Nous publions ici un texte de Ted Grant, fondateur de la Tendance Marxiste Internationale, sur la question de l’État, publié en 1997. Cet article se veut une synthèse de la théorie marxiste de l’État, à la lumière des développements ayant eu lieu depuis la publication de l’irremplaçable L’État et la révolution de Lénine.
La question de l’État a toujours été une question fondamentale pour les marxistes. C’est le thème central de certains textes les plus importants du marxisme comme L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. Mais la meilleure explication de l’essence de la théorie marxiste de l’État se trouve dans L’État et la révolution de Lénine, l’un des écrits politiques les plus importants du 20e siècle.
« Ce pouvoir, issu de la société, mais qui se dresse au-dessus d’elle et s’en sépare de plus en plus, voilà ce que représente l’État. » (Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État)
Curieusement, la question de l’État, malgré son énorme importance, n’occupe pas l’attention qu’elle mérite dans l’esprit des travailleurs, même des plus conscients. Ceci n’est pas un hasard. L’État n’aurait aucune utilité pour la classe dominante si les gens ne s’imaginaient pas qu’il s’agit de quelque chose d’inoffensif, d’impartial, se trouvant au-dessus des intérêts de classe et des personnes ou qui aurait « toujours existé ». En effet, la classe dominante n’a aucun intérêt à attirer l’attention des masses sur ce que représente réellement cette institution. Toute discussion sérieuse à ce sujet est considérée comme inacceptable.
La constitution, la monarchie, la « justice », toutes ces choses sont considérées comme acquises dans notre système qui se décrit comme une « démocratie ». Après tout, l’État n’est-il pas au service de tout un chacun ?
Le marxisme nous apprend que l’État, et à vrai dire toute forme d’État, est un instrument d’oppression d’une classe par une autre. L’État ne peut donc jamais être neutre. Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels expliquent déjà que le « gouvernement de l’État n’est pas plus qu’un conseil qui gère les affaires communes à toute la classe bourgeoise ». En effet, dans un régime de démocratie bourgeoise formelle, chacun peut dire (plus ou moins) ce qu’il veut, mais en fin de compte ce sont les banques et les grands monopoles qui décident de notre sort. En d’autres mots, la démocratie bourgeoise n’est qu’une forme d’expression de la dictature du grand capital.
L’État est un instrument d’oppression ; il est l’organe de domination d’une classe sur une autre. Il est un pouvoir, expliquait Engels, qui se dresse au-dessus de la société et qui tend progressivement à s’éloigner de celle-ci.
Historiquement, l’État est né suite à la division de la société en classes sociales antagonistes. Sans l’existence de ce pouvoir spécial, qui se présente à la société comme un pouvoir « impartial », celle-ci se consumerait dans des luttes intestines et des guerres civiles. La seule existence de l’État est l’aveu de la réalité de contradictions irréconciliables au sein de la société. L’arbitrage de cette lutte de classes nécessite donc une institution spéciale qui maintient les tensions dans certaines limites et évite ainsi que la société s’autodétruise.
Choisissant ses mots avec une grande prudence, Lénine caractérise l’État comme « un pouvoir se situant en apparence au-dessus de la société ». Cette apparence de « légalité impartiale », de « justice pour tous », etc. est bénie par l’Église et la morale officielle. L’écrivain français Anatole France avait à l’époque ironisé sur « La majestueuse égalité des lois [qui] interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans la rue et de voler du pain ». Derrière la façade d’impartialité se cachent des intérêts de classe. Néanmoins, en période normale les gens sont habitués à l’accepter sans remettre l’État en question. Cette institution leur apparaît comme normale et immuable. Ceci est compréhensible, car depuis notre naissance l’État est omniprésent. C’est seulement lors de graves crises secouant la société jusque dans ses fondements que les gens commencent à remettre en question leurs habitudes, la routine et la tradition qui pèsent sur leur esprit comme un poids mort. C’est à ce moment qu’ils regardent la réalité en face. C’est à cet instant, quand les opprimés commencent à se lever contre leurs oppresseurs, que l’État révèle sa vraie nature.
À certaines époques, quand la lutte de classes est dans l’impasse, que la classe dirigeante n’est plus capable de gouverner avec ses vieilles méthodes et que la classe ouvrière, paralysée par sa direction, n’est pas en condition de la renverser, la tendance de l’État à se séparer de la société et à acquérir une plus grande indépendance se renforce. On assiste alors à un phénomène déjà remarqué à plusieurs occasions dans l’Histoire : le « césarisme » pendant la décadence de la République romaine et durant les régimes de monarchie absolue de la fin du féodalisme ; et le bonapartisme dans l’époque moderne. Dans toutes ces variantes, l’État – « l’exécutif » – s’élève au-dessus de la société, s’émancipant de toute forme de contrôle, y compris de la classe dominante. S’affirme alors le gouvernement « par l’épée » – la domination des militaires – qui prend habituellement la forme du règne absolu d’un seul individu. Au siècle dernier, Napoléon Bonaparte, Louis Bonaparte et Bismarck ont joué ce rôle. À l’époque moderne, nous pensons à Perón (en Argentine), De Gaulle (en France), Pinochet (au Chili) et à toute une série de dictateurs du Tiers-Monde. Souvent, un régime bonapartiste essaye de jouer au funambule entre les classes en les opposant les unes aux autres. Le dictateur a pour habitude de parler au nom de la « nation ». Mais caché derrière cette démagogie, cet État, comme n’importe quel autre, défend en fait les relations de productions existantes. Pour être exact, des phénomènes très particuliers (le bonapartisme prolétarien) se sont produits durant l’époque moderne, surtout dans les anciens pays coloniaux qui échappent aux schémas classiques.
La Commune de Paris
Il est du devoir des marxistes d’étudier l’Histoire, non à titre de passe-temps académique, mais afin d’en tirer des conclusions pratiques, tout comme, dans les académies militaires de la bourgeoisie, les officiers étudient les guerres de Napoléon et de Jules César pour préparer les futures batailles. Sans l’expérience de la Commune de Paris et de la Révolution russe de 1905, le Parti bolchevik n’aurait jamais pu élaborer le programme et les perspectives qui permirent la prise du pouvoir en 1917. De la même façon, Marx n’a pas sorti sa théorie de l’État de nulle part, elle a été tirée de l’expérience de la Commune de Paris.
