feu. Les dirigeants anarchistes de la police accourent et persuadent leurs camarades de ne pas s’obstiner dans leur résistance. Mais le bruit de la bataille a alerté les travailleurs de Barcelone qui y voient une tentative contre-révolutionnaire visant leurs organisations. Sans qu’aucun mot d’ordre ait été lancé, par aucune organisation, la grève générale éclate et Barcelone se couvre de barricades. Le soir, a lieu une réunion commune des dirigeants de la CNT, de la FAI, des Jeunesses libertaires et du POUM. Le POUM considère que les travailleurs ont spontanément riposté à une provocation contre-révolutionnaire et qu’il est nécessaire de se ranger à leurs côtés. Les dirigeants anarchistes préfèrent tenter de s’interposer. Le 4 mai, plusieurs organisations, le POUM, les Jeunesses libertaires, les Amis de Durruti, soutiennent le mouvement. Companys et la CNT s’entendent pour imposer un compromis. Le président de la Généralité désavoue l’initiative de Rodríguez Salas et lance un appel au calme, tandis que le comité régional CNT appelle les travailleurs à déposer les armes. C’est dans le même sens que s’expriment à la radio dans la soirée le caballeriste Hernández Zancajo et les deux ministres anarchistes Garcia Oliver et Federica Montseny. Le 5, un accord intervient sur la base du cessez-le-feu et du statu quo militaire, avec retrait simultané des policiers et des miliciens. Les dirigeants de la CNT arrêtent la 29e division, commandée par Gregorio Jover, qui marchait sur Barcelone Ils désavouent les « Amis de Durruti ». De nouvelles violences cependant compromettent le cessez-le-feu : agression de membres du PSUC contre la voiture de Federica Montseny, assassinat d’Antonio Sesé, dirigeant UGT qui vient d’être nommé au gouvernement. Des navires de guerre anglais sont arrivés dans la rade de Barcelone. Le gouvernement Largo Caballero prend en main l’ordre public en Catalogne et nomme commandant des troupes de Catalogne le général Pozas, ancien officier de la Garde civile, membre du PC.
Le 6, tout semble rentré dans l’ordre. Le président Companys proclame qu’il n’y a « ni vainqueurs, ni vaincus », forme un nouveau gouvernement, qui ne comprend ni Comorera, le leader du PSUC, ni Rodriguez Salas. La colonne motorisée envoyée du front de Jarama pour rétablir l’ordre à Barcelone entre dans la ville aux cris de « Viva la FAI ! » : elle est commandée par un ouvrier anarchiste, Torres Iglesias. La partie semble donc bien se conclure par un match nul. Le bilan en vies humaines est pourtant lourd : au moins 500 tués et 1 000 blessés. Parmi les victimes, du côté gouvernemental, Sesé et un officier communiste, du côté ouvrier, Domingo Ascaso et le petit-fils de Francisco Ferrer. Mais il s’est passé bien des choses dans les rues de Barcelone, et, dans les jours qui suivent, on retrouvera les cadavres de deux des principaux animateurs et inspirateurs de l’opposition révolutionnaire : le libertaire Italien Camillo Berneri, qui a été enlevé à son domicile par des miliciens ugétistes, et Alfredo Martinez, le secrétaire du Front de la Jeunesse révolutionnaire. Il est clair que les services secrets russes sont au travail. En réalité, les « Journées de Mai » sonnaient le glas de la révolution. Cette explosion inachevée de guerre civile à l’arrière, dans le cadre de la guerre civile elle-même, va être immédiatement exploitée par la coalition modérée et son aile marchante, le PCE. Alors que la CNT a tout fait pour apaiser le conflit, alors que le POUM s’est refusé à prendre le risque de déborder la CNT dont i1 jugeait pourtant la prudence aveugle, la presse stalinienne se déchaîne contre cette « insurrection » qu’elle dit « préparée par les trotskistes du POUM » avec l’aide de la police secrète allemande et italienne. Elle réclame, avec José Diaz, la mise hors d’état de nuire des « trotskistes », ces « fascistes qui parlent de révolution pour semer la confusion ». Le 15 mai, au conseil des ministres, les ministres communistes réclament la dissolution du POUM et l’arrestation de ses dirigeants. Largo Caballero refuse, les ministres communistes s’en vont, suivis des républicains et des socialistes de Prieto. I1 ne reste plus à Largo Caballero qu’à démissionner.
