La « réouverture » de l’économie canadienne est en cours – et bien plus tôt que beaucoup de gens ne l’auraient souhaité.
Le Québec a été parmi les premiers à annoncer une levée des mesures de confinement. Un demi-million de travailleurs sont invités à retourner au travail d’ici le 11 mai, tandis que les écoles primaires devraient rouvrir dans les semaines à venir, et ce, malgré le fait que le Québec est premier au Canada en termes d’infections et de décès dus à la COVID-19.
Après un certain retard, l’Ontario et l’Alberta ont maintenant emboîté le pas. Les deux provinces ont annoncé leur réouverture pour le 4 mai, en commençant par les activités de loisirs comme le golf et la navigation de plaisance. L’Alberta prévoit d’ouvrir ses restaurants et autres commerces dès le 14 mai.
La plupart des autres provinces ont annoncé la levée de certaines restrictions, notamment la Saskatchewan, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick.
Les premiers ministres du Canada ont annoncé une victoire prudente sur le virus. Les hôpitaux ont jusqu’ici évité la situation apocalyptique observée en Italie, en Espagne et aux États-Unis. Dans la plupart des provinces, les nouveaux cas de COVID-19 sont en baisse. Les premiers ministres, d’abord réticents à fermer leurs économies, vantent maintenant leurs réalisations.
Ces mesures, disent-ils, ont atteint leur but. « Dans de nombreuses régions du pays, la courbe s’est aplatie », a déclaré le premier ministre Justin Trudeau. Et si le nombre de cas devait remonter? Les premiers ministres de la Colombie-Britannique et de l’Île-du-Prince-Édouard nous assurent que des mesures sont en place pour tuer le problème dans l’œuf, comme le dépistage et les mesures de distanciation sociale.
« L’ennemi invisible » a reçu un coup fatal, et les défenses du Canada sont en place, du moins selon ses dirigeants. Ce serait en effet une victoire réconfortante – si seulement c’était vrai.
Aplatir la courbe?
Commençons par les nouveaux cas. Le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, avait précédemment laissé entendre que sa province attendrait d’avoir enregistré un déclin du nombre de cas d’au moins deux à quatre semaines avant de rouvrir. Les experts médicaux semblaient d’accord. Toutefois, de nombreuses provinces, dont l’Ontario, n’ont pas encore atteint cet objectif.
Certaines provinces ne connaissent peut-être pas de baisse du tout, bien qu’elles soient encore en confinement. Le 1er mai, le Québec a signalé sa plus forte augmentation quotidienne du nombre de décès depuis le début de la pandémie. Le même jour, la Saskatchewan a enregistré sa plus forte augmentation en un seul jour depuis plus d’un mois. En Alberta, une épidémie a récemment été signalée dans un grand entrepôt d’Amazon, à la suite d’une série d’éclosions très médiatisées dans une usine de transformation de viande.
En Ontario, Ford est allé plus loin en laissant entendre que les restrictions ne devraient pas être levées avant que les nouveaux cas ne tombent à 200 par jour. Pourtant, l’Ontario est en train de rouvrir l’économie alors que le nombre de cas quotidien est de deux fois ce chiffre. Dans les établissements de soins de longue durée, la situation est encore pire. Deux cent cinq d’entre eux sont confrontés à des éclosions, contre 114 il y a deux semaines à peine.
Le Canada n’est pas prêt
Cependant, même si les cas devaient diminuer de manière significative, il n’y a aucune garantie que le virus ne reviendra pas. À Singapour, où le dépistage et la recherche de contacts sont à des niveaux plus élevés qu’au Canada, on pensait jusqu’à récemment que la COVID-19 avait été éradiquée. Ce pays connaît actuellement une deuxième vague d’infections.
L’OMS a déclaré que, jusqu’à ce qu’un vaccin soit découvert, les pays devront mettre en œuvre du dépistage de masse, une rigoureuse recherche de contacts et une distanciation sociale pour maintenir les infections à un faible niveau. Ils devront également disposer d’un grand nombre d’équipements de protection. Sur chacun de ces points, le Canada est à la traîne.
Le dépistage de la COVID-19 a été salué comme l’un des « points forts » du Canada. Les chiffres pointent toutefois en direction contraire. Un expert a laissé entendre que le Canada aurait besoin de jusqu’à 500 000 tests par jour pour maîtriser le virus. Trudeau a jusqu’ici fixé un objectif de seulement 60 000 par jour, et le Canada n’atteint que la moitié de cet objectif.
L’Ontario et le Québec ont été particulièrement lents à agir. Ford a exprimé sa « frustration » face au fait que l’Ontario a manqué à plusieurs reprises ses objectifs. Le taux de dépistage du Québec a même diminué. La province effectue actuellement 6 000 tests par jour, alors qu’elle pourrait en effectuer 15 000.
Il n’est pas impossible d’augmenter le dépistage. L’Allemagne effectue 900 000 tests par semaine, soit autant que le Canada pendant toute la durée de la pandémie. « C’est là que vous voulez être. Et si vous n’y êtes pas, il est insensé et négligent de faire ce dont [le premier ministre québécois] Legault parle », a déclaré un expert médical qui commentait les chiffres allemands.
Le Canada n’est pas meilleur pour la recherche de contacts. Afin de minimiser les infections, les personnes qui entrent en contact avec des porteurs de la COVID-19 doivent être immédiatement identifiées, puis on doit leur demander de s’isoler. Pour y parvenir efficacement, il faut un grand nombre de « traceurs de contacts », soit des personnes chargées d’identifier les porteurs potentiels du virus, ainsi que l’aide d’une technologie avancée.
