Nous célébrons ces jours-ci le dixième anniversaire du « Printemps érable », qui représente le plus grand mouvement de masse de l’histoire du Québec. Cette grève étudiante a mobilisé des centaines de milliers d’étudiants avant de devenir un mouvement plus large qui a fait tomber le gouvernement détesté de Jean Charest. Ce portrait contraste fortement avec l’état triste du mouvement étudiant dans les dernières années.
Alors que des votes de grève se préparent sur divers campus, il importe de revenir aux traditions militantes et révolutionnaires du mouvement étudiant québécois. Pour gagner les prochaines luttes, les militants étudiants doivent étudier l’histoire du Printemps érable, et en tirer les bonnes leçons.
Les années 2010 : austérité et lutte de classe
Pour comprendre la grève étudiante de 2012, il faut la replacer dans son contexte. Le mouvement de 2012 survient dans une période d’austérité. Déjà avant 2012, les gouvernements de Lucien Bouchard, Bernard Landry puis Jean Charest avaient imposé des coupes graves dans les services publics. La classe capitaliste québécoise voyait l’économie traîner de la patte depuis des années, et souhaitait rendre le Québec plus « compétitif » sur la scène mondiale. Cette volonté de la classe dirigeante avait été couchée sur le papier en 2005 par Lucien Bouchard et d’autres personnalités, dans un véritable manifeste pour l’austérité intitulé Pour un Québec lucide. Ils y appelaient notamment à la réduction de la dette publique et à un dégel des frais de scolarité.
Puis survint la grande récession mondiale de 2008-2009, la pire crise du capitalisme depuis le krach de 1929. Cette crise est venue empirer les problèmes des capitalistes québécois. Le gouvernement québécois était endetté, et l’économie stagnait. Les capitalistes québécois étaient décidés à refiler la facture de la crise aux travailleurs. Raymond Bachand, ministre de l’Économie sous le gouvernement libéral de Jean Charest, avait appelé à une « révolution culturelle », et affirmé que les gens devaient s’habituer à payer plus pour les services publics. Les tarifs d’une série de services publics ont été augmentés. Le capitalisme québécois n’avait plus les moyens d’offrir autant de services publics aux travailleurs et aux pauvres.
En 2010, le gouvernement Charest avait réussi à faire avaler au front commun des syndicats de la fonction publique une entente pourrie. Sa prochaine cible était les étudiants. Les frais de scolarité au Québec sont les plus bas en Amérique du Nord, encore plus à l’époque alors qu’ils étaient gelés à 2519 dollars par année. C’était intolérable pour la classe dirigeante. Le gouvernement de Jean Charest avait déjà essayé de s’attaquer au mouvement étudiant une première fois en 2005, mais celui-ci avait réussi à le faire reculer après une grève de six semaines. C’est cette combativité légendaire du mouvement étudiant québécois qui expliquait ces faibles frais de scolarité, ayant aussi fait des grèves importantes en 1968, 1974, 1978, 1986, 1988, 1990 et 1996.
Puis en 2011, le gouvernement Charest a annoncé une hausse des frais annuels de scolarité universitaire de 1625 dollars sur cinq ans, soit une hausse de 75%. Hypocritement, Charest a appelé les étudiants à payer leur « juste part ». Il a ainsi déclenché une colère à laquelle il ne s’attendait pas. Dans les rues, les étudiants se sont mis à crier « Charest : juste… pars! »
Déjà, la planète vivait une époque de révoltes et de mouvements de masse. Il y a eu les émeutes du G20 de 2010 à Toronto, Occupy Wall Street, les Indignados en Espagne, les mouvements étudiants chiliens de 2011, le printemps arabe (les révolutions dans le monde arabe en 2011), etc. La jeunesse, qui était entrée dans l’âge adulte en période de crise capitaliste, voyait bien que ce système n’avait rien de bon à lui offrir. Elle se soulevait contre l’austérité, le chômage et les inégalités, dans un pays après l’autre. C’est aussi dans ce contexte de soulèvement mondial de la jeunesse qu’il faut comprendre 2012.
Ce lien entre le mouvement étudiant québécois et la lutte plus générale de la jeunesse contre le système était compris à l’époque. Dans l’Ultimatum, le journal de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), Gabriel Nadeau-Dubois, maintenant député de Québec solidaire, écrivait en août 2011 :
« Partout à travers le monde, en Espagne, en Italie, en Grèce, au Portugal, en Grande-Bretagne, en Syrie, en Égypte ou en Tunisie, les peuples se révoltent et réclament leur dû. […] Après le printemps arabe, assisterons-nous au printemps québécois? » Ce à quoi il répond : « La réponse de l’ASSÉ est catégorique : il le faut. […] Cette session, cela commencera par une mobilisation massive sur tous les campus du Québec. […] De plus en plus, dans les corridors des cégeps et des universités, on entend murmurer, comme une rumeur, trois lettres, toujours les trois mêmes : GGI. La rumeur, depuis le printemps dernier, se fait de plus en plus insistante. GGI : grève générale illimitée. […] Devant l’ampleur du défi, aucune hésitation n’est permise : mobilisons-nous dès aujourd’hui, en grand nombre et avec détermination. Il n’en tient qu’à nous. »
Les gouvernements capitalistes partout à travers le monde tentaient de refiler la facture de la crise économique aux travailleurs, aux pauvres, à la jeunesse. La réponse des étudiants québécois a été un « Non! » retentissant.
La nécessité du leadership
Pour comprendre comment une réponse aussi forte a été possible, il faut s’attarder sur le rôle du leadership. Le leadership étudiant à l’époque était audacieux dans ses idées et discours, et il était organisé. Il affirmait clairement que la lutte dépassait la question des frais de scolarité et même de la gratuité scolaire, qui représentait une des revendications centrales du mouvement. En fait, il était clair que le mouvement s’opposait à tout le système, aux capitalistes et à leurs plans d’austérité. L’ASSÉ, le fer de lance de la grève de 2012, affirmait vouloir « créer un véritable contre-pouvoir face à l’État capitaliste et les lobbies de la finance qui utilisent leur statut privilégié pour contrôler de manière illégitime les décisions politiques ».
Voici comment Gabriel Nadeau-Dubois, alors porte-parole de l’ASSÉ, expliquait les enjeux :
« Car ne l’oublions pas; les gens qui veulent augmenter les frais de scolarité, les gens qui veulent couper dans les services publics, les gens qui veulent privatiser la santé, les gens qui veulent réduire, voire abolir les réglementations gouvernementales en matière d’environnement, les gens qui méprisent les droits des femmes, les droits autochtones, les droits de toutes les minorités, les gens qui travaillent d’arrache-pied depuis des décennies à brimer le droit des travailleurs et travailleuses à s’associer, tous ces gens-là sont les mêmes.