C’est à l’ancien ministre des Finances Juan Negrin, qu’il reviendra, au cours des semaines qui suivent, de consacrer la victoire de la contre-révolution stalinienne et bourgeoise. Grand bourgeois d’origine, socialiste résolument modéré, marié à une Russe, l’homme est le candidat des staliniens espagnols au gouvernement, et il n’a pour le moment, rien à leur refuser. La Batalla est interdite le 28 mai et son directeur politique, Gorkin, inculpé par son éditorial du 1er mai. Le 16 juin, tous les dirigeants du POUM sont arrêtés. Il leur est reproché, non seulement d’avoir été « pour la suppression de la République par la violence et l’instauration d’une dictature du prolétariat », mais d’avoir « calomnié un pays ami dont l’appui moral et matériel a permis au peuple espagnol de défendre son indépendance », d’avoir « attaqué la justice soviétique » – allusion à la campagne du POUM contre les procès de Moscou – et enfin « d’avoir été en contact avec les organisations internationales connues sous la dénomination générale de « trotskistes » et dont l’action au sein d’une puissance amie démontre qu’elles se trouvent au service du fascisme européen ».
Bientôt éclate un énorme scandale : Andrés Nín, arrêté en même temps que ses camarades, a disparu. Les staliniens insinuent qu’il s’est évadé et aux questions posées sur les murs : « Ou est NIN ? » répondent par cette rime immonde : « A Salamanque ou à Berlin ». Le ministre de l’Intérieur avoue son impuissance, Negrin se déclare prêt à « tout couvrir », mais exige d’être informé. En fait Nm ne peut reparaitre, car il a été assassiné. Livré par la police au chef de la NKVD en Espagne, Orlov, il a été enfermé dans une prison privée de Alcala de Henares, et torturé ai d’en obtenir des aveux sur le modèle de ceux des accusés des procès de Moscou. Mais il a résisté, et ses geôliers, impuissants devant cet homme torturé qui refuse de « collaborer », n’ont pu que s’en débarrasser. En fait, la résistance de Nín a jeté bas l’édifice préparé en Espagne sur le modèle de Moscou et probablement sauvé bien d’autres militants [6]. Elle a en tout cas en grande partie détruit la façade « légale » de la répression stalinienne et l’a contrainte à revêtir la forme d’un pur et simple gangstérisme, en marge des formes judiciaires. Dans les semaines qui suivent se produisent, dans des conditions semblables, d’autres « disparitions » de militants révolutionnaires étrangers « enlevés » par les mêmes services et assassinés : Marc Rhein, le fils du dirigeant menchevique russe Rafael Abramovitch, les trotskistes Hans Freund, dit Moulin, et Erwin Wolf, ancien secrétaire de Trotsky, le militant autrichien Kurt Landau, qui avait rejoint le POUM. Dans l’armée, des militants du POUM sont fusillés après des parodies de jugement par des conseils de guerre. Parmi eux l’ancien commissaire de guerre de Lérida, Marcial Mena, l’un des organisateurs des syndicats enseignants de Catalogne, Juan Hervas, tous deux anciens du BOC. La restauration de l’État a certes supprimé les « tchékas » des partis, des syndicats, et la « dictature des comités » ; elle n’a pas supprimé les « tchékas » staliniennes et laisse agir librement, quoiqu’officieusement, une toute-puissante Guépéou chargée de régler sur le sol espagnol les comptes politiques de Staline.
