Cet article a été publié le 31 mars dernier sur le site de Fightback, marxist.ca. La campagne de maraudage a pris fin avant-hier, le 3 avril. L’équipe de CREW-CSN affirme sur sa page Instagram qu’elle a récolté suffisamment de signatures pour changer d’affiliation syndicale, ce qui ouvre un processus d’un ou deux mois pour vérifier le tout. En attendant la confirmation de ces résultats, nous partageons ici notre position sur cette campagne de maraudage. Nous croyons que le conflit contient des leçons importantes pour tout le mouvement syndical.
Le 13 mars dernier, l’exécutif du « Teaching and Research Assistants at Concordia Union » (TRAC, le syndicat des auxiliaires de recherche et d’enseignement) a publié une déclaration exhortant ses quelque 3000 membres à se désaffilier de leur centrale actuelle, l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC). Démissionnant de leurs postes, ils ont appelé à former un nouveau syndicat : le Concordia Research and Education Workers union (CREW), affilié à la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Ils se mobilisent depuis lors pour que plus de la moitié des membres du TRAC signent de nouvelles cartes pour rejoindre la CSN. Il s’agit d’un exemple de ce que l’on appelle le « maraudage », où un syndicat tente de s’approprier des travailleurs déjà syndiqués avec une autre centrale.
L’exécutif sortant du TRAC affirme que « l’AFPC ne peut pas et ne veut pas s’attaquer aux problèmes de longue date et généralisés auxquels nous sommes confrontés en tant qu’auxiliaires d’enseignement et de recherche à Concordia. Chaque année, l’AFPC empoche l’argent des étudiants-travailleurs en difficulté, tout en ne contribuant pratiquement pas à l’amélioration de nos salaires et de nos conditions de travail. » Ils expliquent que la campagne d’affiliation à la CSN est nécessaire pour mieux équiper les auxiliaires d’enseignement et de recherche afin qu’ils obtiennent un bon contrat.
Mais le maraudage est-il vraiment la voie à suivre?
Frictions entre les exécutifs du TRAC et de l’AFPC
La force motrice derrière le maraudage est que la convention collective actuelle du TRAC avec l’Université Concordia expire en mai, ce qui signifie qu’ils vont bientôt entamer de nouvelles négociations avec l’administration de l’université.
Un document énumérant leurs revendications comprend des augmentations de salaire supérieures à 7%, une indexation du salaire au coût de la vie, un plafond sur le nombre d’heures par contrat, la formation rémunérée, l’abolition des taux de rémunération échelonnés et un renforcement du droit de refus, entre autres. En soi, ces revendications sont très positives. Chacune d’entre elles aborde un problème réel auquel sont confrontés les auxiliaires d’enseignement et de recherche sur le campus et améliorerait considérablement leurs conditions de travail.
Selon l’ancien exécutif du TRAC, le syndicat a été critiqué par la direction de l’AFPC pour avoir inclus dans leurs revendications des augmentations de salaire supérieures à l’inflation. Cette situation est très préoccupante, celle-ci conserve le droit de révoquer les membres des comités de négociation locaux et de décider des conditions finales de l’entente entre les sections locales et leurs employeurs. La direction de la centrale a également été critiquée pour son manque de transparence dans la gestion des finances des sections locales. Le dernier mot sur les demandes monétaires des sections locales revient également à un conseiller de l’AFPC. Dans l’ensemble, la bureaucratie de l’AFPC représente un obstacle important à la lutte du TRAC pour ses revendications audacieuses.
Dans leur déclaration de démission, les dirigeants du TRAC ont expliqué que la campagne de maraudage était une étape vers la construction d’un « syndicat plus fort », un syndicat qui est réellement prêt à se battre pour ses revendications. Le sentiment est positif; les auxiliaires d’enseignement et de recherche de Concordia commencent à faire entendre leur désir de lutter contre la détérioration de leurs conditions et de leurs salaires. Nous soutenons pleinement cette lutte pour de meilleures conditions. Mais un examen plus approfondi de la tactique du maraudage montre qu’elle a des répercussions généralement négatives sur l’ensemble du mouvement et qu’elle canalise les ressources et l’énergie dans la mauvaise direction.
Le maraudage est-il la bonne tactique?
Sur le campus et ailleurs, beaucoup de gens ne sont pas familiers avec le « maraudage ». Concrètement, il s’agit de prendre des syndiqués affiliés à une centrale ou fédération syndicale et de les réaffilier à une autre. Il s’agit d’une tactique qui a une longue histoire dans le mouvement ouvrier, avec de nombreux exemples de bureaucraties syndicales consacrant beaucoup de temps et d’énergie à des campagnes de recrutement de travailleurs déjà syndiqués, au lieu de travailler à la syndicalisation de la majorité de la classe ouvrière qui n’est toujours pas syndiquée. Lorsque les travailleurs quittent un syndicat pour en rejoindre un autre, il s’agit d’un jeu à somme nulle : ce qu’un syndicat gagne, l’autre le perd. Au lieu d’organiser les travailleurs non syndiqués, les bureaucraties syndicales entrent en conflit les unes avec les autres. En principe, le maraudage est tout à fait contre-productif.