Marx explique la véritable portée de la Commune de Paris dans une lettre à Kugelmann daté du 12 avril 1871 :
« Si tu relis le dernier chapitre de mon 18 Brumaire tu verras que j’y exprime l’idée suivante : la prochaine tentative révolutionnaire en France ne devra pas, comme cela s’est produit jusqu’ici, faire changer de main l’appareil bureaucratico‑militaire, mais le briser. Et c’est la condition préalable de toute véritable révolution populaire sur le continent. C’est bien là d’ailleurs ce que tentent nos héroïques camarades parisiens. »
Sur la base de cette expérience, une modification importante a été introduite dans la préface de l’édition allemande de 1872 du Manifeste du parti communiste. Il y est expliqué que la classe ouvrière ne peut utiliser l’appareil d’État existant à ses propres fins, mais qu’elle doit le renverser et créer un nouvel État ouvrier, ou plus exactement un semi-État, un État qui n’est pas autre chose que le peuple armé et organisé pour mener à bien la transformation de la société. Ce fut le cas de la Commune de Paris et aussi de la Révolution russe de novembre 1917 (octobre 1917 selon l’ancien calendrier).
Militarisme et impérialisme
Un État bourgeois normal – même le plus démocratique – est un monstre composé de millions de fonctionnaires, tant civils que militaires, qui dévore une partie très importante de la richesse produite par la classe ouvrière. D’un point de vue strictement économique, l’État représente un terrible poids mort pour la société. Les impôts sont une charge de plus en plus lourde sur les épaules des travailleurs et des classes moyennes (les grandes entreprises et multinationales mettent en œuvre toute leur ingénierie fiscale, légale et illégale, pour contourner les impôts et en payer de moins en moins). Une grande partie des dépenses publiques est certainement nécessaire, mais une partie très importante est destinée à l’entretien d’un appareil bureaucratique surdimensionné, inutile et parasitaire, ainsi qu’aux salaires exorbitants des hauts fonctionnaires dénués de tout rôle productif.
Durant plus d’un siècle et demi, la bourgeoisie, en particulier son aile libérale, s’est plainte des dépenses publiques, exigeant dans la foulée un « État bon marché ». Mais la nécessité de défendre le pouvoir et les privilèges d’une minorité sur l’écrasante majorité de la société rend inévitable l’entretien d’un nombre exagéré de bureaucrates, de policiers, de gendarmes, d’espions, de militaires, de juges, de curés, d’employés pénitentiaires, etc. Quand les politiciens bourgeois parlent de réduire les dépenses publiques, ils ne parlent pas de ces dépenses-là, mais de « luxes inutiles » comme l’école publique, la santé, l’assurance chômage, les retraites, etc. De fait, en même temps qu’ils imposent des coupes budgétaires brutales, les dépenses dédiées au perfectionnement des méthodes de répression et de l’appareil militaire augmentent. Ces dépenses sont sacrées et intouchables. Margaret Thatcher a fermé des mines et des hôpitaux, mais en même temps elle a augmenté les dépenses de police et créé de nouvelles unités de répression. Le Président Reagan, en son temps, avait quant à lui lancé un programme d’armement s’élevant à des milliards de dollars. À côté, les dépenses de réarmement d’Hitler font figure d’argent de poche.
L’histoire du 20e siècle est riche en exemples de la véritable signification de l’impérialisme comme « stade suprême du capitalisme », dans le sens où Lénine l’entendait. Une étude réalisée en 1948 évalue le coût des deux guerres mondiales à 22 milliards de dollars (en dollars de 1997). Le militarisme n’a pas modifié sa nature depuis lors. Le taux de concentration du capital a atteint des niveaux sans précédent. Les grandes banques et les monopoles ont tissé des liens très étroits avec les gouvernements nationaux et restent intimement liés à l’État qui leur offre protection, les subventionne et leur octroie des parties importantes du marché pour écouler leurs produits. Aux États-Unis, l’alliance du gouvernement avec l’industrie d’armement et militaire porte un nom : « Le complexe militaro-industriel ». Une situation identique existe dans d’autres pays impérialistes. Afin de maintenir un tel monstre, il faut un État également monstrueux, une grande masse de bureaucrates qui, sans rien produire, siphonnent une quantité impressionnante de ressources qui, dans un système économique et rationnel, seraient destinées à des fins productives. L’usage rationnel de ces seules ressources suffirait à transformer le monde. Sous le socialisme, ce gaspillage obscène serait aboli du jour au lendemain. Actuellement, les dépenses d’armement en Grande-Bretagne s’élèvent à 22 milliards de dollars par an, au Japon à 44,6 milliards et aux États-Unis à 100 milliards. Ces chiffres stupéfiants sont en soi un indice du caractère barbare de l’État bourgeois d’aujourd’hui. Ces quantités astronomiques de dépenses militaires sont dépensées dans de la ferraille. Car la plus grande partie de ces fusées, tanks et canons ne sera pas utilisée. Quand ces armes sont utilisées, comme dans la Guerre du Golfe, elles le sont exclusivement pour la défense des profits des grandes multinationales – intimement liées à l’État américain et des autres pays impérialistes. D’après une étude de la United States Nuclear Weapons’ Cost Study, le programme nucléaire des États-Unis depuis 1940 jusqu’en 1995 aura coûté pas moins de 4 milliards de dollars. Mais l’auteur de cette étude, Stephen Schwartz, convient que le véritable montant « est considérablement plus élevé ».
Le caractère parasitaire de l’État, surtout l’État moderne, ressort d’une analyse de Marx faite sur la lutte de classes, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Il y décrit l’État ainsi :
« Ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée d’un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l’époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu’il aida à renverser. »
Si Marx était choqué par l’idée d’un État d’un demi-million de personnes, que dirait-il aujourd’hui des millions qui constituent les États modernes, de ces bureaucraties hypertrophiées, de ces armées permanentes et des dépenses militaires astronomiques qui gaspillent une grande partie de la plus-value produite par la classe ouvrière, dans tous les pays ? Si l’on ne se limite qu’au seul exemple des États-Unis, l’argent dédié annuellement à l’armement serait suffisant pour créer entre 2 et 3 millions de nouveaux emplois ou pour résoudre le problème du logement en l’espace de 10 ans. Néanmoins, les pétitions des pacifistes en faveur du désarmement n’ont jamais eu le moindre effet, car ces « jouets » meurtriers sont absolument nécessaires aux intérêts de la classe dominante, et aucun fauve n’abandonne jamais son goût pour la viande de sa propre volonté. Il est donc nécessaire de se mobiliser et d’organiser la force des travailleurs pour la transformation de la société.
La destruction de ce monstre, l’État bourgeois, est la première condition nécessaire à la construction d’une société vraiment démocratique et humaine, qui jettera les bases pour la transition vers le socialisme – une société sans classes et dans laquelle l’État, cette relique de la barbarie, trouvera sa place dans le musée des antiquités, à côté de l’argent, des prisons, de la famille bourgeoise, de la religion et de toutes les autres aberrations qui, pour des raisons paraissant insensées à tout homme ou femme capable de réfléchir, sont présentées comme des composantes irremplaçables d’une vie « civilisée ».
