« Avant qu’on se marie, je t’ai dit que je serais du côté des travailleurs, que j’étais un peu fanatique. Oui, je le suis. Je suis un fanatique des travailleurs, de quiconque est défavorisé, pour le reste de ma vie, peu importe les conséquences. »
-Michel Chartrand à Simonne Monet-Chartrand
Il y a dix ans aujourd’hui, la classe ouvrière québécoise perdait son plus grand combattant. Michel Chartrand, syndicaliste socialiste et révolutionnaire, nous a quitté en 2010, et le vide qu’il a laissé au sein du mouvement ouvrier québécois n’a malheureusement jamais été rempli depuis. Ce grand révolutionnaire a été présent dans à peu près toutes les luttes importantes de la classe ouvrière des années 40 jusqu’à sa mort. Des mineurs d’Asbestos à ceux de Murdochville, des syndiqués de Dupuis Frères aux centaines de milliers de travailleurs du secteur public, Michel Chartrand a marqué les esprits de générations d’ouvriers.
À l’heure où le mouvement ouvrier subit sans cesse des attaques des patrons et de leurs gouvernements, il importe de redécouvrir la tradition ouvrière révolutionnaire représentée par Chartrand. Sa vie et son oeuvre comportent des leçons précieuses pour le mouvement aujourd’hui.
Des jeunesses catholiques à la lutte anti-conscription
Né en 1916 dans une famille très catholique, les premiers pas de Michel Chartrand dans l’action politique sont dans des organisations catholiques comme la Jeunesse étudiante catholique, la Jeunesse ouvrière catholique, et l’Action catholique de la jeunesse, au cours des années 30. Mais son véritable réveil politique se fera lorsqu’il sera confronté au régime conservateur réactionnaire de Maurice Duplessis, qui dirige le Québec de 1936 à 1939, puis de 1944 à 1959.
Vers la fin des années 30, le gouvernement de l’Union nationale de Duplessis commence une politique de « colonisation » de certains territoires du Québec; afin de contrer le chômage montant, on envoie des chômeurs s’installer en région. En 1938, Chartrand se rend en Abitibi dans le cadre de cette politique. Il y voit des gens mourir pour avoir mangé de la viande pourrie et attraper la fièvre typhoïde en buvant de l’eau polluée. « C’est là, raconte Chartrand, que j’ai réalisé que ce n’étaient pas les Anglais ou les Juifs qui nous tuaient, mais un gouvernement canadien français catholique appelé l’Union nationale. » Pour le reste de sa vie, Chartrand luttera sans merci contre les gouvernements des patrons, qu’ils soient à Ottawa ou à Québec.
La lutte contre l’oppression commence pour Chartrand avec la Deuxième Guerre mondiale. En janvier 1942, le gouvernement libéral fédéral de Mackenzie King annonce la tenue d’un référendum au sujet de la conscription. Il avait promis de ne pas l’imposer, et demande d’être relevé de sa promesse. Cet engagement s’adressait essentiellement aux Canadiens français, qui s’étaient soulevés contre la conscription en 1918. Michel Chartrand est parmi les fondateurs de la Ligue pour la défense du Canada, une organisation fondée pour résister à la conscription et défendre le NON lors du référendum libéral. Chartrand fait alors ses armes comme orateur, dénonçant la Mother England et ses alliés de l’État canadien. André Laurendeau raconte : « La Gendarmerie royale a des représentants dans l’assistance : Chartrand les reconnaît, les interpelle, redit lentement certaines de ses violences pour donner aux scribes présents le temps de les enregistrer. Nous avons la conviction qu’il sera arrêté… »
Le 27 avril 1942, le reste du Canada vote à 80% pour le OUI, alors que le Québec vote à 71,2% pour le NON. En réponse, le Bloc populaire canadien est fondé. Il s’agit d’un parti nationaliste qui s’oppose à la conscription, réclame l’autonomie pour les provinces et l’égalité entre francophones et anglophones.
