Article publié à l’origine le 24 mars sur marxist.com.
La situation des marchés financiers mondiaux va de mal en pis. Après trois faillites bancaires aux États-Unis et une en Suisse, les marchés sont à la recherche du prochain maillon faible.
Ce matin, la Deutsche Bank était dans le collimateur, avec une chute de 13% du cours de ses actions, et d’autres suivent de près. Cela montre que, 15 ans après la « crise du crédit », rien n’a été résolu.
Un autre jour, une autre crise
La semaine dernière, la Silicon Valley Bank et la Signature Bank se sont toutes deux effondrées, après que leurs déposants, principalement des entreprises, ont retiré des dizaines de milliards de dollars de leurs comptes bancaires, craignant de perdre leurs fonds – ou, à tout le moins, l’accès à leurs fonds pendant une période prolongée.
Les banques se sont mises à tomber comme des dominos, en commençant par les plus faibles. Le régulateur fédéral et la Réserve fédérale n’ont pu endiguer le phénomène qu’en garantissant tous les dépôts.
Même cela n’a pas suffi et, le jeudi soir, les grandes banques ont apporté une aide de 30 milliards de dollars à First Republic, qui semblait sur le point d’être la prochaine victime.
Simultanément, le géant bancaire Credit Suisse s’est effondré et a du être racheté par son rival, UBS.
Contrairement à ses homologues américains plus petits, le Credit Suisse est une banque d’envergure mondiale, et son effondrement aurait eu des ramifications à l’échelle planétaire. Elle est classée par les régulateurs comme l’une des 30 « banques d’importance systémique mondiale ». Une implosion du Credit Suisse aurait été catastrophique pour le système financier mondial.
La banque centrale suisse a offert au Credit Suisse une garantie de 54 milliards de dollars pour le maintenir à flot. Mais cela n’a pas suffi. En fin de compte, la banque a dû être renflouée par une combinaison d’argent public et par une fusion avec UBS.
Ces dernières turbulences révèlent l’instabilité persistante du capitalisme mondial. Il s’agit maintenant de la troisième ou quatrième crise financière grave depuis 2008. Il y a eu la crise du marché des obligations d’État en 2011-2012, la crise de la COVID-19, la crise des obligations d’État britanniques en septembre, et maintenant une autre crise des banques commerciales.
L’argent bon marché servi aux marchés financiers par l’assouplissement quantitatif, en particulier depuis 2011, a placé le système financier à l’abri de graves difficultés. Mais cela a désormais atteint ses limites.
Pression des taux d’intérêt
La hausse de l’inflation a contraint les banques centrales à changer de cap. Au lieu d’appliquer des taux d’intérêt de 0% et d’imprimer de l’argent, elles ont rapidement dû commencer à augmenter les taux d’intérêt. Il s’agit du rythme de hausse des taux le plus rapide depuis le début des années 1980. Jerome Powell, président de la Réserve fédérale, a déclaré en août de l’année dernière :
« Nous prenons des mesures énergiques et rapides pour modérer la demande afin qu’elle s’aligne mieux sur l’offre, et pour maintenir un ancrage des attentes en matière d’inflation. Nous continuerons à le faire jusqu’à ce que nous soyons convaincus que le travail est terminé. »
Il a ajouté en octobre : « Nous devons vaincre l’inflation. J’aimerais qu’il y ait un moyen indolore d’y parvenir. Il n’y en a pas. »
Aujourd’hui, la douleur commence à se faire sentir. Le secteur des technologies a commencé à faire des licenciements et le secteur de la construction commence également à souffrir.
Les banques, en particulier la SVB, ont été prises au dépourvu à cause de la présence d’un grand nombre d’obligations d’État dans leurs bilans. Il y a un an ou deux, cela semblait être un pari très sûr. Mais ces actifs « très sûrs » ne le sont plus vraiment.
Lorsque la SVB a dû les vendre pour couvrir les dépôts retirés, elle a dû essuyer de grosses pertes. Logiquement, les acheteurs ne sont pas très intéressés à se procurer des obligations d’État américaines sur 10 ans assorties d’un taux d’intérêt de 1%, alors qu’il est possible d’obtenir les mêmes obligations à un taux d’intérêt de 4% sur le marché ouvert.
Tant qu’il est possible de conserver ses obligations jusqu’à leur échéance (10, 20, 30 ans), il n’y a pas de problème. En revanche, une banque qui est prise à vendre ses obligations dans les conditions actuelles doit les vendre à perte. Ces pertes risquaient de rendre la SVB insolvable, ce qui l’a incitée à lancer sa désastreuse émission d’actions.
