Le système de justice a encore une fois laissé tomber les autochtones. Un jury de la Saskatchewan a déclaré Gerald Stanley non coupable du meurtre de Colten Boushie, de la réserve de la première nation Red Pheasant. « Assassin! », se sont exclamées de nombreuses personnes dans la salle d’audience au moment où le verdict a été rendu le 9 février dernier. Cette colère s’est répandue rapidement à travers tout le pays. Des manifestations ont eu lieu le lendemain dans de nombreuses villes, comme Saskatoon, Regina, Edmonton, Calgary, Toronto, Ottawa, et plusieurs autres, attirant des milliers de personnes.
Pendant plus d’un an après que Colten ait reçu en pleine tête une balle tirée à bout portant en août 2016, les procédures judiciaires ont mis en lumière le racisme profond auquel font face les peuples autochtones dans tous les aspects de leur vie. Depuis le début du procès, on a fabriqué une opinion publique blâmant Colten Boushie pour sa propre mort. Étant donné que lui et ses amis avaient empiété sur la ferme de Gerald Stanley et avaient l’air « suspicieux », ils étaient donc responsables d’avoir créé une situation tendue où un « accident » pourrait survenir. Une telle stigmatisation de la victime n’est pas sans rappeler le titre scandaleux d’un article récent du Globe and Mail — « Tina Fontaine had drugs, alcohol in system when she was killed: toxicologist » (« Selon le toxicologue, Tina Fontaine avait de la drogue et de l’alcool dans son système quand elle a été tuée ») — qui donne l’impression que la jeune Tina âgée de 15 ans n’aurait pas été tuée si elle avait été une bonne fille, et donc qu’elle a eu ce qu’elle méritait.
Partout, les gens se posent cette question : est-ce que cet « accident » serait survenu si, au lieu d’un groupe de jeunes autochtones, c’était de jeunes blancs qui avaient empiété sur la ferme de Gerald Stanley? Pour tous les membres de communautés marginalisées, qui ont vécu le profilage racial tout au long de leur vie, la réponse est catégorique: non! Et cela ne devrait pas nous surprendre. Les peuples autochtones font constamment face à un système conçu pour les discriminer.
Lorsqu’ils se retrouvent sur le marché du travail, dont la main invisible est censée opérer de manière juste, les peuples autochtones se retrouvent massivement désavantagés, eux qui souffrent d’un taux de chômage beaucoup plus haut que la moyenne nationale. Également, les travailleurs autochtones gagnent un salaire de 15 à 19 % moindre que leurs collègues non autochtones. En ce qui a trait au système de santé, au système d’éducation ainsi qu’aux autres services gouvernementaux, les peuples autochtones se voient souvent traiter comme des citoyens de seconde zone.
Lorsqu’ils se retrouvent face à la loi, qui est censée « protéger et servir » tout le monde, les peuples autochtones sont plus susceptibles d’être maltraités et brutalisés. Un récent sondage réalisé à Edmonton montrait que les noirs et les autochtones, les femmes en particulier, sont plus susceptibles de se faire ficher par la police que le reste de la population. Ce traitement raciste par la police a même été réservé à la mère de Colten Boushie après la mort de son fils. En effet, Debbie Baptiste a rapporté que le soir du meurtre de son fils, les agents de police sont arrivés à sa demeure, certains ayant dégainé leur arme, sont entrés dans sa maison sans mandat, et ont commencé à fouiller chaque pièce. L’un des agents l’a prise par le poignet, a senti son haleine, et lui a demandé si elle avait bu. Question d’ajouter l’insulte à l’injure, une enquête interne de la GRC a blanchi les agents pour le traitement réservé à la famille Boushie.