Chartrand s’implique activement dans cette organisation, et fait ses armes comme irréductible opposant à l’ordre établi. Par exemple, en vue des élections provinciales de 1944, le Bloc souhaite organiser une réunion de masse au stade de baseball de l’équipe de Montréal. Mais la veille, on apprend que le Parti libéral a fait pression pour que les dirigeants du stade annulent le contrat de location. Chartrand va alors s’adresser au président de la compagnie en rentrant sans prévenir dans son bureau :
« C’est ça les bonnes manières du Parti libéral? Vous ne respectez plus rien, même pas les contrats signés en bonne et due forme et l’argent du peuple déposé en acompte. On va t’apprendre la politesse, mon gamin. Tu vas respecter notre contrat et si demain tu nous causes des problèmes, je reviendrai et tu vas passer à travers la fenêtre. C’est-ti assez clair ça, docteur? »
Le contrat n’est finalement pas annulé et le lendemain, 20 000 personnes se rassemblent au stade! Chartrand explique sa méthode rude à son collègue du parti, André Laurendeau : « Avec les loups, il faut hurler comme des loups. C’est malheureusement le seul langage qu’ils comprennent. » Tout au long de son futur parcours syndical, Chartrand appliquera cette combativité devant les hurlements des patrons.
Débuts dans le syndicalisme
Un tournant pour Chartrand est l’année 1949. À la mi-février, la grève d’Asbestos, illégale, est déclenchée contre l’avis des dirigeants syndicaux de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC). Ce conflit est généralement considéré comme une des premières fissures dans le régime de Maurice Duplessis, et comme un prélude à la révolution tranquille. Chartrand est invité à venir s’adresser aux travailleurs pour rehausser le moral des troupes.
Sa conjointe, Simonne Monet-Chartrand, raconte :
« J’ai dit à mon mari que nous avions maintenant une famille et que peut-être qu’il perdrait son emploi s’il s’impliquait dans la grève, car à cette époque les employeurs et les autorités voyaient d’un mauvais oeil de telles choses. Mais Pelletier [Gérald Pelletier, éditorialiste du Devoir] et Girard [Philippe Girard, organisateur pour la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC)] n’ont pas eu de difficulté à convaincre Michel qu’il devrait y aller. Deux jours plus tard, Philippe m’appelle et dit que Michel est en prison. C’étaient ses débuts comme militant syndical. Il n’a jamais regardé en arrière depuis. »
En effet, Chartrand se fait condamner pour outrage au tribunal. Après une altercation où la Police provinciale de Duplessis s’attaque violemment aux grévistes et en emprisonne une cinquantaine, les policiers viennent témoigner contre ceux-ci. Présent dans la foule lors de leur comparution, Chartrand ne peut s’empêcher d’exploser de colère : « Mais ils mentent comme ils respirent ces policiers-là! » Le juge le rappelle à l’ordre, sans succès. Chartrand est incarcéré pour la fin de semaine avec ses camarades ouvriers. Il sera incarcéré sept fois sous le règne de Maurice Duplessis.
Peu de temps après, Chartrand obtient son premier emploi dans le milieu syndical au sein de la Fédération du vêtement de la CTCC. À partir de ce moment, il sera présent dans à peu près tous les conflits ouvriers d’envergure au Québec, appelé à venir motiver les troupes et les aider à s’organiser. Il est présent lors de la grève chez Dupuis Frères en 1952 – c’est lui qui apporte les souris qui seront relâchées dans le magasin pour faire fuir les clients!
Une anecdote datant de la grève de Belgo en 1955 en dit long sur le caractère du dirigeant syndical. Belgo, à Shawinigan, est un moulin à papier où les 800 travailleurs entrent en grève en juin après l’échec des négociations. Chartrand est sur les lieux. Le journal régional, Le Nouvelliste, avait publié un article sur la grève que Chartrand avait dénoncé pour sa malhonnêteté. Les journalistes de ce journal sont ensuite interdits d’aller sur les lignes de piquetage. Guy Fournier, journaliste au Nouvelliste et ami de Chartrand, se dit qu’il peut aller lui parler malgré cet interdit. Mais lorsque Chartrand le voit sur les lignes de piquetage, il s’exclame : « Ah ben tabarnak! C’est lui l’écoeurant qui est en charge du journal, pognez-le! » Le pauvre journaliste se réfugie dans une boîte téléphonique, et les travailleurs ne le laissent sortir que quatre heures plus tard! En sortant, Chartrand lui dit : « T’as eu peur en criss, hein? Ben, ça va te montrer quelles sortes de sévices on est obligé d’endurer nous autres parce que, ce qu’on t’a fait là, c’est rien en comparaison de la violence que les patrons utilisent contre nous autres. » Pour Chartrand, la cause de la classe ouvrière passait devant tout le reste.
