Photo : Archives du Syndicat des Métallos

Il y a 65 ans aujourd’hui débutait la grève des mineurs de Murdochville de 1957. Cette grève fut l’une des plus importantes luttes ouvrières sous le régime despotique de Maurice Duplessis. Fondée en 1953 par l’industriel James Y. Murdoch, la petite municipalité gaspésienne est devenue depuis, pour plusieurs générations de travailleurs, le symbole de la résistance ouvrière au patronat. 

À l’époque, la Gaspé Copper Mines, filiale gaspésienne de la Noranda Mines, emploie quelque 1000 travailleurs, dont 75% sont Gaspésiens. Les mineurs veulent rejoindre le syndicat des « Métallos », mais l’entreprise refuse. Au terme d’un conflit qui durera sept mois, les forces antisyndicales du patronat et du gouvernement Duplessis auront raison des forces ouvrières, renvoyant les mineurs au travail sans gain. Malgré la défaite et la triste perte de deux de leurs camarades (Hervé Bernatchez, 35 ans, et Edgar Fortin, 29 ans), les grévistes en ressortent transformés, tout comme la société québécoise. La Révolution tranquille fait son chemin. C’est le début de la fin de la « Grande Noirceur ».

La Grande Noirceur

Si la Grande Noirceur est aujourd’hui derrière nous, la « Petite Noirceur » de François Legault, elle, ne fait que commencer. Legault lui-même travaille à susciter les comparaisons et tente de ressusciter le despote. Le premier ministre actuel affirmait justement dans une publication Facebook que : « Quand on pense à Duplessis, on pense à la Grande Noirceur, aux votes achetés par des routes, à la grande proximité avec l’Église, mais on pense aussi à un grand nationaliste. » 

Mais de quel côté était donc ce « grand nationaliste » en 1949 lorsque les travailleurs d’Asbestos luttaient pour de meilleures conditions de travail? De quel côté se trouvait Duplessis lorsque les travailleurs de Murdochville défendaient leur droit à la libre représentation syndicale en 1957? Du côté du patronat, du côté des capitalistes anglo-canadiens et américains, à chaque conflit. Sous couvert de nationalisme canadien-français, Duplessis se faisait le gardien des intérêts capitalistes étrangers, auxquels il livrait sur un plateau d’argent les ressources du Québec ainsi que ses travailleurs. 

Si c’est ce qu’entend François Legault lorsqu’il parle de défendre la nation québécoise, il faut avouer qu’il a beaucoup appris de son maître à penser. En 2019, durant l’interminable lock out à l’Aluminerie de Bécancour (ABI) entamé par les copropriétaires Alcoa (américain) et RioTinto (britanno-australien), Legault annonçait ses couleurs en prenant le côté des patrons contre les métallos québécois. À l’été 2021, alors que la menace d’une grève des débardeurs se profilait au Port de Montréal, notre « grand nationaliste » Legault se portait à la défense des patrons américains et canadiens de l’Association des employeurs maritimes. Il sollicitait même une loi spéciale du fédéral pour que le business as usual reprenne. Sous la pression des minières, en particulier du groupe britanno-suisse Glencore, le gouvernement caquiste introduisait en décembre 2021 « un règlement visant à augmenter de cinq fois la limite quotidienne d’émissions de particules de nickel dans l’air ambiant ». Visiblement, la seule patrie de la CAQ est la patrie du capital. 

Le nationalisme – très hypocrite – de Duplessis se donnait une légitimité en se fondant sur l’oppression nationale que subissaient les Canadiens français à l’époque. Comme l’Union nationale de Duplessis, la CAQ de Legault instrumentalise aujourd’hui la question nationale pour couper court à la lutte des classes et défendre les intérêts du Québec Inc. et des capitalistes étrangers. 

Mais comment sommes-nous sortis du régime obscurantiste, autoritaire et réactionnaire de Duplessis? Ce sont les travailleurs qui, à travers des luttes combatives, défiant la législation antisyndicale du « Cheuf », ont créé les premières brèches dans l’édifice. La grève de Murdochville de 1957 a été l’une des principales luttes ayant exposé le régime de Duplessis et jeté les bases pour le renverser. La montée de la classe ouvrière est ce qui a permis toutes les avancées de la Révolution tranquille.

Alors que Legault essaie de nous entraîner dans sa Petite Noirceur, il importe de redécouvrir et de faire revivre notre tradition de lutte des classes. Soixante-cinq ans plus tard, la grève de Murdochville peut éclairer nos luttes actuelles en ces temps de crise profonde du capitalisme.