Ces gens-là sont peu nombreux, ces gens-là contrôlent tout et veulent toujours contrôler plus, ces gens-là ont des intérêts communs, ces gens-là ont un projet politique commun. Il fut un temps au Québec au Canada, il n’y a pas si longtemps de ça, qu’une minorité comme ça qui contrôle les institutions politiques et économiques d’un pays, qui partage des intérêts communs, il n’y a pas si longtemps on appelait ça une classe, et il faut arrêter d’avoir peur des mots. Il faut nommer ces gens-là par leur nom; ces gens-là c’est la classe dominante, ces gens-là c’est la bourgeoisie. La lutte contre la hausse des frais de scolarité, la lutte des indignés à travers le monde doit être nommée par son nom. Il s’agit d’une lutte de classes. Une lutte de la […] minorité possédante contre la majorité qui ne possède rien. Une minorité gloutonne et vulgaire, une minorité qui ne voit la vie que comme une occasion d’affaires, un arbre que comme une matière première et un enfant que comme un futur employé. […] Lorsque nous contesterons contre la hausse des frais de scolarité, c’est aussi contre ça que nous contesterons. »
Le jeune Gabriel aurait beaucoup de choses à apprendre au vieux.
Cette capacité à lier les enjeux immédiats de la grève à un programme radical plus large de lutte contre le système capitaliste, son État et ses politiques a représenté une énorme force du mouvement étudiant à l’époque. Tout en luttant contre une attaque frontale avec des conséquences immédiates pour des centaines de milliers d’étudiants universitaires, les étudiants voient rapidement qu’ils s’inscrivent dans une lutte beaucoup plus large, et cela leur donne la volonté de défier la violence policière, les risques d’arrestations et les calomnies des médias.
Mais les leaders étudiants comprenaient aussi qu’ils ne pouvaient prendre pour acquis que les étudiants allaient acquiescer automatiquement à leurs idées. Il règne parfois à gauche – et particulièrement dans le mouvement étudiant – un dédain par rapport au leadership. Le leadership est par essence suspect, vu comme autoritaire, à bannir. Mais toute organisation possède nécessairement un leadership. Tout le monde ne peut pas et ne veut pas prendre la parole dans une assemblée générale. Certaines personnes ont des initiatives et des idées et d’autres en cherchent. Une organisation qui refuse tout dirigeant officiel élu sera inévitablement menée par des dirigeants officieux non-élus. En 2011, une minorité de gens (d’ailleurs souvent anarchistes) ont eu l’idée d’une grève, ont élaboré un plan pour y arriver. Ils se sont donc retroussé les manches, et ont travaillé à convaincre une majorité d’étudiants d’y adhérer. Ils ont joué un excellent rôle de leaders.
En mars 2011, le gouvernement Charest annonce la hausse des frais de scolarité de 1625 dollars. Les leaders de l’ASSÉ, qui regroupe à l’époque environ 40 000 étudiants provenant de dizaines de syndicats étudiants, réagissent en se préparant pour la grève. À la fin de 2011 s’y joignent temporairement plusieurs associations étudiantes, pour former la Coalition large de l’ASSÉ (CLASSE), forte de 100 000 membres. Au courant de 2011, ces militants se promènent de classe en classe dans les universités et cégeps pour expliquer la grève et ses enjeux, distribuent tracts et feuillets ainsi que leur journal l’Ultimatum, prennent la parole lors d’assemblées étudiantes, organisent des manifestations, etc. Ils dénoncent la hausse des frais de scolarité et l’austérité et convainquent leurs collègues de la nécessité de la grève.
Au long des mois de février et de mars, des votes de grève se tiennent dans les universités et cégeps. Ce sont d’abord les syndicats étudiants affiliés à la CLASSE, plus radicale, mais ils sont rejoints par la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), ainsi que la Table de concertation étudiante du Québec (TaCEQ), plus petite. La CLASSE représentait l’aile de gauche du mouvement, avec des structures de démocratie directe et des traditions de syndicalisme de combat et un leadership combatif. La FECQ et la FEUQ, plus bureaucratiques et « modérées », étaient toujours à la traîne de la CLASSE. Au cours de 2011 et jusqu’au début de la grève, elles se montrent réticentes à débrayer, mais leur leadership ne parvient pas à contenir l’énergie des étudiants de la base, qui les poussent en grève sous l’impulsion de la CLASSE.
Le mouvement fait rapidement boule de neige. Le 27 février, 65 000 étudiants sont en grève. Le 5 mars, ils étaient rendus 123 000. À son pic, le 22 mars 2012, 300 000 étudiants postsecondaires québécois sur 400 000 sont en grève. Certaines écoles secondaires rejoignent même la grève pour une journée pour participer à la gigantesque manifestation du 22 mars, qui réunit entre 100 000 et 200 000 personnes à Montréal. Cet énorme rassemblement démontre alors à tout le monde – et avant tout aux étudiants eux-mêmes – le pouvoir collectif des étudiants et des masses en général.
Mais il serait ridicule de s’imaginer que les leaders de la CLASSE ont réussi à soulever 300 000 étudiants par leur seul travail de mobilisation sur le terrain. Ici, il faut comprendre le rapport entre le leadership et la spontanéité. Ce serait une erreur que de nier l’importance de la spontanéité. Il est impossible de simplement décréter un mouvement de masse. La volonté de se battre et une colère à grande échelle doivent déjà exister. Si la CLASSE a organisé la grève de 2012, c’est bien Jean Charest qui l’a déclenchée. Sa hausse brutale des frais de scolarité a été comme une allumette jetée sur la flaque d’essence d’une jeunesse qui n’attendait que d’être provoquée pour entrer en action.
Toutefois, si les mouvements de masse peuvent survenir spontanément, pour qu’ils soient plus qu’un feu de paille et mènent à la victoire, ils doivent être organisés. Le révolutionnaire Léon Trotsky l’explique ainsi : « Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. »
La grève de 2012 a été le théâtre d’un élan de créativité et d’initiative comme on en voit rarement. Que ce soit les tactiques de piquetage, les créations artistiques, les manifestations variées (qui ne se rappelle pas des manifestations tout nus?), tout a été vu et des centaines de milliers de personnes ont mis leur grain de sel dans le mouvement. Mais il a fallu de la préparation et de l’organisation pour se rendre là. C’est le rôle qu’ont joué les leaders étudiants, et particulièrement de la CLASSE. Par leur leadership, ils ont créé l’espace pour un mouvement mobilisant des milliers de personnes politisées du jour au lendemain. Contrairement à ce que certains peuvent croire, ce n’est pas leadership ou spontanéité. Plutôt, un bon leadership créera les conditions pour que les masses de gens prennent le mouvement directement en main.