Aucun de ses adversaires ne sera en effet épargné, même si tous ne sont pas frappés avec la même férocité que le POUM, ennemi n°1 du stalinisme en Espagne. En août, le Conseil d’Aragon est dissout, la division du communiste Enrique Lister pénètre dans la province, procédant à des arrestations en masse de militants anarchistes, et dissout de force les collectivités rurales qu’ils avaient implantées. En septembre, c’est également par la force que les troupes gouvernementales s’emparent à Barcelone du siège du comité de défense CNT-FAI. En mai, les partisans de Largo Caballero ont été exclus du comité de rédaction de Claridad, passé aux mains des gens de Prieto. C’est à la demande du comité exécutif du Parti socialiste que le ministre de l’Intérieur envole des gardes d’assaut occuper les locaux du journal Adelante, organe de la Fédération du Levant qui soutient Largo Caballero. Au sein de l’UGT, la coalition des amis de Prieto et des staliniens lance une vigoureuse campagne contre Largo Caballero. Le ministère de l’Intérieur suspend le dernier journal qui lui ait donné asile, La Correspondencia de Valencia. Incapables de s’assurer régulièrement la majorité, la coalition des « modérés » choisit d’organiser la scission, élit González Peña à la présidence de la centrale. Sur l’ordre du gouvernement, courrier et chèques à destination de l’UGT sont acheminés vers l’organisme scissionniste que dirige González Peña. Il reste à Largo Caballero à tenter une campagne publique : dès sa première réunion, au cinéma Pardiñas à Madrid, le gouvernement décide de le museler : interpellé, ramené à son domicile valencien, il y est gardé à vue, vaincu définitivement sans avoir pu même se battre réellement.
Le « gouvernement de la victoire » prend toute une série de mesures visant à une véritable normalisation. Les juges siègent de nouveau en toge, le ministre de la Justice, le nationaliste basque et catholique Manuel de Irujo, veillant à ce que les présidents soient effectivement choisis parmi les magistrats professionnels. De nombreux prisonniers, notamment des prêtres, sont libérés. En revanche, on crée un Tribunal d’espionnage et de haute trahison, destiné à « juger » les dirigeants du POUM : dans ces nouveaux tribunaux, les cinq juges, trois militaires et deux civils, sont nommés par le gouvernement. Les crimes qu’ils ont à juger comprennent l’accomplissement « d’actes hostiles à la République », la défense ou la propagation de « fausses nouvelles », la formulation de jugements « défavorables à la marche des opérations de guerre ou au crédit et à l’autorité de la République », les « actes ou manifestations tendant à affaiblir le moral public, à démoraliser l’armée ou affaiblir la discipline collective ». Les peines prévues, de six mois de prison à la mort, sont applicables même si le « crime » n’a pas été consommé, s’il s’est réduit à une « conspiration », une « complicité » ou une « protection ». Ainsi les dirigeants du POUM pourront-ils être lourdement condamnés, sur la base de leur politique, après l’abandon des accusations reposant sur des faux policiers et staliniens. La censure est renforcée, et une circulaire du 14 août 1937 l’étend expressément à toute critique de l’Union soviétique. Une police spécialisée dans le contre-espionnage, le Servicio de Investigación Militar (SIM), est créée que contrôlent membres du PC et « techniciens » russes. Le SIM, qui échappe tout de suite au contrôle du ministre de la Défense nationale, compte plus de 6 000 agents, dirige sans contrôle ses prisons et ses camps dits « de travail ».