Un « mouvement mystérieux » se prépare

La grève de Murdochville s’inscrit dans le plus large mouvement de luttes des travailleurs québécois pour leur reconnaissance syndicale, de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires.  En 1949, la grève de l’amiante à Asbestos signe le début de la montée en puissance de la classe ouvrière. En atteste ensuite la grève chez Dupuis Frères à Montréal en 1952, celle de Louiseville également en 1952, puis celle d’Arvida en 1957. 

Ces grèves se produisent dans une province dominée par les entreprises américaines et anglo-canadiennes, qui y exploitent les ressources naturelles et la main-d’œuvre francophone bon marché. Le gouvernement de Maurice Duplessis règne d’une main de fer sur la société québécoise et assure le respect des intérêts impérialistes, malgré sa prétention à « défendre les intérêts de la nation ». L’Église catholique représente quant à elle le ciment idéologique du régime duplessiste, exerçant un contrôle sur tous les aspects de la vie des travailleurs et de leurs familles. Ce « triumvirat » – industriel, politique et religieux – connaît une première grande brèche à Asbestos, puis une seconde à Murdochville.

Depuis 1952, les mineurs de Murdochville multiplient les efforts pour changer d’affiliation syndicale. Insatisfaits du leadership syndical du Conseil des métiers et du travail du Canada (CMTC), peu enclin à lutter contre le capital et Duplessis, les travailleurs de la mine souhaitent se joindre au « Syndicat des Métallos » (Métallurgistes unis d’Amérique), affilié à la Fédération des unions industrielles du Québec (FUIQ)[1]. Sans succès. Au mois d’avril 1956, le CMTC et le Congrès canadien du travail (CCT) fusionnent pour former le Congrès du travail du Canada (CTC) – reflet de la fusion américaine de l’American Federation of Labour (AFL) et du Congress of Industrial Organizations (CIO) en décembre 1955. 

Au même moment, se retrouvant temporairement sans affiliation syndicale, les travailleurs de la mine en profitent pour retenter de rejoindre les Métallos. Une campagne d’adhésion a lieu en mai 1956, avec le soutien de 80% des travailleurs – soit 800 des 1000 mineurs. Mais la Gaspé Copper Mines et le gouvernement Duplessis sont opposés à cette tentative, la compagnie avançant qu’elle est victime d’un « mouvement mystérieux »[2]. En effet, cette nouvelle organisation des travailleurs apparaît comme mystérieuse et dangereuse au patronat, puisqu’elle n’en contrôle plus les leaders. « Habituée à transiger avec un syndicat qui ne lui créait pas d’ennuis, la compagnie Noranda se méfiait comme de la peste du syndicat des Métallos, dont elle jugeait le pouvoir trop grand et les méthodes trop agressives. »[3]

Sous Duplessis, tous les moyens étaient bons pour nuire à la formation de syndicats. On connaît la tristement célèbre « Loi du cadenas »[4] de 1937, qui visait explicitement à empêcher toute activité et propagande communistes, mais qui servait en vérité à étouffer plus largement le mouvement syndical. À Murdochville, si le discours anticommuniste fait partie de l’arsenal répressif, d’autres moyens sont privilégiés. Comme on l’a vu, l’enjeu de la syndicalisation devient rapidement le nerf de la guerre. L’entreprise use de tactiques juridiques pour ralentir le processus de d’accréditation des travailleurs. Alors que le syndicat des Métallos respecte toutes les formalités auprès de la Commission des relations ouvrières, l’entreprise profite des délais administratifs pour saboter le processus de syndicalisation. En août 1956, à la demande de la Gaspé Copper Mines, la Cour supérieure suspend la requête syndicale et interrompt les relations légales entre le syndicat et l’entreprise. Le syndicat se retrouve dans l’« illégalité technique »[5]. Avec l’aide inestimable d’une Justice au service de ses intérêts et d’une Commission des relations ouvrières complaisante, l’entreprise se contente très bien de la situation de flou juridique qu’elle a elle-même créée[6]. 

