Le texte ci-dessous est la traduction de notes manuscrites (en russe) de Trotsky. Elles datent de décembre 1928 – selon Pierre Broué – et n’ont jamais été publiées du vivant de leur auteur. La version que nous proposons ici s’appuie sur celle publiée par Pierre Broué dans son édition des Œuvres de Trotsky.
Le texte est constitué de deux parties distinctes, que nous avons séparées d’une astérisque. On ne sait évidemment pas comment Trotsky comptait lier ces deux parties entre elles. Quoi qu’il en soit, l’ensemble est d’une grande profondeur théorique. Et il est frappant de constater que 90 ans après la rédaction de ce texte, la façon dont Trotsky y analyse l’essence et la portée du marxisme n’appelle aucune modification.
Nous disposons maintenant de conditions favorables pour étudier la question des tendances philosophiques du bureaucratisme. Bien entendu, la bureaucratie n’a jamais été une classe indépendante. En dernière analyse, elle a toujours servi l’une ou l’autre des classes fondamentales dans la société – mais seulement en dernière analyse et à sa propre façon particulière, c’est-à-dire en évitant de souffrir elle-même le plus possible. Il est vrai qu’assez souvent, un secteur ou une couche d’une classe va mener une lutte acharnée pour sa part du revenu et du pouvoir – et c’est encore plus vrai de la bureaucratie, qui constitue le secteur le plus organisé et le plus centralisé de la société civile et qui, en même temps, s’élève au-dessus de la société, y compris de la classe qu’elle sert.
La bureaucratie ouvrière ne constitue pas une exception à cette définition générale de ce groupement social qui gouverne, qui administre et qui est, par conséquent, privilégié. Les méthodes et habitudes de l’administration – laquelle est, bien entendu, la principale fonction sociale de la bureaucratie et la source de sa prééminence – laissent inévitablement une empreinte très marquée sur toute sa façon de penser. Ce n’est pas un hasard si des mots comme « bureaucratique » ou « formaliste » s’appliquent non seulement à un système de gestion ou d’administration, mais aussi à un mode défini de pensée humaine. Les caractéristiques de cette façon de penser vont bien au-delà des départements gouvernementaux. On peut les trouver aussi en philosophie. Ce serait une tâche très utile que de rechercher l’empreinte de la pensée bureaucratique à travers toute l’histoire de la philosophie, en commençant par la montée de l’Etat policier monarchique, qui a rassemblé autour de lui toutes les forces intellectuelles du pays dans lequel il est apparu. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est une question partielle, mais d’une très grande importance actuelle : la tendance à la dégénérescence bureaucratique dans le domaine théorique, exactement comme dans le parti, les syndicats et l’Etat. On peut déjà dire, a priori, que dans la mesure où l’existence détermine la conscience, le bureaucratisme était voué à réaliser des progrès ravageurs dans le domaine de la théorie comme dans tous les autres.
Le système le plus approprié de pensée, pour une bureaucratie, est la théorie de la causalité multiple, la multiplicité des « facteurs ». Cette théorie s’élève sur la base la plus large de la division sociale du travail elle-même, en particulier la séparation du travail intellectuel et du travail manuel. C’est seulement par cette route que l’humanité émerge du chaos du monisme primitif. Mais la forme perfectionnée de la théorie des multiples facteurs, qui transforme la société humaine, et dans ce mouvement, le monde entier, en un produit de jeux mutuels de facteurs variés et de forces administratives, dont chacun se voit assigner sa propre province particulière ou zone de juridiction – ce type de système peut être élevé au statut de « perle de la création » seulement s’il existe une hiérarchie bureaucratique qui, avec tous ses ministres des départements, s’est elle-même élevée au-dessus de la société.
Un système bureaucratique, comme l’a démontré l’expérience, a besoin d’un individu unique pour couronner le système. La bureaucratie est apparue à l’origine sous la monarchie et elle a donc son point d’appui, historiquement hérité, au sommet. Mais même dans les pays républicains, le bureaucratisme a plus d’une fois donné naissance au césarisme, au bonapartisme ou à la dictature personnelle du fascisme, chaque fois que le rapport des forces entre les classes fondamentales ouvrait la possibilité qu’un simple individu s’empare du pouvoir suprême ou s’établisse comme couronnement du système.
La théorie des facteurs se suffisant à eux-mêmes, aussi bien dans la société que dans la nature, exige en dernière analyse qu’ils soient couronnés par le pouvoir d’un seul homme, exactement comme une oligarchie de ministres puissants. Dans les questions pratiques se pose cependant une question inévitable : qui, en dernière analyse, va guider et coordonner l’activité des divers ministres plus ou moins autonomes et non responsables, s’il n’existe ni super-ministre, ni super-bureaucrate ? Du même coup, sur le plan théorique, le même genre de question se pose en ce qui concerne la théorie des facteurs, à la fois dans la société et dans la nature. Après tout, qui a mis ces facteurs à leur place ? Qui leur a donné les nécessaires pouvoirs de juridiction ? En un mot, si, en politique, le bureaucratisme exige un tsar ou un dictateur, quelle que soit sa médiocrité, alors, en théorie, le pluralisme des facteurs exige un dieu, aussi poids-léger que puisse être cette divinité. Les royalistes français, non sans une touche d’humour, accusaient le système bureaucratique de la IIIe République d’avoir « un trou au sommet ». Les choses se sont développées de telle façon que, pendant plus d’un demi-siècle, la France bourgeoise a été nécessairement gouvernée par une bureaucratie dissimulée derrière un système parlementaire, c’est-à-dire avec un trou au sommet. Il en est de même pour la philosophie, particulièrement pour la philosophie sociale et historique. La philosophie ne trouve pas toujours en elle-même le courage de boucher le trou au sommet avec le super-facteur de la divinité. Au lieu de cela, elle donne au monde l’occasion d’être gouverné par les méthodes de l’oligarchie éclairée.
