Dans les pays industrialisés, pendant que les grands groupes industriels et financiers enregistrent des bénéfices records, les ravages du capitalisme se font sentir, on assiste au démantèlement des services publics, à la remise en cause des acquis sociaux et à la généralisation de la précarité. Dans les pays moins développés la vie tourne à un véritable cauchemar pour les peuples, victimes d’une double oppression : celle des grandes puissances et celle, non moins rapace, exercée par leurs « propres » classes dirigeantes.
Dans ce contexte, le développement de l’association ATTAC n’est pas difficile à expliquer. Les différentes initiatives et publications de cette association mettent en évidence l’ampleur de la spéculation financière à l’échelle internationale, condamnent les effets dévastateurs du comportement des groupes industriels et financiers, et soulignent l’implication cynique des intérêts capitalistes dans les guerres terribles qui sévissent à travers le monde. Le ton critique et indigné d’ATTAC contraste nettement avec la complaisance résignée des directions des partis de gauche.
A première vue, la politique prônée par ATTAC s’apparente à une sorte de socialisme sous-entendu, suggéré à demi-mots. Lorsque ATTAC fustige les actionnaires avides de profit, dénonce la course aux marchés et aux ressources naturelles au mépris des populations, lorsqu’elle expose le caractère foncièrement antidémocratique des grands agglomérats industriels et financiers et exige la mise en place de contrôles « citoyens » sur l’appareil économique, elle semble être à deux doigts du programme général de La Riposte. Ce programme soutient que le contrôle et la gestion de l’économie par l’ensemble de la société sont impossibles si l’appareil productif et financier demeure la propriété privée des capitalistes, qui usent et abusent de l’énorme pouvoir ainsi concentré entre leurs mains.
Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que ce n’est pas tant le capitalisme en tant que système que certains dirigeants d’ATTAC, et non des moindres, remettent en cause, mais plutôt la « mondialisation » de ce système, caractérisée par le développement des échanges internationaux de marchandises et de monnaies. La pauvreté, les inégalités, l’instabilité sociale et économique, la corruption, la guerre et tous les autres fléaux du capitalisme sont mis sur le dos du libre-échangisme » et de la « mondialisation ».
Lors d’une émission télévisée diffusée sur Arte au mois de mars 2000, Ignacio Ramonet et Bernard Cassens ont clairement expliqué que leur démarche ne visait nullement à nuire au capitalisme, mais que bien au contraire elle cherchait à le « stabiliser » en luttant contre le libre-échangisme. Pour ce faire, ils proposent une multiplication de taxes et de barrières douanières sur divers critères, dans le but manifeste d’entraver les échanges et les investissements entre les différents pays du monde, ou du moins entre les différents « blocs » régionaux tels que l’Union Européenne, l’Amérique du nord, l’Amérique latine ou encore l’Asie.
De manière générale, le schéma proposé par Cassens ne serait qu’une arme supplémentaire dans l’arsenal punitif des grandes puissances.
Deux articles récents ont particulièrement retenu notre attention, car ils prônent une démarche protectionniste qui, si elle devait être définitivement adoptée par la direction d’ATTAC, constituerait un grand pas en arrière pour l’association. Dans l’article Inventer ensemble un protectionnisme altruiste, contre la prolifération du commerce mondial par Bernard Cassens (Le Monde Diplomatique, février 2000) l’auteur propose l’imposition de taxes sur les exportations selon un barème de points attribués aux différents pays du monde en fonction de leur niveau d’observation des droits de l’homme. Les exportations d’un pays vers un autre, dit-il en substance, doivent être taxées en fonction de l’écart entre le nombre de points qui lui ont été attribués et celui de l’importateur. « Ainsi, écrit Cassens, entre deux pays ou marchés communs ayant les mêmes notes, bonnes ou mauvaises, les prélèvements seraient nuls. Entre l’Union européenne et la Chine, ils seraient sans doute élevés ».
Cassens propose que la performance des pays en matière de démocratie soit évaluée, entre autres, par le Projet des Nations Unies pour le Développement (PNUD), une officine de l’ONU, dominée à son tour par les États-Unis. Dans la pratique, pour être appliquées, ces taxes auraient besoin de l’aval des pays les plus puissants, lesquels mettent tel ou tel pays à l’indice selon leurs intérêts stratégiques du moment. Ce sont justement les pays riches et « démocratiques » qui exploitent le monde entier et qui organisent directement la famine et la pénurie dans de nombreux pays, comme par exemple en Irak ou en Serbie. Les pays européens, dont la France, ne soutiennent-ils pas des dictatures à travers le monde ? De manière générale, le schéma proposé par Cassens ne serait qu’une arme supplémentaire dans l’arsenal punitif des grandes puissances. Il reviendrait dans la pratique à pénaliser les exportations en provenance des pays pauvres, ce qui n’améliorerait en rien les conditions de vie des peuples concernés.
Un deuxième article, rédigé cette fois-ci par le professeur Jacques Berthelot, Agriculture, le vrai débat Nord-Sud, pour la protection, contre les exportations subventionnées (Le Monde Diplomatique, mars 2000) propose de réduire les échanges internationaux en dressant des barrières protectionnistes entre les différents « blocs » régionaux. L’Europe est sommée de protéger son marché intérieur des « matières premières à moindre prix » venant d’ailleurs. Il conseille aussi aux pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) de mettre en place des mesures protectionnistes contre l’Europe et les États-Unis en imposant une « préférence latino-américaine ». Le « libre-échangisme » et les « accords multilatéraux » ne posent pas de problème à Berthelot tant qu’ils s’appliquent à l’intérieur de chaque bloc, mais il condamne de tels accords entre des pays appartenant à des blocs différents puisque ceux-ci relèveraient de la mondialisation !