Les bases objectives du réformisme
« Les éléments accumulés d’opportunisme pendant des décennies de développement relativement pacifique ont créé le courant de social-chauvinisme dans les partis socialistes officiels du monde entier », Lénine, L’État et la révolution.
Malgré son importance évidente, la question de l’État a été ignorée durant des décennies par les dirigeants du mouvement ouvrier dans les pays capitalistes avancés. Ce n’est pas un hasard. Il ne s’agit là que d’une facette de leur abandon total de toute velléité de transformation socialiste de la société. Mais il y a aussi une autre raison importante. À cause de la longue période d’expansion capitaliste, après la Seconde Guerre mondiale, les contradictions sociales se sont un peu adoucies. Deux générations de travailleurs en Europe, aux États-Unis et dans d’autres pays ont vécu le plein emploi, les réformes et les concessions. Mais même dans ce contexte historique, les conquêtes sociales ont été obtenues grâce à des luttes et des pressions de la classe ouvrière et du mouvement syndical, car la bourgeoisie n’accorde jamais rien de son plein gré.
La majorité des gens a fini par croire que cette situation était normale et qu’elle allait durer pour l’éternité. En réalité, il s’agissait d’une véritable anomalie et d’une exception historique. « Les conditions sociales déterminent la conscience », faisait remarquer Marx, à juste titre. En effet, dans un contexte où le système capitaliste semblait fonctionner, la majorité de la classe des travailleurs était disposée à le tolérer. Les idées réformistes défendues par la social-démocratie pénétraient les masses et ont même été acceptées par les dirigeants communistes (via « l’Eurocommunisme », etc.). Les idées de Marx et de Lénine étaient alors considérées comme désuètes. Le capitalisme aurait changé, nous dit-on. Les récessions feraient partie du passé. Le chômage de masse aurait définitivement disparu. La lutte des classes serait devenue un anachronisme, car la classe ouvrière se serait volatilisée. De la révolution socialiste, n’en parlons surtout pas !
Ah, qu’elles étaient belles ces années ! Quel doux rêve ! Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Malheureusement, il s’agissait bel et bien d’un rêve. Il est maintenant venu l’heure de nous réveiller. Un réveil un peu brutal ! Des attaques incessantes contre le niveau de vie, dans tous les pays sans exception, et officiellement plus de 20 millions de chômeurs dans les pays capitalistes développés (sans compter les millions sous-employés). Aux États-Unis, le salaire réel des travailleurs ne s’est pas amélioré en 20 ans. Voici venue la première génération depuis la création des États-Unis qui ne peut pas s’attendre à vivre mieux que la précédente. Dans les pays européens, l’État-providence n’est plus qu’un pâle reflet de ce qu’il était.
Le système de la libre entreprise (qui ne mérite d’ailleurs pas son nom) prend l’eau de toutes parts. Il est donc grand temps de brandir le drapeau d’une alternative radicale ! Mais les demi-mesures ne valent rien. On ne guérit pas un cancer avec de l’aspirine. Les problèmes de la société ne seront pas résolus aussi longtemps que les principales décisions sont prises par une petite minorité de banquiers et de capitalistes. Là réside la question clé.
Voici le paradoxe de la situation : au moment où le système capitaliste montre des symptômes clairs de banqueroute totale, les dirigeants réformistes s’y accrochent comme jamais auparavant. Blair en Grande-Bretagne comme Jospin en France, mais aussi les dirigeants syndicaux partout en Europe, n’hésitent pas à donner un coup de main à leur bourgeoisie dans sa recherche « d’unité nationale » et de paix sociale. En vain ! Car la faiblesse invite toujours à l’agression. Pour chaque abandon social ou politique, les patrons en redemandent deux fois plus. Et ce n’est pas par simple malveillance ou mauvaise foi (qui naturellement ne leur fait pas défaut). Le résultat de cette politique soi-disant réaliste est l’approfondissement du gouffre qui sépare les riches des pauvres, préparant ainsi une explosion de la lutte de classes dans la prochaine période. Ici aussi s’applique la règle selon laquelle « les conditions sociales déterminent la conscience ».
La classe ouvrière apprend de ses expériences. Malheureusement, chaque génération doit réapprendre dans la douleur les leçons apprises par ses parents et grands-parents. N’existe-t-il pas un mécanisme qui offre à la nouvelle génération la possibilité de saisir ces enseignements à l’avance en s’économisant erreurs et défaites ? Oui, certainement, et ce mécanisme s’appelle le parti. Un véritable parti révolutionnaire devrait agir comme la mémoire de la classe ouvrière. Un parti réformiste, remarquait justement Trotsky, est un parti à la mémoire courte.
Ce n’est pas la première fois que l’on assiste à une période comme celle d’aujourd’hui.
De 1870 à 1914, le capitalisme a connu une longue étape d’expansion marquée par le plein emploi et l’augmentation du niveau de vie. Tout comme aujourd’hui, il y avait là les bases matérielles nourrissant les illusions du réformisme. Il n’est donc pas fortuit qu’Eduard Bernstein, en Allemagne, a commencé à remettre en cause les théories révolutionnaires du marxisme à ce moment-là. Les dirigeants sociaux-démocrates, encore et toujours marxistes en paroles, parlaient avec ferveur de lutte de classes et de révolution dans leurs discours du 1er Mai, mais dans la pratique ils avaient déjà abandonné les idées de Marx, qu’ils considéraient comme dépassées. La révolution socialiste n’était plus nécessaire, car il était devenu possible de changer la société lentement, graduellement et pacifiquement, via le parlement.
Cette époque s’est achevée par la Première Guerre mondiale, quand la dégénérescence nationaliste et réformiste de la IIe Internationale a poussé les dirigeants sociaux-démocrates anglais, allemands et français à la trahison lors du vote sur les crédits de guerre.
La Révolution russe
Cette guerre est d’ailleurs l’expression la plus visible des contradictions accumulées dans la période précédente. Toutes les vieilles illusions des réformistes ont été noyées dans le sang, la boue et le gaz moutarde des tranchées. À ce moment, les questions sur la révolution, la guerre et l’État reprirent la première place. C’est Lénine qui donna l’explication théorique de l’effondrement de la vieille Internationale et proclama la nécessité d’une rupture fondamentale avec le national-réformisme. Ce furent des jours très durs pour les révolutionnaires internationalistes. Lors de la célèbre Conférence de Zimmerwald de 1915, la première tentative de regroupement des internationalistes, le petit nombre de participants inspira une remarque humoristique à Lénine qui prétendit que « tous les internationalistes d’Europe peuvent tenir dans deux voitures de train ». Mais malgré sa faiblesse numérique et son isolement total des masses, Lénine n’a jamais hésité à appeler à la fondation d’une nouvelle internationale, basée sur les principes révolutionnaires et internationalistes du marxisme.