Par essence, la théorie des facteurs multiples ne peut être valable sans une divinité. Elle disperse simplement l’omnipotence divine entre les différents maîtres moindres, avec des pouvoirs plus ou moins égaux : économie, politique, droit, morale, sciences, religion, esthétique, etc. Chacun de ces facteurs a ses propres sous-agents, dont le nombre augmente ou diminue en fonction de ce qui est commode pour l’autorité administrative – c’est-à-dire pour le niveau donné de connaissances théoriques. En tout cas, pouvoir et autorité proviennent du sommet, depuis les « facteurs » jusqu’aux faits. C’est ce qui donne à ce système théorique son caractère idéaliste. Chaque facteur, qui, par essence, n’est rien qu’un terme généralisé pour un groupe de faits semblables ou homogènes, reçoit des pouvoirs spéciaux immanents – des pouvoirs supposés être inhérents aux dits facteurs – pour gouverner l’ensemble des faits et la juridiction que l’on a imaginée pour eux. Exactement comme quelques bureaucrates gouvernants, y compris ceux du type républicain, chaque facteur bénéficie de la grâce nécessaire, même si elle est sécularisée, d’administrer les affaires du département qui lui a été confié. Portée à sa conclusion extrême, la théorie des facteurs est une variété particulière, et très répandue, de l’idéalisme immanent.
L’éclatement de la nature en facteurs subsidiaires était un barreau nécessaire dans l’échelle le long de laquelle la conscience humaine s’est élevée du chaos primitif. En réalité, cependant, la question de l’interaction des facteurs, de leur juridiction, de leurs origines, ne fait que soulever les questions les plus fondamentales de la philosophie. La route doit, ou bien monter vers l’acte de la création et vers un Créateur, ou bien descendre vers la poussière terrestre, dont les êtres humains ne sont qu’un produit – c’est-à-dire vers la nature et vers la matière. Le matérialisme ne rejette pas simplement les facteurs, exactement comme la dialectique ne rejette pas simplement la logique. Le matérialisme utilise les facteurs comme un système de classification des phénomènes qui sont apparus historiquement – quelle que soit la façon dont leur essence spirituelle puisse être « délimitée » – à partir des forces productives de la société, et, dans la sphère de l’histoire naturelle, s’enracinent dans les fondations matérielles de la nature.
Qu’est-ce que la dictature du prolétariat ? C’est une corrélation organisée entre les classes sous une certaine forme. Ces classes cependant ne restent pas immobiles, mais changent matériellement et psychologiquement, changeant en conséquence le rapport de force entre elles, c’est-à-dire renforçant ou affaiblissant la dictature du prolétariat. C’est ce qu’est la dictature pour un marxiste. Mais pour un bureaucrate, la dictature est un facteur autonome, se suffisant à lui-même, ou une catégorie métaphysique, qui se tient au-dessus des rapports de classes véritables et qui porte en elle-même toutes les garanties nécessaires. Au sommet de cela, chaque bureaucrate a tendance à voir la dictature comme un ange gardien penché au-dessus de son bureau.
Erigés sur cette conception métaphysique de la dictature se dressent tous les arguments dans ce sens que, puisque nous avons une dictature du prolétariat, la paysannerie ne pourrait connaître une différenciation, que les koulaks ne pourraient se renforcer, et que si les koulaks se renforçaient, cela signifie qu’ils se transformeraient en socialistes. En un mot, la dictature devient, d’un rapport de classe, un principe se suffisant à lui-même, dont les phénomènes économiques ne sont en quelque sorte qu’une émanation. Bien entendu, aucun des bureaucrates ne pousse ce système jusqu’au bout. Ils sont trop empiriques pour cela, trop étroitement liés à leur propre passé. Mais leurs pensées, selon ces lignes précises, et les sources théoriques de leurs erreurs, doivent être cherchées sur ce chemin.
Le marxisme a transcendé la théorie des facteurs pour arriver au monisme historique. Le processus que nous observons maintenant a un caractère de régression, puisqu’il représente un mouvement qui s’éloigne du marxisme vers une oligarchie métaphysique des facteurs.
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« L’importance de la théorie. Certains pensent que le léninisme est la primauté de la pratique sur la théorie au sens qu’il n’est que la traduction des thèses marxistes en actes, leur « exécution« . Quant à la théorie, on dit que le léninisme est plutôt non concerné par elle. » (Staline, Les principes du léninisme, 1924)
Ce passage est un véritable microcosme de Staline. Il illustre aussi bien son manque de profondeur théorique, ses méthodes polémiques et sa malhonnêteté à l’égard de ses opposants. Quand Staline disait « certains pensent », il parlait de moi, à une époque où il n’avait pas encore décidé de m’appeler par mon nom. Tous les professeurs, journalistes, critiques, n’avaient pas encore été suffisamment menottés, et Staline ne s’était pas encore assuré à lui-même le dernier mot, ni dans de très nombreux cas, le mot unique. Il avait besoin de m’attribuer, à moi, l’affirmation absurde selon laquelle le léninisme n’était pas concerné par la théorie. Comment pouvait-il le faire ? En disant : « certains pensent » que le léninisme n’est que « la traduction des thèses marxistes en actes », qu’une « exécution ». C’est là la traduction par Staline de ma formule : « le léninisme, c’est le marxisme en action ». Selon cette interprétation de ma formule, elle signifierait que le léninisme n’est pas concerné par le marxisme. Mais comment est-il possible à quelqu’un de traduire la théorie marxiste en action tout en restant « non concerné » par la théorie marxiste ?
L’attitude de Staline lui-même à l’égard de la théorie est celle du manœuvrier. Mais pour cette raison même, il ne viendrait à l’idée de personne de dire que Staline traduit la théorie en actes. Ce que Staline traduit en actes, ce sont les exigences de la bureaucratie, les impulsions souterraines des forces de classes. Le léninisme est le marxisme en action – c’est-à-dire la théorie qui a pris chair et sang. Cette formulation ne pouvait être décrite comme une indifférence à l’égard de la théorie que par quelqu’un qui étouffait dans son propre dépit. Pour Staline, c’est la situation normale. L’apparence extérieure du caractère bureaucratique incolore de ses articles et discours dissimule mal la haine dévorante qu’il porte à tout ce qui dépasse son propre niveau. Du même coup, la soi-disant pensée de Staline, comme un scorpion, frappe souvent sa propre tête de sa queue empoisonnée.
Que signifie l’affirmation : « le léninisme est la primauté de la pratique sur la théorie » ? Staline argumente contre l’idée que le léninisme procède de la primauté de la pratique sur la théorie. Mais, après tout, c’est l’essence du matérialisme. Même si nous utilisons le vieux terme philosophique dépassé de primauté, il faut dire que la pratique a la même primauté indiscutable sur la théorie que l’être sur la conscience, la matière sur l’esprit, et le tout sur la partie. Car la théorie naît de la pratique, est engendrée par les besoins pratiques, et elle constitue une généralisation plus ou moins incomplète ou imparfaite de la pratique.
