Le projet de loi C-18, la loi sur les nouvelles en lignes, oppose le gouvernement canadien aux géants de la technologie que sont Google et Meta.
Ce projet de loi était censé « sauver » le journalisme d’information canadien en difficulté en obligeant les grandes plateformes technologiques à payer les médias pour les contenus d’information qu’ils partagent ou réutilisent sur leurs plateformes.
Mais plutôt que de payer, Google supprimera les liens vers les actualités canadiennes de Google News et Google Discover d’ici la fin de l’année, lorsque la loi entrera en vigueur.
De même, Meta a annoncé qu’elle retirerait les actualités de Facebook et d’Instagram.
Sans visibilité sur ces plateformes, les sites de nouvelles canadiens sont en passe de perdre un trafic précieux et les recettes publicitaires qui en découlent. De façon plus importante, les nouvelles sont un service public sur lequel les gens comptent pour se tenir au courant de tout, de la politique aux événements locaux en passant par les feux de forêt dans leur région. Ce service sera sévèrement limité.
« Cela va se traduire par des dizaines de millions de pertes pour les médias canadiens et par la perte d’accès aux services pour les Canadiens, a déclaré Michael Geist, titulaire de la chaire de recherche du Canada en droit de l’internet de l’Université d’Ottawa. Tout le monde y perd. »
Les capitalistes démontrent plus que jamais qu’ils ne peuvent pas maintenir ne serait-ce qu’un semblant de société civile démocratique.
D’où vient le projet de loi C-18?
Ce n’est un secret pour personne que les médias d’information luttent pour leur survie à l’ère de l’internet. À l’époque où les nouvelles étaient diffusées sur papier plutôt que sur des pixels, jusqu’à 40% des recettes d’un journal provenaient des petites annonces. Lorsque les ventes et les annonces ont migré vers Kijiji et Facebook, cette source de revenus s’est tarie. Et comme les lecteurs s’informent en ligne, les organes de presse ont peiné à monétiser un produit qui était désormais disponible gratuitement. Au cours des deux dernières décennies, près de 500 journaux canadiens ont fermé leurs portes et des milliers de journalistes ont perdu leur emploi. Pendant ce temps, des plateformes géantes comme Google et Facebook engrangent des recettes publicitaires sans produire le moindre contenu.
Les partisans du projet de loi C-18 affirment que les plateformes en ligne telles que Google et Facebook gagnent de l’argent grâce au contenu produit par les organes de presse, et qu’il est donc équitable qu’elles rétrocèdent une partie de ces revenus. Selon eux, ce financement contribuerait à garantir des médias d’information robustes et démocratiques.
Comme l’a déclaré le ministre du Patrimoine Pablo Rodriguez, « des centaines de salles de rédaction ont fermé leurs portes parce que les milliards de recettes publicitaires dont elles dépendaient ont été transférés à Google et Facebook ». Il a ajouté que le projet de loi C-18 « égalise les règles du jeu en limitant le pouvoir des grandes entreprises technologiques ».
Selon le directeur parlementaire du budget, le projet de loi stimulerait l’industrie canadienne des nouvelles de 329 millions de dollars par an, si tout se déroule comme prévu. Ce qui, bien sûr, n’est pas le cas.
Les monopoles de la « tech » répliquent
Le 22 juin, le projet de loi a reçu la sanction royale. Ses partisans n’ont pas eu le temps de se réjouir avant que Meta et Google ne passent à l’action. Ils se conformeront à la loi en supprimant et en bloquant les liens vers les nouvelles canadiennes sur leurs plateformes. Les deux entreprises mettent également un terme aux accords conclus avec les organes de presse canadiens en ce qui concerne la rémunération des contenus d’information. Meta se venge également en mettant fin à un programme de bourses en journalisme avec le fil de presse de La Presse Canadienne.
Les motivations des géants de la technologie sont évidentes : ils ne veulent pas payer ce qu’ils appellent une « taxe sur les liens ». Selon Meta, le contenu journalistique contribue si peu à ses revenus annuels qu’il est plus facile pour elle de le supprimer.
