Le mouvement déclenché par le meurtre de George Floyd a largement dépassé la ville de Minneapolis. Des manifestations contre le racisme et les violences policières ont eu lieu dans des centaines de villes à travers le monde, mobilisant des centaines de milliers de jeunes et de travailleurs. La classe dirigeante a réalisé qu’elle ne pourrait pas écraser le mouvement et essaie maintenant de recourir à la carotte plutôt qu’au bâton.
La répression échoue à étouffer le mouvement
Aux États-Unis, le mouvement dure depuis deux semaines, et n’a fait que se renforcer. Des manifestations ont eu lieu dans plus d’un millier de villes. Des dizaines de milliers de personnes ont défilé à Los Angeles, San Francisco, New York, Philadelphie, Chicago, Washington, mais aussi dans des petites villes du sud du pays, pourtant considérées comme arriérées et réactionnaires.
Tous les sondages montrent un soutien écrasant au mouvement dans la population américaine, en même temps qu’une opposition claire à la réponse répressive de Trump. Ces manifestations de masse continuent en effet de se tenir après plus de 10 jours de répression brutale, de couvre-feu, de gaz lacrymogène. Des gardes nationaux patrouillent dans les rues, des policiers ont foncé en voiture dans des manifestations et dans certains cas ont même tiré dans la foule, tuant encore d’autres innocents. Rien de cela n’a fait reculer le mouvement.
La classe dirigeante change de stratégie
La classe dirigeante américaine a été contrainte de tenter de limiter le mouvement par d’autres moyens que la répression. Le couvre-feu a été levé dans certaines villes et même Trump a été forcé d’arrêter de parler d’envoyer l’armée contre le mouvement. Cela ne veut pas dire que la répression est finie, loin de là, mais que la classe dirigeante a aussi recours à d’autres méthodes pour mettre fin au mouvement, et notamment au Parti Démocrate.
Les démocrates dirigent un bon nombre de villes connues pour leurs meurtres de noirs par la police, et notamment Minneapolis. Cela ne les a pas empêchés de tenter de s’intégrer dans le mouvement pour le neutraliser et le ramener sur des canaux sûrs pour la bourgeoisie. Ses militants ont profité de l’absence de direction et d’organisation pour organiser des rassemblements et des événements au nom du mouvement, mais en le vidant de ses revendications radicales.
On assiste donc aujourd’hui au spectacle cynique et répugnant de politiciens démocrates, qui n’ont jamais dit un mot contre le racisme de la police – voire qui ont parfois même condamné la « violence » des manifestants, venir s’agenouiller dans les manifestations en hommage à George Floyd. Des policiers ont fait de même et se sont mis à genoux pour les photographes, juste avant de gazer les manifestants devant lesquels ils s’agenouillaient.
Autre concession, la méthode de l’arrestation par étranglement a été interdite dans plusieurs villes. Mais ce geste est purement symbolique. George Floyd a été étranglé, mais la semaine dernière, deux jeunes latinos, Erik Salgado et Sean Monterossa, ont été abattus sans raison par la police. L’interdiction de cette méthode ne les aurait pas sauvés des policiers meurtriers.
Un militant associatif interrogé par le Washington Post a donné une réponse nette aux tentatives du parti démocrate de « réformer la police » :
Les gens ne sont plus intéressés par les réformes. Le système est au-delà des réformes. Tout ce qui est proposé n’est qu’un placebo. Des entraînements ou des protocoles différents ne seront pas suffisants pour mettre fin à la violence policière dans nos villes.
Comités de défense de quartier
Le niveau de concessions que la classe dirigeante est prête à faire est directement proportionnel à la puissance du mouvement. Le fait que la majorité du conseil municipal de Minneapolis ait voté pour dissoudre la police est une preuve de l’ampleur de la mobilisation dans sa ville d’origine. Les manifestants y ont non seulement brûlé un commissariat, mais ils ont aussi commencé à mettre sur pied des comités de défense des quartiers et des patrouilles communautaires, la plupart du temps armées, pour remplacer la police. Un reportage duWashington Post décrivait récemment ces patrouilles créées par des militants associatifs : des militants prennent note de la composition des patrouilles et de leur armement, et font signer un registre à leurs membres avant de leur expliquer leur rôle, de leur rappeler comment ils doivent se comporter et de leur donner des instructions détaillées.
La police a été informée de cet état de fait par ces militants, qui insistent : « on ne leur a pas demandé leur permission, on voulait juste qu’ils soient au courant ». Ce genre de développement, dans le pays capitaliste le plus avancé du monde, montre le bond gigantesque accomplie par la conscience des masses sous le coup des événements.
Distractions réformistes
« Démanteler la police » est devenu un des slogans du mouvement, mais il peut prendre des sens différents. Pour les manifestants, cela signifie qu’ils sont clairement conscients du fait que le problème ne se limite pas à quelques policiers racistes, et qu’il ne peut pas être réglé par des mesures limitées. Ce slogan marque le besoin d’arracher complètement une structure intrinsèquement raciste et violente. C’est une conclusion potentiellement révolutionnaire. La police est une part de l’État capitaliste. Le fait que sa légitimité ait été affaiblie au point qu’un mouvement de masse demande sa destruction est très significatif.
Mais quand les démocrates du conseil municipal disent qu’ils vont couper les financements de la police, ces mots prennent un autre sens, comme le maire de la ville a été contraint de le reconnaître devant des manifestants. Pour eux, cela veut seulement dire qu’ils vont « mettre en place une commission, prévue pour durer quelques années, pour étudier comment reformer la police ». Un conseiller municipal a d’ailleurs précisé que la nouvelle police serait créée en coopération avec le « fantastique » chef de la police actuelle! Nous partons donc d’une annonce du « démantèlement » de la police pour arriver à son simple changement, sous l’autorité de son chef actuel. Cela montre bien quel est véritablement l’objectif de ces politiciens démocrates : distraire l’attention des masses pour affaiblir le mouvement.