Quand la sûreté devient un risque
L’une des raisons pour lesquelles les banques sont si fortement investies sur le marché obligataire est qu’elles doivent se conformer à la nouvelle réglementation introduite après la crise de 2008. L’idée était qu’en obligeant les banques à maintenir un niveau élevé d’actifs « sûrs », on pourrait s’assurer qu’il n’y aurait pas de répétition de la crise de 2008.
Bien entendu, tout dépend de ce qui est considéré comme sûr. Et ce qui était un investissement sûr il y a deux ans serait une proposition risquée aujourd’hui. Comme l’a dit Greg Ip dans le Wall Street Journal : « Le problème, c’est que les financiers ont tendance à miser exagérément sur une stratégie sûre jusqu’à ce qu’elle devienne dangereuse. » En d’autres termes, trop de sûreté devient dangereux.
Quoi qu’il en soit, cette stratégie a contraint les banques à acheter beaucoup d’obligations d’État, considérées comme l’un des actifs les plus sûrs. Les banques ont augmenté leur exposition à ces obligations de 12% à 20%. Mais ce qui était un actif sûr est devenu un actif très problématique.
Cette situation n’est pas sans rappeler la crise des obligations d’État britanniques de septembre 2022, lorsque les fonds de pension, sur le conseil des organismes de réglementation des pensions, avaient investi massivement dans des instruments financiers qui pariaient en pratique sur le maintien d’un faible taux d’intérêt pour les obligations britanniques. Cela aussi était considéré comme un pari sûr.
Cependant, lorsque les taux obligataires ont augmenté rapidement à la suite des annonces économiques de Liz Truss, alors première ministre, les fonds de pension ont dû rapidement vendre ces instruments afin de rester conformes (les paris avaient cessé d’être des actifs « sûrs »). Ce faisant, ils ont accentué la pression sur les marchés obligataires britanniques, ce qui a entraîné une hausse des taux obligataires et forcé les fonds de pension à vendre. Un cercle vicieux s’est ainsi créé.
Les banques s’en sortent bien, tant qu’elles peuvent conserver les obligations jusqu’à leur échéance. Mais si elles doivent les vendre plus tôt, et dans un délai très court, elles se retrouvent très vite en difficulté. C’est ce qui est arrivé à SVB, Credit Suisse et Signature au cours des deux dernières semaines.
« Too big to fail »
Ces banques étaient peut-être le maillon faible, mais elles ne sont pas les seules. Martin Wolf souligne que les chiffres de la Réserve fédérale montrent que la différence entre l’actif et le passif des banques américaines était de 2200 milliards de dollars sur le papier. Or, on estime que 2000 milliards de dollars de ce montant seraient effacés si ces actifs devaient être vendus aujourd’hui. Une grande partie du secteur bancaire se retrouverait alors en situation d’insolvabilité, car la valeur de ses actifs serait inférieure à celle de ses passifs.
« Une ruée générale ferait apparaître ces pertes au grand jour et réduirait à néant les capitaux propres », conclut Wolf. « Pour éviter cela, les autorités pourraient être amenées à protéger tous les dépôts. »
C’est précisément ainsi que la Réserve fédérale a agi. Et les autres banques centrales feraient de même si nécessaire.
En faisant en sorte que la banque centrale garantisse toutes les banques, ils généralisent la crise. Leurs politiques transforment la crise de chaque banque en crise du système dans son ensemble. Ils nationalisent les risques, tout en privatisant bien sûr les profits.
La crise du système bancaire devient donc une crise de la banque centrale. Et donc une crise de l’ensemble du système capitaliste.
L’ensemble du secteur bancaire est devenu beaucoup plus monopolistique au cours des trois dernières décennies. Cela signifie que la majeure partie du secteur bancaire a fini par entrer dans la catégorie « too big to fail » (trop gros pour faire faillite).
En 1992, les trois premières banques contrôlaient 10% du secteur bancaire américain. Aujourd’hui, elles en contrôlent 40%. Dans d’autres pays, le degré de monopolisation est plus élevé, les trois premières banques contrôlant entre 60 et 80% du marché.
Les conséquences d’une faillite bancaire – non seulement pour la banque elle-même, mais aussi pour l’ensemble de l’économie – sont donc catastrophiques.
L’État à la rescousse
Cela signifie également que les organismes de réglementation et les gouvernements doivent sans cesse renflouer les banques. Les banques tiennent l’économie en otage, comme nous avons pu le constater avec SVB. Des entreprises employant un quart de million de travailleurs ont été menacées de ne pas pouvoir payer leurs factures et leurs salaires. Et la SVB n’était même pas considérée comme suffisamment grosse pour avoir une importance « systémique ».