Ils font également valoir que la loi sur les nouvelles en ligne n’est tout simplement pas équitable. Selon Google, le projet de loi C-18 fait payer la plateforme pour avoir rendu service à l’industrie de la presse en « facilitant l’accès des Canadiens aux nouvelles de sources canadiennes ». Ce sont les plateformes en ligne qui dirigent les internautes vers les sites d’information : pourquoi sont-elles punies pour cela?
Rodriguez s’est dit surpris par l’annonce de Google. Cependant, les entreprises ont fait exactement ce qu’elles avaient menacé de faire. En février, Google avait commencé à tester des moyens de bloquer l’accès des Canadiens aux sites de nouvelles.
La même chose s’est produite en Australie lors du débat sur le News Media Bargaining Code (NMBC), duquel s’inspire le projet de loi C-18. Meta a empêché les Australiens d’accéder à des nouvelles ou d’en publier, y compris concernant les organisations caritatives, les services d’urgence et la météo.
Le NMBC a finalement été mis en œuvre en Australie avec quelques modifications.
Maintenant que d’autres pays tentent de suivre cet exemple (un projet de loi similaire est en préparation aux États-Unis), Google et Meta se battent pour que le Canada ne renforce pas le précédent australien.
Justin Trudeau a réagi de manière intraitable aux annonces de Google et Meta : « Le fait que ces géants de l’internet préfèrent couper l’accès des Canadiens aux informations locales plutôt que de payer leur juste part est un vrai problème, et ils ont maintenant recours à des tactiques d’intimidation pour essayer d’obtenir ce qu’ils veulent. Cela ne marchera pas. »
Rachel Curran, responsable des politiques publiques de Meta au Canada, est tout aussi inflexible. « Notre trajectoire est fixée. Il n’y a aucune possibilité de négocier dans le cadre de ce projet de loi. »
Il reste à savoir quel camp flanchera en premier. Le projet de loi C-18 n’entrera pas en vigueur avant la fin de 2023. D’ici là, l’incertitude continuera de peser sur l’industrie.
Pour apaiser les craintes, Rodriguez a déclaré que si les entreprises retiraient les nouvelles de leurs plateformes, le gouvernement veillerait à ce que les salles de rédaction disposent des ressources nécessaires pour poursuivre leur travail. Il n’a pas précisé comment.
Bouée de sauvetage ou coup d’argent?
Il semblerait donc que les organes de presse canadiens étouffent sous le poids des monopoles technologiques et qu’ils aient besoin de la loi sur les nouvelles en ligne pour les sauver.
Mais on peut se demander si le projet de loi C-18 est en mesure de le faire.
Ce sont les médias locaux et de petite taille qui éprouvent le plus de difficultés et qui bénéficient le moins de la redistribution des fonds prévue par le projet de loi C-18. Environ 75% de l’argent alloué aux médias irait aux radiodiffuseurs tels que Radio-Canada, Bell, Shaw et Rogers. Aucune de ces entreprises n’est en grande difficulté.
Des inquiétudes persistent également quant au fait qu’une taxe sur les liens encouragerait les articles « pièges à clics » plutôt que le journalisme de qualité.
Matt Hatfield, directeur des campagnes d’OpenMedia, a exprimé toutes ces préoccupations lorsqu’il a critiqué en profondeur le projet de loi C-18 : « Au lieu de soutenir les médias indépendants, le projet de loi C-18 augmentera le financement des médias nationaux traditionnels, tandis que les petits médias locaux seront laissés à l’abandon […] Au lieu de rouvrir les médias locaux que les Canadiens ont perdus, la grande majorité du financement est destinée aux grandes chaînes nationales, sans obligation de le dépenser pour des reportages d’intérêt public. Et C-18 les encourage à mal dépenser cet argent. En récompensant la diffusion de leur contenu sur les médias sociaux, il encourage un journalisme piège à clics de mauvaise qualité, et non les reportages d’investigation de qualité, bien documentés, dont les Canadiens ont réellement besoin. »
Avant que le projet de loi C-18 ne soit adopté, un amendement a été momentanément déposé pour exclure les radiodiffuseurs universitaires, communautaires et autochtones du projet de loi, de sorte que seuls les organismes commerciaux à but lucratif, ainsi que la Société Radio-Canada, recevraient de l’argent. L’amendement a été rejeté, mais il soulève des doutes quant à l’objectif du projet de loi.