Qu’est-ce que « démanteler la police » veut dire?
Les capitalistes, leurs médias et leurs soi-disant experts nous expliquent, sans surprise, qu’il est impossible de « démanteler la police », sans provoquer un raz-de-marée de crimes. La bourgeoisie essaie ainsi de jouer sur les peurs des gens ordinaires, qui sont parfaitement conscients de la réalité de la délinquance. C’est d’ailleurs tout le sens des patrouilles communautaires créées récemment. Les gens veulent être protégés, mais ne font pas confiance à la police pour le faire.
Est-il possible de démanteler la police? Celle-ci est une part essentielle de l’État capitaliste. Aussi longtemps qu’existera une société de classes, une classe dominante minoritaire et une classe ouvrière majoritaire, mais privée de tout pouvoir économique ou politique, une police existera sous une forme ou une autre. Cela ne veut pas dire que nous devons défendre la police. Au contraire. Cela veut dire que si nous voulons abolir la police, nous devons abolir la société de classe.
La grande majorité des crimes dans la société capitaliste sont le fruit de l’énorme gouffre qui sépare les pauvres et les riches, du racisme et des conditions misérables dans lesquels vivent les quartiers pauvres. La plus grande part de ces problèmes seraient résolus si tout le monde pouvait avoir accès à un emploi viable, à une éducation de qualité, des logements décents, et un bon système de santé et de retraite. Le reste pourrait être pris en charge par des patrouilles citoyennes financées publiquement, élues et responsables devant leurs conseils de quartiers. Les patrouilles de quartier de Minneapolis montrent clairement que cela est possible.
Le système capitaliste est incapable de garantir l’accès à des emplois, à l’éducation ou à la santé. Pour pouvoir l’obtenir, il nous faut prendre l’économie des mains de la petite minorité de milliardaires qui la font tourner à leur profit et la placer sous le contrôle démocratique de la population, pour satisfaire les besoins de la majorité. Cela ne peut se faire sans une révolution. Voilà les véritables implications des appels à « démanteler la police ».
Le mouvement que l’on observe en ce moment aux États-Unis n’est pas encore une révolution, mais il a néanmoins des implications révolutionnaires. C’est ça qui inquiète la classe dirigeante et la pousse à utiliser tous les moyens – de la répression aux concessions – pour tenter de le réduire.
Une situation explosive
Pour aller de l’avant, le mouvement contre le racisme doit continuer à se développer. Le mouvement ouvrier organisé est la seule force capable de former des patrouilles de défense de quartiers à grande échelle, mais aussi la seule force capable de stopper la production et de frapper les milliardaires là où ça fait mal. On a pu observer en quelques occasions des cas de participation de syndicats au mouvement, par exemple lorsque les syndicats de chauffeurs de bus ont refusé de transporter des manifestants arrêtés. Lors des funérailles de George Floyd, une grève de solidarité a aussi paralysé tous les ports des États-Unis pendant 8 minutes et 46 secondes, le temps que Floyd a passé sous le genou de son meurtrier. C’est un geste symbolique, mais il a une signification énorme. Une grève de 8 heures a d’ores et déjà été annoncée pour le 19 juin dans 29 ports de la côte ouest des États-Unis. Elle proteste à la fois contre le racisme de la police et contre la privatisation du port d’Oakland, qui va priver d’emploi de nombreux travailleurs noirs (entre autres). C’est là un exemple qui devrait être suivi. Comme le dit un militant du syndicat des Dockers d’Oakland : « le mouvement ouvrier doit prendre la direction de la lutte contre le terrorisme raciste de la police. »
La façon dont le mouvement s’est étendu à l’échelle internationale est aussi très significative. Elle montre que le racisme et les violences policières sont présents, à une échelle ou une autre, dans tous les pays. En dernière analyse, cela vient du fait que l’État capitaliste détient le monopole de la violence au profit de la classe dirigeante. Ce mouvement n’est donc pas qu’un mouvement de solidarité avec les États-Unis, il met aussi à l’ordre du jour ces questions dans tous les pays où il se développe.
La colère que révèle ce mouvement est aussi le fruit de la façon désastreuse dont la classe dirigeante a géré la crise du COVID-19, en sacrifiant la vie des travailleurs aux profits d’une minorité de parasites. La bourgeoisie n’a pas d’argent à dépenser pour des masques ou des tests, mais elle en a pour des lacrymogènes et des drones policiers. Cette colère est aussi liée à la crise économique qui commence, et qui menace d’emporter des dizaines de millions d’emplois.
Tout cela a créé une humeur explosive, qui se déverse aujourd’hui dans les rues.
Une génération entière de jeunes est poussée à la révolte contre un système en crise, qui ne leur offre aucune perspective. Et cette génération est en train de gagner à elle une majorité des travailleurs. Le mouvement auquel nous assistons n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Le fait qu’il ait commencé par une insurrection à Minneapolis, au cœur de la superpuissance impérialiste, est une source d’inspiration pour les jeunes et les travailleurs du monde. Les États-Unis ont un des dirigeants les plus réactionnaires de la planète, mais ils ont aussi un mouvement vivant et offensif, mené par la jeunesse et par les couches les plus opprimées de la population. Un mouvement qui a contraint Trump à se terrer dans un bunker.
La tâche des marxistes est de participer activement et énergiquement à ce mouvement et, comme Marx et Engels l’écrivaient dans le Manifeste du parti communiste, de « mettre en avant la question de la propriété […] comme la question fondamentale du mouvement ».