Le projet de loi C-58, qui vise à interdire le recours aux « travailleurs de remplacement » (briseurs de grève) dans les conflits de travail, est passé en première lecture à la Chambre des communes le 9 novembre. Les dirigeants syndicaux du Canada ont salué le projet de loi comme une victoire majeure, alors qu’ils demandent une telle loi depuis longtemps. L’adoption de ce projet de loi fait partie des exigences principales du NPD dans son accord de confiance avec les libéraux. En vérité, cette loi est pleine de restrictions et de failles en faveur des patrons, et a pour effet d’enlever du pouvoir aux travailleurs de la base. Le projet de loi C-58 est une manœuvre politique cynique des libéraux alors qu’ils s’effondrent dans les sondages.
Qu’y a-t-il dans le projet de loi C-58 ?
Le projet de loi, qui modifie le Code canadien du travail et le Règlement sur le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI), comporte deux parties principales. La première interdirait aux employeurs de faire appel à des briseurs de grève dans les industries sous réglementation fédérale pour effectuer le travail des travailleurs syndiqués pendant une grève légale ou un lock-out. Ces industries comprennent des secteurs tels que les banques, les télécommunications, les transports ferroviaires et aériens, les services postaux, les mines d’uranium et la radiodiffusion et la télévision. Cela représente plus d’un million de travailleurs au total. Cependant, seulement un tiers de ces travailleurs sont syndiqués, selon le gouvernement fédéral. Il est important de noter que la loi ne s’applique pas aux employés du gouvernement fédéral.
Le projet de loi C-58 imposerait des amendes de 100 000 dollars par jour aux employeurs qui enfreindraient les règles, mais prévoit toutefois des exceptions, notamment pour les sous-traitants non syndiqués embauchés avant l’annonce d’une grève ou d’un lock-out. Les pénalités ne seront pas imposées aux employeurs qui embauchent des briseurs de grève dans des situations ou ne pas le faire pourraient constituer une menace pour la propriété, l’environnement ou la santé et la sécurité. Plus précisément, le projet de loi supprime les sanctions en cas de recours aux « services » de briseurs de grève, par exemple en cas de « menace pour la vie, la santé ou la sécurité d’une personne » ou de « dommages graves aux biens ou aux locaux de l’employeur ». Ce sont des failles importantes que les patrons ne manqueront pas d’exploiter en les interprétant au sens le plus large possible.
La deuxième partie du projet de loi concerne le maintien d’activités telles que l’approvisionnement, la production et les opérations pendant une grève ou un lock-out. Le projet de loi C-58 obligerait les employeurs et les syndicats à s’entendre au plus tard 15 jours après le début du processus de négociation sur le travail qui doit se poursuivre dans le cadre d’un conflit de travail. En l’absence d’une telle entente, l’affaire serait renvoyée au CCRI, qui disposerait de 90 jours pour décider quels travaux doivent être maintenus.
Cette exigence est un autre moyen d’affaiblir et de retarder les grèves. Cela encourage également la collaboration de classe et enlève du pouvoir aux membres de la base des syndicats, y compris leur capacité à se prémunir contre les briseurs de grève. Si les dirigeants syndicaux doivent s’entendre avec l’employeur dans les 15 jours suivant les débuts des négociations sur le travail qui sera maintenu pendant la grève ou le lock-out, cela donne aux patrons un droit de veto.
Les travailleurs qui font la grève ne le font qu’en dernier recours, lorsque les patrons ont clairement indiqué qu’ils n’étaient pas disposés à satisfaire les revendications des travailleurs. Pourquoi ces mêmes patrons devraient-ils avoir un droit de veto pour déterminer quel travail se poursuivra pendant une grève? Si les patrons ne sont pas d’accord, l’affaire est renvoyée au CCRI. Les institutions étatiques capitalistes telles que la commission du travail ont tendance à se ranger du côté des patrons plutôt que des travailleurs. À l’instar de l’arbitrage obligatoire, déléguer ces décisions à l’État ou à des arbitres dits « neutres » enlève le pouvoir aux travailleurs et résout les différends par le biais d’accords en coulisses conclus par des avocats, plutôt que par la démocratie ouvrière et la mobilisation de masse.
Nous avons entendu à maintes reprises que les travailleurs en grève mettaient des vies ou des infrastructures en danger, mais ce n’est qu’une insulte cynique. Les travailleurs en lutte sont tout à fait capables de décider quels services doivent être maintenus et lesquels ne doivent pas l’être en fonction de leur expérience sur leur milieu de travail, et ne doivent pas laisser l’État décider à leur place.
