La tragédie de Lac-Mégantic, où 47 personnes ont perdu la vie suite à un déraillement de train, a dix ans aujourd’hui.
Les événements du 6 juillet 2013 avaient déjà à l’époque engendré un tas de critiques contre la compagnie Montreal, Maine and Atlantic (MM&A) et l’industrie ferroviaire en général. Le récent documentaire du cinéaste québécois Philippe Falardeau Mégantic : ceci n’est pas un accident, revisite les événements et jette une nouvelle lumière sur l’énorme scandale que représente cette affaire.
Cette série en quatre épisodes bien ficelés nous plonge au cœur de l’industrie ferroviaire. Elle revient sur les événements et nous montre que dix ans plus tard, rien n’a changé et rien n’a été appris. Les quelques entreprises privées qui gèrent l’industrie peuvent toujours faire ce qu’elles veulent et réduire la sécurité au minimum.
Les faits présentés pointent vers une conclusion effrayante, comme Falardeau l’affirme : « Le sous-titre est “ceci n’est pas un accident”, mais ça aurait bien pu être aussi “ça va encore se produire”. »
C’est le capitalisme qui est coupable et c’est lui qu’on doit renverser pour que cela n’arrive pas.
Catastrophe annoncée
Le premier épisode, « Itinéraire d’une bombe à retardement », relate le contexte et les innombrables fautes et négligences commises par la MM&A et le Canadien Pacifique (CP), la compagnie qui chapeaute le transport de marchandises au Canada.
Dans les années 2000, le CP se débarrassait de tronçons ferroviaires en mauvais état et la MM&A a racheté celui qui passait par Lac-Mégantic. C’était une mine d’or pour la compagnie, étant donné que ce tronçon liait au Dakota du Nord où est extrait du pétrole de schiste. Naturellement, la MM&A n’a pas investi pour les remettre en état, pas plus que le CP avant elle.
La MM&A a également poussé pour le droit de n’avoir qu’un seul chauffeur par train. Dans le documentaire, l’ancien PDG de la MM&A, Ed Burkhardt, explique : « Les gars voulaient une augmentation de salaire. Nous leur avons dit : “Ça pourrait se faire, mais seulement si la productivité augmente aussi. Pour ça, vous devez accepter de conduire les trains en solo.” » Les travailleurs ont ainsi été forcés de choisir entre sécurité financière et sécurité tout court.
Le PDG explique ensuite candidement que Transports Canada n’a pas approuvé cette méthode en tant que telle, mais « ne s’est pas mis dans le chemin ». Les autorités ont fermé les yeux, tout simplement, sur les coupes de la MM&A.
La culture de négligence tolérée par tous se voit à chaque étape franchie par le train parti du Dakota pour dévaster Mégantic.
Déjà au Dakota, les fiches de sécurité du train avaient été falsifiées pour retirer la mention que le contenu était du pétrole extrêmement dangereux. C’était la 72e fois qu’un tel document était falsifié par un employé du CP ou de World Fuel (l’entreprise pétrolière au Dakota), ce qui montre qu’il s’agit d’une pratique courante.
À Farnham, à 200km de Lac-Mégantic, la MM&A prend en charge le train. Tom Harding, qui sera plus tard le bouc émissaire de l’histoire, embarque dans la locomotive, la « 5017 ». Celle-ci fonctionne très mal. Harding ne sait pas que la veille, un autre mécanicien avait eu tellement de difficultés avec la 5017 qu’il envoie un fax aux bureaux des États-Unis disant qu’elle doit être retirée. Le matin du 5 juillet, ce mécanicien va au bureau du patron de la MM&A et demande à ce que la locomotive ne parte pas; il se fait répondre d’arrêter de chiâler!
Le soir du 5 juillet, à la fin de son quart de travail, Harding stationne le train à Nantes (à 17km de Lac-Mégantic) et actionne sept freins à main et les freins indépendants, mais pas les freins automatiques. Anne-Marie Saint-Cerny, autrice de livres portant sur la tragédie, explique que Harding avait été sanctionné quelques mois auparavant pour avoir actionné les freins automatiques – car cela retarde le départ des trains le lendemain! Pour la compagnie, les trains doivent partir le plus vite possible pour ne pas retarder la machine à profits et la sécurité prend le bord.
Le reste de l’histoire est déjà connu. Incendie dans le train le soir du 5; les pompiers éteignent l’incendie mais aussi le moteur, ce qui, lentement, fait relâcher les freins indépendants; les sept freins à main sont insuffisants pour retenir le train; celui-ci se remet en marche, sans chauffeur, et dévale la pente pour frapper Mégantic de plein fouet.
