« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. » Ainsi commence le Manifeste du Parti communiste. Plus de 160 ans après l’écriture de ces mots, le spectre du marxisme raisonne comme jamais, le nombre de ses sympathisants et détracteurs grandissant quotidiennement. Pourquoi la pensée du vieil allemand, étudiant de philosophie, est-elle aussi controversée?
À en croire les journaux et les babillages des hommes d’État, des juristes, des hommes d’affaires, des académiciens et même de sa Sainteté le Pape, le marxisme serait vieux, dépassé, insignifiant, faux, bref, serait mort. Si c’est le cas, pourquoi mettre tant d’énergie, de temps et d’argent à tenter de le réfuter? Le Pape, par-dessus tous, devrait pourtant savoir qu’il faut laisser les morts en paix. Et les hommes d’affaires, qui sont pourtant sensés savoir gérer leur argent, pourquoi en gaspillent-ils à combattre une idée insignifiante? Si les riches et puissants consacrent tant d’efforts à tenter d’abattre le marxisme, c’est probablement parce qu’il est loin d’être mort; probablement parce qu’il démasque leur système, le capitalisme, et qu’ils doivent tout faire pour cacher ce fait aux masses de gens, particulièrement aux travailleurs et aux jeunes.
« Le marxisme est vieux »
On entend souvent dire que le marxisme serait une vieille idée, qu’il faudrait en trouver une nouvelle. Cette critique ne tient pas la route pour plusieurs raisons. Beaucoup de vieilles idées sont aussi valides aujourd’hui qu’elles l’étaient lorsqu’elles ont été développées. La philosophie de la Grèce antique est-elle trop vieille? N’y a-t-il rien à apprendre du passé? À partir de quand une idée devient-elle vieille? Un siècle? Cinquante ans? Dix ans? Un mois? Un jour? Cette logique, lorsque menée à sa conclusion, abolit toute forme de connaissance et d’expérience. De plus, utiliser cet argument pour défendre le capitalisme relève de l’hypocrisie la plus bête. Si le marxisme est vieux, alors le capitalisme est encore plus vieux. Adam Smith a développé l’économie politique classique du capitalisme un siècle avant la critique de Marx! Pourtant on enseigne toujours Smith dans les universités, et sa pensée est à la base des programmes d’économie.
Au contraire, la pensée de Marx est des plus modernes. Quelle œuvre écrite au 19e siècle, à part L’Origine des espèces de Darwin, a conservé une aussi grande pertinence que le Manifeste? Marx et Engels y expliquent la division de la société en classes, le phénomène de mondialisation, les crises économiques, la nature de l’État, l’exploitation et l’oppression des femmes, etc.
« Le marxisme se base sur la classe ouvrière, mais elle n’existe plus comme elle existait au 19e siècle! », nous dit-on souvent. Cette affirmation, bien qu’indéniable, n’est pas une critique valable du marxisme, au contraire. À l’époque, si on en croit les fables racontées par les adversaires du marxisme, des armées d’ouvriers se levaient chaque matin, prêts à écouter les sermons de St-Karl – contrairement à aujourd’hui, où nous avons tous un iPad et les médias sociaux pour nous divertir. La réalité est tout autre. À l’époque de Marx et Engels, l’immense majorité de l’humanité se composait de paysans, pas de travailleurs salariés. Il n’y avait qu’en Angleterre où la classe ouvrière constituait la majorité. Pendant la Commune de Paris, en 1871, la seule révolution prolétaire ayant eu lieu du vivant de Marx, l’ « usine » moyenne employait huit travailleurs. Aujourd’hui, la plupart des cafés et coins de restauration rapide ont deux fois plus d’employés que ça. Et pourtant, la Commune de Paris a bel et bien eu lieu.
C’est bien beau, la Commune de Paris, nous répondent les critiques, mais les choses sont différentes maintenant. Encore là, ils ne spécifient jamais ce qui est différent, encore moins l’impact de cette différence. Comme si les gens qui avaient vécu ces évènements étaient des extraterrestres, complètement différents de nous. Semblablement, les mêmes critiques, par un raisonnement essentiellement raciste, essaient de nous faire croire que nous n’avons rien à apprendre des mouvements dans d’autres pays, par exemple le « Printemps arabe », parce que la révolte serait un trait culturel. Marx leur répondrait que « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » Cette puissante citation nous rappelle que peu importe la culture, une population vivant dans des conditions d’inégalité et d’injustice finira toujours par se soulever. Toutefois, cela ne veut pas dire que les conditions de vie de chaque individu déterminent sa conscience individuelle, et Marx se moquait des tentatives de dépeindre sa théorie d’une façon aussi déterministe. Le marxisme n’a rien à voir avec le déterminisme économique (même si certains stalinistes s’en sont rendus coupables). Marx et Engels affirmaient plutôt que les conditions économiques forment une base avec laquelle la politique et la culture interagissent.
