Vous m’avez aimablement proposé de donner mon opinion sur l’état actuel de l’art. Je ne le fais pas sans hésitation. Depuis mon livre Littérature et Révolution (1923), je ne suis jamais revenu sur les questions de la création artistique et n’ai pu suivre que par à‑coups les manifes tations récentes dans ce domaine. Loin de moi la prétention de donner une réponse exhaustive. L’objet de cette lettre est de poser correctement le problème.
De façon générale, l’homme exprime dans l’art son exigence de l’harmonie et de la plénitude de l’existence ‑ c’est‑à‑dire du bien suprême dont le prive justement la société de classe. C’est pourquoi la création artistique est toujours un acte de protestation contre la réalité, conscient ou inconscient, actif ou passif, optimiste ou pessimiste. Tout nouveau courant en art a commencé par la révolte. La force de la société bourgeoise a été, pendant de longues périodes historiques, de se montrer capable de discipliner et d’assimiler tout mouvement « subversif » en art et de l’amener jusqu’à la « reconnaissance » officielle, en combinant pressions et exhortations, boycottages et flatteries. Mais une telle reconnaissance signifiait au bout du compte l’approche de l’agonie. Alors, de l’aile gauche de l’école légalisée ou de la base, des rangs de la nouvelle génération de la bohème artistique, s’élevaient de nouveaux courants subversifs qui, après quelque temps, gravissaient à leur tour les degrés de l’académie.
C’est par de telles étapes que sont passés le classicisme, le romantisme, le réalisme, le symbolisme, l’expressionnisme, le mouvement décadent… Mais le mariage entre l’art et la bourgeoisie ne demeura, sinon heureux, du moins stable qu’aussi longtemps que dura l’ascension de la société bourgeoise, qu’aussi longtemps qu’elle se montra capable de maintenir politiquement ci moralement le régime de la « démocratie », non seulement en lâchant la bride aux artistes, en les gâtant de toutes sortes de manière, mais également en faisant quelques aumônes aux couches supérieures de la classe ouvrière, en domestiquant les syndicats et les partis ouvriers. Tous ces phénomènes sont à mettre sur le même plan.
Le déclin actuel de la société bourgeoise provoque une exacerbation insupportable des contradictions sociales qui se traduisent inévitablement en contradictions individuelles, donnant naissance à une exigence d’autant plus brûlante d’un art libérateur. Mais le capitalisme décadent est déjà incapable d’offrir les conditions minimales de développement aux courants artistiques qui répondent si peu que ce soit à I’exigence de notre époque. Il a une peur superstitieuse de toute nouveauté, car ce dont il s’agit pour lui n’est ni de s’amender ni de se réformer, c’est seulement une question de vie ou de mort. Les masses opprimées vivent de leur propre vie et la bohème est une base trop étroite. D’où le caractère de plus en plus convulsif des nouveaux courants, allant sans cesse de l’espoir au désespoir. Les écoles artistiques de ces dernières décennies, le cubisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme, se succèdent sans atteindre leur plein développement. L’art, qui est l’élément le plus complexe, le plus sensible et en même temps le plus vulnérable de la culture est le premier à souffrir de la décadence et du pourrissement de la société bourgeoise.
Il est impossible de trouver une issue à cette impasse par les moyens propres à l’art. Il s’agit de la crise d’ensemble de la culture, depuis ses fondements économiques jusqu’aux plus hautes sphères de l’idéologie. L’art ne peut ni échapper à la crise ni évoluer à l’écart. Il ne peut assurer par lui-même son salut. Il périra inévitablement, comme l’art grec a péri sous les ruines de la société esclavagiste, si la société contemporaine ne parvient pas à se reconstruire. Cette tâche revêt un caractère entièrement révolutionnaire. C’est pourquoi la fonction de l’art à notre époque se définit par sa relation avec la révolution.
Mais sur cette voie, justement, l’Histoire a tendu aux artistes un grandiose guet‑apens. Toute une génération d’intellectuels « de gauche » a, au cours des dix ou quinze dernières années, tourné ses regards vers l’Est, et, à des degrés divers, a lié son destin, sinon à celui du prolétariat révolutionnaire, du moins à la révolution triomphante. Mais ce n’est pas la même chose. Dans la révolution triomphante, il n’y a pas seulement la révolution, mais aussi la nouvelle couche privilégiée qui s’est hissée sur ses épaules. Au fond, l’intelligentsia « de gauche » a changé de maître. Y a‑t‑elle beaucoup gagné ?