En mars 1957, les mineurs de la petite ville gaspésienne de Murdochville entrent en grève illégale suite à la mise à pied de leur dirigeant syndical. En juillet, Chartrand interrompt ses vacances d’été pour se rendre sur place. Cette grève dure un total de sept mois, et sera le théâtre de violentes confrontations entre les scabs protégés par Police provinciale d’un côté, et les mineurs de l’autre. C’est l’une des grèves les plus marquantes de l’époque Duplessis, notamment parce qu’elle débouche sur la plus grande manifestation de solidarité syndicale jamais tenue jusque-là. Et c’est nul autre que Chartrand qui est au coeur de cette initiative.
Arrivé sur place, Chartrand propose d’aller à la radio de manière régulière pour dénoncer les patrons et faire valoir la cause des ouvriers. En ondes, il affirme : « Ces représentants de la compagnie, éduqués par nos bons pères enseignants, et souvent parents avec le monseigneur du coin, se comportent comme des anciens seigneurs du Moyen Âge. Murdochville, c’est pas juste une grève, c’est une révolte d’esclaves qui veulent devenir des hommes libres. »
Un jour où les scabs sortent de la mine protégés par la PP, les grévistes les attendent armés de bâtons et de roches. La police avertit les grévistes qu’ils utiliseront la force s’il le faut pour escorter les scabs hors de la mine. Chartrand s’avance vers un policier et lui dit qu’il devrait avoir honte de protéger « des voleurs de jobs ». Le policier lève son fusil-mitrailleur vers Chartrand, et celui-ci lui répond calmement : « Arrête de trembler, crisse, tu vas me manquer! » Lors d’une grève, Chartrand n’avait vraiment peur de rien.
Le 19 août, une « marche sur Murdochville » est organisée, avec 500 personnes venues de tout le Québec appuyer les mineurs. Les marcheurs se font lancer des roches par les scabs, et la journée se termine par le saccage des locaux du syndicat et du vandalisme sur les voitures des grévistes par des voyous appuyés par la police. Comment réagir?
C’est Chartrand qui réussit à convaincre les dirigeants des métallos et deux de la CTCC d’organiser une manifestation en commun. Cela débouche sur une manifestation commune de la FTQ et de la CTCC de 7000 personnes devant le Parlement à Québec le 7 septembre. Une telle manifestation intersyndicale, c’était du jamais vu au Québec. Roger Bédard, des métallos, affirme devant les manifestants : « Il faut que tous les ouvriers du Québec participent à notre lutte. […] Je souhaite que cette réunion ne soit que le début de notre action, une action qui va nous libérer des capitalistes infâmes et de leur dictature économique. »
Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette preuve de solidarité dont Chartrand avait été à l’origine lui fera perdre son emploi. En effet, la CTCC, qui emploie Chartrand, lui reproche d’avoir participé à une grève d’un syndicat affilié à une autre centrale! Les réprimandes de la droite du mouvement ouvrier ne l’arrêteront pas. Michel Chartrand avait définitivement choisi son camp, celui de défendre la classe ouvrière, quel qu’en soit le prix à payer.
Pour un parti des travailleurs
Pour Chartrand, la cause des travailleurs ne s’arrête pas à la lutte syndicale. Des années 50 à 70, il est l’un des plus fervents défenseurs de l’idée d’un parti politique pour les travailleurs. Il comprenait que sans organisation politique, les travailleurs resteraient à la merci des partis des patrons.
Chartrand s’était lui-même présenté à deux reprises, en 1953 et 1957, sous la bannière de la Co-operative Commonwealth Federation au Québec (CCF, renommé Parti social-démocratique du Québec en 1955), un parti principalement issu du mouvement ouvrier et fermier de l’Ouest canadien. Sa pancarte électorale de 1953 lisait : « La boîte à lunch du salarié avant le coffre-fort du capitaliste ». Il a même été le chef de la section québécoise de 1957 à 1960.