La célébration du culte catholique est autorisée à titre privé, comme première étape vers la restauration de la liberté des cultes. Les propriétaires antérieurement « disparus » qui font la preuve qu’ils ne sont pas liés aux factieux, récupèrent leurs terres ; le décret de collectivisation en Catalogne est suspendu, comme contraire à l’esprit de la constitution. Le Times salue dans l’intervention de l’État dans les entreprises industrielles un « rétablissement du principe de la propriété privée » et salue les efforts de Negrin dont il souhaite qu’il parvienne à réconcilier « les partis opposés à l’heure actuelle de l’Espagne gouvernementale ». Gouvernement « de la victoire » comme disent les staliniens espagnols, « de la réconciliation nationale », comme le souhaitent les conservateurs anglais ? A la réunion des Cortes, le 1octobre 1937, Largo Caballero est absent ; en revanche Miguel Maura est là, ainsi que le centriste Portela Valladares, et les critiques de la presse de la CNT contre leur présence sont supprimées par la censure. Au Cárcel modelo, la prison de Barcelone, deux galeries et demie sur six sont réservées aux détenus de la CNT-FAI et du POUM. L’Espagne « démocratique » est pourtant plus isolée encore que ne l’était l’Espagne « révolutionnaire ». C’est l’époque où l’aide russe commence à se tarir lentement. La guerre civile se poursuit, mais la révolution est bel et bien vaincue.
Notes
[1] R. Golodny, The struggle for Madrid, p.93.
[2] Voir document 32, en annexes
[3] Pravda, 17 décembre 1936
[4] Voir document 31, en annexe
[5] P. Broué et E.Témime, op. cit. p. 214
[6] Les autres dirigeants du POUM seront jugés en octobre 1938 et condamnés à de lourdes peines de prison pour leur rôle en mai 1937. Mais l’accusation « d’espionnage » et de « trahison » a été abandonnée. Ces hommes, évadés lors de la débâcle, se réfugieront finalement en France. La majorité d’entre eux se retrouvera en 1941 devant le tribunal militaire de Montauban pour avoir diffusé La Vérité, journal trotskyste clandestin.
Chapitre IX : Le prix de la défaite – débats doctrinaux
C’est dans la deuxième moitié de 1937, au moment où la répression stalinienne s’installe en Espagne à travers les organes du gouvernement Negrin, que commencent les premiers rappels de « conseillers russes ». Presque tous ceux qu’on appelle les « Espagnols » en Union soviétique sont exécutés peu de temps après leur retour. Parmi eux, les civils, Rosenberg, Antonov-Ovseenko, mais aussi Michel Koltsov, envoyé spécial de la Pravda, et vraisemblablement homme de confiance de Staline, et Stachevski, l’éminence grise de l’ambassade, mais aussi les militaires, au premier rang desquels le véritable organisateur de la défense de Madrid, le général Goriev. Les envois d’armes russes diminuent rapidement. C’est seulement à nouveau pendant quelques mois, en 1938, que la réouverture de la frontière française permettra de relâcher quelque peu l’étreinte. Depuis mai 1937, L’Espagne n’est plus tellement le théâtre d’une guerre civile qu’un champ d’expériences militaires, dans une sorte de préfiguration et de galop d’essai en vue de la guerre mondiale qui s’annonce. À partir de l’accord de Munich, le sort de l’Espagne est définitivement scellé.
L’agonie de l’Espagne républicaine, le rétrécissement progressif de son territoire jusqu’à la capitulation finale ne vont pas sans crises politiques. La première se termine par la retentissante démission de Prieto et l’explication qu’il en donne : l’influence des staliniens espagnols et des conseillers russes qui ont exigé son élimination. La vieille alliance entre Prieto et le PC n’a pas résisté à leur victoire commune sur la double opposition révolutionnaire et démocratique, en 1937. Prieto refuse de n’être qu’un Instrument au service d’une politique dont il estime qu’elle ne rend plus en Espagne les services qu’elle a rendus, tant sur le plan matériel que sur le plan politique. Il dénonce l’ingérence des conseillers russes dans la conduite des opérations militaires, le rôle des militants communistes dans le SIM qui échappe complètement au contrôle du gouvernement. Peut-être pas « l’homme de l’Angleterre », au sens où le terme a été fréquemment employé, Prieto n’en est pas moins l’homme d’une paix négociée sous l’égide de 1’Angleterre, à laquelle le rôle des communistes dans l’État républicain fait incontestablement obstacle. Politique aussi vaine que l’est, à partir de 1938, l’espoir de Negrin et Alvarez del Vayo de tenir jusqu’à l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, après l’échec du plan de rétablissement en « treize points » élaboré par Negrin.