La révolution d’Octobre a donné une impulsion magnifique à l’art dans tous les domaines. La réaction bureaucratique, à l’inverse, a étouffé la création artistique de sa main totalitaire. Rien d’étonnant à cela ! L’art est fondamentalement émotion, il exige une sincérité totale. Même l’art courtisan de la monarchie absolue était fondé sur l’idéalisation et non sur la falsification. Tandis que l’art officiel en Union Soviétique ‑ et il n’en existe pas d’autre là‑bas ‑ partage le sort de la justice totalitaire, c’est‑à‑dire le mensonge et la fraude. Le but de la justice, comme celui de l’art, c’est l’exaltation du « chef », la fabrication artificielle d’un mythe héroïque. L’histoire humaine n’avait encore rien vu de semblable, tant par l’ampleur que par l’impudence. Quelques exemples ne seront pas inutiles.
L’écrivain soviétique bien connu Vsiévolod Ivanov a rompu récemment son silence pour proclamer son ardente solidarité avec la justice de Vychinsky. L’extermination massive des vieux‑bolcheviks, ces « émanations putrides du capitalisme » suscite, chez les artistes, selon les termes d’Ivanov, une « haine créatrice ». Ecrivain d’un romantisme prudent, par nature lyrique et secret, Ivanov ressemble par beaucoup d’aspects à Gorky, mais il a moins de rayonnement. N’étant pas un courtisan‑né, il préféra se taire tant que c’était possible, mais il vint un moment où le silence pouvait signifier la mort civique, voire physique. Ce n’est pas la «haine créatrice » mais une terreur paralysante qui guide la plume de tels écrivains.
Alexis Tolstoï, en qui le courtisan a définitivement supplanté l’artiste, a écrit un roman spécialement destiné à la glorification des exploits militaires de Staline et de Vorochilov à Tsaritsyne. En réalité, ainsi qu’en témoignent des documents impartiaux, l’armée de Tsaritsyne (il y avait plus de vingt armées de la révolution) a joué un rôle assez lamentable. Les deux « héros » furent rappelés de leurs postes [1] . Si le souvenir de l’extraordinaire Tchapaïev, un des vrais héros de la guerre civile, est perpétué dans un film soviétique, c’est uniquement parce qu’il n’a pas vécu jusqu’à l’époque de Staline, où, à coup sûr, il aurait été fusillé comme agent fasciste. Le même Alexis Tolstoï a écrit une pièce qui a pour thème l’année 1919 : « La Campagne des quatorze puissances . » Les héros principaux en sont, d’après l’auteur, Lénine, Staline et Vorochilov. « Leurs figures (il s’agit de Staline et de Vorochilov) couvertes de gloire et d’héroïsme éclairent toute la pièce . » C’est ainsi qu’un écrivain de talent, qui porte le nom du plus grand et du plus sincère des réalistes russes, est devenu un fabricant de « mythes » sur commande !
Il y a peu, le 27 avril dernier, l’organe gouvernemental officieux, les Izvestia , a publié un cliché d’un nouveau tableau représentant Staline comme l’organisateur de la grève de Tiflis en mars 1902. Mais, ainsi qu’il ressort de documents publiés depuis bien longtemps, Staline était alors en prison, et de plus, non pas à Tiflis, mais à Batoum. Cette fois, le mensonge était trop éclatant ! Les Izvestia ont dû le lendemain présenter des excuses pour ce quiproquo regrettable. Ce qu’il advint de ce malencontreux tableau, réalisé aux frais de l’État nul ne le sait.
Des dizaines, des centaines, des milliers de livres, de films, de toiles, de sculptures, restituent et exaltent de semblables épisodes « historiques ». Ainsi, dans de nombreux tableaux se rapportant à la révolution d’Octobre, est représenté un « centre » révolutionnaire dirigé par Staline, et qui n’a jamais existé. L’élaboration, par étapes, de ce faux, mérite qu’on s’y arrête.