À l’été 1956, alors que le syndicat n’est toujours pas reconnu, l’entreprise en profite pour réduire les grades et les salaires de certains travailleurs parmi les plus militants. Face à cette provocation, le comité syndical tient un vote de grève à la fin septembre 1956. Une écrasante majorité de 98% vote en faveur de l’arrêt de travail. De son côté, la Gaspé Copper Mines soutient qu’elle se trouve dans l’impossibilité de négocier « illégalement » en raison des procédures judiciaires en cours[7]. Pourtant, c’est bien elle qui les a déclenchées. Cette situation insoutenable explose finalement le 8 mars 1957 avec la mise à pied du président du syndicat, Théo Gagné (âgé de seulement 26 ans), ainsi que de six autres travailleurs. Les patrons souhaitent coûte que coûte détruire l’esprit de solidarité et de combativité qui s’est créé au sein des travailleurs, quitte à mettre à pied un très bon travailleur comme Théo Gagné, puisqu’il est un leader ouvrier. 

L’étincelle dans la poudrière

Deux jours plus tard, durant la soirée du 10 mars 1957, les travailleurs répliquent en déclenchant la grève, à la surprise des patrons. Si la mise à pied de leur président Théo Gagné vient mettre le feu aux poudres, d’autres raisons sont par ailleurs à invoquer. La lenteur des procédures juridiques en vue de l’accréditation gruge la patience des travailleurs, qui voient leurs droits à la reconnaissance syndicale et au libre choix de leur syndicat constamment brimés. L’accident mortel de leur camarade Roger Basque quelques jours avant le début de la grève, suite à la chute d’un tracteur, suscite également sa part de ressentiment envers les patrons[8]. Ce décès advient après ceux tout aussi tragiques de Cloutier, d’Aspiros et de plusieurs autres, « passés de vie à trépas à cause de la négligence criminelle de la compagnie », affirme Théo Gagné dans une causerie radiophonique le 15 mai 1957[9]. À cela s’ajoutent les conditions « normales » de travail subies par les travailleurs au quotidien, notamment la trop peu récurrente vérification du taux de monoxyde de carbone émis dans la mine par les moteurs à combustion. Alors que la loi prescrit une vérification à toutes les huit heures, la compagnie ne le fait qu’une fois par semaine, soit aux 168 heures. En conséquence, comme le note Roger Bédard, l’un des permanents du syndicat des Métallos à Murdochville et l’organisateur principal de la grève, « les mineurs, et plus particulièrement ceux qui conduisaient ces véhicules, sortaient du travail avec des violents maux de tête, pouvant à peine, bien souvent, se tenir debout »[10].

C’est cette fois-ci avec l’esprit clair et le dos droit qu’au matin du 11 mars 1957 les travailleurs entament leur grève. En réplique, la compagnie obtient dès le 18 mars une ordonnance de la Cour supérieure jugeant le piquetage illégal  une rapidité qui contraste avec la lenteur du traitement du processus de reconnaissance syndicale. La compagnie intente de surcroît une poursuite en dommages de 2,2 millions de dollars contre les Métallos. Mais toutes ces mesures n’arrêtent pas les mineurs, qui ont accepté en connaissance de cause de s’engager dans cette lutte, supportés par leurs courageuses femmes qui prennent le relais sur les piquets de grève. 

Faut-il rappeler que la décision de partir en grève n’est jamais une décision prise à la légère. La grève est l’ultime moyen de négociation des travailleurs, puisqu’elle implique d’énormes sacrifices. Mais partir en grève dans des conditions d’illégalité (imposées par l’entreprise, rappelons-le), voilà qui ne manque pas de courage et d’audace. 

Comme les injonctions ne suffisent pas à casser le mouvement, le gouvernement Duplessis s’engage dans le conflit et envoie ses chiens de garde de la police provinciale reprendre la situation en main. Au fil des semaines, Murdochville, cette ville-entreprise de 2500 âmes, entre en état de siège. Des équipes de policiers sont postées aux entrées de la ville pour contrôler l’identité des visiteurs[11]. D’autres policiers ainsi que des « agents de sécurité » de l’Atlas Detective Agency engagés par la compagnie menacent et agressent physiquement les gens sur les lignes de piquetage et détruisent les camps des grévistes[12]. Selon Théo Gagné, interviewé par Le Devoir à la fin avril 1957 : « Rien ne justifie la présence de ces policiers, si ce n’est que l’on veut provoquer les grévistes, les entraîner dans des troubles graves, pour ensuite les faire passer pour des agitateurs aux yeux de l’opinion publique. »[13]

La compagnie, propriétaire des logements de près de 300 locataires-grévistes, menace les familles d’expulsion si les travailleurs ne reprennent pas le travail le 4 mai[14]. Le conseil municipal de Murdochville menace quant à lui de retirer le service d’eau à 43 locataires-grévistes n’ayant pas payé leurs taxes[15]. Les travailleurs subissent la répression concertée et visible du capital et de l’État capitaliste. Le politique, l’élite locale, le judiciaire, la police, les fiers-à-bras et les scabs, tous conspirent pour briser la grève et le moral des travailleurs. S’il y a un « mouvement mystérieux », c’est bien celui-là.