Presque tout le monde au sein des communautés autochtones estime, avec raison, que le procès pour le meurtre de Colten était truqué dès le départ. Aucun autochtone ne faisait partie du jury lors du procès. L’avocat de la défense a habilement utilisé le système de sélection des juges pour bloquer tout juré potentiel qui avait l’air autochtone. Même le procureur de la Couronne, Bill Burge, censé se battre pour Colten, laissait grandement à désirer. Depuis l’enquête préliminaire, la famille de Colten Boushie avait demandé que celui-ci soit remplacé par un autre avocat. « Nous savions que ce procureur de la Couronne serait absolument incapable de gérer une cause aussi médiatisée. En le regardant dans la salle d’audience, il était monotone. Il n’était pas passionné, et ne tirait aucune fierté dans son travail », a affirmé Bobby Cameron, le chef de la Fédération des Nations autochtones souveraines (FSIN).
Une telle indifférence n’est pas l’exception, mais bien la règle. On la constate surtout dans les cas de femmes autochtones disparues et assassinées, que la police prend à la légère, allant souvent jusqu’à les ignorer. Dans un de ces cas datant de 2003, lorsque la famille de Pamela Holopainen, 22 ans, avait rapporté qu’elle était portée disparue, la police lui a répliqué avec dédain qu’elle était probablement allée boire et que la famille n’avait qu’à attendre quelques jours. La police l’avait également accusée d’être une prostituée. Ce n’est donc pas surprenant que l’un des orateurs lors de la vigile pour Colten à Edmonton ait affirmé : « Si ça avait été un garçon blanc, justice aurait été rendue et nous n’aurions pas été obligés de tenir un rassemblement comme celui-ci. »
Le meurtre de Colten, le procès d’un an et demi qui a suivi et le verdict de non-culpabilité qui en est sorti ont profondément touché tous les peuples autochtones. Ils se reconnaissent dans la discrimination raciale dont Colten a été victime lorsqu’il était vivant et même après son assassinat. Le cas du meurtre de Colten est un autre symbole des injustices dont souffrent les peuples autochtones depuis des générations. Les autochtones se font assassiner et voler leurs terres et leurs enfants et voient leur culture éradiquée depuis des siècles, et les gens qui commettent ces crimes odieux s’en sortent toujours sans conséquence, comme Gerald Stanley.
Mais le racisme envers Colten et tous les peuples autochtones fait partie intégrante des préjugés systémiques répandus, créés et perpétués par le colonialisme canadien. Les peuples autochtones sont considérés comme des « sauvages », des « barbares » qui ne sont pas assez « responsables » pour gérer leurs propres affaires, et encore moins leurs propres terres. Ce faisant, le gouvernement canadien a le droit, ou plutôt la responsabilité, de priver les Premières Nations du contrôle de leurs terres et des ressources naturelles qui s’y trouvent, et de donner ces richesses aux riches capitalistes pour qu’ils les exploitent. Et si, dans ce processus de dépossession, les peuples autochtones voient leur culture détruite, leurs communautés déracinées et s’ils s’en trouvent par conséquent affligés par le crime, la toxicomanie et la pauvreté et perdent la gardent de leurs enfants, c’est de leur propre faute. Kimberly Jonathan, vice-cheffe de la FSIN, a donc raison de dire que ce verdict représente la poursuite des atrocités commises contre les peuples autochtones, telles que le système des pensionnats autochtones et la rafle des années 60 (le « Sixties Scoop »).
La réconciliation « On a laissé tomber les Premières Nations de tout le pays », a dit Bobby Cameron lors d’une conférence de presse suivant le verdict. Ce sentiment est largement partagé au sein des peuples autochtones, en particulier chez les jeunes. À la vigile pour Colten tenue devant l’Assemblée législative de l’Alberta, beaucoup de jeunes ont parlé avec passion de ce système incapable de leur donner justice. L’une d’entre elles a parlé du fait qu’elle ne croyait plus à la réconciliation, qui « est devenue un slogan sans aucune signification dans la bouche de beaucoup de politiciens. » L’acquittement de Gerald Stanley après le meurtre de Colten Boushie révèle le racisme meurtrier qui se cache sous le vernis « progressiste » du Canada. Ceux qui occupent les échelons les plus élevés du pouvoir s’intéressent peu à faire des progrès en matière de réconciliation, ce que nous avons pu voir avec les démissions et les délais qui ont marqué l’enquête fédérale longtemps attendue sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées.