Au congrès du parti de mai 1959, il déclare : « On nous objecte que nous formerons un parti de classe […] On néglige […] de rappeler que nous avons présentement un gouvernement de classe, une dictature économique. » Chartrand était un des premiers syndicalistes à avoir compris la nécessité d’avoir un véhicule politique pour les travailleurs. Il convient de souligner que Chartrand luttait à cette époque au sein d’un parti qui voulait représenter les travailleurs de tout le Canada et le Québec, sans égard à la langue. L’approche du mouvement ouvrier est et a toujours été que la l’union fait la force, et que les travailleurs doivent s’unir au-delà de leurs différences linguistiques et ethniques dans la lutte contre le capitalisme. Encore aujourd’hui, nous sommes devant la tâche d’unir la classe ouvrière du Québec et du Canada dans la lutte contre le capitalisme.
Au sein des syndicats québécois, l’élan vers la création d’un parti ouvrier prend de l’ampleur entre 1955 et 1960. La FTQ, notamment, vote à la quasi-unanimité en faveur de la création d’un parti des travailleurs à son congrès de 1960. Ces efforts, répliqués au Canada anglais aussi, se concrétisent avec le congrès de fondation du NPD en 1961, auquel Chartrand assiste, en compagnie de 190 autres délégués du milieu syndical québécois. La perspective de ceux-ci, à cette étape-ci, était d’unir les travailleurs de tout le pays, tout en défendant le droit à l’autodétermination du Québec, sans toutefois proposer l’indépendance du Québec.
Cependant, la direction du NPD ne prend pas de position de principe sur le droit à l’autodétermination, et accepte le statu quo fédéral canadien. Ces erreurs et l’anglo-chauvinisme de certains dirigeants canadiens-anglais du parti répugnent les militants québécois, ce qui a pour effet de renforcer l’aile nationaliste du parti au Québec. Cela mène à une scission et à la fondation du Parti socialiste du Québec en 1963, un parti séparé du NPD, dont Chartrand sera le président de 1963 à 1966. Malheureusement, cette scission a été très dommageable pour le mouvement. Sans appui des syndicats, le PSQ ne prendra pas racine au Québec et disparaîtra en silence en 1968. Cela met fin à la première tentative de fonder un parti des travailleurs avec une présence au Québec.
Aujourd’hui encore, près de 60 ans après les débuts de la révolution tranquille, ce sont les partis bourgeois qui s’échangent toujours le pouvoir une élection après l’autre au Québec, et la classe ouvrière québécoise ne dispose toujours pas d’un parti qui lui est propre. Construire un tel parti est une tâche qui nous incombe toujours aujourd’hui. Comme le disait Chartrand :
« Ce qu’il faut faire, et ça presse, c’est bâtir une machine politique pour libérer les travailleurs et exercer le pouvoir… pas le surveiller, mais l’exercer. Il faut que la majorité (c’est-à-dire les travailleurs) exerce le pouvoir au lieu que ce soit toujours une infime minorité de capitalistes. Le fou à Chartrand, il reste dans le syndicalisme contre le capitalisme et pour le socialisme. C’est-ti assez clair, ça? »
La libération nationale – pour qui?
« Moi aussi, je veux une révolution. Mais pas une révolution qui remplacerait les exploiteurs anglo-saxons par des capitalistes canadiens français sans âme ni conscience. »
Toute sa vie, Chartrand a été l’un des plus grands défenseurs de la libération nationale du Québec. Mais pour Chartrand, cette lutte a toujours été intimement liée à la libération de la classe ouvrière et à la lutte pour une société libérée de l’enfer du capitalisme. Toute tentative de faire de Chartrand un souverainiste de type Parti québécois serait un travestissement de la vie du grand syndicaliste.
L’histoire nationaliste qu’on nous enseigne au Québec passe constamment sous silence le fait que le mouvement nationaliste québécois a toujours été traversé par des luttes de classe. En 1968, année où le PSQ de Chartrand disparaît de la scène, le Parti québécois est fondé en octobre. La montée du PQ a constitué un recul pour la lutte des classes au Québec. Alors que le mouvement ouvrier était en ascension, que les idées du socialisme gagnaient en popularité, et que le mouvement d’émancipation nationale prenait le caractère d’une lutte de classe contre les patrons et contre les partis bourgeois québécois francophones, le PQ a réussi à canaliser le mouvement ouvrier dans sa coalition nationale visant d’abord et avant tout à faire la souveraineté et à concilier les intérêts des travailleurs à ceux de la bourgeoisie québécoise montante. Cela n’a rien de nouveau : quand la lutte des classes s’intensifie, des organisations bourgeoises ou petites-bourgeoises tentent de couper court à ce phénomène en canalisant la lutte vers une lutte purement « nationale ». Malheureusement, au lieu de bâtir une organisation politique pour les travailleurs, la bureaucratie syndicale capitule devant le PQ. Dans les années 70, les principaux dirigeants syndicaux se rangent derrière le PQ, soit ouvertement, soit sous couvert de « voter contre les libéraux ».
