Cet article date du 16 juin 2011.
Il y a près de 10 ans, George W. Bush et les néo-conservateurs ont profité des attentats du 11 septembre pour engager leur politique étrangère dans la voie de la force militaire brute. Mais après les désastres en Irak et en Afghanistan, et dans le contexte de la plus grave crise économique depuis les années 30, l’humeur a changé.
A quelques mois du dixième anniversaire du 11 septembre, le Financial Times a publié un article intitulé : Les Etats-Unis n’ont plus envie d’être les gendarmes du monde. Ce titre résume le changement de position des Américains dans la politique mondiale. Les effets des attentats ont commencé à s’estomper. Le brouillard toxique du chauvinisme s’est dissipé, ne laissant aux Etats-Unis qu’un sévère mal de tête.
Cette évolution se manifeste dans l’attitude de Washington vis-à-vis de la crise libyenne. Les dirigeants américains ne savent pas comment répondre aux changements historiques en cours dans le monde arabe. Au Moyen-Orient et en Afrique du nord, les vieilles certitudes ont été dissoutes. Les alliés sûrs et de longue date de Washington ont été déstabilisés. La notion de « nouvel ordre mondial » est en miettes. Face à des événements qu’il n’avait pas anticipés, l’impérialisme américain a été frappé de perplexité.
Les analystes américains étaient choqués de réaliser que l’administration Obama n’avait aucun contrôle sur la rue arabe – et qu’il n’est pas simple de rétablir l’autorité et l’influence perdues des Américains dans cette région stratégique. Washington a le plus grand mal à concilier sa politique étrangère traditionnelle avec un mouvement révolutionnaire exigeant une authentique démocratie.
Ici réside l’importance de la Libye. Ce qui a commencé comme une insurrection populaire à Benghazi a dégénéré en guerre civile. Les impérialistes ont alors eu l’opportunité d’intervenir dans les affaires d’un pays arabe, sous couvert de « mission humanitaire ». L’aile la plus bornée de la classe dirigeante américaine s’accroche à la vieille politique belliqueuse. Des sénateurs tels que John McCain ont insisté pour répondre de la façon la plus agressive à la situation en Libye, avec comme objectif déclaré de renverser Kadhafi. Mais ces gens-là n’ont plus le même écho, aux Etats-Unis, où l’opinion publique est toujours plus hostile aux aventures militaires.
L’opportunité, cependant, était trop belle. Mais les Américains avaient un problème sérieux : qui devait mener l’intervention ? Après les débâcles en Irak et en Afghanistan, les généraux américains ont dès le début et publiquement exprimé leur scepticisme à l’égard d’une intervention en Libye. A l’heure où les Américains s’efforcent désespérément de s’extraire d’Irak et d’Afghanistan, la perspective de s’enliser dans une nouvelle guerre, en Afrique du Nord, ne peut être que très impopulaire.
Tel un homme passant la patate chaude à son plus proche voisin, Obama a cédé les opérations de bombardement à l’OTAN. Les Américains ont essayé de se cacher derrière les Européens. Mais ils se sont immédiatement heurtés à une nouvelle difficulté. Tout le monde ne partageait pas l’enthousiasme belliqueux de la France et de la Grande Bretagne. L’Allemagne était notoirement réticente. Quant à Berlusconi, outre que c’est un vieil ami de Kadhafi, il avait trop de problèmes à régler chez lui pour s’embarquer dans une nouvelle guerre. D’autres enfin se sont inquiétés du coût des opérations (« n’oublions pas les déficits publics ! »).
Il en a découlé une campagne de bombardements très désordonnée dont le poids a été porté par la Grande Bretagne, la France et… les Etats-Unis. Elle a provoqué suffisamment de dégâts pour aiguiser le ressentiment contre les impérialistes, mais pas assez pour permettre aux rebelles de vaincre les forces de Kadhafi. Le résultat, sur le terrain, c’est une impasse chaotique dont on ne voit pas d’issue à court terme. De l’autre côté de l’Océan atlantique, le mécontentement ne cesse de croître à l’égard de « nos alliés européens ». Pendant que Washington et ses alliés parlent d’intensifier les opérations en Libye, l’OTAN est en crise et criblée de divisions.