Après la chute de la Catalogne commence la crise finale. Azaña décide de rester en France, cependant que les officiers de sa maison militaire rejoignent l’Espagne nationaliste. Le gouvernement Negrin regagne l’Espagne et entreprend d’y organiser la résistance à outrance. Seuls les communistes le soutiennent. Convaincus de l’inutilité de prolonger une guerre perdue, la plupart des chefs militaires professionnels demandent la négociation qui pourrait limiter les dégâts. L’un d’entre eux, le général Casado, est convaincu de la nécessité d’écarter du gouvernement les ministres communistes et communisants afin d’obtenir l’appui anglais pour une éventuelle médiation. Il prend à cette fin des contacts avec tous les milieux politiques, à travers le chef anarchiste Cipriano Mera, le socialiste Wenceslao Carrillo, ancien bras droit de Largo Caballero, et le socialiste de droite Julián Besteiro, depuis longtemps partisan d’un compromis négocié sous l’égide du gouvernement anglais. Parfaitement informé, Negrin effectue dans le haut commandement militaire une série de mutations qui amènent les chefs communistes de l’armée aux principaux postes. Pour ses adversaires, c’est un véritable coup d’État qui va permettre au Parti communiste de contrôler seul l’évacuation inévitable, avec toutes les conséquences que cela comporte pour eux. Le général Casado, assuré du ralliement à Madrid du général Miaja – le « défenseur de Madrid » de la propagande officielle, l’ancien membre de l’UME rallié après le début de la guerre civile au Parti communiste -, entouré de représentants des partis du Front populaire et des syndicats à l’exception du seul PC, proclame à Madrid une Junte nationale de défense qui se fixe l’objectif d’une paix honorable. Les troupes contrôlées par le Parti communiste résistent à Madrid, et cette brève guerre civile au sein de la guerre civile fait 2 000 morts de plus. Pendant ce temps, le gouvernement et l’état-major du Parti communiste ont gagné la France en avion : le Parti communiste n’a pas sérieusement cherché à résister à cette entreprise de liquidation d’un régime en sursis.
Aucun compromis n’est en réalité possible, et la guerre civile se termine par la capitulation pure et semple des autorités, l’occupation presque sans coup férir de l’ensemble du territoire par les troupes nationalistes. Des centaines de milliers d’Espagnols tentent une fois de plus de s’enfuir : cette fois peu réussiront. Pour beaucoup, le calvaire de la guerre civile se terminera par les supplices, les exécutions, sommaires ou non, les longues années de détention. La contre-révolution armée a enfin réalisé le programme qu’elle s’était tracé au début de 1938 avec la complicité de Hitler et Mussolini : cette fois la révolution espagnole est bel et bien et pour longtemps écrasée. Il faudra plus d’une génération avant que commence à renaître un mouvement ouvrier encore hésitant et incertain, presque un demi-siècle pour que les gigantesques manifestations pour les condamnés de Burgos remettent à l’ordre du jour en Europe la « solidarité avec l’Espagne ». Pour réaliser cette tâche, le général Franco a eu besoin de presque trois années, mais aussi de bien des intermédiaires et des relais. Car les combattants ouvriers qui, en juillet 1936, attaquaient ses mercenaires à mains nues, à coups de fusils de chasse ou de cartouches de dynamite, sont depuis longtemps morts ou découragés : il a fallu d’abord que la révolution soit vaincue dans la zone « républicaine » pour que Franco puisse mettre à sa victoire un paraphe final. On l’oubliera cependant très vite à travers la guerre mondiale qui commence et ensevelira finalement la guerre d’Espagne dans un oubli dont beaucoup d’hommes politiques se satisfont.