Démocratie de la base
Au début du mouvement, le gouvernement fait l’autruche et tente de l’ignorer. Il refuse de rencontrer les leaders étudiants pour la moindre négociation. Mais au fil des semaines, la grève tient bon. Dans les cas où toute une institution est en grève, les associations étudiantes organisent des piquets de grève et bloquent les portes de l’université ou du cégep. Dans les cas où seules certaines associations étudiantes ont voté pour la grève, des équipes volantes sont mobilisées pour aller « lever les cours », c’est à dire passer d’une classe à l’autre et appliquer la décision démocratique des étudiants en empêchant la tenue du cours en bloquant la porte ou en faisant du bruit.
De semaine en semaine, les votes de grève se renouvellent. Ici, le rôle de la démocratie étudiante est important à saisir. Les étudiants avaient un contrôle démocratique sur leur grève, à travers leurs assemblées générales hebdomadaires. Les étudiants y débattaient de la question du renouvellement de la grève, mais aussi de toutes sortes de questions et enjeux liés à la grève, prenaient des positions, accordaient des mandats, élisaient des comités, etc. Ces assemblées générales, souvent longues et fastidieuses, représentaient aussi une force pour le mouvement, en ce qu’elles permettaient aux étudiants de s’approprier leur grève.
Il est vrai que certaines associations étudiantes étaient organisées d’une façon plus ou moins démocratique. La CLASSE en particulier faisait la fierté de ses membres pour sa « démocratie directe », comparativement aux structures plus bureaucratiques de la FECQ et la FEUQ. Nous n’avons pas l’intention de discuter ici des mérites et démérites des différentes façons d’organiser un syndicat étudiant. Mais ce qu’il faut souligner, c’est qu’il est nécessaire de donner un contrôle démocratique aux étudiants sur leur grève pour qu’ils se l’approprient et veuillent se mobiliser en masse. Ce caractère démocratique permettait aussi de déployer toute l’immense créativité des étudiants.
L’État
Une des leçons importantes qu’ont apprise les étudiants de 2012 est celle de la nature de l’État. Dès notre plus jeune âge, on nous bourre le crâne du mythe que nous vivons en démocratie et que l’État est neutre, au service de la population, etc. Ces illusions ont été détruites à coups de matraques chez la génération des étudiants qui ont vécu 2012. L’État, loin d’être neutre, est au service des riches et des puissants.
Ceux qui ne bougent pas ne ressentent pas leurs chaînes, disait Rosa Luxembourg. Quand le mouvement étudiant est entré en mouvement, ces chaînes sont apparues. Le gouvernement, constatant qu’il ne pouvait simplement ignorer le mouvement, a déclenché une vague de répression violente. Les coups de matraque, les grenades assourdissantes, le poivre de cayenne et les gaz lacrymogènes, les tirs de balles « non-létales » feront d’innombrables blessés, dont plusieurs graves. Dès le 7 mars, le SPVM attaque des manifestants et blesse un étudiant, Francis Grenier, qui perd un oeil.
Ces huit mois de grève seront un véritable défouloir pour la police, une orgie de brutalité policière et d’arrestations. Les tribunaux font pleuvoir les injonctions pour tenter d’empêcher les étudiants de mettre en oeuvre leurs décisions démocratiques de faire la grève. Pendant l’été, la police de Montréal se met même à détenir et fouiller au hasard les gens qui portent le carré rouge, le symbole du mouvement étudiant.
Les arrestations deviennent tellement systématiques que par soucis d’efficacité, les policiers se mettent à arrêter les manifestants par dizaines voire par centaines. Avant chaque manifestation, des dizaines d’autobus sont nolisés pour y transporter les étudiants qu’on prévoit arrêter. Les policiers développent la technique de la souricière : un contingent de policiers armés de boucliers et de matraques, certains à cheval, prend son élan pour foncer sur la foule, divise les manifestants et encercle quelques dizaines d’étudiants pris au piège, qui se font menottés et mettre dans des autobus.
Au cours des manifestations, les policiers distribueront des milliers d’amendes et arrêteront 3499 personnes, et les ambulanciers interviendront 174 fois. Cela en fait le conflit ayant mené au plus grand nombre d’arrestations dans l’histoire du Canada.
Ce traitement brutal d’étudiants cherchant à protéger l’accessibilité et la qualité de l’éducation contraste fortement avec la complaisance et la cordialité avec lesquelles la police a traité le Convoi de la soi-disant liberté cet hiver. Il est tout de même incroyable que quelques centaines de manifestants aient pu bloquer le centre-ville de la capitale canadienne pendant des semaines et même empêcher le parlement de siéger, sans grande réaction de la police. Mais les revendications du Convoi ne menaçaient pas les intérêts de la classe dirigeante. Au contraire, celle-ci souhaitait aussi mettre fin aux mesures sanitaires, pour pouvoir passer à autre chose et relancer la machine à profits. Ce mouvement de droite exigeait avec impatience ce que la classe dirigeante cherchait à faire avec prudence. De plus, une grande partie des policiers sympathisaient avec le mouvement. Cela explique la lenteur de la réaction du gouvernement, et la complaisance des policiers. Les étudiants en 2012, eux, mettaient en danger l’ensemble du système capitaliste. Les capitalistes devaient faire payer la crise aux travailleurs et à la jeunesse. Une capitulation devant les étudiants aurait montré à la classe ouvrière qu’il est possible de résister à l’austérité.
Le porte-parole de la CLASSE, Gabriel Nadeau-Dubois, est déclaré coupable d’outrage au tribunal pour avoir encouragé les étudiants à désobéir aux injonctions interdisant de bloquer l’accès aux cours. Les leaders syndicaux aujourd’hui n’ont pas le dixième du courage que possédaient les leaders étudiants à l’époque. Malgré les risques de blessure, d’arrestations et de poursuites judiciaires, les étudiants tiennent bon et continuent de prendre la rue. Ils se découvrent des réserves de courage qu’on ne voit plus souvent à gauche. Ils prennent conscience de leur force collective.
Plan Nord
Le week-end du 20 avril, le Salon Plan Nord se tient au Palais des Congrès de Montréal. Cette rencontre vise à attirer des investisseurs, et notamment des minières, pour exploiter le territoire du nord du Québec. Considérant que le Québec est connu pour ses redevances minières ridiculement basses, ce Plan Nord revient à vendre à rabais les ressources naturelles des régions nordiques du Québec. La Sûreté du Québec est venue en renfort du SPVM, pour contenir les milliers de manifestants à l’extérieur, qui scandent « Non à la gratuité minière! Oui à la gratuité scolaire! ».
À l’extérieur du Palais des Congrès, la foule repousse la police, qui peine à l’empêcher de pénétrer dans l’enceinte du bâtiment. Des alliés des manifestants, biens habillés pour se faire passer pour des bourgeois, réussissent à entrer dans le bâtiment sans éveiller de soupçons et ouvrent des portes latérales pour y laisser entrer la foule. Rapidement, la police doit battre en retraite à l’intérieur du Palais des Congrès et doit rétablir une ligne de défense en haut des escaliers alors que la foule tente de monter.