Toutes les illusions quant à la possibilité de réconcilier les intérêts des peuples autochtones à ce de l’État canadien tel qu’il existe présentement, ce même État qui les réprime constamment, sont en train de disparaître. De plus de plus de gens apprennent à la dure que l’État canadien et le système capitaliste qu’il défend ne peuvent pas être réformés de façon à respecter les droits des peuples autochtones. L’État canadien sert les intérêts du profit capitaliste, et les intérêts du profit capitaliste sont en contradiction avec les intérêts des communautés autochtones. Ces intérêts diamétralement opposés sont visibles à chaque fois qu’un oléoduc doit être construit (voir la mobilisation de masse contre l’oléoduc Kinder Morgan aujourd’hui), lorsqu’un terrain de golf doit être agrandi (la Crise d’Oka de 1990), et lorsque les peuples autochtones se font dire qu’il n’y a pas d’argent pour les réserves au moment même où les grandes entreprises reçoivent des milliards de dollars pour être sauvées. Cela rend toute réconciliation impossible.
De plus, le discours incessant sur la réconciliation permet au gouvernement de canaliser la colère des peuples autochtones. Maintenant que la réconciliation est remise en question, il n’est pas surprenant de voir les politiciens de tous les partis lancer un appel au calme. Le premier ministre de Saskatchewan, Scott Moe, peu après le verdict, a déclaré : « J’inviterais tout le monde à être modéré dans leur réaction ». Il tente de rassurer en disant qu’il « est à l’écoute, notre gouvernement est à l’écoute ». Les peuples autochtones ont été modérés dans leurs actions depuis beaucoup trop longtemps, et en retour, ils ont reçu de mauvais traitements et de la violence. Et comment le gouvernement peut-il affirmer être à l’écoute quand c’est lui qui réduit au silence les Premières Nations opprimées depuis des centaines d’années? Le premier ministre Justin Trudeau et son cabinet ministériel ont renchéri, ajoutant pour nous rassurer que « nous devons faire mieux ». Ce ne sont là que des paroles creuses qui ne vont pas apaiser la colère qui gronde chez les peuples autochtones d’un bout à l’autre du pays.
Beaucoup de gens ont parlé de réformer le système de justice. C’est ce à quoi Justin Trudeau faisait allusion en affirmant que « nous devons faire mieux ». Mais ce qu’il nous faut, ce n’est pas un autre simple changement cosmétique. Nous avons besoin d’un changement fondamental. Tout le système de justice doit être renversé et un nouveau système doit être bâti. Cela commence par la police, cet appareil de violence qui brutalise les communautés marginalisées et réprime les manifestations et les grèves, et qui, dans son essence, sert à protéger les intérêts du capital. Au lieu de cet organe sur lequel nous n’avons aucun contrôle, nous devons lutter pour des organes de sécurité contrôlés démocratiquement par les travailleurs et les opprimés, à travers les syndicats et les organisations des communautés marginalisées. Les juges et les procureurs doivent être élus à tous les échelons et être révocables à tout moment, afin que ces « arbitres de la justice » soient redevables à la population. La justice doit être démocratique.
En dernière analyse, la lutte contre le racisme et pour les droits des peuples autochtones est inséparable de la lutte contre le capitalisme, qui encourage le racisme afin de diviser la classe ouvrière. Mettre fin à la pauvreté et aux inégalités qui contribuent à marginaliser les communautés autochtones et donner aux Premières Nations le contrôle sur leurs terres, leurs ressources, l’éducation, la langue et les services sociaux permettrait de surmonter des centaines d’années d’oppression et de racisme et de poser les fondations d’une société plus juste; mais une telle transformation n’est pas possible au sein du système capitaliste. C’est seulement à travers une lutte unie pour le socialisme que nous pourrons éliminer les conditions précaires rendant les peuples autochtones vulnérables au racisme et à la violence, et obtenir une justice durable pour Colten Boushie et pour tous les peuples autochtones.