Toute une série de conditions créées par la négligence de patrons avares de profits a finalement causé une prévisible catastrophe. Poussez un homme devant un train en marche, ce sera considéré comme un meurtre. Laissez des trains en piteux état remplis de matière dangereuse avec des normes de sécurité insuffisantes dévaster une ville et ce sera considéré comme un « accident ». C’est un exemple de ce que Friedrich Engels appelait le « meurtre social ».
Les géants ne perdent jamais
Comme le veut le célèbre dicton, la loi est semblable aux toiles d’araignées : elles attrapent les petites mouches, mais laissent passer guêpes et frelons.
Les deuxième et troisième épisodes montrent comment les parasites de la MM&A se sont tirés d’affaire, pendant que les travailleurs impliqués étaient traités comme d’horribles criminels.
Quelques semaines seulement après le déraillement, la MM&A a simplement déclaré faillite, se protégeant ainsi de toute responsabilité quant au dédommagement et au nettoyage de la ville. Jamais le PDG et son conseil d’administration ne seront dérangés.
De l’autre côté, des agents de police défoncent la porte de chez Tom Harding avec un bélier, et passe les menottes à lui et son fils au printemps 2014. C’est le début du long parcours en justice de l’employé victime de la négligence des patrons. C’est lui et deux collègues qui sont accusés de négligence criminelle ayant causé la mort. Ils seront heureusement reconnus non coupables.
Il est surprenant que l’ex-PDG Ed Burkhardt ait accepté d’être interviewé pour un documentaire aussi critique de son industrie. Mais son honnêteté, son insensibilité, son arrogance sont utiles pour démasquer la mentalité des capitalistes qui dirigent le monde. Burkhardt dit, pour se dédouaner :
« La compagnie, ce n’est que de la comptabilité et un compte bancaire. Ce sont des gens qui ont commis l’acte criminel, pas l’entreprise. »
Il a raison sur un point. Ces compagnies sont un compte de banque, qui ne réfléchit qu’en termes d’argent et de profits. Si cela veut dire moins de sécurité, un pilote par train, ainsi soit-il, et au diable les conséquences.
Comme si la tragédie n’était pas assez bouleversante en soi, des habitants de Mégantic ont été frappés à nouveau quelques mois plus tard seulement. Le troisième épisode de la série éclaire un autre aspect de l’affaire : l’expropriation par les grandes entreprises.
La poussière était à peine retombée que des résidents d’un quartier voisin du centre-ville, Fatima, étaient pressés de vendre leurs maisons à des entrepreneurs. Comme le centre-ville était détruit, les grands commerces voulaient rapidement pouvoir reconstruire. Il fallait un Jean Coutu, l’épicerie Métro avait besoin d’un terrain.
Une dame témoigne de l’arrivée d’hommes en voitures de luxe qui veulent acheter les maisons. Ils veulent acheter rapidement; ils rentrent dans les maisons et demandent de signer des papiers. Ils les menacent d’expropriation si les habitants refusent. La dame en question refuse; elle est expropriée de sa maison pendant qu’elle est partie en vacances. Sous le capitalisme, la propriété privée est censée être sacrée – mais celle des travailleurs ne vaut rien face à celle des capitalistes.
Pour couronner le tout, quelques mois après le déraillement, les trains se remettent à circuler – avec une courbe encore plus abrupte à cause de l’incident! Aussi incroyable que cela puisse paraître, des trains bourrés de matière dangereuse circulent encore à Mégantic à ce jour.
Ainsi en est-il sous le capitalisme : même après une tragédie sans exemple, les affaires devaient reprendre bon train.
Rien n’a changé
Le quatrième et dernier épisode nous transporte en 2019, où un autre déraillement, celui de Field en Colombie-Britannique, avait causé l’émoi. Cet épisode boucle la boucle en montrant que fondamentalement, rien n’a changé depuis Mégantic dans l’industrie ferroviaire.
Lors de cet accident, le froid extrême a endommagé les freins et le train est devenu hors de contrôle, tout comme à Mégantic. Les freins à main n’étaient pas actionnés. Les trois employés à bord sont décédés dans le déraillement.
Les entrevues de Philippe Falardeau lèvent le voile sur les pratiques du Canadien Pacifique, la principale compagnie de chemin de fer au Canada, et sur le rôle (ou plutôt l’absence de rôle) de Transports Canada. Le portrait est accablant.
Le CP possède sa propre force de police qui « enquête » sur les incidents comme les déraillements. Un ex-policier, sous couvert de l’anonymat, explique que la seule préoccupation de la police est de prévenir l’interruption du trafic ferroviaire, car tout train arrêté fait perdre de l’argent à la compagnie. « Le reste n’a pas d’importance ».