À l’intérieur, Jean Charest, devant un parterre de gens respectables de la haute société, trouve la situation comique : « Le Salon Plan Nord, que nous allons ouvrir aujourd’hui, est déjà très populaire; les gens courent de partout pour entrer […] À ceux qui frappaient à notre porte ce matin, on pourrait leur offrir un emploi – dans le Nord si possible. » Le slogan « Charest dehors! On va t’trouver une job dans l’nord! » va devenir par la suite un des préférés des manifestants.
Ces événements marquent un changement fondamental. Le mouvement commence à prendre conscience de sa force. Normalement, les capitalistes et leurs gouvernements prennent toutes les décisions réelles concernant notre sort et le sort de l’économie et du territoire derrière des portes fermées. Mais les masses entrent sur la scène de l’histoire et perturbent les plans de la bourgeoisie. Les manifestants réussissent à repousser la police à plusieurs reprises. Une photo célèbre de ce week-end montre un groupe de policiers, visiblement terrifiés, prendre leurs jambes à leurs cous, poursuivis par une foule en colère.
Les manifestations du Salon Plan Nord font plusieurs blessés, dont 10 policiers. Des pierres sont lancées et des vitrines fracassées. En réaction, les médias et les politiciens au service de la classe dirigeante soulèvent un tollé autour de la violence, qu’ils attribuent évidemment entièrement aux manifestants.
La violence des manifestants tout au long de 2012 sera très limitée comparativement aux attaques éhontées et presque toujours non-provoquées de la police. Plusieurs étudiants vont perdre un oeil ou avoir le crâne fracassé par une matraque, une balle « non-létale » ou une grenade assourdissante lancée directement dans la foule. Mais l’État ne peut accepter de voir son autorité contestée. Il peut blesser et tuer en toute impunité, mais que les travailleurs et les opprimés n’osent lever le poing pour se défendre!
Les médias se servent donc des événements du Salon Plan Nord pour dépeindre les étudiants comme de dangereux voyous. La « violence » (des manifestants, jamais de la police) occupe toute leur attention. La moindre vitrine brisée est présentée comme un acte de violence. Les leaders étudiants sont invités à se joindre au tonnerre de dénonciations. Les dirigeants de la FECQ et la FEUQ, cherchant toujours à plaire à l’establishment, acceptent de rentrer dans le rang et condamnent la violence. Ils font ainsi le jeu de la classe dirigeante et accordent implicitement de la crédibilité au discours qui place la responsabilité de la « violence » sur les étudiants. D’ailleurs, Jean Charest, lui, ne condamnera jamais la violence bien plus grave des forces de l’ordre. Mais la CLASSE voit clair dans le jeu du gouvernement, et refuse de « condamner la violence ».
Négociations
Le dimanche 22 avril a lieu une immense manifestation à Montréal à l’occasion du Jour de la Terre. Selon les organisateurs, 250 000 personnes y assistent, dont de gros contingents d’étudiants. Dans le contexte de la grève, tout le monde comprend cette manifestation comme un gros pied de nez au gouvernement libéral, dont les politiques en faveur des entreprises minières et pétrolières sont aussi détestées que celles en matière d’éducation.
Le 23 avril, le gouvernement doit se rendre à l’évidence qu’il n’aura pas les étudiants à l’usure, et tente une nouvelle tactique. Il accepte de négocier, mais en excluant la CLASSE des négociations. La ministre de l’Éducation Line Beauchamp pose comme condition à la négociation que les étudiants respectent une « trêve » de quelques jours.
Le soir même, des actes de vandalisme sont commis lors d’une manifestation à Montréal. Le gouvernement saisit ce prétexte pour exclure la CLASSE des négociations, prétendant qu’elle est responsable d’avoir rompu la trêve parce que la manifestation avait été publicisée sur son site Web. Il affirme qu’il ne peut négocier avec un groupe qui fait de l’incitation à la violence. Son jeu est clair et représente une tactique classique de négociation : diviser pour mieux régner. Charest croit pouvoir négocier avec les deux syndicats modérés et leur faire avaler une entente bidon, qui aurait ensuite laissé la CLASSE isolée et plus faible.
L’exclusion de la CLASSE des négociations déclenche la colère des étudiants, qui lancent immédiatement la tradition des manifestations nocturnes. Le nouveau slogan devient « Manif, chaque soir, jusqu’à la victoire! ». Ces manifestations nocturnes spontanées continueront de rassembler plusieurs milliers de personnes au centre-ville de Montréal chaque soir pendant plus de 100 jours d’affilée.
Sous la pression du mouvement, et voyant l’immense popularité de la CLASSE chez les étudiants, les leaders de la FECQ et la FEUQ ne tombent pas dans le piège tendu par le gouvernement et restent solidaires du reste du mouvement. Ils refusent de négocier sans la présence de la CLASSE. Ils comprennent que s’ils acceptent une entente sans la CLASSE – qui représentait le coeur et l’âme de la grève – cette entente sera probablement rejetée en assemblée générale et ils seront discrédités.
Le gouvernement tente alors de reporter la négociation sur la place publique et présente une offre ridicule en conférence de presse : une maigre amélioration des bourses d’études et une hausse de 1785 dollars sur sept ans, plutôt que les 1625 dollars sur cinq ans prévus. Il va sans dire que cette offre est rejetée.
La bataille de Victoriaville
Le portrait présenté jusqu’à maintenant peut donner l’impression que le mouvement ne touchait que Montréal. En réalité, il s’est étendu à peu près à tout le Québec, avec des campus en grève notamment à Québec, Gaspé, Rimouski, Matane et même les Îles-de-la-Madeleine. À Gatineau, l’Université du Québec en Outaouais est le théatre de trois jours d’affrontements alors que les étudiants se barricadent à l’intérieur et que la police assiège l’université.
Et l’affrontement le plus violent de tout le Printemps érable n’a pas eu lieu à Montréal. Le congrès du Parti libéral du Québec était prévu à Montréal les 4, 5 et 6 mai. Mais craignant d’être perturbé par des manifestants, il est déplacé à Victoriaville. En réponse, les associations étudiantes et d’autres groupes de gauche appellent à manifester dans la petite ville du Centre-du-Québec, et louent des autobus pour y transporter des manifestants.
Le soir du 4 mai, la manifestation de 3000 personnes autour du centre des congrès de Victoriaville tourne rapidement à l’émeute. La petite ville se transforme en champ de bataille. Les gaz lacrymogènes se répandent partout. La Sûreté du Québec tire des dizaines de balles de caoutchouc dans la foule, faisant trois blessés graves, dont un qui perd un oeil, une qui perd six dents et un autre qui perd l’ouïe d’une oreille. Pendant ce temps, Jean Charest, en sécurité à l’intérieur du bâtiment, promet qu’il maintiendra sa hausse des frais de scolarité.
