On accuse souvent les marxistes de réduire à néant le rôle des individus dans le cours de l’histoire. Plus précisément, on reproche à la conception marxiste de l’histoire de dissoudre les individus dans les processus économiques et sociaux.
En réalité, loin de négliger le rôle des individus, nous soulignons l’influence décisive qu’ils peuvent avoir sur le cours des événements, du moins dans certaines situations historiques.
Ce que nous rejetons, c’est la conception – idéaliste, au sens philosophique du terme – d’une histoire qui serait déterminée par les idées et les actions de « grands hommes ». Par exemple, le caractère, les idées, les qualités et les défauts de Napoléon ont eu une influence certaine sur la trajectoire historique de la France – et de l’Europe – entre 1799 et 1815. Mais cette même trajectoire était déterminée, plus profondément, par des facteurs qui s’imposaient à Napoléon : le reflux de la Révolution française, l’aspiration de la grande bourgeoisie à consolider et stabiliser son pouvoir, le rapport de force politique et militaire en Europe, etc. L’action de Napoléon se déployait dans ce cadre historique général – lequel reposait, en dernière analyse, sur le niveau de développement des forces productives et les rapports de classes correspondants.
Si Napoléon n’avait pas existé, un autre individu aurait joué un rôle semblable dans le développement du capitalisme en France et en Europe, au seuil du XIXe siècle. Il s’y serait pris autrement et le rythme des événements aurait été différent, sans doute, mais le résultat général aurait été le même.
Lénine et la Révolution russe
La Révolution russe de 1917 offre une bonne illustration des rapports dialectiques entre l’action des individus et l’histoire.
En 1916, exilé en Suisse, Lénine n’avait aucune influence sur les événements en Russie. Ses appels à la révolution socialiste ne touchaient qu’une petite minorité des travailleurs russes, qui eux-mêmes étaient passifs. Mais en février 1917, la Révolution russe éclate ; le régime tsariste s’effondre ; un « gouvernement provisoire » (bourgeois) est installé, soutenu par les dirigeants réformistes du mouvement ouvrier (les mencheviks).
C’est alors que Lénine influença l’histoire d’une façon décisive. En effet, la plupart des dirigeants de son parti, le parti bolchevik, défendaient une politique erronée, une politique de conciliation avec les mencheviks et de « soutien critique » au gouvernement provisoire. Arrivé en Russie en avril 1917, Lénine engagea une lutte acharnée contre la ligne de son parti. Il parvint à corriger cette ligne – et, ce faisant, orienta le parti vers la conquête du pouvoir, effective en octobre 1917.
Une analyse détaillée de ces événements aboutit à cette conclusion : l’individu Lénine a joué un rôle déterminant dans la victoire de la Révolution russe. Bien sûr, on peut imaginer qu’en l’absence de Lénine, la direction du parti bolchevik aurait fini par corriger ses erreurs. Mais ce n’est qu’une possibilité. Au passage, on voit ici la différence entre l’exemple de Lénine et celui de Napoléon, dont un autre individu (ou groupe d’individus) aurait, à coup sûr, assumé le rôle. Cette différence est liée à la spécificité de la révolution socialiste, dont la victoire dépend, dans une large mesure, de la qualité de sa direction.