Dans ce cas, les empiristes n’ont-ils pas raison, eux qui s’orientent par le moyen de la pratique « directe » comme tribunal suprême ? Ne sont-ils pas, dans ce cas, les matérialistes les plus consistants ? Non, ils ne représentent qu’une caricature du matérialisme. Etre guidé par la théorie, c’est être guidé par des généralisations basées sur toute l’expérience pratique antérieure de l’humanité, afin de pouvoir régler, avec autant de succès que possible, l’un ou l’autre problème pratique d’aujourd’hui. Ainsi, à travers la théorie, nous découvrons précisément la primauté de la pratique dans son ensemble sur les aspects particuliers de la pratique.
Affirmant la primauté de l’économie sur la politique, Bakounine rejetait la lutte politique. Il ne comprenait pas que la politique est de l’économie généralisée et qu’il est par conséquent impossible de résoudre les problèmes économiques les plus importants – c’est-à-dire les plus généraux – sans les généraliser par la politique.
Et maintenant, il est possible d’apprécier la thèse philosophique de Staline sur l’importance de la théorie. Il met sur la tête la relation véritable entre théorie et pratique. Il met un signe égal entre l’application pratique de la théorie et le mépris de la théorie. Il attribue à son adversaire une idée de toute évidence absurde, et le fait avec les pires intentions, en spéculant sur les instincts les plus bas du lecteur mal informé. Cette thèse parfaitement contradictoire se détruit elle-même. C’est pour ces raisons que nous l’avons appelée un microcosme.
Quelle sorte de définition du léninisme Staline opposait-il à la mienne ? Voilà la définition qui unit Staline à Zinoviev et Boukharine – et qui a trouvé sa place dans tous les manuels : « le léninisme est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne. Plus exactement, le léninisme est la théorie et la tactique de la révolution prolétarienne en général et la théorie et la tactique de la dictature du prolétariat en particulier. »
L’inconsistance de cette définition et en même temps sa nature contradictoire se trahissent dès que nous nous demandons simplement à nous-mêmes ce qu’est le marxisme. Regardons-en une fois de plus les principaux éléments.
Avant tout, la méthode dialectique. Marx n’en est pas l’inventeur et n’a bien entendu jamais prétendu l’être. Engels disait que c’était le mérite de Marx d’avoir ressuscité et défendu la dialectique au temps des épigones en philosophie et de l’empirisme étroit dans les sciences positives. Engels, dans son « ancienne préface » à l’Anti-Dühring, disait ce qui suit : « C’est le mérite de Marx, face aux épigones grossiers, arrogants et médiocres qui parlent haut dans l’Allemagne cultivée, d’avoir le premier remis sur le devant de la scène la méthode dialectique oubliée. » Marx ne put faire cela qu’en libérant la dialectique hégélienne de sa captivité idéaliste. Et ici se pose une énigme : comment est-il possible de séparer la dialectique de l’idéalisme de façon aussi mécanique ? La réponse à cette énigme se trouve, à son tour, dans la dialectique du processus de connaissance lui-même. Chaque fois qu’une religion primitive ou magique a acquis une connaissance nouvelle sur quelque force de la loi naturelle, elle a immédiatement compté cette loi ou cette force au nombre de ses propres pouvoirs. De la même façon, la pensée cognitive, ayant extrait les lois de la dialectique du processus matériel, s’est attribuée la dialectique à elle-même ; en même temps, à travers la philosophie hégélienne, elle s’est attribuée une omnipotence absolue. Le Chaman[1] note très justement la croyance générale selon laquelle la pluie tombe des nuages. Mais il a tort de penser qu’en imitant l’un ou l’autre caractère d’un nuage, il pourrait faire tomber la pluie. Hegel s’est trompé en faisant de la dialectique l’attribut immanent de l’Esprit absolu. Mais il avait raison de penser que la dialectique est à l’œuvre dans tous les processus de l’univers, y compris la société humaine.
Se basant sur l’ensemble de la philosophie matérialiste antérieure et sur le matérialisme inconscient des sciences naturelles, Marx a sorti la dialectique des étendues dénudées de l’idéalisme et lui a tourné le visage vers la matière, sa mère.
C’est en ce sens que la dialectique a retrouvé ses droits à travers Marx, et, matérialisée par lui, constitue le fondement de la conception marxiste du monde, la méthode fondamentale de l’analyse marxiste.
La deuxième composante la plus importante du marxisme est le matérialisme historique, c’est-à-dire l’application de la dialectique matérialiste à la structure de la société humaine et à son développement historique. Il serait erroné de dissoudre le matérialisme historique dans le matérialisme dialectique, dont il est une application. Pour appliquer à l’histoire humaine le matérialisme dialectique, un très grand acte créateur de la pensée cognitive était nécessaire. Cet acte a ouvert une époque nouvelle dans l’histoire de l’humanité elle-même, dont la dynamique de classe est reflétée en lui.
On peut dire avec une totale justification que le darwinisme est une application brillante – quoiqu’elle ne soit pas philosophiquement élaborée jusqu’au bout – de la dialectique matérialiste à la question du développement du monde organique dans toute sa multiplicité et sa variété. Le matérialisme historique tombe dans la même catégorie. Il est une application de la dialectique matérialiste à une partie distincte, bien qu’énorme, de l’univers. L’importance pratique immédiate du matérialisme historique est en ce moment incomparablement plus grande, puisque, pour la première fois, elle donne à la classe ouvrière l’occasion d’aborder la question de la destinée humaine de manière pleinement consciente. Seule la victoire complète du matérialisme historique dans la pratique – c’est-à-dire à dire l’établissement d’une société socialiste techniquement et scientifiquement puissante – ouvrira la possibilité pratique d’une application sérieuse des lois du darwinisme à l’humanité elle-même, avec l’objectif de modifier ou de surmonter les contradictions biologiques qui existent dans notre espèce.
La troisième partie composante du marxisme est sa systématisation des lois de l’économie capitaliste. Le Capital de Marx est une application du matérialisme historique au domaine de l’économie humaine à une étape particulière de son développement, exactement comme le matérialisme historique dans son ensemble est une application de la dialectique matérialiste au domaine de l’histoire humaine.