Du côté de l’Église, selon Roger Bédard : « Dans l’ensemble, le clergé fit montre, dans le conflit, d’une neutralité qui fit le jeu de l’employeur et du gouvernement et qui contrastait avec le rôle très engagé que l’Église québécoise avait joué quelques années auparavant dans le conflit de l’amiante[16]. » À la demande du syndicat, Mgr Albini Leblanc, évêque de Gaspé, accepte d’agir comme médiateur dans le conflit. Il meurt toutefois dans un accident de voiture en route vers Murdochville[17]. La position de la neutralité dans l’Église n’est remise en question de manière décisive que par le jésuite Jacques Cousineau, qui présente le droit d’association syndicale comme une liberté humaine fondamentale et la grève de Murdochville comme le symbole même de cette liberté[18].

Sous les attaques du patronat et de l’État, l’esprit de certains travailleurs s’échauffe. Les lignes de piquetage ne suffisent pas, et laissent entrer quotidiennement quelque 800 scabs dans les mines. Le 14 juillet, trois travailleurs parmi les plus radicalisés décident qu’il faut attaquer là où l’entreprise va le plus souffrir financièrement : dans ses infrastructures de production. Ils conviennent de dynamiter le tuyau de rejet de la compagnie. Mais la tentative ne se passe pas comme prévu : l’un des conspirateurs, Hervé Bernatchez, perd la vie dans l’explosion et les deux autres sont blessés. Bien que l’on puisse saluer leur courage, il faut admettre qu’en outrepassant les décisions démocratiques prises par les travailleurs en lutte et en s’octroyant le droit de commettre une action de terrorisme individuel, les trois hommes donnent alors des munitions aux patrons et à l’État, qui présentent l’ensemble des grévistes de Murdochville comme des fauteurs de trouble. 

La marche sur Murdochville

Après plus de cinq mois de lutte, la grève est dans une impasse. La police de Duplessis se donne à coeur joie dans le passage à tabac des mineurs. Les travailleurs en ont quant à eux assez de se faire enfumer par l’entreprise et l’État. Les travailleurs de la province entière ont alors entendu parler de la cause de leurs frères et sœurs de Murdochville. Et de plus en plus de sympathisants voient cette lutte comme la leur. 

Cette solidarité de classe instinctive se transforme en une manifestation à Murdochville le 19 août. Environ 500 travailleurs et sympathisants rassemblés par la CTC et la CTCC viennent y soutenir les grévistes. De futures figures politiques importantes comme Michel Chartrand, Louis Laberge, Pierre Elliott Trudeau et René Lévesque se retrouvent alors tous du même côté de la barricade, du côté des mineurs. Si Trudeau n’est que de passage, Michel Chartrand, lui, avait déjà interrompu ses vacances en juillet pour se rendre auprès des mineurs. Dans une discussion radiophonique, le grand syndicaliste ne mâche pas ses mots pour parler des dirigeants de la Gaspé Copper Mines : 

« Ces représentants de la compagnie, éduqués par nos bons pères enseignants, et souvent parents avec le monseigneur du coin, se comportent comme des anciens seigneurs du Moyen Âge. Murdochville, c’est pas juste une grève, c’est une révolte d’esclaves qui veulent devenir des hommes libres. »[19]

Malheureusement, les esclaves n’en sont pas à leur dernière peine, puisque aussitôt la délégation de solidarité hors de la ville, la situation dégénère. Des briseurs de grèves, installés sur une butte, se mettent à lancer des projectiles sur les grévistes – atteignant si sévèrement l’un d’eux qu’il doit être envoyé d’urgence à l’hôpital de Sainte-Anne-des-Monts[20]. Les policiers de Duplessis restent là sans broncher. Mais les troubles ne font que commencer, alors que les voyous engagés par la compagnie s’engagent dans un combat sans merci dans la ville – certains armés de couteaux. « Les locaux du syndicat sont saccagés, le mobilier détruit et une douzaine d’automobiles sont renversées; la loi de l’émeute est proclamée et un gréviste de Murdochville, Edgar Fortin, décède d’une crise cardiaque. »[21

Comme le résume bien au lendemain des événements Douglas F. Hamilton, un représentant de la Fédération du Travail de l’Ontario : « Ce n’est plus une grève, c’est une guerre civile[22]. » Et c’est la Gaspé Copper Mines et le gouvernement Duplessis qui ont du sang sur les mains. L’épisode fait les manchettes. Tout le Québec observe alors les événements de Murdochville.