Beaucoup de militants ouvriers et socialistes rejoignent cette vague péquiste. Mais l’une des exceptions à ce phénomène est Michel Chartrand. Il n’a jamais rejoint le PQ et a constamment été l’un des plus virulents critiques du parti. « Ça c’est du monde qui veulent un mouvement syndical institutionnalisé, intégré au système capitaliste. Nous n’avons pas besoin de parasites comme eux pour nous dire quoi faire », disait-il du parti durant le Front commun de 1972.
En 1977, une fois le PQ au pouvoir, Chartrand parle de ses camarades syndiqués ainsi :
« Il est encore des gens qui se disent socialistes et inconditionnellement péquistes. Je ne vois vraiment pas comment on peut être pour le PQ à n’importe quelle condition et se réclamer en même temps du socialisme. Il y a pourtant plein de monde dans les centrales syndicales à l’heure actuelle qui ont de telles prétentions. Moi, je ne suis pas capable, comme le fait le PQ, d’aller contre mes motivations profondes. »
Pour Chartrand, la libération nationale était intimement liée à la cause ouvrière.
« Quand on entend le PQ nous dire : “Vous savez, les classes, nous autres, on est contre ça”, ce sont des caves. […] L’indépendance politique, oui; l’indépendance nationale, oui. Mais l’indépendance nationale et l’indépendance politique au Québec ne se séparent pas de l’indépendance économique et de la promotion de la classe ouvrière. »
Malheureusement, contrairement à ce que Chartrand voulait, le mouvement ouvrier s’est retrouvé enchaîné au carrosse du PQ par des dirigeants syndicaux qui n’ont pas voulu aller jusqu’à la création d’un parti ouvrier. Les dirigeants syndicaux ont essentiellement subordonné les intérêts de la classe ouvrière à ceux de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie québécoises montantes. Le mouvement ouvrier en a payé le gros prix lorsque le gouvernement du PQ de René Lévesque a imposé des coupes et des mesures d’austérité drastiques dans les années 80.
Encore aujourd’hui, la plupart des syndicats sont encore frileux à l’idée de dénoncer ouvertement le PQ et de participer à créer un véhicule politique pour les travailleurs. En 2015, dans un geste qui aurait sans doute dégoûté Chartrand, des syndicalistes reconnus avaient même ouvertement endossé Pierre-Karl Péladeau, le riche magnat de la presse, comme chef du PQ! Cet événement n’était pas sans rappeler l’une des plus célèbres citations de Chartrand :
« Les nationalistes pardonneront les pires turpitudes au PQ. Ils sont prêts à oublier qu’il existe une différence énorme entre le nationalisme et une véritable libération nationale. Raison pour laquelle j’ai toujours été contre ces “nationaleux” qui voulaient sauver la langue et laisser crever eux qui la parlent. »
Au cours des dernières décennies, le « Québec Inc. » s’est solidement implanté et la classe ouvrière subit les coupes, l’austérité, les privatisations de la part du gouvernement provincial. Il devient clair pour beaucoup de gens que la bourgeoisie québécoise ne vaut pas mieux que la bourgeoisie canadienne ou autre. La véritable libération nationale ne peut venir que d’une révolution socialiste.
Chartrand le révolutionnaire
« Une révolution c’est un changement radical de la société. Changer le capitalisme pour instaurer le socialisme, c’est une révolution : alors moi, je suis révolutionnaire. »
Michel Chartrand est président du Conseil central des syndicats nationaux de Montréal (CCSNM), affilié à la CSN, de 1968 à 1978. Cette période peut à juste titre être considérée comme la plus turbulente de l’histoire du Québec, et ces années ont été les plus importantes dans l’histoire de notre classe. Et Chartrand a été de loin le représentant le plus digne de la classe ouvrière québécoise alors que sa combativité était au sommet.
Le 1er mai 1969, au Congrès annuel du CCSNM, Chartrand lance un discours devenu célèbre.