Dans le cas du TRAC, la campagne de maraudage a pris un caractère quelque peu différent. Il est clair qu’il ne s’agit pas d’une lutte à la « Game of Thrones » entre les bureaucraties de deux grands syndicats, comme nous l’avons vu dans le passé, mais qu’il s’agit d’une véritable contradiction entre l’exécutif local et l’exécutif de l’AFPC. Il ne semble pas que la volonté de se réaffilier soit venue de la CSN, mais ce sont plutôt les dirigeants locaux du TRAC qui ont lancé la campagne.
L’ancien exécutif du TRAC (qui dirige maintenant la campagne CREW-CSN) a gagné l’appui d’une partie de la base locale en exigeant de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail, et c’est à son honneur. Mais cette campagne a été une surprise, surtout pour les membres du TRAC. La réussite ou l’échec de la campagne révélera si elle est soutenue ou non par la base. Avec les négociations à venir en jeu et tant d’incertitudes, il s’agit d’un véritable « tout ou rien » de la part de la direction du TRAC.
Au lieu du maraudage, il aurait été possible d’expliquer aux membres du TRAC les obstacles bureaucratiques des dirigeants de l’AFPC et de mobiliser les membres en masse pour résister à cette bureaucratie. Les bureaucrates de l’AFPC n’auraient eu d’autre choix que de laisser le syndicat se battre pour ses revendications, ou de le discipliner et de se discréditer. Cela aurait pu alors servir à convaincre d’autres sections locales de l’AFPC de la nécessité de lutter pour une direction nationale combative. Il y a probablement de nombreuses sections locales qui ont des griefs similaires à l’égard de la bureaucratie de l’AFPC. Une lutte au sein de l’AFPC aurait pu être le point de départ d’une campagne visant à faire reculer la bureaucratie de droite dans l’ensemble du pays, en l’obligeant à laisser le TRAC lutter pour 7% d’augmentation et l’indexation des salaires à l’inflation. Cette voie aurait permis d’éviter les tensions au sein du mouvement syndical engendrées par le maraudage, tout en déclenchant potentiellement un changement plus large au sein de l’AFPC.
Au lieu de cela, les déclarations des militants de CREW effacent la ligne entre la bureaucratie de l’AFPC et la base du syndicat. Ils affirment : « L’AFPC a activement sapé plusieurs de nos tentatives de faire campagne pour nos membres : elle ne nous a pas aidés à apporter des changements significatifs sur la question du harcèlement sexuel. Et elle nous a sanctionnés pour nous être mobilisés en faveur d’une augmentation de salaire supérieure à l’inflation. » Les déclarations du CREW ne font pas de distinction entre les membres de la base et la très petite minorité de bureaucrates syndicaux conservateurs qui composent l’exécutif de l’AFPC. Cela revient à mettre dans le même panier 230 000 travailleurs du secteur public et la poignée de dirigeants conservateurs qui sont les véritables responsables des griefs du CREW.
Il faut aussi souligner que la campagne que CREW-CSN a mise de l’avant évite de mentionner ses revendications concrètes comme l’indexation des salaires. Il n’est pas précisé pour quelles augmentations salariales le CREW propose de se battre, l’accent étant mis sur la nécessité d’un « syndicat plus fort ».
L’essentiel du message est de convaincre les membres que la CSN représente ce « syndicat plus fort ». On peut lire ce qui suit dans la déclaration initiale :
« Les employeurs ont peur des affiliés de la CSN parce que celle-ci a l’habitude d’appuyer les demandes de ses membres, d’utiliser efficacement le pouvoir collectif des travailleurs et d’obtenir de bons contrats lors des négociations. Adhérer à la CSN envoie un message clair à Concordia : nous sommes prêts à nous battre – c’est un geste simple que vous pouvez poser pour améliorer notre avenir. »
Nous devons mettre en garde contre l’idée de présenter l’adhésion à la CSN comme une panacée. Le conservatisme est aussi présent à la CSN que dans toute autre fédération syndicale. L’ancien président de la CSN affirmait par exemple lors du 50e anniversaire du Conseil du patronat du Québec en 2018 : « Il nous arrive de nous colletailler et de ne pas avoir les mêmes points de vue, mais on s’entend très bien lorsque vient le temps de promouvoir l’emploi, de favoriser de bonnes conditions de travail et d’assurer l’essor économique du Québec. » La lutte contre cette approche de collaboration de classe doit être menée dans tout le mouvement syndical canadien – cette approche n’est pas propre à l’AFPC. La CSN a aussi des conseillers syndicaux rémunérés qui tentent d’atténuer l’humeur des travailleurs et travailleuses de leurs affiliés – cela n’existe pas seulement à l’AFPC.