Léonid Sérébriakov, qui fut par la suite fusillé lors du procès Piatakov ‑ Radek, attira mon attention en 1924 sur la publication dans la Pravda, sans aucun commentaire, d’extraits du protocole du comité central pour la fin de l’année 1917. En tant qu’ancien secrétaire du comité central, Sérébriakov avait de nombreux liens, en coulisse, avec l’appareil du parti, et il savait bien dans quel but avait été faite cette publication inattendue : c’était le premier pas, encore prudent, sur la voi e de la création du mythe stalinien, qui occupe aujourd’hui dans l’art soviétique une place de choix.
Avec le recul de l’histoire, l’insurrection d’Octobre apparaît beaucoup plus planifiée et monolithique qu’elle ne le fut en réalité. Il ne faut pas voir, en réalité, une insuffisance dans les hésitations, dans la recherche de voies parallèles, ni dans les initiatives fortuites qui n’ont pas eu de développement ultérieur. Ainsi, à la réunion improvisée du comité central du 16 octobre, on prit la décision de remplacer le conseil constituant l’état-major de l’insurrection par le « centre » auxiliaire du parti, composé de Sverdlov, Staline, Boubnov, Ouritsky, et Dzerjinsky. Au même moment, à la session du conseil de Petrograd, fut créé le comité militaire révolutionnaire, qui développa, dès le début de son existence, une activité si résolue dans la préparation de l’insurrection, que le « centre »dont le projet avait été formé la veille fut complètement oublié, y compris par ses propres membres. Nombre d’improvisations semblables ont sombré dans le tourbillon de ce temps [2] ! Staline n’est jamais entré au comité militaire révolutionnaire, il ne s’est pas montré à Smolny, c’est‑à‑dire à l’état‑major de la révolution, il n’a été lié en rien aux préparatifs de l’insurrection, mais est resté à la rédaction de la Pravda, écrivant des articles ternes, que peu de gens lisaient. Personne, au cours des années qui ont suivi, n’a évoqué le « centre pratique ». Dans les mémoires rédigées par des acteurs de l’insurrection ‑ et il n’y a pas d’oublis dans ce genre d’écrits ‑, le nom de Staline n’est jamais cité. Staline lui-même, dans un article publié dans la Pravda du 7 novembre 1918, à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, énumérant tous les organismes, et toutes les personnes ayant pris part à la révolution, ne dit pas un mot du « centre pratique ». Et pourtant, un vieux procès‑verbal de protocole, découvert par hasard en 1924 et assorti d’un commentaire mensonger, a servi de base à la légende bureaucratique. Dans tous les ouvrages de référence, les notices biographiques, et même dans la dernière édition des manuels scolaires, figure le « centre » révolutionnaire, avec, à sa tête, Staline. Personne, en l’occurrence, ne s’est soucié, ne serait-ce que par décence, de nous expliquer où et quand siégeait ce centre, quels ordres il donnait, et à qui, s’il a établi des protocoles, et où ils se trouvent. Nous avons là tous les éléments des procès de Moscou.
Avec une docilité remarquable, ce qu’on appelle l’art soviétique a fait de ce mythe un des sujets favoris de la représentation artistique. Sverdlov, Dzerjinsky, Ouritsky, et Boubnov, sont représentés en couleurs et en relief, assis ou debout, entourant Staline et manifestant une attention intense à ses paroles. Le local où se tient la réunion a un caractère intentionnellement mal défini, afin d’éviter toute question embarrassante sur l’adresse à laquelle il se trouve. Que peut‑on attendre d’artistes contraints de peindre la représentation grossière d’une falsification historique évidente pour eux‑mêmes ?
Le style actuel de la peinture officielle soviétique porte le nom de «réalisme socialiste ». Ce nom même a certainement été donné par quelque chef de bureau des affaires artistiques. Le réalisme consiste à imiter les daguerréotypes qu’on faisait dans les provinces pendant le dernier quart du XIX° siècle ; le caractère « socialiste », à coup sûr dans la manière de montrer les événements, avec les procédés des photographies guindées c’est‑à‑dire qu’on ne sait jamais où ils ont lieu. On ne peut s’empêcher d’éprouver un écœurement physique ‑ c’est à la fois comique et effrayant ‑ à la lecture des poèmes et des nouvelles, à la vue des photos de tableaux ou de sculptures dans lesquels des fonctionnaires armés de plumes, de pinceaux ou de burins, sous la surveillance d’autres fonctionnaires armés de Mausers, chantent les louanges de chefs « prestigieux » et « géniaux », qui n’ont en réalité pas la moindre étincelle de génie ou de grandeur. L’art de l’époque stalinienne restera comme l’expression la plus crue de la profonde décadence de la révolution prolétarienne.