Comme le dit Martin Wolf : « Le secteur bancaire se révèle être une partie de l’État qui se fait passer pour une partie du secteur privé. »
Les commentateurs bourgeois aiment parler du « risque moral » que pose le renflouement des banques, comme si le capitalisme avait quelque chose de « moral ». Il s’agit en fait d’une façon de dire que les capitalistes qui ne poursuivent pas de stratégies rentables à long terme et qui prennent des risques excessifs devraient faire faillite. Mais cela ne se produit pas.
La classe dirigeante ne peut pas permettre le type de dévastation nécessaire pour rétablir l’équilibre de l’économie capitaliste. Dans les années 1930, plus d’un tiers des institutions bancaires américaines se sont effondrées. Les déposants ont perdu quelque 150 milliards de dollars en argent d’aujourd’hui.
Une crise est censée contraindre les entreprises et les banques à fermer pour laisser la place à celles qui sont rentables.
Dans la logique absurde et anarchique de l’économie capitaliste, le chômage de masse et la misère de masse pour la classe ouvrière sont nécessaires pour créer un nouvel « équilibre » dans l’économie. L’économiste bourgeois Joseph Schumpeter appelait cela, par euphémisme, la « destruction créatrice ».
Mais ce n’est pas le cas. Les gouvernements et les banques centrales maintiennent constamment l’économie sous assistance respiratoire. C’est ainsi que sont nées les entreprises dites « zombies » : des entreprises qui perdent de l’argent et qui devraient faire faillite, mais qui ont été maintenues en vie jusqu’à présent grâce au crédit bon marché. Le Credit Suisse était en réalité une banque zombie, également maintenue en vie grâce au crédit bon marché.
Avec la politique de hausse des taux d’intérêt, la classe dirigeante était censée y mettre un terme. Mais aujourd’hui, elle a fait marche arrière. Dès qu’il y a eu un risque de « douleur » sérieuse infligée à l’économie, les banquiers centraux, malgré leurs paroles très fermes auparavant, n’étaient soudainement plus prêts à faire face aux conséquences de leur politique.
Nous sommes en présence d’une situation où le marché libre ne fonctionne plus. Les forces productives ont dépassé les limites étroites de la propriété privée. La monopolisation des banques, leur interconnexion et leur interdépendance : tout cela décrit précisément le capitalisme monopolistique.
Le marché est incapable de gérer cette situation. Et l’intervention de l’État est un aveu tacite de la faillite du système capitaliste et du fait qu’il a fait son temps.
L’inflation n’est pas près de disparaître
Avec cette nouvelle initiative de financement, la Réserve fédérale revient dans la voie du crédit bon marché. La dernière hausse des taux d’intérêt, intervenue cette semaine, a dû être ramenée à 0,25 point de pourcentage, alors qu’il était prévu qu’elle atteigne 0,5 point.
En outre, la Fed a changé de langage. Au lieu de parler de hausses de taux « continues », elle dit maintenant que des hausses « supplémentaires » pourraient être nécessaires.
Pourquoi? Ce n’est pas très difficile à comprendre. Biden et Powell ont jeté un coup d’œil sur les 250 000 emplois menacés; ils ont jeté un coup d’œil sur la possibilité d’un effondrement bancaire comme celui des années 1930, avec une ruée sur les banques, et ils se sont dit : pas sous ma gouverne.
Les travailleurs américains souffrent déjà, et cela ne ferait qu’ajouter des pressions supplémentaires. D’ores et déjà, le communisme est devenu populaire parmi les jeunes et l’idée du socialisme jouit d’un appui dans la société en général. Le centre politique s’est effondré et la classe dirigeante a perdu le contrôle d’un grand nombre de ses représentants politiques. Il n’est pas étonnant qu’ils n’aient pas voulu prendre de risque.
En même temps, il y a une pression constante sur le côté offre de l’équation de l’inflation.
Le plan de Powell consistait, par le biais de hausses des taux d’intérêt, à appauvrir les travailleurs et les entreprises, et donc à réduire la demande dans l’économie. Mais il n’avait aucun plan pour résoudre les problèmes liés à l’offre.
Autrement dit, la classe dirigeante n’a aucun plan pour faire face à l’explosion des coûts des matières premières, de l’énergie, des transports, etc. Les banquiers centraux ne peuvent rien faire face au protectionnisme et aux dépenses militaires massives. Tous ces éléments exacerbent les pressions inflationnistes et ne peuvent être combattus sans infliger des souffrances à un secteur ou à un autre de l’économie.