Malgré toutes les déclarations grandiloquentes sur la protection d’une presse canadienne libre et démocratique, le projet de loi C-18 n’est en réalité qu’une tentative de faire un coup d’argent – une aile monopoliste de la classe capitaliste faisant pression sur le gouvernement pour qu’il redistribue les profits de ses concurrents dans ses propres poches.
L’hypocrisie de la « presse indépendante » sous le capitalisme
Rodriguez s’est engagé à ce que « le Canada ait une presse forte, libre et indépendante ». « C’est fondamental pour notre démocratie », dit-il.
Mais cela soulève la question : Quelle presse libre?
Tout ce que cette affaire a révélé, c’est que les médias ne sont pas là pour faire du journalisme courageux, mais pour vendre de l’espace publicitaire. Comment la presse peut-elle être « libre et indépendante » lorsqu’elle vit ou meurt des recettes publicitaires? Comment peut-elle être libre quand les annonceurs peuvent retirer leurs publicités lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec la ligne éditoriale des médias dans lesquels ils annoncent?
La loi sur les nouvelles en ligne ne rend pas les nouvelles canadiennes plus indépendantes. Comme l’ont montré les représailles capricieuses de Google et Meta, les médias d’information dépendent du bon vouloir de ces grands monopoles de la technologie pour le partage de leurs liens.
Alors que les partisans du projet de loi C-18 se plaignent de la récupération des bénéfices publicitaires par ces monopoles technologiques, aucune sonnette d’alarme n’a été tirée sur le fait que Postmedia engloutisse ses concurrents, regroupant de plus en plus de médias d’information sous un seul propriétaire.
Les médias canadiens sont soumis à l’un ou l’autre monopole capitaliste. Et les reportages reflèteront les intérêts de celui qui paie la facture, c’est-à-dire les intérêts de la classe dirigeante, et non ceux des travailleurs, des jeunes ou des opprimés.
Nous l’avons vu lors de la récente grève nationale de l’AFPC, lorsque les journaux de l’ensemble du spectre politique (officiel) ont mené une campagne de salissage contre les travailleurs en lutte en les qualifiant de paresseux gâtés qui allaient déclencher une récession.
Pendant la grève des débardeurs de la Colombie-Britannique, cette semaine, notre presse « libre et indépendante » clamait haut et fort que leurs droits démocratiques devaient être bafoués par une loi de retour à l’emploi.
Il est vrai que les médias indépendants facilitent la démocratie et la participation politique, mais nous ne pouvons pas légiférer pour obtenir une presse libre, et certainement pas une presse libre qui reflète les intérêts de la classe ouvrière. Pour une réelle liberté de la presse, les travailleurs devraient prendre entre leurs mains les grands monopoles de la technologie et de la presse, et les gérer démocratiquement – non pour le profit d’une minorité, mais comme un service public qui répond à un besoin social important. Le contrôle ouvrier sur les médias permettrait d’utiliser les immenses ressources de ces entreprises médiatiques afin de financer un journalisme de qualité, accessible à tout le monde gratuitement, qui reflèterait les intérêts des travailleurs.
D’ici là, nous avons besoin de bâtir une presse ouvrière indépendante, une presse qui n’est pas redevable aux annonceurs ou à l’État, mais aux travailleurs et aux jeunes qui la lisent. C’est ce que nous faisons avec Fightback et La Riposte socialiste. Soutenez-nous dans cet objectif en vous abonnant!