« Ou bien on veut transformer la société et alors il ne faut pas l’attaquer tranquillement et de temps à autre et à peu près, mais régulièrement et constamment, sans aucun répit… ou bien alors on est satisfaits et on arrête de se plaindre contre le capitalisme et la dictature économique. […] Il faut que le Conseil central de Montréal soit l’organisme auquel peuvent se rattacher tous les organismes populaires. On va se battre avec tous les contestataires, tous les protestataires et tous les révolutionnaires. »
Les positions radicales défendues par Chartrand au CCSNM font de lui un ennemi incontournable de la bourgeoisie. Selon le biographe de Chartrand, Fernand Foisy, Rémi Paul, le ministre de la Justice en 1969-70 sous l’Union nationale, se promenait avec un mandat d’arrêt au nom de Chartrand, en attendant simplement d’ajouter une date et un motif!
Mais Chartrand se fait également des ennemis au sein même de la CSN – à commencer par le dirigeant national de la centrale, Marcel Pepin. Celui-ci publie en 1970 une Lettre aux militants de la CSN, où il laisse entendre que Chartrand manipule les syndiqués pour servir sa propre idéologie. Chartrand réplique : « Ils m’ont élu président, pis, tout le monde le sait, je suis socialiste depuis longtemps et anticapitaliste depuis toujours. » Pepin ne réussit pas à faire taire le socialiste révolutionnaire Chartrand.
En octobre 1970, les activités du Front de libération du Québec atteignent leur sommet lorsque Pierre Laporte est enlevé puis tué. C’est le prétexte que le premier ministre canadien Pierre-Elliott Trudeau attendait pour torpiller les droits démocratiques avec la Loi des mesures de guerre et faire arrêter des centaines de militants nationalistes, ouvriers et socialistes.
Il était tout naturel que Chartrand soit parmi les militants arrêtés en vertu des mesures de guerre, même s’il n’avait jamais adhéré au FLQ. En août 1970, Chartrand avait affirmé au sujet de l’organisation : « Jamais on ne me fera cracher sur les gars qui posent des bombes. Ils ont le droit de ne pas être contents, ces gens-là. Le système capitaliste est fondé sur la violence et il engendre nécessairement la violence. »
Suite aux événements d’Octobre, Chartrand et quatre autres militants qui n’ont rien à voir avec le FLQ seront accusés de « conspiration séditieuse ». Ils utiliseront courageusement le procès pour dénoncer le système de justice en général dans ce qui est maintenant connu sous le nom du « Procès des cinq ». Chartrand ne s’est jamais défilé quand venait le temps de défendre ses positions révolutionnaires, quel que soit le contexte. Après la lecture de l’acte d’accusation, Chartrand réplique :
« Cette accusation est ridicule. Dans mon cas, je fais de la “sédition” depuis 1938. J’ai toujours lutté ouvertement et systématiquement, jour et nuit, contre les bandits rouges et les bandits bleus. »
Malheureusement, l’impatience des militants du FLQ mènera à un recul dans la lutte de libération nationale et la lutte des travailleurs. De manière générale, le terrorisme individuel a pour seul résultat de renforcer l’appareil d’État, de servir de prétexte pour la répression. Cependant, la radicalisation de la classe ouvrière ne sera pas stoppée par l’épisode d’Octobre 1970. Celui-ci laissera vite la place au plus grand mouvement de grève de l’histoire du Québec, dans lequel Chartrand se trouvera encore une fois à l’avant-garde.
Chartrand et la révolution québécoise : le Front commun de 1972
En 1971, le mouvement ouvrier québécois est en ébullition. En octobre, une manifestation de masse à Montréal en appui aux lockoutés du journal La Presse est écrasée par la police, qui blesse 200 personnes et tue une jeune manifestante.
Quelques jours plus tard, l’un des plus importants rassemblements intersyndicaux a lieu dans un Forum de Montréal plein à craquer. C’est Chartrand qui a loué le Forum, et il adresse à la foule un célèbre discours, capturé en partie dans le documentaire 24 heures ou plus :
« À compter des tisserands de 1837 en France, les Canuts, les travailleurs des mines de charbon en Angleterre, les marins qui perdaient la vie parce que les navires se concurrençaient par la force des marins pour chauffer les bouilloires. Toute l’histoire de l’industrialisation est marquée de cadavres de femmes, d’enfants et de travailleurs. »
Son discours est accompagné du fameux slogan scandé par la foule en liesse : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat! »
La radicalisation du mouvement ouvrier se concrétise lors de la grève générale du Front commun d’avril 1972, qui comprend tous les travailleurs du secteur public affiliés à la CSN, à la FTQ et à la CEQ.