Les avertissements de Robert Gates
Le secrétaire à la défense américain, Robert Gates, avait dès le départ critiqué la « légèreté » de ceux qui parlaient d’imposer une zone d’exclusion aérienne en Libye. Il rappelait qu’une telle opération exigeait de détruire les défenses anti-aériennes libyennes. Il voulait que les Européens – et non les Américains – assument la plus grande part de l’intervention. Aujourd’hui, Gates est clairement frustré. Dans les derniers mois de sa fonction comme secrétaire à la défense, qu’il quittera le 30 juin, Gates a fait une série de discours provocateurs qui ont envoyé des ondes de choc à Washington.
Il a prévenu que les capacités militaires des Etats-Unis seraient probablement réduites, à l’avenir, et qu’elles pourraient répondre à moins de « menaces ». Lors d’un discours à l’académie militaire de West Point, à New York, il a surpris son auditoire en déclarant qu’un futur secrétaire d’Etat qui conseillerait au président d’envoyer une grande armée terrestre en Asie, en Afrique ou au Moyen-Orient devrait « se faire examiner la tête », citant la délicate formule du général Douglas MacArthur. La déclaration de ce bureaucrate rompu aux questions militaires est d’autant plus remarquable qu’il a lui-même dirigé le déploiement des troupes en Irak et en Afghanistan.
Lors d’un discours clôturant deux jours de réunions avec les ministres de la défense de l’OTAN, Gates a également formulé un avertissement sévère à l’intention de ses alliés européens, qui sont selon lui confrontés à la « très sérieuse possibilité d’une inutilité militaire collective ». Et il a prévenu que l’Amérique devenait financièrement incapable et politiquement réticente à supporter le poids de leur défense.
Une heure durant, Gates a sermonné les officiels européens comme un maître d’école admoneste de petits enfants. Il a dit que la politique de défense américaine serait remise en cause si les membres européens de l’OTAN refusaient de supporter davantage le poids de leur propre sécurité. Il a qualifié d’« inacceptable » la situation actuelle en Libye, qui souligne les limites de l’OTAN. « La plus puissante alliance militaire de l’histoire est engagée depuis à peine 11 semaines dans une opération contre un régime pauvrement armé, dans un pays faiblement peuplé », a déclaré l’homme de Washington. « Et pourtant, de nombreux alliés commencent à manquer de munitions – et demandent aux Etats-Unis, une fois de plus, de combler la différence ».
Il a également souligné qu’en Libye, la campagne aérienne nécessitait une « augmentation majeure » du nombre de spécialistes américains de repérage de cibles. Par ailleurs, alors que le centre d’opérations basé en Italie peut gérer 300 sorties par jour, il ne parvient à en traiter que 150. Gates a reconnu qu’il prédisait à l’OTAN un futur « morose », mais a ajouté (sans grande conviction) que les gouvernements européens pouvaient toujours se ressaisir : « La vérité, c’est qu’il existe un manque d’appétence et de patience au Congrès américain, lorsqu’il s’agit de dépenser des fonds de plus en plus précieux pour des nations qui ne sont apparemment pas disposées à consacrer les ressources nécessaires ou à faire les changements nécessaires pour être des partenaires sérieux et compétents dans leur propre défense… Il faudra des dirigeants politiques décidés à agir, sur ce continent. On ne pourra pas, de l’autre côté de l’Atlantique, vous l’imposer. »
C’est précisément le problème. L’histoire montre qu’il est impossible de gagner une guerre comme celle en Libye en se limitant à des frappes aériennes. Pour infliger une défaite décisive à Kadhafi, il faudrait envoyer au sol un nombre suffisant de soldats. Or pour le moment, personne ne manifeste un grand enthousiasme pour cette option. Cela vaut aussi bien pour les Européens que pour les Américains.