Le même soir, à Québec, se déroule une deuxième ronde de négociations, mais cette fois-ci le gouvernement ne réussit pas à exclure les représentants de la CLASSE. Pour amadouer les leaders de la CLASSE, Jean Charest invite les présidents des grandes centrales syndicales à la table de négociations. Rusé, il sait bien que ces habitués des négociations patronales-syndicales ont perdu leurs dents depuis bien longtemps. La capitulation et la conciliation est leur mode de fonctionnement. Ils vont apprendre aux jeunes inexpérimentés comment se mène une négociation. Michel Arsenault, président de la FTQ à l’époque, raconte : « Je leur ai expliqué que négocier, c’est concéder. Ça prend un rapport de force que tu puises dans la mobilisation. J’appelle ça : monter le chat dans le poteau. Mais un jour, il faut être capable de redescendre le chat. »
Les concessions sont effectivement majeures. Le 5 mai, après 22 heures de négociations, les parties en viennent à une entente de principe. Jean Charest présente les choses comme une victoire pour le gouvernement. L’entente prévoit le maintien de la hausse, mais une réduction dans les frais afférents pour compenser la hausse, qui serait financée par des coupes dans les dépenses des universités. Ces coupes seraient déterminées par un comité composé notamment de représentants des recteurs, des fédérations étudiantes, du monde des affaires et du milieu syndical. Déjà, l’entente, sous cette forme, représentait une capitulation.
Mais il ressort rapidement que le gouvernement a arnaqué les négociateurs étudiants. Il affirme que la hausse des frais de scolarité ne sera pas nécessairement compensée par une baisse des frais afférents, contrairement à ce que la partie étudiante avait compris. Les étudiants avaient accepté que le texte ne parle pas des « droits de scolarité », mais que selon une entente verbale, cette question soit rediscutée plus tard. Dès le lendemain, le gouvernement brise cette entente verbale. De plus, selon l’équipe de négociateurs de la CLASSE, le gouvernement aurait modifié le document à la dernière minute à l’insu des étudiants, de sorte que le négociateur de la CLASSE a signé un document différent de ce qui avait été convenu.
Voilà le genre de malhonnêteté qui caractérise toujours les négociations avec le patronat et ses représentants au gouvernement. Les dirigeants syndicaux, habitués à la conciliation, en appellent souvent à la bonne foi des patrons. Or, dans les conflits de classe, comme le sont les négociations collectives, et comme l’était la grève de 2012, les intérêts diamétralement opposés des parties signifient que la mauvaise foi du patronat doit être prise pour acquise. Comme dans n’importe quelle guerre, l’adversaire n’a jamais de bonnes intentions, et on ne peut se fier à sa parole.
Mais ces erreurs naïves des négociateurs étudiants sont bridées par les masses elles-mêmes. La force d’un mouvement de masse réside dans le contrôle démocratique des masses qui agit comme mesure de sauvegarde contre les erreurs de la direction. Sous le système parlementaire bourgeois actuel, les travailleurs et étudiants d’origine modeste n’ont simplement pas leur mot à dire dans la gestion de la société. Les décisions sont prises derrière des portes closes par les représentants du patronat. Notre seul droit est de choisir lequel des représentants du patronat se moquera de nous au parlement. Dans une grève, ces milliers de gens qui ne peuvent habituellement pas participer à la vie politique deviennent soudainement actifs.
L’entente mauvaise et malhonnête déclenche la colère des étudiants. Le 6 mai, la 13e manifestation nocturne d’affilée se déroule sous le thème « Contre l’offre de marde du gouvernement : gel ou crève! ». À travers le Québec, les associations étudiantes se réunissent en assemblées générales au courant de la semaine pour décider si elles souhaitent accepter l’entente. Des milliers d’étudiants s’entassent dans les grandes salles des universités et cégeps et débattent pendant des heures. Leur verdict est écrasant : rejet de l’entente pourrie. Les étudiants votent pour renouveler la grève. Les étudiants révélaient le pouvoir d’une démocratie large et permettant la participation active des gens habituellement exclus de la vie politique. Voilà le genre de démocratie que les socialistes défendent, et le genre de démocratie dont le mouvement étudiant a besoin aujourd’hui pour gagner.
Le gouvernement en sort complètement humilié. Line Beauchamp démissionne le 14 mai. Dans le camp étudiant, c’est la jubilation. Mais, comme on l’apprendra plus tard, la ministre Beauchamp représentait l’aile modérée du gouvernement. Son départ signifie un durcissement de la ligne gouvernementale. Après avoir tenté la conciliation, le gouvernement se tourne définitivement vers la répression. Voilà ce qui mène à l’adoption de la loi 78 et du règlement P-6.
Mai 78
Le 18 mai, l’Assemblée nationale adopte le projet de loi 78 (la « loi 78 »), une loi spéciale antidémocratique brutale destinée à restreindre le droit de manifester et à interdire les grèves étudiantes. Elle prévoit des amendes salées pour les syndicats ou les individus qui continueraient à bloquer l’accès aux écoles avec des piquets de grève. Elle exige que les organisateurs de manifestations remettent leur itinéraire à la police à l’avance. Elle force aussi les professeurs, dont beaucoup sympathisaient avec la grève, à donner leurs cours, sous peine d’amendes salées.
Le même jour, l’administration du maire de Montréal Gérald Tremblay adopte un règlement municipal draconien, le règlement P-6, qui exige aussi que les manifestations remettent leur itinéraire et interdit aux manifestants de… porter un masque! Au moins 2000 personnes ont reçu une contravention en vertu de ce règlement, qui sera plus tard déclaré illégal par la Cour supérieure.
Plutôt que de reculer devant le pouvoir de l’État, les dirigeants de la CLASSE appellent à défier la loi spéciale. « L’inaction est synonyme de complicité. Se soumettre à cette loi, c’est l’accepter. Accepter cette loi, c’est sanctionner son contenu », affirme la porte-parole Jeanne Reynolds.
La réponse de la population est absolument massive. Plus de 400 000 personnes manifestent le 22 mai. Il s’agit du plus grand acte de désobéissance civile de l’histoire de la province et même du pays. La police est paralysée devant le pouvoir des masses.