Les périodes de réaction politique ne durent pas éternellement. À un certain moment, un changement s’opère dans l’état d’esprit des masses. Les horreurs de la guerre ont ainsi donné une forte impulsion à la révolution, qui a démarré à Petrograd en mars 1917 (février selon l’ancien calendrier). La Révolution russe marque le début d’une nouvelle époque, très différente de celle d’avant-guerre. Les décennies de 1920 et 1930 sont très agitées et traversées de crises économiques, politiques et sociales. Cette période, qui s’est conclue par la Seconde Guerre mondiale, a commencé par la Révolution russe – première conquête du pouvoir par la classe ouvrière, dirigée par un parti marxiste doté d’une direction révolutionnaire consciente : le Parti bolchevik de Lénine et Trotsky. Toute analyse sérieuse révélera que, sans cette direction et sans un programme scientifique basé sur la théorie marxiste, la révolution d’Octobre n’aurait jamais vu le jour.
Ici n’est pas le lieu pour retracer les événements qui se sont produits entre février et octobre 1917. Il suffit de souligner que le succès de la révolution n’était pas garanti par avance. Comme toujours, il s’agit d’un combat entre forces vives, combat dans lequel la qualité de la direction, son audace, sa fermeté et sa clarté d’idées jouent un rôle décisif. Lénine développe ses idées sur l’État, non dans la tranquillité d’un séminaire universitaire, mais dans le feu du combat. Quand Lénine est obligé de passer dans la clandestinité suite à la réaction de juillet, il voyage vers la Finlande à la demande expresse du Comité central. Dans ses bagages, deux livres : L’Art de la Guerre de Clausewitz et La Guerre civile en France de Marx. Ce dernier livre est le point de départ de sa réflexion qui va aboutir à L’État et la révolution, livre qui non seulement est un des plus grands classiques de la théorie marxiste, mais aussi un véritable manuel de la révolution.
Tout comme Marx et Engels, Lénine n’était pas un utopiste. Il ne se laissait pas guider par des schémas abstraits, mais par le mouvement réel de la classe ouvrière, son expérience historique et surtout par cette page d’histoire héroïque et inspirante qu’est la Commune de Paris de 1871. C’est précisément cette expérience de la Commune qui avait permis à Marx de comprendre la forme concrète que prendrait la « dictature du prolétariat ». Aujourd’hui, après l’expérience des régimes d’Hitler, de Mussolini, de Franco et de Staline, le mot « dictature » a des connotations totalement différentes de l’époque de Marx et Engels. Ils avaient en tête un régime semblable à celui de la République romaine qui déléguait en temps de guerre, provisoirement, des pouvoirs exceptionnels à un « dictateur », afin de mener cette guerre à bien. L’accusation décrivant Marx, Engels et Lénine en adeptes de régimes totalitaires est une calomnie grossière. À la lecture de L’État et la révolution et de La Guerre civile en France, réflexions qui s’appuient sur l’expérience de la Commune de Paris, nous voyons devant nous se dresser une « dictature du prolétariat » qui n’est ni plus ni moins que la démocratie ouvrière.
Marxisme et anarchisme
L’abandon de toute politique révolutionnaire par les dirigeants du mouvement ouvrier a largement ouvert les portes aux tendances anarchistes, terroristes, de guérilla et gauchistes. En particulier parmi les jeunes, qui trouvent répugnant le spectacle d’un parlementarisme sans principes, de la collaboration de classe, de la corruption ouverte de ceux qui doivent tout aux votes et à l’appui de la classe ouvrière. Tout jeune ou travailleur qui réfléchit sérieusement se rend compte que l’idée de la non-participation au parlement est une idée erronée. S’abstenir aux élections revient à laisser le champ libre aux partis de la bourgeoisie. Dans une situation où des millions de travailleurs participent aux élections, les boycotter reviendrait à se boycotter soi-même. Nous n’avons pas le droit de nous abstenir de toute forme de lutte, mais devons au contraire lutter contre la bourgeoisie en usant de tous les moyens à notre disposition, en utilisant toutes les plateformes, toutes les possibilités qui nous sont offertes.
Ceci étant dit, il serait dangereux de ne pas se rendre compte que la bourgeoisie, tout au long de son histoire, a perfectionné un mécanisme très subtil et efficace de corruption des représentants de la classe ouvrière. L’État est sans aucun doute une source importante de corruption. Les salaires élevés et les privilèges des parlementaires font partie de ce mécanisme de corruption qui éloigne les élus des personnes qui les ont élus. Mais la solution à ce problème ne réside pas dans le renoncement à toute lutte parlementaire, mais se trouve au contraire dans la prise de mesures pour s’assurer que les députés élus par la classe ouvrière ne s’éloignent pas du peuple. Dans la mesure du possible, ils devraient être des travailleurs avec une expérience personnelle des conditions de vie des masses, ou au minimum des femmes et des hommes disposés à défendre fermement et de façon conséquente les intérêts de la classe ouvrière. Si, par exemple, ces représentants bénéficient de revenus qui les mettent dans des conditions de vie très différentes de la grande majorité des gens qui les ont élus, ceci aura des conséquences. Cela se manifestera dans une tendance à s’éloigner progressivement de la réalité des masses, à se séparer d’elles et en fin de compte à tomber sous la pression de classes sociales différentes. Ce phénomène se perçoit aussi dans les directions syndicales qui montrent une tendance à échapper au contrôle de leur base et à se faire l’écho de la pression des chefs d’entreprise et du gouvernement.
Lénine était très conscient du risque de bureaucratisation et de la tendance de l’État à s’éloigner de la société. Une partie importante de L’État et la révolution est consacrée à ce sujet. Comment lutter contre la bureaucratisation ? L’expérience de la Commune de Paris nous donne des réponses. La Commune limitait les salaires de ses représentants à 6000 francs par an, soit plus ou moins le salaire d’un ouvrier qualifié. Cette mesure, pour reprendre les mots de Marx, a réalisé le slogan bourgeois du « gouvernement à bon marché ». Lénine, parfaitement au fait des mécanismes de la dégénérescence bureaucratique, a établi quatre conditions pour l’État ouvrier après la Révolution d’Octobre :
1) L’élection libre et la révocabilité de tous les fonctionnaires.
2) Aucun fonctionnaire ne peut recevoir un salaire plus élevé que celui d’un travailleur qualifié.
3) Remplacement de l’armée permanente par le peuple en armes.
4) Le transfert graduel de toutes les tâches de l’administration de l’État à toute la société grâce à un système de rotation. « Quand tout le monde sera devenu un bureaucrate, plus personne ne le sera » !