La marche sur Québec

Photo : Archives du Syndicat des Métallos

Quelques semaines plus tard, et six mois après le début de la grève, se tient la « marche sur Québec » du 7 septembre 1957. Organisée conjointement par la FTQ et la CTCC, la marche réunit plus de 7000 travailleurs de toute la province venus exprimer leur solidarité avec leurs camarades de Murdochville. Les manifestants critiquent le statu quo hypocrite du gouvernement provincial et défendent le droit fondamental des travailleurs à s’associer librement. Une grève symbolique de solidarité, en rotation, à travers la province est évoquée, mais elle ne se concrétise pas. 

La marche sur Québec représente le plus haut point de la grève de Murdochville, c’est-à-dire le moment où la classe dirigeante a eu le plus peur de voir la situation tourner en la faveur des travailleurs, en raison de l’appui grandissant aux grévistes dans la population. Même si elle n’a pas immédiatement entraîné les autres secteurs de la classe ouvrière dans la lutte, elle a remis à la surface la puissance potentielle du mouvement ouvrier québécois, qui avait été révélée auparavant lors des événements d’Asbestos en 1949 et dont le souvenir était encore frais pour la classe dirigeante. C’est bien cette puissance potentielle dont parle Roger Bédard durant son discours à Québec :

« Il faut que tous les ouvriers du Québec participent à notre lutte. […] Je souhaite que cette réunion ne soit que le début de notre action, une action qui va nous libérer des capitalistes infâmes et de leur dictature économique. »[23]

La fin de la grève

Il faut attendre la fin septembre 1957 avant que la Cour supérieure – après 14 mois de délai! – se prononce et annule la requête de la compagnie contre la Commission des relations ouvrières (CRO). Coup de théâtre : le processus d’accréditation syndicale est désormais considéré comme légitime, sans plus d’explication que cela. 

Mieux vaut tard que jamais? En réalité, cette décision arrive à point nommé pour les patrons. Il faut dire que l’idée d’une grève générale de solidarité fait son chemin au mois de septembre dans les rangs des centrales syndicales[24]. La Cour supérieure, en accordant aux mineurs le droit de déposer une nouvelle demande d’accréditation, rend la poursuite de la grève non-nécessaire. Après sept mois de grève, le moral des troupes est au plus bas, et une grande partie des travailleurs qui étaient présents au début du conflit sont allés trouver du travail ailleurs. La décision de la Cour supérieure apparaît comme une consolation pour les grévistes. L’hypothèse du front commun intersyndical de 1957 s’interrompt ici, et avec elle l’idée d’une grève générale au niveau de toute la province. 

Si les travailleurs retournent dans la mine, ils le font avec toute l’expérience acquise au cours des longs mois de lutte. Ils le font à la manière de la vieille taupe de la révolution dont parlait Marx – poursuivant son œuvre, ne cessant jamais de saper les fondations de l’ordre ancien[25]. Mais contrairement à la taupe, les mineurs redescendent dans la mine de cuivre moins myopes qu’auparavant face aux mécanismes de leur exploitation et de leur domination. Comme le racontera plus tard Théo Gagné à l’ex-felquiste Paul Rose : 

« En régions, rares sont les endroits où je n’ai pas rencontré de grévistes non-réembauchés de Murdochville. Partout, ça a laissé des traces, de belles traces. Je n’en ai pas vu un qui ait regretté d’avoir participé à la grève de 1957, pas un qui ait ressenti cette période difficile comme un échec dans sa vie. Tout au contraire. Pour eux, ça demeure essentiellement une grande leçon de lutte et de vie dont ils sont fiers. »[26

Ayant gagné le droit à la reconnaissance syndicale, une majorité des grévistes (300 sur les 450 restants) se réunit le 5 octobre et vote en faveur d’un retour au travail. Fort de sa victoire, la Gaspé Copper Mines ne s’engage à réembaucher que 200 d’entre eux, ayant fait entrer durant le conflit 800 ouvriers briseurs de grève. De plus, plusieurs ouvriers sont réengagés avec des diminutions de salaires, certains doivent quitter leurs logements et les laisser à des briseurs de grève, et tous les locataires-grévistes doivent payer leurs arriérés de loyer et des frais de cour de 100 dollars[27].