Encore une fois, il faut souligner le rôle du leadership. Devant une loi spéciale, ou devant toute attaque immédiate du gouvernement ou des patrons, tout peut se jouer sur 24 heures, voire moins. Si les dirigeants capitulent, il est très difficile pour la masse de surmonter le conservatisme de leur leadership. À ce moment, il devient crucial pour le leadership de donner le signal de la défiance pour sauver le mouvement. Cette leçon devrait être apprise par tous les chefs syndicaux, en cette époque où les gouvernements capitalistes nous enlèvent constamment le droit de grève à coup de lois spéciales. Il faudra bien qu’un jour un syndicat ose défier ces lois anti-démocratiques, si l’on veut que le droit de grève cesse d’être bafoué dès qu’il devient dangereux pour les patrons.
Un argument qu’on entend souvent pour justifier de ne pas défier les lois spéciales est que rien ne garantit qu’il y aurait un mouvement assez fort pour défier avec succès une telle loi. Puis après coup, l’apathie suivant la défaite est prise comme une preuve qu’il n’aurait pas été possible de défier.
Effectivement, rien n’est jamais garanti. Une garantie de victoire pour un mouvement n’existera jamais nulle part. Mais ce que ces gens ne comprennent pas, c’est que dialectiquement, le fait que des dirigeants appellent à défier la loi crée de ce fait un mouvement confiant, ce qu’il n’aurait pas été possible de voir sans cet appel. D’ailleurs, Gabriel Nadeau-Dubois lui-même croyait que la loi allait tuer la grève. « Je suis convaincu à ce moment-là que c’est la fin de la mobilisation », a-t-il affirmé dans une récente entrevue. Mais à son honneur, lui et les leaders de la CLASSE ont appelé à défier la loi 78. Comme il le dit aujourd’hui : « L’adoption de cette loi-là, c’est vraiment le point officiel de bascule d’un mouvement porté par la jeunesse à un mouvement beaucoup plus large de contestation du régime libéral. Je sous-estimais un peu ma génération. »
Le caractère monstrueusement anti-démocratique de la loi révèle aux yeux de la population la vraie nature du gouvernement Charest. La loi a l’effet inverse de celui escompté. La répression donne un nouveau souffle au mouvement. De nouvelles couches de la population sont attirées dans la lutte. Pour reprendre une formule de Marx, « la révolution a parfois besoin du fouet de la contre-révolution ».
Cela prend notamment la forme du mouvement des casseroles, qui commence le 24 mai. Une personne sur Facebook appelle les gens à sortir à 20 heures sur leur balcon et faire du bruit en tapant sur une casserole. Cette tactique est inspirée de mouvements similaires, notamment au Chili. Ce mouvement se répand comme un feu de brousse, et dure des semaines. Partout à travers le Québec, toutes sortes de gens – jeunes, vieux, étudiants, parents, travailleurs, etc. – sortent sur leur balcon ou sur le trottoir devant chez eux, armés de cuillères de bois, de poêles, de chaudrons, de casseroles ou d’autres instruments pour faire du bruit. Puis les voisins, se reconnaissant, se réunissent aux coins de rue. Les petits rassemblements aux coins des rues se regroupent, formant de plus gros rassemblements, et rapidement d’innombrables petites manifestations – sans itinéraire – sillonnent tous les quartiers, à travers tout le Québec. Tout le Québec défie la loi. Partout dans les rues retentit le slogan « La loi spéciale! On s’en câlisse! »
À partir de ce moment, les travailleurs commencent à rejoindre le mouvement sur une base individuelle. Malheureusement, le leadership étudiant ne saisira pas cette occasion, et l’immense potentiel du mouvement finira par être perdu.
Travailleurs, étudiants, même combat!
Après quatre mois de grève et d’innombrables manifestations, blocages, occupations, coups d’éclats, le gouvernement restait inflexible. Il refusait toujours de geler les frais de scolarité, ce qui était pourtant la demande minimale du mouvement. Comme nous l’expliquions déjà à l’époque dans nos interventions dans le mouvement, il fallait étendre le mouvement à la classe ouvrière.
L’enjeu de la grève n’était plus une simple question d’argent. Le ministre de la Sécurité publique, Robert Dutil, résume la question ainsi devant les députés à l’Assemblée nationale : « Est-ce que c’est la loi de la rue qui doit dominer ou le Parlement? » Il a raison. La grève soulevait l’enjeu du pouvoir. Les étudiants remettaient en question le pouvoir de la classe dirigeante et de son État. Le gouvernement ne pouvait plus reculer.
Mais les étudiants, par eux-mêmes, n’ont pas beaucoup de pouvoir. Une grève étudiante peut exercer une certaine pression sur le gouvernement, mais cela ne représente pas grand-chose comparativement au pouvoir que possèdent les travailleurs. Ceux-ci, s’ils arrêtent de travailler, attaquent directement les profits de la classe capitaliste. Ils peuvent bloquer les transports, les communications, le commerce, la production, etc. Pas une roue ne tourne, pas une ampoule ne brille sans la permission de la classe ouvrière. Si elle le décide, elle peut immobiliser toute la société par la grève générale.
La force des étudiants réside plutôt dans leur nombre, leur énergie et leur temps. Les étudiants québécois ont mené des grèves victorieuses, mais ultimement, ils ne pouvaient faire face tout seuls à l’entièreté de l’appareil d’État mobilisé et déterminé à les briser. Dans ce genre de situation, les étudiants doivent servir d’étincelle pour déclencher un mouvement de masse de la classe ouvrière, seule capable de vaincre les capitalistes et leur État. C’est par exemple ce qui s’est vu lors du mouvement de Mai 68 en France.
Toutefois, cette nécessité de lier le mouvement étudiant avec le mouvement ouvrier est mal ou pas comprise. Il y a bien des appels à une « grève sociale » qui sont lancés. Mais ces appels étaient abstraits ou se limitaient, souvent en privé, à essayer de convaincre les dirigeants des syndicats de se joindre à la lutte.
Ceux-ci, s’ils soutiennent les étudiants en paroles, ne souhaitent pas prendre le moindre risque, et sont surtout préoccupés de mettre fin au conflit le plus vite possible et d’éviter qu’il se transforme en grève sociale. C’est ce qui ressort d’un échange de lettres absolument scandaleux entre le président de la FTQ Michel Arsenault et Ken Georgetti, du Congrès du travail du Canada. Essentiellement, Arsenault demande aux syndicats du Canada anglais de se mêler de leurs affaires et de ne pas soutenir la grève étudiante, pour ne pas « jeter de l’huile sur le feu ». En réponse, Georgetti intervient auprès de ses syndicats affiliés au Québec, en réaction à des rumeurs selon lesquelles certains locaux se préparent à poser des actions illégales, et leur demande de cesser et d’écouter les directives de la FTQ. Celle-ci, comme les autres centrales syndicales, refuse honteusement d’appeler ses membres à désobéir à la loi 78 – ce qui revient à dire qu’elles appellent les professeurs à jouer les briseurs de grève contre les étudiants. Une grève de solidarité est hors de question pour elles, étant donné que les conventions collectives ne sont pas échues. Les dirigeants syndicaux ont une peur mortelle de l’illégalité, et préfèrent trahir les étudiants que de prendre le risque de défier la loi.