Lors de la grève, le CCSNM tient son congrès annuel du 13 au 16 avril sous le thème « Le socialisme, c’est la démocratie ». Le syndicat se prononce officiellement pour l’indépendance du Québec, mais lie indissolublement cette question à celle de la nécessité de la destruction du capitalisme et la construction du socialisme. Une résolution affirme : « L’État capitaliste est un instrument d’asservissement entre les mains des bourgeois. L’État socialiste sera un instrument de promotion pour le peuple. » Cette résolution, une parmi d’autres du même genre, donne une idée juste de la radicalisation de cette période.
Après seulement neuf jours, la grève générale du Front commun est réprimée par une loi de retour au travail adoptée par le gouvernement libéral provincial le 21 avril. Ce n’est ni la première, ni la dernière fois que le mouvement ouvrier se fait retirer son droit de grève par un gouvernement. Et malgré un vote majoritaire pour défier la loi dans les trois centrales syndicales du Front commun, les dirigeants syndicaux capitulent honteusement et appellent à respecter la loi antidémocratique.
Depuis ce temps, les lois spéciales continuent de casser les grèves régulièrement, au Québec comme ailleurs au Canada. Et chaque fois, les dirigeants syndicaux baissent la tête, et acceptent de perdre leur droit démocratique de faire la grève. Chartrand aurait eu de beaux mots pour eux. Voici ce qu’il répond le 22 avril 1972 aux dirigeants syndicaux capitulards :
« Les travailleurs ne se sont jamais laissé mater par une loi et ce n’est pas une déclaration faite par les trois présidents des centrales syndicales qui les fera changer d’avis. L’attitude prise par les chefs syndicaux, hier soir, démontre qu’ils ne sont plus à la hauteur du courage et de la détermination des grévistes qui s’étaient exprimés au cours de la journée. Les présidents des centrales semblent oublier que le mouvement syndical est né dans l’illégalité, qu’il a grandi dans l’illégalité et qu’il devra continuer de vivre en marge de la légalité qui favorise une minorité au détriment d’une majorité. »
Les dirigeants syndicaux d’aujourd’hui en auraient beaucoup à apprendre de Chartrand. Aujourd’hui encore, les lois spéciales qui s’abattent sur le mouvement ouvrier québécois doivent être défiées, sans quoi le droit de grève continuera de n’être qu’un droit sur papier. Plus que jamais, les mots de Michel Chartrand doivent servir de guide pour l’action.
Lors d’une réunion du CCSNM menée par Chartrand les 22-23 avril, 600 délégués votent à l’unanimité pour la démission des membres de l’exécutif de la CSN qui se sont opposés à défier la loi. Chartrand fait également adopter un appel à la grève générale pour le 1er mai. L’histoire retiendra que malgré la capitulation honteuse des dirigeants du Front commun, il n’était pas question d’abandonner la lutte pour Chartrand.
La grève du 1er mai ne survient pas, mais le 9 mai, après l’emprisonnement des dirigeants des trois centrales syndicales, un mouvement de grève générale spontané éclate à travers tout le Québec. Comme l’explique Chartrand : « Le gouvernement pense qu’il peut effrayer les travailleurs en jetant leurs leaders en prison. Il pense que ça fera taire les travailleurs… bien, il a allumé un feu de forêt qui va s’étendre partout, mobilisant des milliers de travailleurs tant dans le secteur privé que public. »
Chartrand voit juste. À l’apogée du mouvement spontané, 300 000 travailleurs sont en grève sauvage! Le 12 mai, au centre Paul-Sauvé, Michel Chartrand fait la lecture des lieux de travail où les travailleurs lancent des « initiatives locales », et les informations sont retransmises à la radio, notamment celles qui sont occupées par les travailleurs. Le lendemain, Chartrand s’adresse à une foule de 4000 près de la prison où sont détenus les dirigeants syndicaux, et s’en prend à René Lévesque qui refuse d’appuyer les travailleurs : « Lévesque agit comme un traître à la classe ouvrière et un abruti de la première espèce. »
La grève générale de mai 1972 constitue le moment où la classe ouvrière québécoise s’est trouvée le plus proche de prendre le pouvoir. Malheureusement, en l’absence d’une direction donnée par un parti des travailleurs muni d’un programme socialiste clair, la grève sauvage finit par s’éteindre. Sans que presque personne, même Chartrand, ne le remarque, une occasion en or d’entamer la marche vers le socialisme et la véritable libération nationale du Québec venait d’être manquée. Chartrand lui-même avait joué un rôle d’avant-garde en défendant une perspective socialiste dans le mouvement syndical et en tentant de bâtir un authentique parti ouvrier lors de cette période. Il faut redoubler d’énergie aujourd’hui pour compléter ce que Chartrand a commencé.