Pour ajouter l’insulte à l’injure, la nouvelle requête d’accréditation au syndicat de Métallos est rejetée par la CRO en février 1958, invoquant la « mauvaise foi » du syndicat ayant déclenché une grève illégale durant des procédures d’accréditation. La grève fut en vérité le résultat direct  de la mauvaise foi des patrons de la Gaspé Copper Mines, du piétinement des procédures d’accréditation du côté de la CRO et du parti pris de la Cour supérieure envers les patrons. En effet, on observe tout au long du conflit le viol, par la compagnie et l’État, du principe du droit des travailleurs à choisir librement leur syndicat. Il faut attendre 1965 avant que les Métallos gagnent leur accréditation, la compagnie faisant entre-temps affaire avec un syndicat monté de toute pièce. 

L’héritage de Murdochville

Photo : Archives du Syndicat des Métallos

Murdochville est une défaite pour les mineurs gaspésiens. Mais la lutte des classes, ce n’est pas une simple histoire de luttes triomphantes menant à des changements immédiats. L’histoire de la classe ouvrière est parsemée de défaites amères, subies tragiquement par les individus en chair et en os. Mais est-ce que cela veut dire que la lutte n’en vaut pas la peine ? Aucunement. Le simple fait d’avoir mené la lutte et « tenu son bout » mène à des concessions au bout du compte. La classe dominante, ayant vu que les travailleurs sont prêts à se tenir debout, fera des réformes par le haut pour éviter une révolte venue d’en-bas, et les patrons seront moins enclins à nous attaquer. Et les travailleurs en lutte laissent derrière eux une tradition sur laquelle s’appuyer. C’est ce que les mineurs gaspésiens nous ont légué[28].

Au lendemain de la mort de Duplessis en 1959, Paul Sauvé lui succède et fait adopter le « Bill 8 », surnommé la « loi des Gaspésiens ». Celle-ci interdit de congédier des travailleurs en raison de leur militantisme syndical, et réforme la Commission des relations ouvrières, qui devient indépendante du gouvernement. 

Le Parti libéral de Jean Lesage, arrivé au pouvoir en 1960 notamment sur la promesse de réformer les lois du travail, adopte le nouveau Code du travail en 1964 sous la pression du syndicalisme combatif de la FTQ et de la CSN. Ce nouveau code étend le droit d’association et de négociation collective et le droit de grève aux employés du secteur public, notamment en éducation et en santé. Les travailleurs obtiennent également le droit de choisir la langue de leur convention collective. On peut donc dire que la Révolution tranquille connaît son véritable coup d’envoi en 1957 à Murdochville. Cette grève fut, comme la nomme l’historien gaspésien Jean-Marie Thibeault, le « refus global ouvrier »[29].

Suite à Murdochville, la lutte des classes prit des proportions encore plus grandes. Le mouvement ouvrier commença à imaginer et à s’organiser en vue d’une nouvelle société socialiste, libérée de l’exploitation et de l’oppression. Les contradictions sociales explosèrent de nouveau lors de la grève générale du Front commun intersyndical de 1972, qui fit trembler le capitalisme québécois. Il faut bien dire que cette combativité et cette solidarité par-delà les allégeances détonnent avec les tendances actuelles des grandes centrales syndicales québécoises en termes de collaboration de classe et de corporatisme. Le mouvement ouvrier est mûr pour un nouveau front commun combatif, alors que la crise touche simultanément tous les secteurs de la classe ouvrière.

Les grandes luttes syndicales des années 1960 et 1970 doivent beaucoup aux travailleurs gaspésiens qui ont pavé la voie aux luttes élargies et fait indirectement adopter d’importantes réformes. Mais le constat s’impose que ces mêmes réformes si chèrement gagnées par les générations précédentes ne sont jamais réellement conquises. Les travailleurs d’aujourd’hui, qui font face à chaque négociation et à chaque grève à la menace des lois spéciales de retour au travail, ont tout intérêt à étudier les leçons de Murdochville. Particulièrement, une des leçons clés de cette grève est qu’elle a révélé le rôle de l’État. Sous le capitalisme, l’État n’a rien de neutre, et au contraire sert les intérêts du patronat. La loi est écrite par et pour les puissants, et appliquée par leurs amis dans le système de justice. Le mouvement syndical ne peut accorder la moindre confiance à l’État et ses institutions.