Les subjectivistes russes – c’est-à-dire les empiristes de l’école idéaliste et leurs épigones – reconnaissaient pleinement la compétence et l’autorité du marxisme dans le domaine de l’économie capitaliste, mais niaient qu’il puisse être correctement appliqué aux autres sphères de l’activité humaine. Ce type de séparation repose sur une fétichisation grossière de facteurs historiques homogènes distincts (économie, politique, droit, sciences, art, religion) qui tissent la fabrication de l’histoire par leur interaction et leur combinaison, exactement comme des composés chimiques sont formés par la combinaison d’éléments homogènes distincts. Mais même outre le fait que la dialectique matérialiste a triomphé aussi en chimie sur le conservatisme empirique de Mendeleiev[2] en démontrant la transmutabilité des éléments – même en laissant cela de côté, les facteurs historiques n’ont rien de commun avec des éléments en ce qui concerne la stabilité et l’homogénéité.
L’économie capitaliste, aujourd’hui, repose sur le fondement d’une technique qui s’est assimilée les fruits de toute la pensée scientifique antérieure. La circulation capitaliste des marchandises n’est concevable que dans le cadre de normes légales définies. En Europe, elles ont été établies à travers l’assimilation du droit romain et son adaptation ultérieure aux besoins de l’économie capitaliste. Marx montre que le développement des forces productives, à une phase précise, parfaitement descriptible, détruit certaines formes économiques au moyen d’autres formes et, dans le cours de ce processus, détruit le droit, la morale, les idées, les croyances ; il démontre aussi que l’introduction d’un système de forces productives d’un type nouveau et plus élevé, créé pour ses propres besoins – toujours à travers les hommes, toujours à travers l’activité d’êtres humains – de nouvelles normes sociales, légales, politiques et autres, dans le cadre desquelles cette étape se pourvoit de l’équilibre dynamique dont elle a besoin. Ainsi, l’économie pure est une fiction. En long et en large, à travers son étude, Marx met en relief, avec une grande clarté, les courroies de transmission, les engrenages, les autres mécanismes de transmission qui conduisent des rapports économiques aux forces productives et à la nature elle-même, à la croûte terrestre, dont les êtres humains sont un produit ; mais aussi qui conduisent vers le haut, vers ce qu’on appelle la superstructure et les formes idéologiques, qui ont toujours tiré leur nourriture de l’économie. Tous les hommes mangent du pain ; la plupart préfère le manger avec du beurre. En d’autres termes, il existe une interaction constante entre l’économie et la superstructure.
Seul un éclectisme dénué de talent peut opérer une distinction radicale entre l’économie marxiste et le matérialisme historique. Mais en même temps, il serait tout à fait erroné de dissoudre simplement le système économique de Marx dans sa théorie sociologique – ou, pour employer l’ancienne terminologie, dans sa théorie historico-philosophique. En rapport avec le matérialisme historique, Marx et Engels ont établi les méthodes fondamentales de la recherche sociologique et proposé des modèles d’un haut niveau scientifique, bien qu’ils n’aient été qu’épisodiques et d’un format de brochure ; des travaux consacrés avant tout aux crises révolutionnaires ou aux périodes révolutionnaires dans l’histoire – par exemple, l’essai d’Engels sur la guerre des paysans en Allemagne, les écrits des deux hommes sur la période de 1848-1851 en France, sur la Commune de Paris, et ainsi de suite[3]. Ces écrits sont des illustrations brillantes plus que des applications exhaustives de la doctrine du matérialisme historique. Ce n’est que dans le champ des rapports économiques que Marx a fourni une application très approfondie de sa méthode dans ses aspects théoriques (bien qu’elle soit techniquement inachevée). Il l’a fait dans un livre qui est l’un des produits les plus accomplis de la pensée cognitive dans l’histoire humaine, Le Capital. C’est pourquoi l’économie marxiste peut être isolée comme une troisième composante du marxisme.
De nos jours, on peut souvent lire des références à la psychologie marxiste, la science naturelle marxiste, et ainsi de suite. Tout cela relève plus du désir que de la réalité, comme les divers discours sur la culture prolétarienne et la littérature prolétarienne. Il arrive souvent que ces prétentions ne soient basées sur rien de solide. Ce serait tout à fait absurde de considérer le darwinisme ou la table de Mendeleïev comme des éléments faisant partie du marxisme, en dépit du lien qui existe entre eux. Il n’est pas douteux qu’une application consciente de la dialectique matérialiste aux sciences naturelles, avec une compréhension scientifique de l’influence de la société de classe sur les objectifs, les méthodes et les buts de la recherche scientifique, enrichirait la science naturelle et la restructurerait à bien des égards, révélant des liens et des connections nouvelles, et donnant à la science naturelle une place d’une importance renouvelée dans notre compréhension du monde. Quand il apparaîtra dans le domaine scientifique des travaux qui font date, il sera peut-être possible, par exemple, de parler de biologie marxiste, de psychologie marxiste, etc., bien qu’il soit très vraisemblable qu’un tel système aura un nom nouveau. Le marxisme n’a pas la prétention d’être un système absolu. Il a conscience de sa propre signification historiquement transitoire. Seule une application consciente de la dialectique matérialiste à tous les domaines de la science peut préparer et préparera les éléments nécessaires pour transcender le marxisme, ce qui, dialectiquement, sera en même temps le triomphe du marxisme. A partir de la graine de semence pousse une tige sur laquelle un nouvel épi de blé grandit au détriment de la graine de semence, qui est morte.
En lui-même, le marxisme est un produit historique et il doit être saisi de cette façon. Ce marxisme historique comporte en lui-même les trois éléments de base que nous avons mentionnés : la dialectique matérialiste, le matérialisme historique, et l’analyse théorique et critique de l’économie capitaliste. Nous avons à l’esprit ces trois éléments quand nous parlons de marxisme, c’est-à-dire quand nous en parlons de façon valable.
Peut-être le système du matérialisme historique a-t-il changé ? S’il en est ainsi, où ce changement a-t-il trouvé son expression ? Dans le système éclectique de Boukharine, que l’on nous propose sous couleur de matérialisme historique ? Non, certainement pas. Bien que Boukharine révise le marxisme en pratique, il n’a pas le courage de reconnaître ouvertement sa tentative de créer une nouvelle théorie historico-philosophique convenablement adaptée à la nouvelle époque, l’âge de l’impérialisme. En dernière analyse, la scolastique de Boukharine ne convient qu’à son propre créateur. Lukács[4] a fait une tentative plus audacieuse en principe d’aller au-delà du matérialisme historique. Il s’est risqué à annoncer qu’avec le début de la révolution d’Octobre, qui représentait le saut du royaume de la nécessité dans le royaume de la liberté, le matérialisme historique avait cessé d’exister et avait cessé de répondre aux besoins de l’âge de la révolution prolétarienne. Cependant, avec Lénine, nous avons beaucoup ri de cette nouvelle découverte, qui était pour le moins prématurée.