Mais cela ne se limite pas aux frontières de l’U.R.S.S. Sous couvert de reconnaissance tardive de la Révolution d’Octobre, l’aile « gauche » de l’intelligentsia occidentale s’est mise à genoux devant la bureaucratie soviétique. Les artistes doués de caractère et de talent sont, en règle générale, marginalisés. Et c’est ainsi qu’avec le plus grand sans‑gêne, des ratés, des carriéristes, des gens dépourvus de dons se sont propulsés au premier rang. On a inauguré l’ère des centres et des bureaux de toutes sortes, des secrétaires des deux sexes, des inévitables lettres de Romain Rolland, des éditions subventionnées, des banquets et des congrès, où il est difficile de découvrir la ligne de démarcation entre l’art et le G.P.U. Malgré sa vaste extension, ce mouvement de militarisation n’a pas donné naissance à une seule oeuvre qui puisse immortaliser son auteur ou ceux qui, du Kremlin, l’ont inspirée.
Dans le domaine de la peinture, la Révolution d’Octobre a trouvé son meilleur interprète, non en U.R.S.S., mais dans le lointain Mexique, non au milieu des « amis » officiels, mais en la personne d’un « ennemi du peuple » notoire que la IV° Internationale est fière de compter dans ses rangs. Imprégné de la culture artistique de tous les peuples et de toutes les époques, Diego Rivera a su demeurer mexicain dans les fibres les plus profondes de son génie. Ce qui l’a inspiré dans ses fresques grandioses, ce qui l’a transporté au‑dessus de la tradition artistique, audessus de l’art contemporain et, d’une certaine façon, au‑dessus de lui-même, c’est le souffle puissant de la révolution prolétarienne. Sans Octobre, sa capacité créatrice à comprendre l’épopée du travail, son asservissement et sa révolte n’auraient jamais pu atteindre pareille puissance et pareille profondeur. Voulez‑vous voir de vos propres yeux les ressorts secrets de la révolution sociale ? Regardez les fresques de Rivera ! Vous voulez savoir ce que c’est qu’un art révolutionnaire ? Regardez les fresques de Rivera !
Approchez‑vous un peu de ces fresques et vous verrez su r certaines d’entre elles des éraflures et des taches faites par des vandales pleins de haine, des catholiques et autres réactionnaires parmi lesquels, évidemment, des staliniens. Ces coups et ces blessures donnent aux fresques une vie plus intense encore. Ce n’est pas seulement un «tableau », l’objet d’une consommation esthétique passive, qui est sous nos yeux, mais un fragment vivant de la lutte sociale. Et en même temps, c’est un sommet de l’art.
Seule la jeunesse historique d’un pays qui n’a pas encore dépassé le stade de la lutte pour l’indépendance nationale a permis au pinceau socialiste révolutionnaire de Rivera de décorer les murs des établissements publics du Mexique.
Aux Etats‑Unis, les choses se sont passées plus mal et se sont finalement gâtées. De même que les moines du Moyen Age effaçaient par ignorance les parchemins, les oeuvres de la culture antique, pour les recouvrir ensuite de leur délire scolastique, de même, les héritiers de Rockefeller, par une malveillance délibérée cette fois, ont recouvert les fresques du grand Mexicain de leurs banalités décoratives. Ce nouveau palimpseste ne fait qu’immortaliser le sort de l’art humilié dans la société bourgeoise en pleine décomposition.
La situation n’est pas meilleure dans le pays de la Révolution d’Octobre. Bien que cela soit au premier abord incroyable, il n’y a place pour l’art de Diego Rivera ni à Moscou, ni à Leningrad, ni dans un quelconque endroit de l’U.R.S.S. où la bureaucratie se construit des palais et des monuments grandioses. Comment la clique du Kremlin admettrait‑elle dans ses palais un artiste qui ne dessine pas d’icones à l’effigie du « chef », ni de portrait grandeur nature du cheval de Vorochilov ? La fermeture des portes soviétiques devant Diego Rivera marque d’une flétrissure indélébile la dictature totalitaire.