Le temps de faire les comptes est venu. Il y en aura de tout ordre. Les dirigeants socialistes, Araquistáin, Largo Caballero, Prieto, écrivent leurs mémoires : justification de leur politique qui n’apporte rien de bien nouveau. Au Parti communiste, en revanche, c’est, très vite, la crise, et d’abord parmi les dirigeants émigrés en URSS. Jesús Hernández réussit à quitter l’Union soviétique où José Diaz est mort dans des conditions suspectes. Il arrive au Mexique en 1943, rompt presque aussitôt. Il publie des mémoires qui confirment pour l’essentiel, en ce qui concerne plusieurs points cruciaux de l’histoire de la révolution et de la guerre civile, ce que disaient les adversaires du PC, à propos de la campagne pour discréditer Largo Caballero et lui substituer Negrin, à propos de l’assassinat d’Andrés Nín aussi. Hernández, profondément démoralisé, abandonne bientôt toute activité. Enrique Castro Delgado, le premier chef du 5er e régiment, ira plus loin. Lui aussi connaît les règlements de compte des émigrés, la haine contre la Pasionaria, lui aussi réussit à émigrer au Mexique, malgré la défection de Jésus Hernández. Lui aussi publiera des révélations qui ne font que confirmer pour l’essentiel ce qu’on savait déjà. Il finit par se réconcilier avec Franco. Beaucoup plus intéressante sera la réflexion – tardive – de Fernando Claudín, ancien dirigeant de la JC puis de la JSU. Dans un ouvrage publié en 1970, cinq ans après avoir été exclu du PC, il consacre plusieurs pages à la révolution espagnole, « inopportune », dit-il, pour Staline. Selon lui, la stratégie employée en Espagne par l’Internationale communiste sur les instructions de Staline, souffrait d’une faiblesse majeure, celle d’être « à contre-courant de la dynamique profonde de la révolution espagnole » [1]. Il montre les efforts des dirigeants du PC pour arrêter et faire reculer la révolution, restaurer l’appareil d’État républicain, au cours de la première phase, la contre-attaque des républicains et socialistes modérés ainsi remis en selle, dans une seconde, précédant l’élimination définitive des communistes et la capitulation finale. Quoiqu’il laisse au mot ses guillemets, il conclut à la « trahison » de Staline par la subordination de la révolution d’Espagne à la « raison d’État du pouvoir soviétique » [2] et stigmatise au passage l’assassinat d’Andrés Nín comme un « outrage au communisme » [3]. On note, avec peut-être plus d’intérêt, des remarques précieuses sur la crise du parti espagnol, à partir de 1937, le découragement des militants qui ont perdu toute illusion dans l’appui des « démocraties » : quand Mundo Obrero, le 23 mars 1938, s’élève contre l’opinion selon laquelle l’unique issue de la guerre serait que l’Espagne « ne soit ni fasciste, ni communiste » et affirme que le « peuple espagnol vaincra contre le capitalisme », il se fait rappeler à l’ordre par Frente Rojo, de Valence, plus directement contrôlé par l’appareil, qui affirme sous la plume de José Diaz, que ces deux affirmations sont « pleinement correctes et correspondent exactement à la position de notre parti ». [4]
Les polémiques autour de la révolution et la guerre d’Espagne ne sont pas près de s’éteindre à l’intérieur du mouvement anarchiste. Déjà en 1937, un groupe de militants de la CNT-FAI, Los Amigos de Durruti, formé de faïstes déçus par la politique de collaboration et ce qu’ils considèrent comme une capitulation de la CNT en mai à Barcelone, tirent, sur le coup, des conclusions qui les rapprochent incontestablement du marxisme révolutionnaire en écrivant :
« L’unité antifasciste n’a été que la soumission à la bourgeoisie. Pour battre Franco, il fallait battre Companys et Caballero. Pour vaincre le fascisme, il fallait écraser la bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes. Il fallait détruire de fond en comble l’État capitaliste et instaurer un pouvoir ouvrier surgi des comités de base des travailleurs. L’apolitisme anarchiste a échoué » [5].