Voici le vrai programme léniniste pour l’État. N’oublions pas que Lénine, en traçant les lignes directrices de l’État, ne parlait pas de socialisme ou de communisme, mais établissait ici les conditions de base pour le pouvoir ouvrier, juste après la prise du pouvoir. On peut difficilement s’imaginer quelque chose de moins totalitaire que ce projet. Les ennemis du socialisme n’arrêtent pas de calomnier Lénine et la Révolution d’Octobre, tentant de confondre Lénine et Staline. L’isolement des bolcheviks dans d’effroyables conditions d’arriération économique a empêché que la classe ouvrière se maintienne au pouvoir. Le régime de démocratie ouvrière établi par Octobre a fait place au régime bureaucratique monstrueux et totalitaire de Staline. Les raisons de cette dégénérescence se trouvent non dans le programme et les méthodes du bolchevisme, mais dans les conditions objectives d’un pays affamé et analphabète, d’une classe ouvrière épuisée par des années de guerre et de révolution et découragée par la défaite de la révolution internationale.
Les raisons du triomphe du stalinisme en Russie ont été analysées dans une autre œuvre (La Révolution trahie de Trotsky). Contentons-nous d’en dire que l’État établi par la révolution bolchevik était l’État le plus démocratique de l’Histoire, lorsqu’on envisage la question selon la perspective de la classe ouvrière. Mais le socialisme ne peut se construire sans bases matérielles adéquates. L’édification d’un État ouvrier dans la Russie de 1917 a été une formidable conquête. La nationalisation et la planification des forces productives sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière ont donné une forte impulsion au développement social. Mais la création d’une société sans classes nécessite un degré de développement économique en capacité de satisfaire tous les besoins.
À la différence de l’anarchisme, le marxisme ne propose pas l’abolition de l’État en général, mais le renversement de l’État bourgeois. La transformation socialiste de la société serait impossible sans cette action. Mais qu’est-ce donc que l’État ? Lénine explique que, en dernière analyse, l’État se compose d’hommes armés pour la défense de la propriété. Pour renverser le vieil État et l’emporter sur la résistance des oppresseurs, la classe ouvrière a besoin de son propre État et doit organiser un pouvoir alternatif en mesure de faire face à la résistance de la réaction. Mais cet État ouvrier n’a rien à voir avec le vieux monstre bureaucratique et son armée de fonctionnaires. Un tel organisme social, dit Engels, « n’est plus vraiment un État, au sens propre du mot, mais bien un « demi-État », une organisation très simplifiée, basée sur l’administration démocratique et directe du peuple, un État dont l’unique objectif est de réaliser le plus vite possible sa propre disparition. L’État sera donc dissous dans la société et substitué par une association de producteurs. Ce processus est loin d’être arbitraire et ne peut pas être mis en œuvre directement. » Le marxisme, la doctrine du socialisme scientifique, explique que la force motrice du procès social est le développement des forces productives. La possibilité réelle de substituer les anciens mécanismes de coercition par une société vraiment libre dépend du degré de développement de l’industrie, de la science, de la technologie et de la culture. Par exemple, la possibilité physique pour les masses de participer à la gestion démocratique de la société dépend de la réduction drastique de la journée de travail. Aussi longtemps que l’écrasante majorité des hommes et des femmes est obligée de travailler huit, dix ou douze heures par jour – sans compter les heures supplémentaires, le travail à domicile, etc. – pour vivre, la démocratie ne sera toujours qu’une illusion, une formalité vide de sens. Dans de telles conditions, soutenait Engels, une minorité détiendra toujours le monopole de l’art, de la science et du gouvernement et abusera naturellement de ce monopole pour son propre bénéfice.
C’est seulement à partir du moment où l’humanité sera libérée des préoccupations humiliantes, de la lutte quotidienne pour la survie – quand les heures de travail seront réduites à leur expression minimale -, que les masses disposeront des conditions nécessaires à leur développement en tant qu’êtres humains libres. Cela rendra possible la participation de tous et toutes aux tâches d’administration et de gestion de la société, condition sine qua non à la disparition de l’État. Contrairement donc aux préjugés anarchistes, l’État ne peut être aboli par décret, mais sera dissous dans la société lorsque la transformation des conditions de vie des masses l’aura permis.
La Commune de Paris et, à un niveau infiniment supérieur, la Révolution d’Octobre démontrent que les millions d’hommes et de femmes ordinaires, une fois éveillés à la vie politique, sont capables de prendre leur destin en main et d’administrer leur vie. Il ne faut pas attendre pour cela l’existence des conditions matérielles nécessaires à l’établissement d’une société sans classes. La participation active des masses débute avec la révolution même. L’État, ou plus exactement le « demi-État », est un appareil relativement simple. Il n’a rien à voir avec ce monstre bureaucratique qu’est l’État bourgeois pour la simple raison qu’il représente la domination de la majorité écrasante de la société sur une poignée d’exploiteurs. L’aspect coercitif de l’État se limite au strict nécessaire pour surmonter la résistance et le sabotage des anciens exploiteurs et de leurs acolytes.
En Russie, l’insurrection de Petrograd fut pacifique précisément grâce à l’action des bolcheviks, dirigés par Lénine et Trotsky. Les neuf dixièmes du travail avaient déjà été réalisés auparavant. Il n’y eut donc qu’un minimum de résistance au moment de vérité. Le vrai bain de sang est venu suite à l’invasion de 21 armées étrangères venues étrangler la révolution. N’oublions pas qu’à cette époque la Russie était un pays très arriéré, avec une classe ouvrière très petite – 3,5 millions sur une population totale de 150 millions. Dans un tel contexte, la lutte prit inévitablement un caractère extraordinairement féroce. Ceci vaut également pour la Commune de Paris. Mais il y avait une différence notable : l’existence du Parti bolchevik, qui a pu diriger la classe ouvrière avec succès contre ses ennemis et sauver ainsi la révolution. La Commune, par contre, a été écrasée par les forces contre-révolutionnaires de Versailles. Pourquoi une telle différence ?
Les divergences entre le marxisme et l’anarchisme ne se limitent pas à la question de l’État, mais peuvent s’étendre à toutes les questions essentielles de la révolution sociale. Malgré leur phraséologie « révolutionnaire », les théories anarchistes sont à vrai dire l’antithèse des positions révolutionnaires. Trotsky n’avait pas tort de décrire l’anarchisme en politique comme un parapluie avec des trous : sans la moindre utilité précisément quand il pleut. Cette affirmation a été confirmée par l’Histoire lors de chaque révolution depuis la Commune de Paris jusqu’à la révolution en Albanie [1]. La Commune a échoué, malgré l’héroïsme du prolétariat parisien, à cause de l’absence d’une direction politique. Dans une révolution, chaque erreur se paye, et le prix pour ces erreurs est toujours très élevé. Il n’y a pas de temps pour apprendre « sur le tard », pour la simple raison que les forces réactionnaires ne nous feront pas cette faveur. Les dirigeants de la Commune de Paris étaient composés en grande majorité d’individus dont la présence y était accidentelle. Ils étaient soit mal préparés, soit pas préparés du tout ou soit, ce qui est encore pire, influencés par des idées erronées comme celles du jacobinisme petit-bourgeois ou des positions semi-anarchistes de Proudhon. Ils ont commis des erreurs.