En ces temps de crise prolongée du capitalisme, et sans perspective de réelle reprise économique, il faut lutter bec et ongle pour chaque pouce de terrain gagné. Le patronat et l’État capitaliste en sont conscients et mettent tous leurs efforts à détruire la combativité. Mais en vérité, comme on le voit avec l’exemple de Murdochville, aucune loi, aucune injonction, ni aucun tribunal ne peuvent arrêter indéfiniment un mouvement bien organisé et confiant en lui-même. 

Comme le disait Michel Chartrand lors des événements de 1972, il faut se rappeler « que le mouvement syndical est né dans l’illégalité, qu’il a grandi dans l’illégalité et qu’il devra continuer de vivre en marge de la légalité qui favorise une minorité au détriment d’une majorité ». Cette leçon, les grévistes de Murdochville l’ont apprise à la dure. Il faut aujourd’hui reprendre le flambeau du syndicalisme combatif pour gagner contre les forces de l’exploitation et de la répression. Sans quoi le droit de grève continuera de n’être qu’un droit sur papier.

La Petite Noirceur, rempart réactionnaire 

La Révolution tranquille est née et a été portée par le potentiel de transformation révolutionnaire de la société par les travailleurs organisés. Ce potentiel est toujours là, par-delà les divisions identitaires et les illusions d’unité nationale promues par la CAQ. Malgré ses prétentions, ce parti n’a rien d’un « rempart pour la cohésion sociale », comme l’avance insidieusement François Legault. C’est un rempart pour le capitalisme – un rempart qui se maintient au prix de la stigmatisation des minorités religieuses, de la dégradation des conditions de travail, de l’antisyndicalisme et de la vente à rabais de nos ressources naturelles. 

« Ce n’est pas le temps au Québec de se diviser », nous dit Legault. C’est également ce que disait Duplessis à l’époque. En fait, c’est le temps de se diviser sur des lignes de classes plutôt que sur des lignes identitaires, comme le fait la raciste Loi 21. Des travailleurs d’Asbestos et de Murdochville jusqu’aux éducatrices en CPE, aux enseignantes et aux infirmières d’aujourd’hui, le constat est le même : l’État capitaliste n’a jamais été et ne sera jamais notre allié. Ultimement, telle la Grande Noirceur de Duplessis, la Petite Noirceur de François Legault doit être renversée par une autre révolution, qui mènera cette fois-ci à l’émancipation véritable de la classe ouvrière québécoise.


[1] Prédécesseure de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ).

[2] Paul Rose, « Le légendaire Théo Gagné », L’aut’journal, 1993, <https://lautjournal.info/articles-mensuels/326/le-legendaire-theo-gagne>.

[3] Préface de Claude Ryan dans Roger Bédard, La grève de Gaspé Copper au jour le jour : Murdochville, 1957, Montréal, MFR, 2003, p. III-IV.

[4] La loi est déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême du Canada le 8 mars 1957, soit quelques jours avant le début de la grève de Murdochville.(Switzman v. Elbling and A.G. of Quebec, 1957 CanLII 2 (SCC), [1957] SCR 285, Récupéré de <https://canlii.ca/t/1nlkf>.)

[5] Roger Chartier, « Murdochville : Les faits », Relations industrielles, vol. 12, n° 4, 1957, <https://www.erudit.org/en/journals/ri/1957-v12-n4-ri01158/1022514ar/>, p. 376-377.

[6] Aujourd’hui encore, malgré que sur papier le Code du travail défende les droits des travailleurs, les patrons et leurs amis des gouvernements disposent des lois spéciales, d’injonctions, et de la complaisance du Tribunal administratif du travail pour faire pencher la balance en leur faveur.

[7] Guy Bélanger, « La grève de Murdochville (1957) », Labour/Le Travail, vol. 8-9, 1981-1982, <https://www.erudit.org/en/journals/llt/1981-v8-9-llt_8_9/llt8_9art04/>, p. 109.

[8] Ministère des mines, L’industrie minière de la Province de Québec en 1957, 1959, <http://gq.mines.gouv.qc.ca/documents/examine/GM67010/GM67010.pdf>, p. 144.

[9] Théo Gagné, cité dans Roger Bédard, La grève de Gaspé Copper au jour le jour : Murdochville, 1957, Montréal, MFR, 2003, p. 92.