L’Université John Hopkins estime que les États-Unis pourraient avoir besoin de 260 000 traceurs de contact supplémentaires pour limiter la propagation dans le pays. À Wuhan, en Chine, lieu d’origine de la COVID-19, on estime que 9 000 traceurs ont été déployés pour seulement pour cette ville. Si le Canada devait exiger une quantité comparable, cela signifierait qu’il faudrait employer au moins 20 000 traceurs. Récemment, la plupart des provinces n’avaient que quelques dizaines de traceurs de contacts à leur emploi.
L’Alberta a annoncé une nouvelle application à usage volontaire pour aider à localiser les malades via Bluetooth. Toutefois, les experts affirment que ces applications ne sont efficaces que si au moins 60% de la population les utilisent. En Islande, où l’utilisation de ces applications est l’une des plus élevées au monde, seulement 40% de la population les a téléchargées.
Le Canada a également eu du mal à se doter d’équipements de protection individuelle (EPI). Selon une récente enquête auprès des médecins, 25% d’entre eux affirment que la pénurie d’EPI s’est aggravée, tandis que 40% n’ont constaté aucun changement. Dans les médias, les histoires abondent sur les avions à destination de la Chine qui doivent rapporter des EPI, et qui reviennent les mains vides.
Même la distanciation sociale pourrait s’avérer difficile. De nombreux chefs d’entreprise n’ont pas introduit de mesures de sécurité en raison de leur coût et ne le feront peut-être pas du tout. Les premiers ministres pourraient également se montrer peu enclins à les faire appliquer.
Les nouvelles lignes directrices sur la distanciation sociale sur le lieu de travail en Ontario contiennent de nombreuses recommandations. Peu d’entre elles sont obligatoires. Pour celles qui le sont, les propriétaires d’entreprises ne sont passibles que d’une amende de 750 dollars en cas d’infraction – une goutte d’eau dans l’océan pour la plupart des grandes entreprises.
Une catastrophe se profile à l’horizon
Le manque de préparation du Canada rend dangereuse la réouverture de son économie en toute sécurité dans les mois à venir, et encore plus dans les jours à venir. Cela risque d’entraîner une deuxième vague d’infections, encore plus meurtrière que la première si des mesures appropriées ne sont pas prises.
Pourquoi les restrictions sont-elles levées? Ford s’est récemment plaint d’avoir été « fortement sollicité par de nombreux groupes et organisations » pour mettre fin au confinement. Depuis le jour 1, les dirigeants canadiens font face à la pression des grandes entreprises pour lever les restrictions. Le confinement a réduit leurs profits, tout comme les nouvelles mesures de sécurité. En outre, à mesure que d’autres pays rouvrent leur économie, les entreprises canadiennes craignent que leurs concurrents ne prennent l’avantage sur elles. D’où l’ouverture quasi simultanée des économies du monde entier, quel que soit leur état de santé publique.
Bien entendu, le confinement ne peut pas et ne doit pas rester en place éternellement. Toutefois, un déconfinement en toute sécurité nécessiterait du dépistage de masse, une solide recherche de contacts et des mesures de sécurité appropriées, que les capitalistes et leur État ne veulent pas ou ne peuvent pas pu fournir.
Les capitalistes, cependant, ne peuvent pas attendre. Leurs profits doivent être « déconfinés », même si cela signifie exposer un pays entier à la COVID-19. Dans tous les cas, ils peuvent dormir sur leurs deux oreilles en sachant que quelqu’un d’autre – un ouvrier d’usine, un caissier, un serveur – mourra pour leur noble cause. Avec un vaccin qui ne sera disponible que dans 12 à 18 mois, le nombre de victimes risque de monter en flèche.
Pas sans l’accord des travailleurs
La décision de savoir quand et comment rouvrir est une question de vie ou de mort. Elle ne doit pas être prise par ceux dont le seul intérêt est d’accumuler des richesses, comme c’est le cas pour les capitalistes. Qui devra prendre cette décision? Elle devrait revenir à ceux que cela affecte le plus : les travailleurs au front.
Aucune entreprise ne devrait être rouverte avant que ceux qui y travaillent ne donnent leur accord. À cette fin, les travailleurs devraient former des comités de sécurité pour inspecter leur lieu de travail, et être habilités à donner des ordres à leurs patrons lorsque les normes de sécurité ne sont pas respectées.
Le mouvement ouvrier devrait exiger que l’État entreprenne un programme d’embauche et de formation de masse de chômeurs comme traceurs de contacts. Ils devraient être payés à partir des réserves des grandes entreprises, à commencer par les banques qui ont exigé le double des intérêts sur les hypothèques pendant la pandémie. Si elles refusent, leurs actifs devraient être saisis en vertu de mesures d’urgence. Les usines capables de produire du matériel pour le dépistage devraient être prises en charge et réoutillées pour augmenter la production comme en temps de guerre. Si les usines peuvent produire des tanks, comme cela a été fait pendant la Seconde Guerre mondiale, elles peuvent produire des écouvillons nasaux.
Les capitalistes veulent rouvrir l’économie selon leurs conditions, et à nos dépens. Nous aussi, nous voulons rouvrir l’économie : selon les conditions des travailleurs, et aux dépens des capitalistes.
Sinon, la « grande réouverture » du Canada risque de devenir un grand désastre.