Plus concrètement, ils n’ont pas nationalisé la Banque de France et n’ont pas marché directement sur Versailles pour écraser la réaction. Ces erreurs ont donné un temps précieux à Thiers pour qu’il réorganise ses forces pour attaquer Paris. La Commune fut alors écrasée, 30 000 personnes périrent. La révolution espagnole de 1931-37 est l’exemple le plus flagrant du caractère désastreux de la théorie et de la pratique anarchistes. En juillet 1936, la classe ouvrière de Barcelone s’est dressée contre les fascistes. Armée de bâtons, de couteaux et de quelques vieux fusils, elle prit d’assaut les casernes et mit fin à l’insurrection réactionnaire. Les ouvriers anarchistes de la CNT ont vraiment joué un rôle de premier plan dans ce soulèvement héroïque qui, sans le moindre doute, a évité le triomphe du fascisme. Suivant leur instinct révolutionnaire dans ce contexte victorieux, ils organisèrent des comités, imposant le contrôle ouvrier dans les usines abandonnées par les capitalistes catalans. Le pouvoir était aux mains des comités et des milices des ouvriers. Le célèbre dirigeant anarchiste Buenaventura Durruti et son armée menaient une guerre révolutionnaire en Aragon. Mais les conquêtes des ouvriers de la CNT furent perdues par leurs dirigeants : dans ce contexte, la dissolution du gouvernement bourgeois de la « Generalitat » et la constitution d’un pouvoir ouvrier n’auraient pas posé le moindre problème. Ce fait a été admis même par le Président de la Catalogne Luis Companys. Mais cet astucieux politicien bourgeois a alors invité les dirigeants anarchistes à prendre le pouvoir – un acte ayant peu d’antécédents dans l’histoire des révolutions ! Ce que les dirigeants anarchistes ont refusé. Comment pouvaient-ils en effet former un gouvernement ouvrier quand ils s’opposaient à tout gouvernement en général ? La conséquence en fut qu’ils permirent alors à l’État bourgeois de se reconstruire en Catalogne et de rassembler les forces nécessaires à l’écrasement des forces révolutionnaires au mois de mai 1937.
Si les dirigeants de la CNT avaient été des révolutionnaires conséquents, ils auraient appelé tous les comités, aussi bien ceux des usines que ceux des milices, à élire des délégués pour participer à un comité central de toute la Catalogne. Ceci n’aurait représenté ni plus ni moins qu’un gouvernement révolutionnaire, ce que Marx aurait appelé « la dictature du prolétariat ». Un gouvernement qui n’aurait rien eu à voir avec l’État bourgeois, mais qui aurait plutôt été l’expression du pouvoir révolutionnaire de la classe ouvrière. Le refus de la CNT de faire ce pas décisif explique la défaite de la révolution malgré l’héroïsme extraordinaire des ouvriers de la CNT. Pire encore : les dirigeants anarchistes qui ont refusé de constituer un gouvernement ouvrier, invoquant la violation des principes anarchistes, n’ont pas hésité à accepter des postes de ministres dans le gouvernement du Front populaire aux côtés des ministres républicains bourgeois. Ces événements ne devraient surprendre quiconque connaît un peu l’histoire de l’anarchisme. En France, avant la Première Guerre mondiale, les dirigeants anarcho-syndicalistes, courant majoritaire dans le mouvement syndical, juraient à qui voulait bien les entendre qu’ils n’hésiteraient pas, en cas de guerre, à appeler à la grève générale révolutionnaire (position clairement fausse et démagogique si l’on considère que, dans une situation de mobilisation générale et dans l’ambiance de chauvinisme qui accompagne inévitablement la déclaration de guerre, les conditions ne peuvent être réunies pour le succès d’une grève générale) et refuseraient de collaborer à la boucherie. En fin de compte, ces dirigeants n’ont fait aucun appel à quoi que ce soit, mais sont plutôt entrés directement dans un gouvernement de soi-disant « Union sacrée », position qu’ils ont utilisée pour jouer au briseur de grève du début jusqu’à la fin de la guerre. Voici à quoi aboutit une théorie fausse de l’État : un parapluie plein de trous. Les nouvelles générations doivent réfléchir à la lumière de cette histoire – c’est le seul antidote à l’influence pernicieuse de l’anarchisme.
La Révolution albanaise
Lénine soumet l’anarchisme à une critique de fond, mais réserve ses critiques les plus fortes pour les réformistes et les opportunistes. Ce n’est pas un hasard. Il qualifiait à juste titre les réactions gauchistes et anarchistes comme le prix que le mouvement ouvrier devait payer pour l’opportunisme. Cette réflexion n’a pas perdu de sa pertinence aujourd’hui, bien au contraire. Pendant des décennies, certains ont insinué que les idées de Marx et de Lénine étaient « vieilles », que « les choses ont bien changé » et que naturellement la révolution socialiste est impossible. Pour ces personnes, la Révolution albanaise de 1997 est comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. L’insurrection héroïque du peuple albanais est la réponse finale à tous les sceptiques qui nient la possibilité pour la classe ouvrière de réaliser une révolution en ces temps modernes. Naturellement, la bourgeoisie internationale et les médias à son service se sont empressés d’enterrer la révolution albanaise sous une avalanche de calomnies. À en croire la presse, l’Albanie était devenue la proie du « chaos », de « l’anarchie » et naturellement de la mafia et des criminels.
Cela ne doit pas nous surprendre. La Commune de Paris a subi le même sort, tout comme la Révolution russe. Mais ces mensonges cachent en réalité la haine et la peur des classes possédantes pour tout peuple qui se dresse contre ses oppresseurs.
Les marxistes doivent être capables d’analyser tout événement sérieusement, séparant l’essentiel de l’accessoire, le progressiste du réactionnaire. Une méthode contraire nous mènerait à des conclusions erronées. Quels sont les traits les plus saillants de la situation en Albanie au printemps de l’année 1997 ? Le premier facteur d’importance est l’irruption soudaine des masses dans la vie politique. C’est l’une des caractéristiques les plus importantes d’une révolution. La véritable révolution n’est pas l’œuvre d’une minorité de « sages » ou d’un groupe de conspirateurs, comme le prétendent les historiens bourgeois. C’est une situation critique où les masses – c’est-à-dire des millions d’hommes et de femmes « ordinaires », des personnes sans préparation politique ni antécédents politiques – en ont soudain « assez » et commencent à prendre leur destin en main. C’est exactement ce qui s’est passé en Albanie.