Loin de résoudre la concentration du capital et la croissance des inégalités, le protectionnisme aggraverait ces phénomènes. La cure est pire que la maladie.
Le résultat direct de cette démarche protectionniste serait une contraction très importante du volume des échanges, précipitant l’économie mondiale dans une récession particulièrement aiguë. Pour chaque mesure protectionniste mise en place, les pays visés en prendraient d’autres en rétorsion. Privées de marchés extérieurs, beaucoup d’entreprises, et donc d’emplois, disparaîtraient. Les plus puissantes, notamment les multinationales, s’efforceraient de s’implanter davantage sur les marchés intérieurs, où il n’y aurait pas de place pour tout le monde. Les fusions et les faillites se multiplieraient, au détriment des salariés et des petits producteurs, qui souffriraient également d’une hausse généralisée des prix, autre conséquence du protectionnisme. La contraction du commerce mondial mènerait à une concurrence encore plus acharnée entre les multinationales.
Une montée protectionniste s’effectuerait surtout au détriment des plus faibles, aggravant de façon dramatique la condition des peuples des pays sous-développés. Le protectionnisme n’a absolument rien d’altruiste.
Le « libre-échangisme » imposé par les multinationales et par les grandes puissances signifie un désastre pour toute l’humanité, et en particulier pour les peuples des pays sous-développés. Mais loin de résoudre la concentration du capital et la croissance des inégalités, le protectionnisme aggraverait ces phénomènes. La cure est pire que la maladie.
Aucun pays, ni aucun « bloc » de pays, ne peut échapper à la domination du marché mondial, qui est la caractéristique déterminante de notre époque.
Contrairement à ce que les médias cherchent à faire comprendre, la « mondialisation » de l’économie n’est pas un phénomène nouveau. Dès ses origines, l’ascension du capitalisme s’est faite par une extension de sa base au-delà du cadre des marchés nationaux vers les marchés extérieurs, créant une véritable division mondiale de travail et conférant aux forces productrices un caractère supranational. Le monde entier a été transformé en une seule entité économique dont les différentes parties sont indissolublement liées les unes aux autres. Marx ne décrivait-il pas ce phénomène dans le Manifeste Communiste il y a plus de 150 ans ?
Le capitalisme s’est développé de façon contradictoire. D’une part, il y a la contradiction entre la propriété privée des moyens de production et le caractère collectif du processus de production lui-même. D’autre part, il y la contradiction entre le maintien des états nationaux et le caractère supranational de l’économie mondiale. La tentative de surmonter ces contradictions de la part des capitalistes a causé deux guerres mondiales et de nombreuses guerres « mineures » au cours du siècle dernier. Aucun pays, ni aucun « bloc » de pays, ne peut échapper à la domination du marché mondial, qui est la caractéristique déterminante de notre époque.
Marx voyait dans le développement du marché mondial et la division internationale de travail un levier du développement humain car ce processus jetait les bases matérielles d’une société d’abondance, société qui pouvait désormais se réaliser à condition de renverser la propriété privée des moyens de production. Ce point de vue est beaucoup plus valide aujourd’hui qu’à l’époque de Marx, précisément parce que ce processus est allé beaucoup plus loin qu’il ne pouvait l’imaginer alors.
Les adeptes du protectionnisme comme Cassens et Berthelot s’en prennent au commerce mondial, faisant abstraction de la question du capitalisme. Ils veulent réduire les échanges internationaux et « rapprocher les lieux de production et les lieux de consommation ». Ils défendent la notion de « préférence communautaire » pour l’Europe ou pour l’Amérique latine. « Il est en effet urgent de réduire la circulation des avions, camions et bateaux transporteur de fret, alors que c’est le contraire qui se produit » écrit Cassens. Puisque Cassens écarte d’office le socialisme, puisqu’il est pour le capitalisme mais s’oppose à sa mondialisation, il ne lui reste qu’à faire tourner la roue de l’histoire à l’envers, en imaginant qu’il serait possible de démanteler la division internationale de travail et limiter les échanges commerciaux aux marchés « locaux ». C’est tout simplement une utopie réactionnaire.
Si la « mondialisation » fait tant de ravages, ce n’est pas parce que des êtres humains des quatre coins du globe échangent le fruit de leur travail, mais parce que ces échanges s’effectuent dans l’intérêt des capitalistes et selon les critères de ces derniers. Les immenses ressources productives développées jusqu’ici par l’humanité pourraient éradiquer toutes les manifestations de la misère humaine. Mais ces ressources sont détenues par une classe de propriétaires de plus en plus restreinte. Dans ces conditions, la rentabilité des capitaux privés constitue l’élément déterminant de toute activité économique. Qu’est-ce qui explique la destruction de la forêt brésilienne ? Pourquoi ne produit-on pas des vaccins pour l’Afrique ? Pourquoi la régression sociale ? A cause de la « mondialisation » ou à cause de la production pour le profit ?
Le protectionnisme et le libre-échangisme ne sont en réalité que deux facettes d’une même exploitation capitaliste. Ni l’un ni l’autre n’offrent d’issue à l’humanité. Les mouvements révolutionnaires qui s’amorcent en Indonésie, en Corée du sud, en Équateur ou encore en Iran ne sauraient aboutir sous le signe du protectionnisme, pas plus que les mouvements sociaux en France. La « mondialisation » des échanges et le caractère international du processus productif ne sont pas des fléaux en soi. Au contraire, le développement d’une économie internationale a préparé les bases d’un véritable paradis sur terre, pour peu qu’on la libère de la mainmise des capitalistes.