Comme l’affirme l’économiste bourgeois américain Kenneth Rogoff dans le FT, à propos des dépenses massives dans la défense et la transition écologique et de la montée du « populisme » :
« Cela signifie que même si l’inflation diminue, les banques centrales pourraient devoir maintenir le niveau général des taux d’intérêt plus élevé au cours de la prochaine décennie qu’au cours de la précédente, simplement pour maintenir l’inflation à un niveau stable. »
Rogoff ajoute : « Les choses vont devenir plus difficiles pour la Fed. Les compromis auxquels elle sera confrontée la semaine prochaine [en référence à la décision concernant la hausse des taux d’intérêt de cette semaine] pourraient n’être qu’un début. »
Si la Réserve fédérale est maintenant contrainte de ralentir le rythme des augmentations de taux, afin de maintenir le secteur bancaire à flot, il n’y aura plus grand-chose pour empêcher l’inflation de décoller. L’inflation au Royaume-Uni, qui vient d’augmenter fortement le mois dernier, est un signe avant-coureur.
Mettre de l’huile sur le feu
Bien entendu, certaines entreprises font fortune dans cette situation.
Selon le syndicat britannique Unite : « La marge bénéficiaire moyenne des entreprises du FTSE 350 a bondi de 89% au premier semestre 2022 par rapport au premier semestre 2019. » Le géant pétrolier BP a doublé ses bénéfices pour atteindre 23 milliards de livres. Les multinationales agricoles figurent également parmi les grands gagnants, puisqu’elles ont vu leurs bénéfices augmenter de plus de 200%.
Cette situation a incité des économistes de gauche à réclamer des mesures contre les multinationales. Mais la seule mesure efficace est la nationalisation. Ce n’est qu’en produisant pour les besoins sociaux, et non pour le profit privé, que ces monopoles pourraient être amenés à renoncer à leurs bénéfices au profit de l’humanité. Au lieu de cela, ces profits mirobolants deviennent une nouvelle insulte pour les travailleurs, qui peinent à se nourrir et à se loger, eux et leurs proches.
Il est frappant de constater que les gouvernements suisse et américain s’efforcent de souligner que les banques et les investisseurs devront payer pour la dernière vague de renflouements. Ils craignent manifestement la colère que pourrait provoquer la remise d’un nouveau chèque en blanc aux banquiers.
Mais personne ne croit sérieusement à ces promesses. Certes, si les dégâts peuvent être limités à quelques petites banques, c’est possible. Mais la situation dans son ensemble exerce une pression de plus en plus forte sur les banques. Et ce n’est qu’une question de temps avant que la prochaine banque ne tombe. Par ailleurs, les responsables politiques auront de plus en plus de mal à cacher les coûts par des astuces comptables.
Cette situation a des conséquences considérables sur la lutte des classes. La persistance de l’inflation obligera à multiplier les grèves et les luttes pour défendre le niveau de vie et les conditions de travail. Les dirigeants syndicaux ne pourront signer qu’un nombre limité de conventions médiocres avant d’être confrontés à une révolte de la base. À l’heure actuelle, même les meilleures conventions équivalent généralement à une baisse de salaire réel de 2 ou 3%. La plupart se situent aux alentours de 5 à 6% en termes réels.
Combien de temps les travailleurs pourront-ils accepter cela? C’est déjà la deuxième année d’inflation à deux chiffres dans les pays capitalistes avancés. Dans les pays « en développement », la situation est encore pire.
Il est clair que les bourgeois espéraient mettre rapidement fin à l’inflation, avec éventuellement un accord sur l’Ukraine. Mais la guerre en Ukraine se poursuit. Et la tension sur le système bancaire signifie que de nouvelles augmentations des taux d’intérêt pourraient facilement déclencher une nouvelle crise bancaire du type de celle de 2008. Cette fois, bien sûr, après 15 ans d’austérité, d’attaques et d’instabilité, les conditions seraient complètement différentes – et l’impact serait bien plus grave.
Il ne fait aucun doute que la classe dirigeante présentera la facture à la classe ouvrière, sous la forme de nouvelles réductions du salaire réel, d’un chômage de masse, de réductions des dépenses sociales et d’augmentations de taxes et impôts.
Quelle que soit la manière dont ils sortiront de la crise actuelle, celle-ci créera encore plus de misère pour la classe ouvrière, provoquant de nouvelles vagues de lutte des classes. L’année dernière, l’inflation a déjà provoqué un mouvement révolutionnaire au Sri Lanka. Où aura lieu le prochain? Personne ne le sait. Mais des conditions similaires se préparent partout.