La deuxième caractéristique est que les masses, sans la moindre direction ni plan établi, décident d’affronter physiquement leurs oppresseurs et prennent d’assaut les casernes, les mains pratiquement vides, comme les ouvriers de Barcelone en 1936. Le peuple en armes a écrasé l’État qui s’est désagrégé en quelques jours. La quasi-totalité de l’armée (officiers inclus) est passée du côté du peuple les armes à la main. Si ceci n’est pas une révolution, alors je ne sais pas ce qu’est une révolution en général !
Le troisième facteur est la tentative, surtout dans le sud du pays, d’organiser des comités révolutionnaires. Contrairement à ce que raconte la presse au service de l’Occident, il ne s’agissait nullement de « chaos et d’anarchie », mais d’une réelle tentative de créer de nouveaux organes de démocratie populaire, sous le contrôle direct du peuple en armes. Voilà qui ressemble grandement à ce qui s’est passé durant la Commune de Paris. L’essence de cet État d’un nouveau type est expliquée par Lénine de la manière suivante :
« 1) la source du pouvoir ne réside pas dans des lois, débattues et approuvées précédemment au Parlement, mais dans l’initiative directe des masses populaires et dans la « prise » du pouvoir directe des masses (pour utiliser un terme à la mode) ;
« 2) la substitution de la police et de l’armée en tant qu’institutions séparées du peuple et opposées à lui, par l’armement direct du peuple entier ; avec ce pouvoir, les travailleurs et les paysans armés s’assurent de l’ordre public ;
« 3) les fonctionnaires et la bureaucratie sont remplacés par le pouvoir direct du peuple, ou du moins sont soumis à un contrôle spécial ; ainsi, ils deviennent des simples mandataires, non seulement éligibles, mais révocables à tout moment, quand le peuple l’exige ; ils se transforment de caste privilégiée et grassement rétribuée en « fonctionnaires » dont la rémunération n’excède pas le salaire courant d’un travailleur qualifié. C’est en cela, et seulement en cela que se trouve l’essence de la Commune de Paris en tant que modèle spécial d’État » (Sur la dualité du pouvoir, Lénine).
En Albanie, le peuple était armé et essayait de créer, avec les comités, ses propres organes de pouvoir révolutionnaire. Ceux-ci ont été élus dans le feu de l’insurrection, sous le contrôle et la vigilance du peuple en arme. Ses membres ne recevaient pas la moindre rémunération. Ils étaient composés de personnes « normales » issues des communautés dans lesquelles ils vivaient. Lorsque nous laissons de côté les questions secondaires, en quoi se distingue cette situation de celle de la Commune ? En ce que les comités se concentraient essentiellement dans le sud du pays ? En ce que la composition des comités n’était pas nettement prolétarienne et que de nombreux éléments petits-bourgeois, confus, accidentels, voire même opposés à la révolution, y trouvaient leur place ? Lisons encore une fois ce que Lénine constate à propos de la Commune :
« La Commune de Paris a duré quelque quatre semaines en une seule ville, Paris, sans que les gens aient été conscients de ce qu’ils faisaient. Ceux qui ont créé la Commune ne l’ont pas comprise. Ils l’ont établi suivant l’instinct infaillible d’un peuple réveillé et aucun des groupes socialistes n’était également conscient de ce qu’il faisait » (Lénine, Discours au VIIe Congrès du PCR(b)).
Dans un autre écrit, Lénine se demande :
« S’agit-il d’une véritable dictature pure du prolétariat dans le sens de la composition purement sociale-démocrate de ses membres et du caractère socialiste de ses tâches ?
« D’aucune façon ! Le prolétariat avec une conscience de classe (et seulement plus ou moins consciente), c’est-à-dire les membres de l’Internationale, était dans la minorité. La majorité consistait en des représentants de la démocratie petite-bourgeoise » (Lénine, La Commune de Paris et les tâches de la dictature démocratique).
Le célèbre historien de la Commune, P.-O. Lissagaray, écrit ceci au sujet de la composition du Comité central de la Garde nationale : « Qui étaient ces hommes ? Les agitateurs, les révolutionnaires de la Cordière, les socialistes ? Non. Il n’y avait aucun nom connu parmi eux. Tous les élus étaient des hommes de la classe moyenne, des commerçants, des employés ». À propos de la Commune elle-même, Lissagaray recense 25 représentants de la classe ouvrière, bien que tous n’étaient pas membres de l’Internationale. Malgré toutes ses déficiences et ses faiblesses, Marx n’hésitait pas à décrire la Commune comme le premier exemple d’une démocratie ouvrière (la « dictature du prolétariat »).
En vérité, une fois la réaction écrasée, les insurgés albanais ont commis une erreur de taille. Ils ne sont pas passés à l’offensive. Ils n’ont pas marché sur Tirana (la capitale) pour y liquider les restes du vieux régime (essentiellement la clique de Berisha et les éléments du Shik, la police secrète). Ils auraient pu faire cela sans trop de problèmes au mois de mars 1997. Mais ils ont laissé le temps nécessaire à Berisha pour se ressaisir et regrouper ses forces, bien qu’en fin de compte, il n’ait pas été capable d’écraser la révolution. Les impérialistes, effrayés, n’ont pas eu d’autre choix que de s’en remettre au Parti socialiste (l’ancien Parti communiste) qui a capitulé de manière scandaleuse face à l’impérialisme et la bourgeoisie. En se déclarant partisan de « l’économie de marché », du désarmement du peuple, de la dissolution des comités et de la restauration de l’ordre, il a reconstruit le vieil appareil d’État.
Ces dirigeants ont joué le même rôle que ceux du SPD allemand de 1918 à 1921 : ils ont fait avorter la révolution et ont rendu le pouvoir aux capitalistes. Le résultat de cette situation n’est pas encore clair [NDT, depuis la rédaction de ce texte, la contre-révolution a repris le dessus, mais avec un visage « démocratique », liquidant les acquis de l’insurrection du printemps albanais de 1997]. Mais une chose est évidente, si la révolution albanaise se termine en défaite, ce sera la conséquence directe de l’absence d’une direction adéquate. Évidemment, des voix sceptiques s’élèveront pour nous assurer que tout ceci était inévitable, que les conditions n’étaient pas mûres (pour certaines personnes les conditions ne sont jamais mûres), que les gens avaient une faible conscience politique, etc. En vérité, les masses en Albanie ont fait tout ce qui était humainement possible pour changer la société. Que peut-on demander de plus à un peuple ? Mais une fois de plus, nous devons constater que, pour gagner une guerre, le courage ne suffit pas. Il ne faut pas seulement des soldats courageux, mais également un quartier général avec une perspective et un plan de bataille. En d’autres mots, il faut un parti.