La dictature totalitaire va‑t‑elle longtemps encore étouffer, piétiner, rejeter dans l’ombre tout ce dont dépend l’avenir de l’humanité ? Des indices qui ne trompent pas nous disent que non. Le honteux, le lamentable effondrement de la politique couarde et réactionnaire des fronts populaires en Espagne et en France, d’une part, les faux judiciaires produits par Moscou d’autre part, sont le signe qu’approche un grand bouleversement, non seulement dans le domaine politique, mais aussi dans le domaine plus vaste de l’idéologie révolutionnaire. Même les «amis » mal inspirés ‑ non pas, bien sûr, la foule des gens pleins d’esprit et de morale de New Republic et de Nation commencent à se lasser du joug et du knout. L’art, la culture, la politique, ont besoin de nouvelles perspectives. Faute de quoi, l’humanité ne pourra aller de l’avant. Mais jamais encore les perspectives n’ont été aussi menaçantes et catastrophiques qu’aujourd’hui. C’est pourquoi la panique est actuellement le sentiment dominant de l’intelligentsia désorientée. Ceux qui opposent au joug de Moscou un scepticisme irresponsable ne pèsent pas lourd dans la balance de l’Histoire. Le scepticisme n’est qu’une autre forme de la démoralisation, et il ne vaut pas mieux.
Derrière l’attitude, actuellement à la mode aujourd’hui qui consiste à se détourner à la fois de la bureaucratie stalinienne et de ses adversaires révolutionnaires, se cache, neuf fois sur dix, un triste état de prostration devant les difficultés et les dangers de l’ Histoire. Cependant, les subterfuges verbaux et les petites ruses ne seront d’aucun secours à personne. Personne n’obtiendra ni sursis, ni prix de faveur. Devant la menace d’une période de et de révolution, il faut apporter à tous une réponse : aux philosophes, aux poètes, aux artistes, comme aux simples mortels.
Je me suis plongé dans la lecture d’une lettre curieuse parue dans un numéro de Partisan Review, écrite par un rédacteur, que je ne connais pas, de la revue de Chicago. Donnant son sentiment à votre publication (par suite, je l’espère, d’un malentendu), il écrit : « Je ne nourris cependant (?) aucun espoir à l’égard des « trotskystes », ni des autres résidus anémiques qui n’ont pas une base de masse ». Ces propos hautains en disent plus long sur l’auteur lui‑même qu’il ne l’aurait voulu. Ils montrent d’abord que les lois de l’Histoire ne sont pour lui qu’un livre à succès. Aucune idée progressiste n’est partie d’une « base de masse ». C’est au bout du compte qu’une idée rencontre les masses si, bien entendu, elle répond elle-même aux exigences du mouvement de l’Histoire. Tous les grands mouvements ont commencé comme « résidus » de mouvements antérieurs. Le christianisme a d’abord été un « résidu » du judaïsme. Le protestantisme un « résidu » du catholicisme abâtardi. Le groupe Marx‑Engels s’est constitué comme « résidu » de la gauche hégélienne. L’Internationale Communiste s’est formée pendant la guerre à partir des « résidus » de la social‑démocratie internationale.
Si ces précurseurs se sont révélés aptes à se constituer une base de masse, c’est seulement parce qu’ils n’ont pas eu peur d’être isolés. Ils savaient par avance que la qualité de leurs idées se changerait en quantité. Ces « résidus » n’ont pas souffert d’anémie ; au contraire, ils se sont assimilés la quintessence des grands mouvements historiques du passé.
Autrement, ainsi que je l’ai dit, le mouvement progressiste de l’art n’aurait pas accompli grand‑chose. Lorsque le mouvement artistique dominant a épuisé ses ressources créatrices, il s’en dégage des « résidus » créateurs, capables de regarder le monde d’un oeil neuf. Plus les initiateurs sont audacieux dans leur pensée et dans leurs procédés, plus leur opposition aux autorités établies, qui s’appuient sur le conservatisme de la « base de masse », est radicale, et plus les routiniers, les sceptiques, et les snobs sont enclins à voir dans les novateurs des toqués impuissants ou des « résidus anémiques ». Mais finalement, les routiniers, les sceptiques et les snobs se déshonorent ‑ la vie leur passe sur le corps.