Mais si Staline, Zinoviev et Boukharine n’ont pas repris la théorie de Lukács – que, soit dit en passant, son auteur a depuis longtemps répudiée –, qu’ont-ils exactement à l’idée ?
Il reste à dire que le troisième élément du marxisme, son système économique, est le seul domaine dans lequel le développement historique, depuis l’époque de Marx et Engels, a introduit, non seulement un nouveau matériel factuel, mais aussi des formes qualitativement nouvelles. Nous pensons à la nouvelle étape de concentration et de centralisation de la production, de la circulation, du crédit, aux nouveaux rapports entre les banques et l’industrie, et au nouveau rôle du capital financier et des organisations monopolistiques du capital financier. Mais nous ne pouvons pas parler sous cet angle de quelque marxisme spécial à l’époque de l’impérialisme. La seule chose que l’on puisse dire ici – et avec une pleine justification – est que Le Capital de Marx a besoin d’un chapitre supplémentaire, ou d’un volume supplémentaire entier, qui ferait entrer les nouvelles formations de l’époque impérialiste dans le système d’ensemble. Il ne faut pas oublier qu’une partie importante de ce travail a été faite, par exemple par Hilferding[5], dans son livre sur le capital financier, écrit, soit dit en passant, sous l’influence de l’élan salutaire donné par la révolution de 1905 à la pensée marxiste en Occident. Cependant, il ne viendrait à l’esprit de personne d’inclure Le Capital financier de Hilferding comme partie intégrante du léninisme, même si on en enlevait les éléments empoisonnés du pseudo-marxisme – ces éléments pseudo-marxistes que, par politesse géographique, on appelle « austro-marxisme ». Il n’est bien entendu jamais venu à l’idée de Lénine que son superbe pamphlet sur l’impérialisme[6] constituait une espèce quelconque d’expression théorique du léninisme en tant que type spécial de marxisme de l’époque impérialiste. On ne peut qu’imaginer les épithètes juteuses avec lesquelles Lénine aurait récompensé les auteurs d’une telle affirmation.
Si donc nous ne trouvons pas de dialectique matérialiste nouvelle, pas de matérialisme historique nouveau et pas de nouvelles théories de la valeur pour « l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne », quel contenu devons-nous investir dans la définition stalinienne du léninisme qui a été canonisée comme définition officielle ? La canonisation de cette idée, soit dit en passant, ne prouve rien, car la canonisation de déclarations théoriques n’est nécessaire habituellement que lorsque, comme le disait Thomas d’Aquin, l’on doit croire précisément à cause de l’absurdité des choses.
Le fait de présenter le léninisme comme une espèce particulière du marxisme à l’époque de l’impérialisme était nécessaire [à Staline] pour réviser le marxisme. Dans la mesure où l’idée centrale de cette révision du marxisme était la ligne réactionnaire du socialisme national (la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays), il était nécessaire de démontrer, ou tout au moins de proclamer, que le léninisme avait pris une position nouvelle sur cette question centrale de la théorie et de la politique marxiste, en opposition au marxisme de l’époque pré-impérialiste. Nous avons déjà appris que Lénine avait soi-disant découvert la loi du développement inégal – et qu’il ne pouvait être question d’une chose pareille à l’époque de Marx et d’Engels. C’est précisément l’absurdité que les Thomas d’Aquin de nos jours nous appellent à croire aveuglément. Ce qui reste tout à fait inexpliqué, cependant, c’est pourquoi Lénine ne s’est jamais, et d’aucune manière, démarqué lui-même sur cette question centrale de Marx et d’Engels et pourquoi il n’a jamais opposé son « marxisme de l’époque impérialiste » à « un marxisme pur et simple ». Soit dit en passant, Lénine avait une connaissance bien plus solide de Marx qu’aucun des épigones d’aujourd’hui – de même qu’une intolérance organique pour les affirmations inexactes ou le manque de clarté dans les questions théoriques. Une honnêteté supérieure de la conscience théorique, qui, dans certains cas, aurait pu sembler pédante à quelqu’un d’insuffisamment réfléchi, caractérisait Lénine. Il conservait ses comptes courants idéologiques avec Marx avec un soin méticuleux. Et pourtant, sur la question centrale du caractère international de la révolution socialiste, Lénine n’aurait donc jamais remarqué sa propre rupture avec la forme pré-impérialiste du marxisme ou, pire encore, l’aurait notée mais l’aurait gardée pour lui-même – apparemment dans l’espoir que Staline explique ce secret en temps voulu à une humanité reconnaissante. Et c’est ce que Staline a fait, créant, en quelques lignes tout à fait médiocres, le marxisme de l’ère de l’impérialisme, lignes qui sont devenues l’écran pour la révision sauve-qui-peut de Marx et de Lénine à laquelle nous avons assisté au cours des six dernières années.
On doit remonter au Moyen-Age pour trouver des exemples analogues de la montée d’un système idéologique entièrement nouveau sur la base de quelques lignes d’un texte qui a été mal interprété ou incorrectement copié. Ainsi, les Vieux-Croyants se laissaient brûler vifs au nom de quelques lignes de la Bible mal copiées.
Dans l’histoire de la pensée sociale russe au XIXe siècle, nous trouvons le cas d’un groupe d’intellectuels progressistes qui avaient interprété incorrectement les paroles de Hegel : « tout ce qui est réel est rationnel ». Ils croyaient qu’elles signifiaient que tout ce qui existait était rationnel ; en conséquence, ils avaient adopté une attitude extrêmement conservatrice. Mais ces exemples sont insignifiants – le premier à cause de son ancienneté, le second à cause du tout petit nombre de personnes impliquées – en comparaison du cas actuel, dans lequel une organisation qui a une influence de millions d’hommes, utilise toute la machinerie de l’appareil pour apporter un point de vue totalement nouveau, lequel repose en fait sur une mauvaise interprétation puérile de deux citations.