La question de la violence
Un des arguments utilisés contre les marxistes est l’accusation de prôner la violence. Cet argument est sans fondement. Les marxistes veulent une transformation pacifique de la société, mais sont également réalistes et savent qu’aucune classe dominante, dans toute l’Histoire, n’a abandonné son pouvoir et ses privilèges sans mener une lutte souvent sans merci. Ce fait a été démontré tant de fois qu’il est vraiment superflu de s’y attarder longuement. Par exemple, pendant les événements en Espagne entre 1931 et 1937, la classe dominante n’a pas hésité à déclencher une guerre civile sanglante contre la classe ouvrière. Le fait que le gouvernement du Front populaire ait été élu démocratiquement n’y changeait rien, pas plus que les appels au respect de la légalité et de la constitution. L’unique chose importante aux yeux des capitalistes et des propriétaires terriens était leurs intérêts de classe menacés. La seule façon de les vaincre consistait à les écraser et à les exproprier. Toute autre démarche n’est qu’illusion et rêverie. L’Histoire montre que les rêves réformistes se payent cher.
Nous pourrions aussi mentionner l’exemple du gouvernement de l’Unité populaire au Chili. Une fois de plus, nous avons assisté à la cruelle réalité de « l’indépendance et l’impartialité » de l’État. Suivant les pas de Franco en Espagne, 35 ans plus tôt, le général Pinochet (militaire censé être un grand démocrate et nommé comme homme de confiance par le Président socialiste Salvador Allende) a perpétré un coup d’État contre le gouvernement « constitutionnel ». La classe ouvrière et le peuple chilien ont payé un prix terrible pour les illusions constitutionnelles de leurs dirigeants. Le triomphe de Pinochet était loin d’être inévitable. La classe ouvrière chilienne disposait de forces suffisantes pour écraser les militaires réactionnaires plusieurs mois avant le coup d’État fatal de septembre 1973. Mais au moment de vérité, la classe ouvrière a été paralysée par une fausse conception politique selon laquelle tout pouvait se régler dans le cadre de la Constitution, des lois en vigueur et des « règles du jeu », un peu comme s’il s’agissait d’un jeu d’échecs et non d’un combat sans pitié entre intérêts de classe irréconciliables. De telles illusions ont toujours conduit au désastre.
Solon le Grand, auteur de la Constitution d’Athènes, grand expert en lois et constitutions, n’avait pas de difficulté à admettre que « la loi est comme une toile d’araignée : elle attrape les petits, mais les grands la déchire sans difficulté ». Un constat facilement démontré par l’expérience des gouvernements sociaux-démocrates des dernières décennies en Europe. Élus avec l’appui de millions de travailleurs qui attendent d’eux un changement de société, leur action est sabotée par la résistance féroce d’une poignée de banquiers et de capitalistes qui se sentent menacés même par les plus timides réformes. Il serait naïf de s’imaginer qu’à l’avenir, la classe dominante, dans un pays ou un autre, réagirait d’une manière différente dans le cas de l’élection d’un véritable gouvernement de gauche. Certes, la classe ouvrière doit lutter pour ses droits démocratiques et utiliser toutes les voies démocratiques disponibles pour défendre ses droits et participer aux élections au niveau local, régional et national. Nous ne sommes pas des anarchistes. Nous comprenons que, sans la lutte quotidienne pour obtenir des avancées partielles sous le capitalisme, la révolution socialiste serait impensable. Ce n’est que de cette façon qu’il est possible d’organiser les masses, les former dans la lutte et forger les instruments nécessaires pour réaliser la transformation de la société.
Tout cela est bien vrai, mais c’est encore insuffisant, surtout en ce moment où la bourgeoisie, à l’échelle mondiale, lance des attaques sauvages contre le niveau de vie, les salaires, les retraites et les conditions de travail. Il est nécessaire de comprendre que même quand la classe ouvrière réussit à arracher des concessions, ces victoires ne peuvent être que provisoires. Ce que la bourgeoisie donne de la main gauche, elle le reprend de la main droite. Les augmentations salariales sont annulées par l’augmentation des prix et des impôts. Le chômage et la précarité augmentent comme jamais, malgré ce qu’en disent les chiffres scandaleusement manipulés et la propagande mensongère des médias. Si ceci se déroule à un moment d’expansion économique, que se passera-t-il lors d’une nouvelle contraction de l’économie, qui viendra bien à un moment ou un autre ?
Avant tout, il est nécessaire de dire la vérité à la classe ouvrière, qui en a plus qu’assez des mensonges et des arnaques. En vérité, l’unique façon de résoudre la crise actuelle est la transformation radicale de la société pour mettre fin à la domination des banques et des monopoles. Toute autre solution aboutira à un désastre. Si les dirigeants du mouvement ouvrier utilisaient un dixième du temps et de l’énergie qu’ils consacrent à la recherche de pactes sociaux et d’un consensus introuvable, pour expliquer la vraie situation et mobiliser la classe ouvrière et la jeunesse en vue de changer la société, le problème serait rapidement résolu. Tout en luttant contre toutes les tentatives bourgeoises de faire supporter le poids de la crise par les travailleurs et leurs familles, nous devons engager la lutte pour un vrai gouvernement de gauche qui nationaliserait les banques et les grands monopoles sous le contrôle et la gestion démocratique de la classe ouvrière. Voilà la seule solution pour sortir de la crise actuelle qui frappe de plein fouet des millions de travailleurs, de jeunes, de mères de familles et de retraités. Dans la société moderne, la classe ouvrière représente la majorité écrasante de la population. Les leviers les plus importants de l’économie se trouvent entre ses mains. Il n’existe aucun pouvoir au monde capable de résister à la classe ouvrière une fois qu’elle est mise en mouvement pour changer la société.
Les prochaines années ne seront pas des années de tranquillité et de paix sociale, bien au contraire. Le système capitaliste se traîne de crise en crise. Sur la base de leur expérience, la classe ouvrière et les jeunes apprendront à nouveau les enseignements du passé. De nouveaux militants entreront dans les rangs pour remplacer ceux qui sont fatigués par la lutte. Les organisations se transformeront de fond en comble. De nouveaux groupes de travailleurs comprendront l’importance d’un programme révolutionnaire. Des idées qui aujourd’hui ne sont écoutées que par des petits groupes de personnes seront demain écoutées par des millions. Le capitalisme ne propose aucun avenir à la classe ouvrière et à la jeunesse. L’abolition radicale de ce système est la seule solution. Mais avant de pouvoir réaliser cela, il est vital d’éduquer un nombre suffisant de cadres marxistes dans chaque entreprise, école, bureau, syndicat, partout.