Devant l’immobilisme, voire le sabotage des dirigeants syndicaux, il aurait fallu aller directement aux travailleurs de la base. Il aurait fallu créer des équipes d’étudiants allant visiter un à un les milieux de travail pour parler directement aux travailleurs de la base, les convaincre des revendications des étudiants et leur montrer que cette lutte s’inscrivait dans le cadre de la lutte plus générale des travailleurs contre l’austérité capitaliste. Malheureusement, s’il y a bien certaines tentatives d’établir des liens avec les travailleurs, avec la création, notamment sous l’impulsion de militants de La Riposte socialiste, de quelques comités de solidarité étudiants-travailleurs, les leaders de la CLASSE n’en comprenaient pas la nécessité et peu d’efforts y sont investis , et ces comités tombent dans l’oubli assez vite.
La CLASSE lance bien quelques appels aux « perturbations économiques ». Mais celles-ci sont comprises dans un sens anarchiste, sans mobilisation des masses de travailleurs. Elles prennent la forme de nombreuses « manifs-actions » consistant à aller bloquer des milieux de travail… sans essayer de gagner les travailleurs ni même les en avertir. Certains en viennent même à jeter des fumigènes dans le métro de Montréal. Ces actions ultra-gauchistes suscitaient généralement l’hostilité des travailleurs, qu’il aurait plutôt fallu convaincre et gagner à la cause étudiante.
Cet échec à mobiliser de larges couches de travailleurs sur une base organisée et dans une grève générale représente une des principales erreurs du leadership étudiant en 2012. Nous devons retenir cette leçon.
Élections
Sans plan pour étendre le mouvement aux travailleurs, le leadership étudiant ne sait trop quoi faire d’autre que de continuer avec les mêmes méthodes. Les manifestations nocturnes, les manifs-actions de « perturbation économique » et coup d’éclat artistiques se poursuivent, mais ont peu d’effets. Les étudiants continuent d’être arrêtés et brutalisés en masse. La stagnation s’installe. Le mouvement commence à s’essouffler.
Pour résoudre l’impasse, Jean Charest sort une nouvelle carte de sa manche. Le 1er août, il déclenche des élections provinciales. Il fait de la « loi et l’ordre » contre le « règne de la rue » l’enjeu de la campagne. Tout le monde comprend l’élection comme un référendum sur la hausse des frais de scolarité.
De façon désastreuse, la CLASSE choisit de boycotter les élections. « Les élections ne sont pas une solution » est le mot d’ordre. Elle tente de maintenir la grève et les manifestations comme terrain de la lutte, faisant comme si la situation n’avait pas changé. Il était juste de maintenir la grève pendant les élections, toutefois il fallait reconnaître que Charest avait réussi à détourner la lutte sur le terrain électoral. Une à une, les associations étudiantes votent pour mettre fin à la grève ou faire une « trêve » le temps des élections.
La CLASSE, et particulièrement son aile anarchiste, insiste sur la nécessité de maintenir « l’indépendance totale par rapport aux partis politiques ». Cette position n’est pas nouvelle dans la gauche québécoise, et tire ses racines dans la tradition anarcho-syndicaliste. On la voit encore aujourd’hui au sein des centrales syndicales, qui depuis longtemps ont une position « n’importe qui sauf les libéraux » qui les pousse en pratique à être des partisans du PQ. Dans la tradition anarcho-syndicaliste, elle découle d’un rejet du pouvoir de l’État, vu comme un objet dangereux, le fruit interdit à ne pas toucher. En pratique, cette position revient à une capitulation et à laisser le pouvoir de l’État entre les mains des capitalistes. Dans les cercles étudiants, l’argument prend essentiellement la forme de dire que la CLASSE doit rester indépendante des partis politiques pour ne pas être manipulée par ceux-ci ou dépendant d’eux. En pratique, avec cette position, ce n’est pas la CLASSE qui est indépendante des partis politiques, mais la politique qui se déroule en toute indépendance de la CLASSE.
Il est juste de dire que les élections ne peuvent pas changer la nature fondamentale du système capitaliste, et qu’elles servent essentiellement à élire des représentants de la bourgeoisie à un parlement servant d’organe législatif pour la bourgeoisie. Cela dit, ce ne sont pas tous les étudiants, et encore moins tous les travailleurs du Québec, qui comprennent cette vérité. Malheureusement, les dirigeants de la CLASSE évaluent mal le changement de situation et, en raison de leurs préjugés anti-électoralistes, permettent aux dirigeants de la FEUQ/FECQ, qui sont en alliance avec le PQ, de capitaliser sur la situation.
Une victoire des libéraux aurait signifié une énorme défaite pour le mouvement étudiant. Dans ce contexte, le Parti québécois saisit l’occasion et se présente de manière opportuniste et hypocrite comme le parti des carrés rouges. La chef du PQ, Pauline Marois, participe à des manifestations et porte le carré rouge. Pourtant, le PQ est loin d’être un parti anti-austérité. À la fin des années 90, le PQ sous Lucien Bouchard avait comme mot d’ordre « déficit zéro » et appliqué des coupes d’austérité profondes, particulièrement dans le système de santé, qui ne s’en est jamais remis.
Québec solidaire est le seul parti dont l’élection aurait représenté une victoire claire contre l’austérité capitaliste. Issu d’une fusion d’organisations communautaires et féministes avec différents petits partis anti-capitalistes, QS représente le parti le plus à gauche sur le spectre politique québécois, et tient un message anti-austérité clair. Il y avait donc une option qui aurait pu renforcé le mouvement étudiant et transformé la scène politique québécoise. La CLASSE aurait dû proposer son appui à QS à la condition que le parti l’appuie fermement et ouvertement et fasse de la grève et de l’éducation gratuite le thème central de sa campagne. Le parti lui-même en aurait été transformé et serait devenu la voix des jeunes et des travailleurs radicalisés du Québec. Seul ça aurait pu couper l’herbe sous le pied des manoeuvres des leaders de la FECQ/FEUQ et de leur appui pour le PQ. Malheureusement, l’aile anarchiste anti-électoraliste de la CLASSE gagne le débat, ce qui fait le jeu des leaders étudiants modérés et du PQ.
Les leaders de Québec solidaire ont leur part de responsabilité dans cet échec. Ils ne capitalisent pas sur le mouvement et ne se présentent pas comme le parti de la gratuité scolaire et du mouvement étudiant. Ils refusent d’appeler à la désobéissance civile contre la loi 78. Révélateur de leurs priorités mal placées, le seul grand rassemblement organisé par le parti pendant la campagne, le 25 août, alors que le Québec traverse un mouvement de masse contre l’austérité et pour la gratuité scolaire, porte sur le thème de… l’indépendance.