Robert Gates a dressé un sombre tableau de la défense européenne. Il a expliqué que les futurs dirigeants américains pourraient considérer que le retour sur investissement des Etats-Unis dans l’OTAN n’en vaut plus la peine. En vingt ans, la contribution américaine aux dépenses militaires de l’OTAN est passée de 50 à plus de 75 % du total. Seules la France et la Grande-Bretagne consacrent au moins 2 % de leur PIB à la défense (il y a aussi la Grèce et l’Albanie, mais leur PIB est trop petit pour que ce soit significatif). Depuis le 11 septembre 2001, l’ensemble des dépenses militaires européennes a baissé de près de 15 %.
Washington craint que l’OTAN soit réduite à une alliance à deux vitesses, les Etats-Unis et une poignée de pays européens assumant toutes les tâches difficiles, pendant que les autres pays bénéficieraient de la protection de l’OTAN sans en supporter les coûts et les risques. « Ce n’est plus une inquiétude reposant sur une hypothèse », a dit Gates. « Nous en sommes déjà là, et c’est inacceptable ».
Changement d’humeur
En 1945, les Etats-Unis ont émergé de la seconde guerre mondiale avec une base industrielle intacte et les deux tiers des réserves mondiales d’or. Un demi-siècle plus tard, les Etats-Unis sont passés du rang de premiers créditeurs à celui de premiers débiteurs au monde. Leurs énormes dépenses militaires pèsent lourdement sur leur dette publique record.
Pendant deux siècles, la Grande-Bretagne a dirigé la moitié du monde et s’est engraissée grâce à son Empire. Mais c’était à l’époque du capitalisme ascendant. Les Etats-Unis ont hérité du rôle de gendarme du monde dans la période de déclin sénile du capitalisme. Au lieu de rapporter de vastes profits, leurs aventures impériales deviennent un fardeau colossal.
Le discours de Gates aux dignitaires européens ne reflète pas seulement l’inquiétude croissante de Washington au sujet de la défense européenne. Elle reflète aussi un changement dans l’opinion publique américaine. L’assassinat de Ben Laden a permis à Obama de remonter dans les sondages. Mais cela n’a pas suffi à assurer le soutien du peuple américain à la guerre en Libye – guerre que l’actuel occupant de la Maison Blanche ne goûte pas beaucoup lui-même, d’ailleurs. Les « faucons » Républicains qui dirigeaient la sécurité nationale, il y a quelques années, sont en complète rupture avec l’opinion publique.
Les Etats-Unis sont un pays différent de celui qui contemplait avec horreur le carnage du World Trade Center. Après 10 ans d’une « guerre au terrorisme » qui a coûté tant de sang et d’or, après un effondrement économique sans précédent depuis les années 30, et face aux politiques de rigueur comme seul avenir prévisible, il y a eu un tournant majeur dans la psychologie des masses américaines. Les discours isolationnistes de dirigeants américains en sont une expression. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de nouvelles aventures militaires. La situation mondiale est de plus en plus explosive. Les impérialistes seront sans cesse entraînés dans de nouveaux conflits.
Cependant, la principale guerre qui sera menée sera la guerre entre les riches et les pauvres. Elle aura lieu dans le monde entier, y compris aux Etats-Unis. On a assisté aux premières grandes mobilisations dans les rues de Tunis et du Caire, de Madison et de Madrid, d’Athènes et de Londres. Le seul moyen d’éradiquer les guerres impérialistes est d’en éliminer la cause – autrement dit, d’exproprier les banques et les multinationales au nom desquelles ces guerres sont menées. La guerre qui doit être menée et gagnée, pour sauver l’espèce humaine, c’est la guerre de classe.