Mais si les choses étaient réellement déterminées par des textes mal copiés ou par une lecture d’illettrés de certains textes, on pourrait sombrer dans un désespoir total quant à l’avenir de l’humanité. En fait, cependant, les réelles forces causales derrière les exemples que nous avons cités vont plus profondément. Les Vieux-Croyants[7] avaient des raisons matérielles suffisamment solides de rompre avec l’Eglise officielle et l’Etat policier monarchique. Dans le cas de l’intelligentsia radicale des années 1840, elle n’avait pas suffisamment de force pour combattre le régime tsariste ; avant d’avoir atteint le point où elle décida de s’armer de bombes terroristes – ce qui ne fut pas fait avant la génération suivante – elle essaya donc de trouver un terrain d’accord entre sa conscience politique fraîchement éveillée et les réalités existantes, fut-ce par les moyens de quelque hégélianisme mal digéré.
Finalement, le besoin, d’une façon ou d’une autre, de couper le cordon ombilical qui lie la République soviétique à la révolution internationale – ce besoin est né des conditions et des développements existants, des défaites de la révolution internationale et de la pression, à l’intérieur du pays, des propriétaires. Les théoriciens de la bureaucratie ont choisi les citations de la même façon que les prêtres de toutes les religions choisissent les textes sacrés applicables aux circonstances existantes. Si, par rapport aux textes, le bureaucratisme est obligé de faire des falsifications qui jetteraient dans la honte la plus grande partie des prêtres, la faute, là encore, en incombe aux circonstances.
Mais comme nous l’avons déjà vu à partir de la citation plus haut, notre théoricien a une autre définition du léninisme, qu’il considère comme « plus précise, c’est-à-dire : le léninisme est la théorie et la tactique de la révolution prolétarienne en général et la théorie et la tactique de la dictature du prolétariat en particulier ». Cependant, cette définition, plus précisément formulée, compromet encore un peu plus une définition qui était déjà sans espoir.
Si le léninisme est « une théorie de la révolution prolétarienne en général », alors qu’est-ce que le marxisme ? Marx et Engels l’ont annoncé eux-mêmes au monde, à pleine voix, en 1847, dans le Manifeste communiste. Qu’est d’autre ce document immortel que le manifeste de « la révolution prolétarienne en général » ? On pourrait dire avec une justification totale que l’activité théorique ultérieure tout entière de ces deux grands amis n’a été qu’un commentaire de ce manifeste. Sous le mot d’ordre de l’ « objectivisme », les marxistes académiques ont essayé de séparer la contribution théorique du marxisme à la science de ses conclusions révolutionnaires. Les épigones de la IIe Internationale ont essayé de transformer Marx en un évolutionniste de la variété jardinage. Durant toute sa vie, Lénine a combattu contre ces deux types au nom du marxisme authentique, c’est-à-dire « de la théorie de la révolution prolétarienne en général, de la théorie de la dictature du prolétariat en particulier ». Que signifie donc la tentative d’opposer la théorie léniniste au marxisme ?
A la recherche d’un terrain pour opposer le léninisme au marxisme – avec, bien entendu, toutes sortes de caractérisation et de réserves dénuées de sens –, Staline se tourne vers un critère historique : « Marx et Engels sont apparus sur le devant de la scène dans une période pré-révolutionnaire (nous pensons à la révolution prolétarienne), quand il n’existait pas encore un impérialisme développé, dans la période de préparation du prolétariat à la révolution, quand la révolution prolétarienne n’était pas encore directement et pratiquement inévitable. Par ailleurs, Lénine, le disciple de Marx et d’Engels, est monté sur les planches dans la période de plein développement de l’impérialisme, la période de déroulement de la révolution prolétarienne. » (Staline, Les principes du léninisme.)
Même si on laisse de côté le style surprenant de ces lignes – Marx et Lénine « montant sur les planches », comme des acteurs provinciaux –, il faut encore reconnaître que cette excursion dans l’histoire est de façon générale tout à fait inintelligible. Que Marx ait été actif au cours du XIXe siècle et pas du XXe est vrai, certainement. Mais l’essence de toute l’activité de Marx et d’Engels fut qu’ils ont anticipé de façon théorique et préparé la voie pour l’âge de la révolution prolétarienne. Si on laisse cela de côté, on ne peut aboutir qu’à du marxisme académique, c’est-à-dire à ce qui en est la caricature la plus répugnante. La pleine importance de l’œuvre de Marx devient évidente si on considère que l’époque de la révolution prolétarienne, qui s’est ouverte bien plus tard qu’il ne l’avait anticipé, n’a pas exigé de révision du marxisme mais, au contraire, a exigé sa purification de toute la rouille de l’épigonisme qui s’était développée dans l’intervalle. Mais Staline tenait à ce que le marxisme, à la différence du léninisme, soit le reflet théorique d’une période non-révolutionnaire.
Ce n’est pas par hasard que l’on trouve cette conception chez Staline. Elle découle de l’ensemble de la psychologie de l’empiriste qui vit sur sa terre. Pour lui, la théorie ne fait que « refléter » son époque et sert aux tâches du jour. Dans le chapitre des Principes du léninisme[8] spécialement consacré à la théorie, Staline monte sur les planches de cette façon : « la théorie peut devenir une force immense du mouvement ouvrier si elle se forme en liaison indissoluble avec la pratique révolutionnaire. »[9]
Dès lors, de toute évidence, la théorie de Marx, qui a pris forme « en liaison indissoluble » avec la pratique d’une « époque pré-révolutionnaire », est vouée à être dépassée en rapport avec la « pratique révolutionnaire » de Staline. Celui-ci n’arrive absolument pas à comprendre que la théorie – la théorie authentique, ou théorie fondamentale – ne prend pas du tout forme en relation directe avec les tâches pratiques du jour. Elle est plutôt la consolidation et la généralisation de toute l’activité pratique et de l’expérience humaines, englobant des périodes historiques différentes dans leur succession matériellement déterminée. C’est seulement parce que la théorie n’est pas liée indissolublement avec les tâches pratiques qui lui sont contemporaines, mais s’élève au-dessus d’elles, qu’elle a le don de voir d’avance, c’est-à-dire qu’elle est capable de se préparer à se lier avec l’activité pratique future et de former des gens qui seront à la hauteur des tâches pratiques de l’avenir. La théorie de Marx s’est élevée comme une gigantesque tour au-dessus des tâches pratiques révolutionnaires des contemporains lassalliens de Marx, exactement comme elle l’a fait au-dessus de l’activité pratique de toutes les organisations de la Ière Internationale. La IIe Internationale n’a assimilé que quelques-uns des éléments de marxisme pour ses propres besoins pratiques et jamais vraiment les plus importants. Ce n’est qu’à l’époque des catastrophes historiques s’étendant à l’ensemble du système capitaliste que s’est ouverte la possibilité de mettre en pratique les conclusions fondamentales du marxisme. C’est seulement cette époque qui a rendu les gens plus réceptifs – mais pas tous, il s’en faut – à une compréhension du marxisme dans son ensemble.
