Aucun aspect de la vie quotidienne n’est hors de portée pour les communistes, y compris l’art et la culture. Mais nous n’abordons pas l’art comme le font les critiques bourgeois, ni comme des instituteurs marxistes, accorant une note aux œuvres d’art en fonction de la manière dont elles présentent la ligne révolutionnaire. L’art n’a pas à justifier politiquement son existence. Mais lorsqu’on l’approche d’un point de vue politique, ce qui est vraiment intéressant dans l’art, c’est que les œuvres réussies reflètent quelque chose de la société dans laquelle elles ont été créées. Après tout, pour gagner en popularité, l’art doit parler aux masses.

C’est ainsi que Lénine a abordé l’un des grands de la littérature russe, Léon Tolstoï, dans plusieurs courts articles écrits entre 1908 et 1911.

Connu pour ses romans de grande envergure tels que Guerre et Paix et Anna Karénine, l’œuvre de Tolstoï présente de vastes groupes de personnages complexes, aux prises avec des événements historiques et des pressions sociales. Tolstoï lui-même avait des convictions éclectiques, mêlant christianisme, anarchisme et pacifisme. L’influence de Tolstoï était telle que, malgré ses tentatives de dissuasion, un mouvement social tolstoïen a vu le jour dans les années 1890. Cependant, au fur et à mesure que la conscience des masses russes se développait, Tolstoï s’est trouvé dépassé, en particulier après la révolution de 1905. Comme l’a écrit Lénine,

« Tostoï a reflété la haine accumulée, l’aspiration enfin mûre vers un avenir meilleur, le désir de s’affranchir du passé – et la non-maturité des rêveries, le manque d’éducation politique, l’apathie en face de la révolution. » (Lénine, « Tolstoï, miroir de la révolution russe », 1908)

Lorsqu’un artiste adulé a des idées politiques déplorables, la tentation est grande de séparer l’art de l’artiste. Lénine ne le fait pas. Il explique plutôt que ce qui a fait de Tolstoï un grand écrivain est aussi la source de sa faiblesse : le fait qu’il représente si pleinement la Russie du siècle précédent, avec toutes ses contradictions.

« Les œuvres de Tolstoï expriment à la fois la force et la faiblesse, la puissance et les limites, précisément du mouvement des masses paysannes. Ses dénonciations enflammées, passionnées et souvent impitoyables de l’État et de l’Église officielle alliée à la police traduisent les sentiments des masses démocratiques paysannes primitives, chez qui des siècles de servage, de tyrannie et de vol officiels, de jésuitisme, de tromperie et de fourberie de l’Église avaient accumulé des montagnes de colère et de haine. 

[…]

Les contradictions dans les opinions de Tolstoï ne sont pas des contradictions inhérentes à ses seules opinions personnelles, mais sont le reflet des conditions extrêmement complexes et contradictoires, des influences sociales et des traditions historiques qui ont déterminé la psychologie des différentes classes et des différents secteurs de la société russe à l’époque qui a suivi la Réforme, mais qui a précédé la Révolution. » (Lénine, « Tolstoï », 1910)

Pour trouver un public, les artistes doivent être à l’écoute de ses humeurs, de ses expériences et de sa mentalité. Les artistes les plus prétentieux s’adressent à un public étroit, les meilleurs peuvent atteindre les couches les plus larges. C’est cette connexion qui leur permet d’agir comme un miroir de la société. Ce sentiment de connexion est présent dans toute l’œuvre de Tolstoï, dans la richesse de ses personnages et de ses histoires. C’est ce qui a fait de Tolstoï un grand écrivain et qui a façonné sa politique, pour le meilleur et pour le pire.

« Mais l’originalité de la critique de Tolstoï et son importance historique résident dans le fait qu’elle exprime, avec une force que seuls les artistes de génie possèdent, le changement radical des opinions des plus larges masses populaires dans la Russie de cette époque, c’est-à-dire la Russie rurale et paysanne. […] Tolstoï reflétait si fidèlement leurs sentiments qu’il importa leur naïveté dans sa propre doctrine, leur isolement de la vie politique, leur mysticisme, leur désir de se tenir à l’écart du monde, leur « non-résistance au mal », leurs imprécations impuissantes contre le capitalisme et le « pouvoir de l’argent” » (Lénine, « Tolstoï et le mouvement ouvrier moderne », 1910)

Lénine reconnaissait la pertinence d’étudier Tolstoï, tant pour ses forces que pour ses faiblesses, et les éclaircissements qu’elles apportaient. Il comprenait aussi que si les communistes ne soulignent pas ce que la classe ouvrière peut apprendre de l’art, la bourgeoisie occultera ces leçons. Après la mort de Tolstoï en 1910, les libéraux se sont empressés de le déifier en tant que « conscience universelle » de la Russie, en se concentrant sur son pacifisme tout en ignorant ses critiques de l’Église et de l’État. Dans sa réponse, Lénine a utilisé sa compréhension de Tolstoï comme un autre moyen de lutter contre le libéralisme bourgeois.

« Le réquisitoire de Tolstoï contre les classes dirigeantes était d’une puissance et d’une sincérité extraordinaires; avec une clarté absolue, il mettait à nu la fausseté intrinsèque de toutes les institutions par lesquelles la société moderne se maintient : l’église, les tribunaux, le militarisme, le mariage « légitime », la science bourgeoise. Mais sa doctrine s’est révélée en contradiction totale avec la vie, le travail et la lutte du fossoyeur du système social moderne, le prolétariat. Quel était donc le point de vue reflété dans les enseignements de Léon Tolstoï? C’est par ses lèvres que s’est exprimée cette masse innombrable du peuple russe qui déteste déjà les maîtres de la vie moderne, mais qui n’a pas encore atteint le stade de la lutte intelligente, cohérente, complète et implacable contre eux.

[…]

En étudiant les œuvres littéraires de Léon Tolstoï, la classe ouvrière russe apprendra à mieux connaître ses ennemis, mais en examinant la doctrine de Tolstoï, le peuple russe tout entier devra comprendre où réside sa propre faiblesse, celle qui ne lui a pas permis de mener à bien la lutte pour son émancipation. Il faut le comprendre pour aller de l’avant.

Cette avancée est entravée par tous ceux qui déclarent que Tolstoï est une « conscience universelle », un « maître de vie ». C’est un mensonge que les libéraux répandent délibérément dans leur volonté d’utiliser l’aspect anti-révolutionnaire de la doctrine de Tolstoï. » (Lénine, « Tolstoï et la lutte prolétarienne », 1910)

Les grandes oeuvres sont plus que de l’art de qualité. Elles permettent de mieux comprendre la société dont elles sont issues, elles servent à la classe ouvrière de fenêtre sur celle-ci. Elles ont une signification politique qui dépasse les intentions de l’artiste. Pour les communistes, il n’est pas seulement utile d’apprécier l’art, mais aussi de l’étudier.