Mais, avec la répression, ce groupe disparaît sans laisser de traces au cours de l’été 1937. De la longue histoire des débats à l’intérieur du mouvement anarchiste, traitée par ailleurs tant par Vernon Richards [6] que par César M. Lorenzo [7], nous ne retiendrons que les principaux traits : l’affirmation d’un courant « politique » qui refuse de condamner la politique de collaboration pratiquée pendant la guerre, condamne fermement les préjugés anarchistes et l’infantilisme révolutionnaire. C’est le secrétaire de la CNT de 1936, Horacio Prieto, qui l’incarne avec le plus de constance, et il serait injuste de lui attribuer la paternité des extraordinaires cabrioles réalisées depuis par les divers anarchistes en mal de collaboration, dont le sommet sera atteint en 1948 avec la tentative de ceux que César Lorenzo appelle « anarcho-royalistes » pour mettre la CNT au service de la restauration de Don Juan [8]. À l’opposé, Federica Montseny, l’ancien ministre, qui reconnaît l’ampleur de l’erreur commise par les siens en participant au gouvernement dans ces conditions exceptionnelles, mais n’en tire d’autre conclusion que la validité des vieux principes anarchistes d’hostilité à tout pouvoir, quel qu’il soit.
La polémique la plus âpre est sans doute celle qui oppose trotskistes et poumistes, et qui commençait au mois d’avril 1937 à s’étaler dans les colonnes de La Batalla comme dans la presse trotskyste internationale. Après le réquisitoire dressé contre les dirigeants du POUM par le trotskyste américain Félix Morrow en 1938 [9], Trotsky reprend dans une brochure consacrée à l’Espagne l’ensemble des critiques faites par lui et ses partisans au fur et à mesure du déroulement des événements et conclut par ce jugement sévère :
« En dépit de ses intentions, le POUM s’est trouvé en fin de compte le principal obstacle sur la voie de la construction d’un parti révolutionnaire » [10]
Trente ans plus tard, dans sa préface aux écrits d’Andrés Nín sur la révolution espagnole, Juan Andrade célèbre son parti, « qui souleva l’espérance dans le monde socialiste révolutionnaire en tant que conception nouvelle des aspirations de liberté des ouvriers contre le totalitarisme et les crimes de Staline » [11] cependant que, selon lui, « le trotskisme ne peut rien présenter de valable comme état de service, sinon d’avoir morcelé plus encore les groupes là où ils existent et de les avoir fait s’affronter plus que jamais en un féroce combat entre eux » [12]
Il n’y a rien d’étonnant à la permanence de ces polémiques dont les racines se trouvent dans l’âpreté de la lutte et le caractère irréductible des antagonismes de classes. L’hiver de 1970-71, avec les grandes manifestations ouvrières en faveur des accusés du procès de Burgos, l’a démontré avec éclat : l’histoire n’a pas encore définitivement tranché le sort de la révolution espagnole, puisque, malgré le massacre d’une génération de combattants ouvriers et paysans, son ombre n’a pas disparu de l’horizon trente-cinq ans après le début de la guerre civile.
Notes
[1] F. Claudín, La crisis del movimiento comunista, t. p. 172, p.93.
[2] Ibidem, p. 196
[3] Ibidem
[4] Ibidem, pp. 189-190
[5] Cité par Lorenzo, op. cit. p. 270
[6] Lessons of the Spanish Revolution, 1953
[7] Cité à plusieurs reprises ci-dessus.
[8] Lorenzo, op. cit. pp. 384 sq.
[9] F. Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagne, NY, 1938
[10] L. Trotsky, Leçons d’Espagne, dernier avertissement, Ecrits t.III , pp. 533-552, ici 544
[11] Juan Andrade, préface à A. Nín, op. cit. p.31
[12] Ibidem.