L’histoire stalinienne du marxisme et du léninisme appartient à la même « école historique » dont Marx disait que, pour employer les termes du Nouveau Testament, elle ne voit jamais que la partie cachée de ce qui a été fait. La suggestion de Staline quant à l’existence d’une théorie pré-révolutionnaire du marxisme et d’une théorie révolutionnaire du léninisme, est en fait une philosophie de l’histoire adoptée par le suivisme théorique qui, simplement, fait quelques commissions pour les tâches pratiques du jour.
Quand Staline parle de « théorie », il pense à celles qui sont mises sur pied sur ordre du secrétariat « dans une liaison indissoluble avec la pratique », les besoins des tâches pratiques de l’appareil dirigeant centriste dans une période de recul politique.
Faisant de toutes les manières le tour de sa bouillie, laquelle est trop chaude pour lui et qu’il n’a pas cuisinée lui-même – le meilleur mot pour cette sauce théorique, c’est ce mot favori de Lénine, la « bouillie » –, à travers des zigzags et des circonlocutions, Staline approche furtivement de l’idée que le léninisme est « plus révolutionnaire » que le marxisme. Poursuivant sa tentative d’opposer le léninisme au marxisme, Staline écrit : « On note d’ordinaire le caractère exceptionnellement combatif, exceptionnellement révolutionnaire du léninisme ». Qui le note ? Ce n’est pas clair. Staline dit simplement qu’on le note « d’ordinaire ». Ce genre de prudence devient de la couardise. Mais que veut dire « exceptionnellement révolutionnaire » ? Qui sait ? Mais qu’est-ce que Staline lui-même « relève » sur ce point ? Il dit : « C’est absolument juste. Mais cette qualité particulière s’explique par deux raisons » : la lutte contre l’opportunisme de la IIeInternationale et la révolution prolétarienne (ibidem, p.74)[10].
Voilà comment Staline s’attache – pas très courageusement peut-être, mais néanmoins il l’a fait – à la conclusion que le « trait particulier » du léninisme est son caractère « exceptionnellement » révolutionnaire en comparaison du marxisme. Si c’était vrai, alors on aurait dû abandonner ouvertement le marxisme comme une théorie dépassée, exactement comme la science, en temps voulu, a rejeté la théorie phlogistique, le vitalisme et ainsi de suite, les laissant seulement comme matériel pour l’histoire de la pensée humaine. Mais en fait, l’idée que le léninisme est « plus révolutionnaire » que le marxisme est un travestissement complet du léninisme, du marxisme et du concept de ce qui est révolutionnaire.
Dans notre analyse de la seconde et « plus précise » définition du léninisme par Staline, nous avons jusqu’à présent laissé de côté le mot de « tactique ». La formule intégrale, comme le lecteur s’en souviendra, est celle-ci : « le léninisme est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne. Plus exactement : le léninisme est la théorie et la tactique de la révolution prolétarienne en général, la théorie et la tactique de la dictature du prolétariat en particulier. »[11] (Ibidem, c’est moi qui souligne, L.T.)
La tactique est l’application pratique de la théorie aux conditions spécifiques de la lutte des classes. Le lien entre la théorie et la pratique courante se fait à travers la tactique. La théorie, en dépit de ce que dit Staline, ne prend pas forme dans une liaison inséparable avec la pratique courante. Pas du tout. Elle s’élève au-dessus d’elle et c’est seulement pour cela qu’elle a la capacité de diriger une tactique en indiquant, outre les tâches actuelles, des points de référence dans le passé et des perspectives pour l’avenir. La ligne complexe de la tactique dans le présent – tactique marxiste, et non tactique suiviste – n’est pas déterminée par un point unique mais par une multiplicité de points à la fois dans le passé et dans l’avenir.
Si le marxisme, qui est apparu dans une période pré-révolutionnaire, n’était nullement une théorie « pré-révolutionnaire » mais, au contraire, s’est élevé au-dessus de sa propre époque pour devenir une théorie de la révolution prolétarienne, la tactique – c’est-à-dire l’application du marxisme aux conditions spécifiques du combat –, par son essence même, ne pouvait, elle, s’élever au-dessus de sa propre époque, c’est-à-dire au-dessus de la maturité des conditions objectives. Du point de vue de la tactique – il serait plus exact de dire, du point de vue de la stratégie révolutionnaire –, l’activité de Lénine diffère énormément de celle de Marx et des premiers disciples de Marx, exactement comme l’époque de Lénine diffère de celle de Marx. Le dirigeant révolutionnaire Marx a vécu et est mort en conseiller théorique de jeunes partis du prolétariat et en héraut qui annonçait les batailles décisives à venir. Lénine, lui, a conduit le prolétariat à prendre le pouvoir, à assurer sa victoire à travers sa direction – et à donner une direction au premier Etat ouvrier dans l’histoire de l’humanité, ainsi qu’à une Internationale dont la tâche immédiate est d’établir une dictature mondiale du prolétariat. Le travail titanesque de ce suprême stratège révolutionnaire peut, avec une totale justice, être placé sur le même niveau que le travail suprême de la théorie prolétarienne.
La tentative de peser et de comparer mécaniquement les éléments théoriques et pratiques dans le travail de Marx et dans celui de Lénine est pitoyable, stérile et profondément stupide. Marx n’a pas seulement créé une théorie, il a aussi créé une Internationale. Lénine n’a pas seulement conduit une grande révolution, il a aussi fait un travail théorique important. Il semblerait ainsi que la différence entre eux était simplement qu’ils sont « montés sur les planches » à des époques différentes, en résultat de quoi le marxisme est simplement révolutionnaire, tandis que le léninisme est « exceptionnellement révolutionnaire ». Tout cela, nous l’avons déjà entendu.