« La classe ouvrière n’existe pas. »
Revenons au fait que la classe ouvrière n’existe plus comme elle existait à l’époque de Marx. Il s’agit d’une belle vérité de La Palice. La classe ouvrière a débuté son existence dans de petits ateliers. Les grandes industries et les lignes de montage fordistes apparaissent vers les années 1920, bien après la mort de Marx (même s’il avait prédit leur apparition). Subséquemment, depuis les années 1970, un processus de désindustrialisation s’est enclenché en Occident. Toutefois, à une échelle globale, il est mensonger de parler d’affaiblissement de la classe ouvrière, bien au contraire. Par exemple, la Chine comptait plus de 230 millions de travailleurs industriels en 2013, une augmentation de 29 millions en cinq ans. Par comparaison, la population active des États-Unis, tous secteurs confondus, représente 155 millions de personnes. La classe des travailleurs a changé, et change constamment, mais cela ne veut pas dire que ces gens ne sont pas des travailleurs-euses. Une personne qui travaille pour gagner sa vie et qui compte sur son salaire pour payer ses factures est une travailleuse, et les observations de Marx s’y appliquent. Les travailleurs de l’industrie des services restent des travailleurs. Ironiquement, dans les années 30, les patrons s’imaginaient que les lignes de montages étaient la meilleure protection contre le marxisme. Ils plaçaient des gardes armés aux portes des usines, et les organisateurs syndicaux étaient chanceux de s’en sortir avec un simple œil au beurre noir. Et pourtant, la logique de la lutte des classes a pris le dessus. Après une série de grèves politiques et d’occupations, ces travailleurs d’usines ont obtenu la mise en place de syndicats et autres normes du travail. Par la suite, ils sont devenus les piliers du mouvement ouvrier d’après-guerre, alors qu’ils en occupaient précédemment l’arrière-garde réactionnaire. Maintenant, même ces droits les plus fondamentaux sont menacés par la délocalisation et la sous-traitance et un rude combat s’amorce. Toutefois, au même moment les travailleurs chinois mènent une lutte tout aussi intense pour gagner ces mêmes droits. La lutte des classes se poursuit.
En vérité, les choses diffèrent aujourd’hui effectivement beaucoup du temps de Marx : la classe prolétaire est bien plus nombreuse et plus puissante. Cela ne signifie toutefois pas que les travailleurs en sont conscients, car cela dépend aussi des dirigeants du mouvement. Reste que, dans les pays capitalistes avancés, la classe ouvrière compose plus de 85% de la population, et plus de 50% dans presque tous les pays sur la planète. Avant la 2e GM, la plupart des pays européens étaient prolétaires à moins de 50%.
Et pourtant, dans les prestigieux auditoriums des universités, les professeurs continuent à enseigner que la classe ouvrière n’existe plus. Ces grands scientifiques expliquent cela sans se demander qui a débarré les portes de l’auditorium, qui a nettoyé les planchers et vidé les poubelles, qui fait fonctionner la centrale électrique qui permet d’alimenter l’écran qui projette une diapositive sur laquelle il est écrit que la classe ouvrière n’existe pas. Au diner, ils continuent à se nourrir à la cafétéria, pensant probablement que la nourriture dans leur assiette y est apparue par magie. Parfois, les gens leur fournissant toutes ces choses partent en grève, et il devient alors plus difficile de les ignorer.
En début d’année, plus d’un millier de camionneurs du port de Vancouver sont partis en grève pour de meilleures conditions de travail. En une semaine seulement, ils réussissaient à bloquer 885 M$ de marchandises. Il y a peut-être effectivement de moins en moins de travailleurs industriels dans les pays occidentaux, mais ceux qui restent ont toujours un immense pouvoir lorsqu’ils choisissent de l’utiliser. Les travailleurs du secteur des services sont plus morcelés, et certains ont moins de pouvoir, mais les emplois dans ce domaine sont moins bien payés et offrent de moins bonnes conditions de travail. Par conséquent, la difficulté d’organiser les travailleurs de ce secteur au sein de syndicats, à cause d’un grand roulement de la main-d’œuvre et du travail par quart, est compensée par une plus grande facilité à les faire entrer dans la lutte directement. De plus, beaucoup de travailleurs de ce secteur sont très éduqués et capables de tâches complexes. C’est d’ailleurs cette contradiction entre une jeunesse éduquée et un manque d’opportunités satisfaisantes qui a donné l’impulsion pour les révolutions arabes. Éventuellement, des conditions sociales similaires entrainent une conscience sociale similaire.
« Le capitalisme fonctionne très bien »
La droite prétend que le capitalisme constitue le meilleur système d’allocation des ressources. Si c’était vraiment le cas, nous n’aurions pas besoin d’avoir cette discussion à la base, puisque tout le monde serait trop satisfait pour s’intéresser à Marx. Le marxisme aurait autant d’adhérent que le système féodal – et autant d’adversaires actifs, c’est-à-dire pratiquement aucun. Il est d’ailleurs fascinant de constater que les plus grands défenseurs du capitalisme appellent souvent du même souffle à l’implantation de mesures d’austérités et de coupes dans le niveau de vie des travailleurs. L’hypocrisie et la contradiction interne d’une telle position pue au nez. Le capitalisme est-il un excellent système, qui permet d’offrir une maison, un emploi, l’éducation gratuite, des services de garderie et de transports à sa population, ou est-ce plutôt un système en crise perpétuelle incapable de fournir des conditions de vie décentes? Ça ne peut pas être les deux à la fois.