Les leaders de la FECQ et la FEUQ, eux, s’impliquent dans la campagne électorale. Officiellement, ils ne soutiennent pas un parti en particulier, mais appellent à voter stratégiquement contre les libéraux et contre la CAQ. Comme Québec solidaire est à l’époque un parti assez marginal, avec seulement un député, le sous-entendu pro-PQ est très clair. Le message devient particulièrement évident quand le leader de la FECQ Léo Bureau-Blouin, un des visages les plus connus de la grève, devient candidat pour le PQ après la fin de son mandat de président. La présidente de la FEUQ, Martine Desjardins, profitera elle aussi de sa célébrité acquise en 2012 pour se présenter comme candidate pour le PQ lors des élections de 2014.
Le soir du 4 septembre, les libéraux sont défaits. Jean Charest, humilié, perd dans sa propre circonscription. Dans les jours suivant son élection à la tête d’un gouvernement minoritaire, Pauline Marois annonce le retrait de la loi 78 et de la hausse des frais de scolarité. Après huit mois historiques, les étudiants voient leur principale revendication satisfaite!
Mais comme les étudiants le découvriront bientôt, cette victoire contre les libéraux de Jean Charest est vraiment une victoire à la Pyrrhus. Le gouvernement péquiste remplace la hausse par une indexation des frais de scolarité, en fonction du revenu disponible des ménages par habitant, ce qui donne en moyenne une hausse de 3% par année. Marois réussit donc ce que Jean Charest n’avait pu faire : dégeler les frais de scolarité. Et alors que la hausse de Charest durait cinq ans, celle de Marois dure pour toujours. Le gouvernement Marois continue par ailleurs d’imposer des mesures d’austérité. Le mouvement étudiant tente de se relever, mais n’y arrive pas, épuisé et démoralisé après huit mois de grève. Deux ans plus tard, les libéraux reviennent au pouvoir, et continuent leur saccage des services publics.
L’héritage de 2012 et l’avenir de la gauche au Québec
Dans la foulée de 2012, deux tendances clairement définissables sont apparues. D’un côté, l’aile anarchiste du mouvement en a tiré les mauvaises leçons. Le renouveau du mouvement étudiant en 2015 voit les militants regroupés dans le groupe « Printemps 2015 » adopter une position d’ultra-gauche impatiente qui mènera le mouvement à l’échec. Alors que le « printemps s’annonce chaud », avec des votes de grève dans les universités et cégeps parallèlement à des négociations dans le secteur public, l’idée d’une « grève sociale » unissant étudiants et travailleurs revient sur la table.
Mais le front commun syndical reporte sa grève à l’automne. L’exécutif de l’ASSÉ propose alors de reporter la grève étudiante, ce qu’il décrit comme un « repli stratégique ». En réponse, l’aile anarchiste soulève un tollé et dénonce les « manoeuvres » et le « paternalisme » de l’exécutif de l’ASSÉ. Le slogan de l’aile anarchiste, qui ferait grincer Sun Tzu des dents, est « Aucun repli n’est stratégique ». Sous la pression, l’entièreté de l’exécutif de l’ASSÉ démissionne. Non satisfait de cette démission, le congrès adopte une motion pour destituer l’exécutif!
La grève étudiante va de l’avant sans les travailleurs. Elle est traversée d’une humeur nihiliste, capturée par le slogan le plus emblématique du mouvement de 2015 : « Fuck toute! » Si cela séduit une petite couche d’activistes étudiants, le reste du mouvement et la grande majorité des étudiants et des travailleurs comprennent que le mouvement est isolé, et n’ont pas envie de débrayer pour faire un doigt d’honneur à toute la société. La grève ne se répand donc pas très loin hors des murs de l’UQAM et ne mène nulle part. À l’automne, quand le Front commun syndical déclenche la plus grosse grève depuis les années 1970, les étudiants restent à l’écart. Cette grève mène à l’adoption d’une convention collective complètement pourrie. Dans les années qui suivent cet échec, l’ASSÉ entre dans une période de paralysie et de déclin. Le syndicat étudiant révolutionnaire qui a mené la lutte héroïque de 2012 finit par se dissoudre en 2019.
De l’autre côté, d’anciens leaders de l’ASSÉ comme Gabriel Nadeau-Dubois ont rejoint Québec solidaire et ont adopté une approche pleinement conciliante avec les partis capitalistes. Quand GND parle de 2012, il dit qu’il a « mûri » et que l’image que les gens se font de lui à cause de 2012, « ça me dérange, parce que c’est une image qui est profondément différente de la personne que je suis ». Maintenant, GND et sa clique contrôlent carrément QS et ont entraîné le parti dans une direction plus modérée, réformiste et pro-establishment. Ils ont abandonné toute prétention à combattre le système capitaliste et rejettent les tactiques combatives de l’ASSÉ, et donnent la priorité à l’adoption au Parlement de motions joliment formulées.
Ces deux chemins, l’ultragauchisme anarchiste et le réformisme parlementaire, sont en fait les deux faces d’une même médaille qui mène à l’impasse : d’un côté l’impotence, de l’autre l’acceptation du statu quo. Le mouvement étudiant doit tirer les bonnes leçons de 2012.
Les étudiants, seuls, ne peuvent renverser les capitalistes, leur État et leurs politiques d’austérité. Mais ils peuvent servir d’étincelle à un mouvement de masse des travailleurs, seuls capables de renverser le capitalisme. Ce potentiel de déclencher la lutte des travailleurs nous pendait au bout du nez en 2012. Pour y arriver, faire la grève des cours ne suffit pas. Il faut activement tisser des liens avec le mouvement ouvrier et faire preuve de solidarité avec les travailleurs, en rejoignant leurs luttes et en adoptant un programme radical de défense des intérêts des travailleurs, c’est-à-dire un programme socialiste. Pour mettre en oeuvre une telle stratégie, les étudiants ne peuvent rester isolés dans leurs associations locales, mais doivent s’unir à l’échelle nationale. Ils doivent se doter d’une organisation syndicale nationale à la fois démocratique et capable de jouer un rôle de leadership, comme l’était l’ASSÉ.
Alors que le capitalisme s’enfonce dans les crises économique, sanitaire et climatique et que les conflits impérialistes menacent de nous emporter dans la barbarie, la jeunesse ressent l’urgence de combattre le système. Comme à l’époque de 2012, les mouvements de masse menés par la jeunesse se font de plus en plus fréquents, des États-Unis à la Colombie en passant par le Kazakhstan, le Soudan, le Myanmar, le Chili, l’Algérie ou le Liban. Inévitablement, un tel mouvement reviendra ici aussi. Si nous voulons le mener à la victoire, nous devons faire revivre les traditions révolutionnaires de 2012.