Marx a fait beaucoup comme dirigeant de la Ie Internationale. Mais cela n’a pas été la principale réalisation de sa vie. Marx serait resté Marx même sans la Ligue Communiste et la IeInternationale, et son haut fait théorique ne coïncide nullement avec son activité pratique révolutionnaire. Il est allé infiniment plus haut, du fait qu’il a créé la base théorique pour toute l’activité pratique ultérieure de Lénine et d’un certain nombre de générations encore à venir.
Le travail théorique de Lénine a eu un caractère essentiellement auxiliaire par rapport à sa propre activité pratique révolutionnaire. La dimension de son travail théorique a correspondu à l’importance historique mondiale de sa pratique. Mais Lénine n’a pas créé une théorie du léninisme. Il a appliqué la théorie du marxisme aux tâches révolutionnaires de la nouvelle époque historique. Dès le IIIe congrès du parti, où ont été posées les premières fondations du parti bolchevique, Lénine disait lui-même qu’il considérait comme plus juste de l’appeler un publiciste plutôt qu’un théoricien, de la social-démocratie. C’est un peu plus que la « modestie » d’un jeune dirigeant, qui avait déjà produit pas mal de travaux de grande valeur. Il y a plusieurs sortes de « publicistes », et Lénine a justement défini la signification historique de ce mot. Le travail d’un publiciste, dans sa conception, est l’application politique de la théorie déjà existante pour frayer la voie à un mouvement révolutionnaire vivant donné.
Même le travail le plus « abstrait » de Lénine, dont le thème est très éloigné des problèmes quotidiens – son travail sur l’empirio-criticisme[12] – a été suscité par les besoins immédiats de la lutte interne du Parti. Ce livre peut être placé sur l’étagère juste à côté de l’Anti-Dühring[13] d’Engels, comme une application de la même méthode et des mêmes techniques critiques à des matériaux en partie nouveaux des sciences naturelles, dirigées contre de nouveaux adversaires. Pas moins, mais aussi pas plus que cela. Il n’y a ici ni nouveau système, ni nouvelle méthode. C’est totalement et entièrement le système et la méthode du marxisme.
Les bureaucrates du pseudo-léninisme, les sycophantes et les calomniateurs, vont commencer une fois de plus à crier que nous sommes en train de « minimiser » les réalisations de Lénine. Ces gens crient d’autant plus fort à propos des préceptes de leur mentor qu’ils les foulent aux pieds avec plus de cynisme dans la boue de l’éclectisme et de l’opportunisme. Laissant les calomniateurs calomnier, nous défendrons le léninisme, nous l’expliquerons et nous poursuivrons le travail de Lénine.
Le travail théorique de Lénine, nous l’avons dit, a un caractère auxiliaire par rapport à son travail pratique. Mais ce travail pratique se déployait à une échelle qui réclamait, pour la première fois, l’application de la théorie marxiste dans sa dimension totale.
La théorie est la généralisation de toutes les pratiques antérieures, qu’elle met au service de toutes les pratiques ultérieures. Pour la pratique stalinienne des zigzags sans principe, ce qui est « nécessaire et suffisant », c’est un mélange éclectique de fragments mal digérés de marxisme, de menchevisme et de populisme. La pratique de Lénine a utilisé tout ce qu’il y a dans la théorie de Marx pour la première fois dans l’histoire. C’est conformément à cette ligne qu’il faut jauger ces deux grandes figures historiques. Le commentaire de Staline suivant lequel l’un comme l’autre sont « montés » avec succès « sur les planches » de la théorie et de la pratique dans leurs périodes respectives, l’un de façon révolutionnaire, l’autre de façon « exceptionnellement » révolutionnaire, restera pour toujours une répugnante anecdote de l’histoire de l’épigonisme idéologique. Marx et Lénine ont rejoint les rangs des immortels sans avoir une feuille de permission de Staline.
Cependant, si ces deux grandes figures n’avaient pas été opposées, il aurait été impossible à Staline d’isoler le léninisme comme théorie indépendante. Une opposition de ce genre est la base de toute classification. Nous avons déjà dit que la seule justification sérieuse pour les opposer de cette façon – une justification qui est en même temps la plus féroce des condamnations – c’est la révision socialiste nationale de la « théorie marxiste de la révolution prolétarienne en général et de la théorie de la dictature du prolétariat en particulier ». Celui qui s’est exprimé avec le plus d’audace sur le caractère dépassé du marxisme a été Staline – au moins pendant les premiers mois « de lune de miel » de sa nouvelle théorie, à un moment où l’Opposition n’avait pas encore piqué cette outre de vache surgonflée de l’aiguille aiguisée de sa critique.
Léon Trotsky
[1] Le Chaman est un guérisseur aux pouvoirs extraordinaires liés notamment à l’extase.
[2] Dmitri Ivanovic Mendeleiev (1834-1907), chimiste, directeur des poids et mesures, inventeur d’un système de classification.
[3] Allusion aux ouvrages La guerre des paysans en Allemagne (Engels), Les luttes des classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (Marx), La Guerre civile en France (Marx), Révolution et contre-Révolution en Allemagne (Engels).
[4] György Lukács (1885-1971) fut commissaire du peuple dans le gouvernement Béla Kun en Hongrie.
[5] Rudolf Hilferding (1877-1941), social-démocrate autrichien ayant vécu en Allemagne, avait écrit son fameux ouvrage Le Capital financier (Das Finanzkapital) dans les débuts d’une carrière qui l’avait conduit à l’USPD, puis au gouvernement du Reich, en 1923, comme ministre des finances.
[6] Il s’agit de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.
[7] Les « Vieux-Croyants » ou Raskolniki se dressèrent contre les réformes du patriarche Nikon en 1654 dans lesquelles ils voyaient une influence occidentale et un attentat contre la tradition nationale (il s’agissait de correction d’erreurs pérennisées par la durée dans le texte des Ecritures). Leur apôtre était le père Avvakoum.
[8] Les principes du léninisme comporte une série de conférences faites par Staline en avril 1924 à l’université Sverdlov.
[9] Dans l’édition française, Les principes du léninisme, t.I., p.22.
[10] Ibidem, p.10.
[11] Ibidem.
[12] Il s’agit du livre Matérialisme et empiriocriticisme, écrit en 1908 contre Mach et Bogdanov.
[13] Le véritable titre du livre est M. Dühring bouleverse la science. Karl Dühring (1833-1921), matérialiste positiviste, fut la cible de Marx et d’Engels et le livre de ce dernier parut en 1878.