La crise financière de 2008-9 a marqué un point tournant dans la situation mondiale. Les stratégistes du capital n’arrivent pas à trouver de solution, et prédisent entre 10 et 20 ans encore d’austérité et de coupes. La « reprise » depuis le plus gros de la crise a été la plus lente de l’histoire du capitalisme, et les gains fait par cette reprise ne vont certainement pas dans les poches de la majorité de la population.
Les travailleurs et les jeunes n’ont pas besoin qu’on leur dise qu’il y a une crise économique : ils n’ont qu’à regarder l’état de leur compte de banque et de leur carte de crédit. Et pourtant, alors que de ce côté-là de la société on vit une précarité grandissante, de l’autre la richesse s’accumule. La productivité, c’est-à-dire la richesse produite par heure de travail, a crû de plus de 50% depuis les années 1970 dans la plupart des pays occidentaux, et pourtant les salaires ont stagné pendant la même période. Cette richesse doit bien aller quelque part, et ce quelque part c’est dans les poches des plus riches, ceux que les manifestants du mouvement Occupy appelaient les « 1% ». Oxfam a récemment sorti un rapport indiquant que les 85 personnes les plus riches de la planète possèdent plus que les 3,5 milliards les plus pauvres, soit la moitié de l’humanité. Encore là, Marx avait prévu ce fait :
L’ouvrier moderne au contraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d’imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d’existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société. – Le Manifeste du Parti communiste
Que faire?
Il est aujourd’hui plus clair que jamais que Marx avait raison et qu’il est crucial d’instaurer une nouvelle société. Mais c’est surtout cette conclusion qui suscite les critiques. Le magazine Rolling Stone, le New York Times, même The Economist ont publié des articles chantant les louanges des analyses de Marx. Toutefois, ils se concentrent sur sa critique du capitalisme, mais font tout pour éviter de mentionner sa solution. Ils proposent plutôt de modestes réformes du modèle d’imposition, qui ne changeront strictement rien aux fondements des relations de propriété. Pourtant, s’ils avaient compris Marx, ils auraient aussi compris que le capitalisme ne tombe pas en crise à cause de paramètres mal ajustés, qu’il suffit de réformer : la crise constitue un élément caractéristique essentiel du mode d’organisation économique capitaliste.
Aux États-Unis, les corporations accaparent plus de 1500 milliards de dollars en « argent mort », c’est-à-dire en argent non-investi. Au Canada, ce nombre s’élève à 626 milliards, le plus haut taux de thésaurisation du G7. Cela est dû au fait que le marché n’offre aucune possibilité d’investir de telles sommes à profit. Les économistes appellent cela capacité excédentaire, mais en réalité, un tel terme sert à cacher ce qu’il désigne vraiment. Marx appelait plutôt ça la surproduction. En effet, une des contradictions fondamentale du capitalisme est qu’augmenter les salaires des travailleurs revient à abaisser les profits des patrons, et vice-versa. Pour tirer leurs profits, les patrons doivent redonner aux employés un salaire plus petit que la valeur réelle de leur travail, ce qui signifie que les travailleurs n’ont pas collectivement la capacité d’acheter les produits qu’ils ont produit collectivement, ce qui amène forcément une offre supérieure à la capacité d’achat au bout de la ligne, et donc éventuellement à cette fameuse crise de surproduction. Il expliquait aussi qu’il n’existait pas de moyen de forcer les dirigeants d’entreprises à investir ces ressources tant qu’ils gardaient la propriété privée des moyens de production. Pourquoi investir, lorsqu’il n’y a pas de demande pour les produits offerts? Un système basé sur une telle logique ne se réforme pas : il faut changer la logique elle-même.
Marx proposait donc une révolution, par laquelle la classe ouvrière gagnait la bataille de la démocratie. Le capital, les moyens de production sociaux et l’argent accumulée doivent être pris de la classe capitaliste parasitaire et placés entre les mains des travailleurs, c’est-à-dire la vaste majorité de l’humanité qui est la véritable créatrice de la richesse. Toutes ces ressources pourront alors, plutôt que de servir à la satisfaction de l’appât du gain vorace des bourgeois, être finalement investies dans les besoins humains réels : des logements accessibles à tous, une éducation gratuite, et un développement massif de la capacité productive. Marx expliquait de plus que les banques devaient être nationalisées et placées sous le contrôle démocratique des travailleurs afin de remplir les besoins de tous.
Dans ces conditions, Marx proposait de se débarrasser de toute la couche d’inefficacité et de parasitage de la société capitaliste. À partir d’une société pourrie par la pauvreté, l’injustice et les divisions de classe, une nouvelle société pourrait émerger dont la production serait orientée en fonction des besoins. Cette nouvelle société socialiste travaillerait à l’abolition des classes afin de rendre impossible pour une personne d’en exploiter une autre. Comme Marx l’a dit : « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. »
Marx n’a jamais été aussi pertinent et d’actualité qu’aujourd’hui. C’est la tâche de notre génération de transposer sa théorie à l’action.