Dans le cas de Field, deux ex-policiers expliquent que la compagnie a dissimulé les faits. L’enquêteur de la police du CP, qui tentait honnêtement de faire la lumière sur l’incident, se faisait mettre des bâtons dans les roues et de la pression a été appliquée pour qu’il abandonne l’enquête. Le Bureau de la sécurité des transports (BST), un organisme fédéral, a plié sous la pression du CP et n’a pas ouvert d’enquête criminelle.
On découvre donc une industrie laissée à elle-même, où les entreprises font tout ce qu’elles veulent et où Transports Canada et le fédéral ferment les yeux et se plient aux entreprises.
Le président du syndicat nord-américain Railroad Workers United, Ron Kaminkow, explique par exemple qu’après le déraillement de Field, Transport Canada a émis un décret d’urgence stipulant qu’on devait serrer les freins à main quand les trains sont immobilisés d’urgence. En quelques semaines, le CN et le CP ont fait appel de cette décision.
Autre exemple : en février 2020, après un déraillement en Saskatchewan, le ministre des Transports Marc Garneau avait ordonné un ralentissement de la vitesse des trains. Quelques jours plus tard, il reculait sous la pression des compagnies ferroviaires. Rien ne doit ralentir la cadence des trains et les entrées d’argent. Un avocat interviewé conclut : « Ces gens peuvent faire ce qu’ils veulent. Ils se justifient en disant que s’opposer à eux, c’est s’en prendre à la chaîne d’approvisionnement du Canada. »
Sous le capitalisme, la vie et la santé des travailleurs ne font pas le poids face aux impératifs du profit; les mesures de sécurité sont considérées comme des coûts dérangeants. C’est le cas dans les entrepôts, sur les chantiers de construction, dans les usines.
C’est le CP – qui d’autre? – qui a éventuellement racheté les rails qui appartenaient à la MM&A, eux qui sont maintenant très profitables grâce au pétrole venu du Dakota du Nord.
Le documentaire se termine sur la bataille pour une voie de contournement à Lac-Mégantic, une revendication visant à éviter de faire passer les trains au centre-ville. Ce projet est censé finalement amener la paix d’esprit aux habitants. Mais celle-ci vise d’abord à permettre aux trains de rouler plus vite (65km/h au lieu de 20km/h), et d’être plus longs (jusqu’à 5km!), mettant ainsi en danger d’accident les environs de Mégantic. Et ce projet sera entièrement payé par les contribuables, tandis que le CP engrangera tous les profits. C’est une dernière claque au visage, dix ans après la tragédie.
Le capitalisme au banc des accusés
Le documentaire émouvant de Philippe Falardeau nous révèle comment les patrons règnent en rois et maîtres sur l’industrie ferroviaire, au détriment de toutes les considérations de sécurité. Quarante-sept morts n’auront pas été suffisants pour changer quoi que ce soit.
Tout ce qui importe, c’est que les trains (plus longs) roulent (plus vite) et fassent engraisser le compte de banque des compagnies ferroviaires. Un ex-enquêteur du BST le dit directement : « Pour moi le travail d’un ministre dans l’esprit du gouvernement est de s’assurer qu’on ne nuit pas à l’économie […] Beaucoup de gens disent que la sécurité est la priorité, mais c’est secondaire. La priorité, c’est l’argent. » C’est là une autre façon de dire ce que Marx affirmait il y a longtemps : le gouvernement n’est qu’un comité qui gère les affaires de la classe dirigeante.
Le documentaire s’arrête toutefois au seuil de la conclusion inévitable : c’est la propriété privée et le capitalisme qui sont en cause. C’est tout le système capitaliste qui devrait être au banc des accusés.
Dix ans plus tard, nombre de gens du milieu de l’industrie ferroviaire soulignent qu’une autre catastrophe du genre est entièrement possible. Plus révoltant encore, les conditions sont toujours réunies pour qu’un incident se répète au même endroit, à Lac-Mégantic.
Mais rien de ce que le documentaire décrit n’est anormal : les profits passent avant tout, c’est comme ça que ça marche dans toutes les industries. Ce documentaire est un aperçu éclairant des horreurs du système capitaliste. L’industrie ferroviaire en est un exemple flagrant au Canada.
Justice sera rendue aux victimes de Lac-Mégantic lorsque, au lieu d’un système capitaliste où quelques compagnies peuvent mener le monde, une économie démocratique, socialiste et organisée pour répondre aux besoins des gens sera mise en place. Il faut lutter pour une telle société avant que les capitalistes détruisent davantage notre planète et les gens qui y habitent.