La bureaucratie thermidorienne, à laquelle on ne peut dénier une intuition quasi animale du danger et un puissant instinct de conservation, n’est sûrement pas susceptible de considérer ses adversaires révolutionnaires avec la morgue hautaine qui va souvent de pair avec la légèreté et l’inconsistance. Dans les procès de Moscou, Staline, qui n’est pas un adepte des jeux de hasard, joue, avec la carte de la lutte contre le « trotskysme », le destin de l’oligarchie du Kremlin et son destin personnel. Comment expliquer ce fait ? La campagne internationale forcenée contre le « trotskysme », à laquelle on chercherait en vain, dans l’Histoire, un parallèle, serait totalement inexplicable si les « résidus » n’avaient acquis une puissante force vitale. Les jours à venir dessilleront les yeux de ceux qui ne voient pas encore cela aujourd’hui.
Et en quelque sorte, pour conclure son autoportrait par un trait brillant, le correspondant de Chicago de Partisan Review promet ‑ quelle vaillance ! ‑ qu’il ira avec vous dans un futur camp de concentration fasciste ou « communiste ». Ce n’est pas mal comme programme ! Trembler à l’idée du camp de concentration n’est évidemment pas bon. Mais est‑ce bien mieux de se destiner par avance, à soi‑même et à ses idées, un refuge si peu accueillant ? Avec l’amoralisme propre aux bolcheviks, nous sommes prêts à reconnaître que les gentlemen anémiques qui capitulent avant le combat et sans combat, ne méritent effectivement rien d’autre que le camp de concentration.
Il en irait tout autrement si le correspondant de Partisan Review avait dit tout simplement : en matière de littérature et d’art, nous ne voulons ni de la tutelle des « trotskystes », ni de celle des staliniens. Cette revendication est, dans son essence, parfaitement juste. On peut simplement objecter que l’adresser à ceux qu’il appelle « trotskystes », ce serait enfoncer des portes ouvertes. Le fondement idéologique de la lutte entre la IV° Internationale et la Ill° consiste en une profonde contradiction dans la conception, non seulement des tâches du parti, mais de toute la vie en général, matérielle et morale, de l’humanité. La crise actuelle de la culture est avant tout la crise de la direction révolutionnaire. Le stalinisme est, dans cette crise, la principale force réactionnaire. Sans un nouveau drapeau et un nouveau programme, il est impossible de créer une base de masse révolutionnaire; il est donc impossible de sortir la société de l’impasse. Mais un parti authentiquement révolutionnaire ne peut ni ne veut se donner pour tâche de « diriger », et encore moins de placer sous ses ordres, l’art, ni avant ni après la prise du pouvoir. Une pareille prétention ne peut surgir que dans le crâne de la bureaucratie ignare et impudente, ivre de son pouvoir absolu, et qui est devenue l’antithèse de la révolution prolétarienne. L’art, comme la science, non seulement n’a pas besoin d’ordres, mais il ne peut, par sa nature même, les supporter. La création artistique a ses lois, même lorsqu’elle est consciemment au service du mouvement social. La création intellectuelle est incompatible avec le mensonge, la falsification et avec l’opportunisme. L’art peut être un grand allié de la révolution, pour autant qu’il reste fidèle à lui-même. Les poètes, les artistes, les sculpteurs, les musiciens, trouveront eux-mêmes leurs voies et leurs méthodes, si les mouvements libérateurs des classes et des peuples opprimés dispersent les nuages du scepticisme et du pessimisme qui assombrissent en ce moment l’horizon de l’humanité. La première condition d’une telle renaissance, c’est le renversement de la tutelle étouffante de la bureaucratie du Kremlin.
Je souhaite à votre revue de prendre place dans l’armée victorieuse du socialisme et non dans un camp de concentration.
Léon TrotskyCoyoacan, le 18 juin, 1938
[1] Sur la façon dont, sur ce point entre autres, Vorochilov écrivait l’histoire, cf. l’article de N. Markine (L. Sedov), « Staline et la guerre civile ou comment on écrit l’Histoire », Cahiers Léon Trotsky n° 13, pp. 74‑90.
[2] Cette question est examinée en détail dans mon Histoire de la Révolution russe , au chapitre « Légendes de la bureaucratie » (Note de L. Trotsky).