Les capitalistes cherchent la stabilité dans un contexte de montée de la lutte des classes
« Nous interdisons le recours à des travailleurs de remplacement parce que nous croyons en la négociation collective », a déclaré le ministre du Travail, Seamus O’Regan, lors de son annonce du projet de loi C-58. La déclaration d’O’Regan combine mensonges et hypocrisie. Comme nous l’avons déjà mentionné, le projet de loi C-58 n’interdit pas le recours aux briseurs de grève. Il offre de nombreuses exceptions aux employeurs et de nombreuses façons pour eux de continuer à embaucher des briseurs de grève. De plus, c’est le même gouvernement libéral qui a écrasé la grève des travailleurs et travailleuses des postes de 2018 et celle des débardeurs de Montréal de 2021 avec une loi de retour au travail. Le gouvernement qui a interdit aux travailleurs à plusieurs reprises d’exercer leur droit démocratique de grève prétend maintenant croire en la négociation collective! O’Regan insulte l’intelligence de chaque travailleur.
« Notre économie dépend de la négociation d’une entente entre les employeurs et les travailleurs à la table des négociations », a ajouté le ministre du Travail. « C’est là que nous obtenons de la stabilité pour notre économie, c’est là que de solides relations de travail sont forgées et que les meilleures ententes sont conclues. » Ici, O’Regan est plus honnête et va au cœur du problème. La crise du capitalisme a rendu la vie difficile aux travailleurs, qui peinent à boucler les fins de mois, ce qui a entraîné une augmentation des grèves partout au Canada. Face à l’inflation galopante, à la hausse du coût de la vie et à la stagnation des salaires, de plus en plus de travailleurs n’ont d’autre choix que de se battre. Pendant ce temps, les employeurs cherchent à maintenir leurs profits en écrasant les travailleurs par des coupes dans les salaires et les avantages sociaux.
Ces intérêts antagonistes des travailleurs et des patrons créent les conditions parfaites pour une explosion de la lutte des classes. Du point de vue de la classe capitaliste que représente l’État, « l’instabilité » qui en résulte est néfaste pour l’économie. Les libéraux cherchent à rétablir la stabilité dans les relations de classe en augmentant la probabilité que les patrons et les syndicats négocient des ententes à la table de négociation, et non sur les lignes de piquetage.
Même si le projet de loi offre de généreuses échappatoires aux patrons, les groupes d’affaires se sont insurgés contre le projet de loi C-58. Jasmin Guénette, vice-président de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, affirme que des projets de loi similaires ont été rejetés dans le passé parce qu’ils « donnent trop de pouvoir aux grands syndicats et qu’ils constituent une menace pour l’économie dans son ensemble ». « On dirait que ce projet de loi est présenté pour des raisons politiques et non parce qu’il est nécessaire », dit-il. Naturellement, tout projet de loi qui empêcherait les patrons d’avoir le champ libre sera dénoncé par ces gens-là. Cependant, Guénette a raison de dire que le projet de loi C-58 a été déposé pour des raisons politiques, par un Parti libéral impopulaire qui s’efforce de trouver le moindre soutien alors qu’il perd du terrain face aux conservateurs de Pierre Poilièvre.
Pendant ce temps, il n’est guère surprenant que Poilièvre, un populiste de droite qui se présente comme « pro-travailleurs », refuse d’appuyer le projet de loi. Lors d’une conférence de presse le 13 novembre, Poilièvre a déclaré qu’il ne prendrait pas position sur le projet de loi C-58 tant qu’il n’aurait pas eu l’occasion de l’étudier. « Les conservateurs sont à 100% du côté des travailleurs, syndiqués et non syndiqués, qui se battent pour des augmentations de salaire », a affirmé Poilièvre, tout en refusant d’appuyer un projet de loi ostensiblement présenté pour aider les travailleurs.
Les employés fédéraux représentés par l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC) ont découvert à quel point les prétentions des conservateurs à soutenir les travailleurs sont creuses lorsqu’ils ont déclenché une grève cette année. La députée conservatrice Stephanie Kusie, porte-parole de Poilièvre au Conseil du Trésor, a refusé de dire si les conservateurs appuieraient la demande de l’AFPC d’une augmentation salariale de 13,5%. Poilièvre a reproché au premier ministre Justin Trudeau à la Chambre des communes de ne pas faire plus pour mettre fin à la grève, tout en prenant soin de ne pas indiquer explicitement ce que cela signifierait : une loi de retour au travail. Les deux partis capitalistes, les libéraux comme les conservateurs, sont des ennemis de la classe ouvrière.
Syndicats et dirigeants du NPD se rallient aux libéraux
Le projet de loi C-58 est-il bénéfique pour les travailleurs? Les principaux dirigeants syndicaux affirment que c’est le cas. Lana Payne, présidente nationale d’Unifor, le plus grand syndicat du secteur privé au pays, qualifie le projet de loi C-58 « d’un pas vers un terrain de jeu plus équitable ». Faisant écho aux propos du ministre libéral du Travail, Payne affirme que le projet de loi « sera bon pour l’économie et bon pour les relations de travail. Il encourage les syndicats et les employeurs à régler leurs différends à l’endroit même prévu pour cela, à la table de négociation ».