Faisons revivre l’esprit de Chartrand!
« À 87 ans, il m’arrive à l’occasion d’avoir quelques moments de lucidité… et c’est là que je constate qu’on continue de se faire fourrer autant qu’avant… »
Michel Chartrand a tout donné pour la cause de la classe ouvrière québécoise. Mais sa défense des opprimés ne s’arrêtait pas aux frontières du Québec. Il a notamment pris sur lui la défense de la cause des Palestiniens au Québec, à une époque où la cause était peu connue ici. Au lendemain du vicieux coup d’État d’Augusto Pinochet au Chili contre le gouvernement de Salvador Allende, Chartrand est à l’origine du Comité de solidarité Québec-Chili visant à aider les réfugiés politiques. En 1969, lors d’une manifestation pour la défense de la langue française, Chartrand en profite pour vanter la révolution cubaine aux cris de « Viva Fidel! Viva Cuba! » Chartrand était un internationaliste convaincu.
C’est en 1998 que Chartrand fait sa dernière apparition en politique électorale, à l’âge de 82 ans. Dans un dernier acte de défiance envers l’establishment, il se présente comme candidat indépendant contre nulle autre que Lucien Bouchard, alors dirigeant du Parti québécois et premier ministre sortant. Alors que Bouchard met de l’avant l’austérité au nom du « déficit zéro », Chartrand réplique avec le slogan « Pauvreté zéro ». Jusqu’aux dernières années de sa vie, Chartrand prend la défense des pauvres et des travailleurs.
Chartrand n’a jamais plié pour se joindre au PQ. En 2001, alors qu’il est nommé « Patriote de l’année » par la Société Saint-Jean-Baptiste, Chartrand fustige le PQ dans son discours, accusant le parti d’être « un petit parti de capitalistes qui n’a pas saisi l’occasion du pouvoir pour mettre en place un véritable système économique permettant de répondre aux besoins de la population »! Vers la fin de sa vie, Chartrand appuie même ouvertement Québec solidaire. Malheureusement, au cours des dernières années, QS s’est éloigné des idées socialistes révolutionnaires de Chartrand, plutôt que de s’en approcher.
C’est le 12 avril 2010 que Chartrand nous a quitté. Naturellement, il fallait s’attendre à ce que l’establishment en profite pour diluer ses idées. L’article publié par Le Devoir, par exemple, ne faisait absolument aucune mention de ses idées socialistes et révolutionnaires. Cela n’a cependant rien de nouveau. Lénine disait ceci au sujet de Marx et de ses idées :
« Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. »
Chartrand entre certainement dans cette catégorie de révolutionnaires qu’on essaie de « canoniser ». Mais rien ne peut effacer l’héritage du plus grand leader ouvrier de l’histoire du Québec. Il représente le meilleur des traditions révolutionnaires de notre classe. Chartrand a laissé peu d’écrits, mais a laissé à la place le souvenir ineffaçable d’un tribun des travailleurs, d’un socialiste convaincu, d’un dirigeant syndical allergique aux compromis avec l’ennemi de classe.
La révolution socialiste dont il rêvait est encore à faire. Il importe de faire revivre aujourd’hui l’esprit de Michel Chartrand, mais cette fois à un niveau supérieur. Nous devons combiner le dévouement sans limites pour la cause ouvrière dont il faisait preuve à un véritable programme socialiste, capable d’offrir aux travailleurs du Québec une solution aux horreurs du capitalisme. Joignez-vous à La Riposte socialiste, et finissons ce que Chartrand a commencé!