Le principal argument de l’exécutif démissionnaire du TRAC se résume essentiellement à l’idée que la bureaucratie de l’AFPC est un obstacle insurmontable, que le syndicat ne peut être changé. Mais nous devrions résister à cet état d’esprit et avoir confiance que les membres de la base du TRAC et des autres sections locales de l’AFPC peuvent être mobilisés pour transformer l’ensemble du syndicat en un organe combatif. L’histoire du mouvement syndical est parsemée de telles transformations. La CSN elle-même était autrefois un syndicat catholique conservateur, mais elle s’est transformée à partir des années 50 en une force de combat majeure dans les années 1960-70. Un exemple négatif est celui des Travailleurs canadiens de l’automobile (TCA), qui se sont séparés des Travailleurs unis de l’automobile (« United Auto Workers ») en 1985 sous prétexte que ceux-ci étaient moins radicaux. Les TCA ont ensuite fusionné avec un autre syndicat pour devenir Unifor, qui se situe aujourd’hui fermement à la droite du mouvement syndical canadien. Loin d’être immuables, les syndicats sont en constante évolution.
Que la campagne réussisse ou non, elle risque de créer de l’animosité entre l’AFPC et la CSN. Cette situation survient au moment où les employés fédéraux affiliés à l’AFPC votent sur un mandat de grève et où la CSN, ainsi que les autres membres du Front commun, sont sur le point d’entamer leurs négociations dans le secteur public québécois. Certaines sections locales de l’AFPC au Québec sont affiliées à la FTQ, qui fait également partie du Front commun. La plus grande unité sera nécessaire pour ces luttes, et non une dispute autour de travailleuses et travailleurs déjà syndiqués. De plus, il y a encore des travailleurs non syndiqués à l’Université Concordia, comme ceux qui sont actuellement employés à la librairie et dans les cafés et cafétérias autour du campus. Ce serait une bien meilleure utilisation de l’énergie et des fonds du syndicat de syndiquer ces travailleurs. Cela contribuerait réellement à renforcer l’unité des travailleurs, au lieu de mener une querelle intersyndicale.
L’ancien exécutif du TRAC décrit le maraudage comme s’il s’agissait d’une décision imposée par l’exécutif de l’AFPC; mais tout au long de ce processus, l’option de rester et de lutter ouvertement contre la bureaucratie et, plus important encore, d’élargir la lutte à d’autres sections locales de l’AFPC, était une possibilité. Nous craignons que les résultats de cette campagne, qu’elle réussisse ou se termine par un échec, ne soient pas positifs pour le mouvement syndical dans son ensemble. Nous ne pensons pas que c’était la bonne tactique.
Et maintenant?
Quel que soit le résultat de la campagne, la question clé reste la lutte pour de meilleurs salaires et conditions de travail – augmentations de salaire supérieures à 7%, indexation, etc. Ces revendications ont été décidées démocratiquement par les membres du TRAC et doivent être défendues avec force. Une lutte acharnée pour ces revendications constituerait un exemple positif à suivre pour le reste du mouvement syndical, quelle que soit l’affiliation syndicale de TRAC/CREW. En luttant pour des salaires indexés au coût de la vie et pour des augmentations salariales supérieures à l’inflation, nous pourrons enfin commencer à mettre fin à des décennies d’érosion salariale.
La campagne a révélé les tendances bureaucratiques de l’exécutif de l’AFPC en particulier. Mais le fait que les dirigeants conservateurs fassent obstacle aux travailleurs qui luttent pour de meilleurs salaires et conditions n’est pas propre au TRAC et à l’AFPC. La lutte contre les dirigeants conservateurs est présente dans tous les grands syndicats du Canada.
Face à la crise du capitalisme et aux attaques des patrons, les travailleurs seront inévitablement amenés à lutter contre la détérioration des salaires et des conditions de travail. Dans cette lutte, les travailleurs auront besoin de dirigeants qui représentent la radicalisation massive des travailleurs de la base partout au pays.
Sous la gouverne de bureaucrates conservateurs, les travailleurs ont subi des décennies de baisse de leur niveau de vie. Les travailleurs ont besoin d’une direction combative qui n’hésitera pas à se battre et à passer à l’offensive pour lutter contre les attaques continues. Les dirigeants syndicaux doivent recevoir les mêmes salaires que les travailleurs qu’ils représentent, et non des salaires mirobolants et des privilèges qui les rapprochent des patrons auxquels ils sont censés s’opposer. Au sein de nos syndicats, nous devons lutter pour une véritable démocratie ouvrière, avec le droit de révoquer les soi-disant dirigeants qui ont prouvé qu’ils n’étaient pas à la hauteur de la tâche. L’énergie et les ressources doivent être consacrées à amener de nouvelles couches de travailleurs à la lutte organisée et à faire campagne contre l’austérité gouvernementale et les attaques des patrons. Et surtout, nous devons gagner les syndicats à une perspective socialiste de lutte des classes qui vise à organiser les travailleurs non seulement sur la base de leur affiliation syndicale, mais en tant que classe, afin de prendre la société en main et de la faire fonctionner pour ses propres intérêts.
Ce n’est que sur cette base que notre niveau de vie pourra être garanti et que la lutte perpétuelle pour une existence décente prendra fin une fois pour toutes. Nous devons lutter contre le système capitaliste dans son ensemble et pour la transformation socialiste de la société par les travailleurs.