[10] Roger Bédard, La grève de Gaspé Copper au jour le jour : Murdochville, 1957, Montréal, MFR, 2003, p. 57.

[11] Guy Bélanger, « La grève de Murdochville (1957) », Labour/Le Travail, vol. 8-9, 1981-1982, <https://www.erudit.org/en/journals/llt/1981-v8-9-llt_8_9/llt8_9art04/>, p. 110.

[12] Roger Chartier, « Murdochville : Les faits », Relations industrielles, vol. 12, n° 4, 1957, <https://www.erudit.org/en/journals/ri/1957-v12-n4-ri01158/1022514ar/>, p. 378.

[13] Guy Lamarche, « Vers un autre Asbestos ? Les policiers provinciaux envahissent Murdochville », Le Devoir, 26 avril 1957, p. 1, cité dans Bélanger, 1981, p. 110.

[14] Guy Bélanger, « La grève de Murdochville (1957) », Labour/Le Travail, vol. 8-9, 1981-1982, <https://www.erudit.org/en/journals/llt/1981-v8-9-llt_8_9/llt8_9art04/>, p. 110.

[15] Ibid., p. 111.

[16] Roger Bédard, cité dans Jean-Marie Thibeault, « Il y a 50 ans, la grève de Murdochville – Le “refus global ouvrier” », Le Devoir, 2007, <https://www.ledevoir.com/opinion/idees/134084/il-y-a-50-ans-la-greve-de-murdochville-le-refus-global-ouvrier>.

[17] Guy Bélanger, « La grève de Murdochville (1957) », Labour/Le Travail, vol. 8-9, 1981-1982, <https://www.erudit.org/en/journals/llt/1981-v8-9-llt_8_9/llt8_9art04/>, p. 116.

[18] Ibid.

[19] Fernand Foisy, Michel Chartrand: Les voies d’un homme de parole, Montréal, Lanctôt éditeur, 1999, p. 212.

[20] Guy Rondeau, « Voyous à l’oeuvre à Murdochville », Le Soleil, 20 août 1957, p. 1, Récupéré de <https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3294326>.

[21] Guy Bélanger, « La grève de Murdochville (1957) », Labour/Le Travail, vol. 8-9, 1981-1982, <https://www.erudit.org/en/journals/llt/1981-v8-9-llt_8_9/llt8_9art04/>, p. 112.

[22] Guy Rondeau, « Voyous à l’oeuvre à Murdochville », Le Soleil, 20 août 1957, p. 1, Récupéré de <https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3294326>.

[23] Guy Bélanger, « La grève de Murdochville (1957) », Labour/Le Travail, vol. 8-9, 1981-1982, <https://www.erudit.org/en/journals/llt/1981-v8-9-llt_8_9/llt8_9art04/>, p. 128.

[24] Ibid.

[25] « Les ouvriers sont le produit de l’époque actuelle en même temps que la machine elle-même. Aux signes qui mettent en émoi la bourgeoisie, l’aristocratie et les malheureux prophètes de la réaction, nous reconnaissons notre vieil ami, notre Robin Hood à nous, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement: la Révolution. » (Karl Marx, « Les révolutions de 1848 et le prolétariat », 14 avril 1856, Récupéré de <https://www.marxists.org/francais/marx/works/1856/04/km18560414.htm>.)

[26] Paul Rose, « Le légendaire Théo Gagné », L’aut’journal, 1993, <https://lautjournal.info/articles-mensuels/326/le-legendaire-theo-gagne>.

[27] Guy Bélanger, « La grève de Murdochville (1957) », Labour/Le Travail, vol. 8-9, 1981-1982, <https://www.erudit.org/en/journals/llt/1981-v8-9-llt_8_9/llt8_9art04/>, p. 115.

[28] Pour un documentaire fascinant sur ce qu’est devenu Théo Gagné après Murdochville, alors qu’il se rend avec d’autres mineurs québécois rencontrer des mineurs chiliens sous le gouvernement socialiste de Salvador Allende, cf. La Richesse des autres (1973) de Maurice Bulbulian et Michel Gauthier, ONF, 94 min, <https://www.onf.ca/film/richesse_des_autres/>.

[29] Jean-Marie Thibeault, « Il y a 50 ans, la grève de Murdochville – Le “refus global ouvrier” », Le Devoir, 2007, <https://www.ledevoir.com/opinion/idees/134084/il-y-a-50-ans-la-greve-de-murdochville-le-refus-global-ouvrier>.