Il est omis de préciser que les différends les plus irréconciliables entre les syndicats et les employeurs sont résolus par des grèves et des lock-out. Les résultats des négociations indiquent l’équilibre relatif des forces de classe à un moment donné. Les travailleurs gagnent lorsqu’ils utilisent ou menacent d’utiliser leur arme la plus puissante : retirer leur force de travail en se mettant en grève. Comme O’Regan, Payne dépeint une image idyllique de la paix entre les classes, dans laquelle les travailleurs et les capitalistes peuvent résoudre leurs différends à l’amiable en s’asseyant et en ayant une discussion rationnelle. Mais les intérêts antagonistes des travailleurs et des employeurs conduisent tôt ou tard à la lutte des classes.
Le NPD fédéral est allé encore plus loin dans ses éloges à l’égard du projet de loi C-58, le qualifiant de « résultat historique pour les travailleurs canadiens » et de « loi anti-briseurs de grève qui donne aux travailleurs plus de pouvoir pour exiger de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail ». Le chef du NPD, Jagmeet Singh, qui a participé à une conférence de presse en compagnie de la présidente du Congrès du travail du Canada, Bea Bruske, du directeur national du Syndicat des Métallos, Marty Warren, et de membres du caucus néo-démocrate, a adopté un ton festif et a décrit le projet de loi C-58 comme le résultat des pressions exercées par le NPD sur les libéraux. « e projet de loi n’aurait pas vu le jour sans nous et le travail des dirigeants ouvriers qui se tiennent à mes côtés aujourd’hui », a déclaré Singh. « Laissés à eux-mêmes, les libéraux auraient inclus d’énormes échappatoires qui profiteraient aux patrons lors des conflits de travail », a-t-il ajouté. Or, comme nous l’avons vu, le projet de loi C-58 prévoit précisément ce genre d’échappatoires, comme l’exclusion d’énormes groupes de travailleurs ou le fait de permettre aux patrons de faire venir des briseurs de grève en invoquant des menaces à la propriété ou à la sécurité.
Même les pénalités prévues dans le projet de loi, comme des amendes de 100 000 dollars par jour pour les employeurs qui enfreignent la loi, sont plus inoffensives qu’il n’y paraît. Certes, payer une amende quotidienne de 100 000 dollars n’est pas rien, mais il faut comprendre le contexte plus large. Lors de la grève du CN en 2019, l’Association canadienne de l’industrie de la chimie, un groupe de pression de l’industrie chimique, a déclaré que les grandes entreprises perdaient plus de 1 million de dollars par jour à cause de la grève. Pour les employeurs touchés, payer 100 000 dollars par jour pour faire venir des briseurs de grève qui peuvent maintenir leurs activités ne représente qu’une fraction des pertes qu’ils subiraient autrement. Le projet de loi C-58 ne fait rien pour empêcher les employeurs qui peuvent se permettre de payer ces amendes, pour éviter des pertes plus importantes, de continuer à employer des briseurs de grève.
La lutte pour le pouvoir ouvrier
Avec l’appui du NPD, l’adoption du projet de loi C-58 est probablement assurée. Mais faut-il croire que les libéraux n’auront pas de nouveau recours à des lois de retour au travail à l’avenir pour écraser les grèves? Les libéraux vont-ils maintenant s’abstenir d’attaquer les travailleurs avec des mesures d’austérité, de déployer la GRC contre les défenseurs des terres autochtones, de tuer des travailleurs à l’étranger en appuyant une guerre par procuration en Ukraine ou le génocide des Palestiniens à Gaza? Le fait que le gouvernement libéral soit si impopulaire qu’il ait eu recours à cette manœuvre désespérée pour obtenir l’appui des travailleurs ne change rien au fait que les libéraux est un parti des grandes entreprises, dont les intérêts sont diamétralement opposés à ceux des travailleurs. Il est honteux que le NPD ait appuyé le gouvernement libéral pendant tout ce temps.
Les travailleurs ne doivent pas chercher un parti représentant une classe hostile pour résoudre leurs problèmes. Nous ne pouvons compter que sur notre propre force collective et nos propres méthodes. Ce sont les méthodes de la lutte de classe : les grèves et la mobilisation de masse, la démocratie ouvrière mobilisant la base. La meilleure façon d’arrêter les briseurs de grève n’est pas de placer notre confiance dans un accord mutuel avec les patrons ou de laisser notre sort entre les mains de l’État capitaliste canadien, mais de maintenir des piquets de grève durs.
De plus, autant la force des patrons que leur utilisation de briseurs de grève découlent du système capitaliste lui-même, qui ne peut être vaincu que par la prise du pouvoir par les travailleurs. Pour éliminer le pouvoir des patrons, nous devons éliminer le système capitaliste. Ce n’est qu’en construisant un parti communiste révolutionnaire de masse capable de renverser ce système que nous pourrons gagner la guerre contre les patrons et les briseurs de grève.