Cet article a été publié sur le site de nos camarades américains le 19 juillet dernier. Il relate l’expérience d’une de nos militantes américaines qui explique pourquoi elle a rejoint la Tendance marxiste internationale.
Je me souviens que, dès la quatrième année du primaire, on me traitait de féministe parce que je refusais absolument de porter des robes ou quoi que ce soit de la couleur rose. Je n’avais aucun problème avec ces étiquettes de « féministe » ou « garçon manqué » parce que je comprenais que, même lorsqu’on me le disait comme insulte, elles étaient des objections au fait que je n’étais pas conforme au statu quo. En tant que jeune fille qui aimait ses devoirs de mathématiques, qui gagnait des concours de rots et qui avait une collection de t-shirts trop larges, le statu quo ne me plaisait pas. Dès mon jeune âge, j’ai associé le féminisme à la liberté d’être moi-même.
Plus tard, au début de mon adolescence, je me suis mis à en apprendre à propos du sort des jeunes filles dans d’autres pays, comme l’Inde ou le Nigeria, où aller à l’école était un privilège pour lequel elles devaient se battre, un combat qu’elles perdaient souvent. J’ai commencé à associer le féminisme à la lutte contre les injustices auxquelles les filles sont confrontées dans le monde entier, en aidant par exemple les filles dans d’autres parties du monde à se procurer des produits d’hygiène féminine pour qu’elles puissent rester à l’école.
Au secondaire, j’ai découvert le patriarcat, le concept de « culture du viol » et celui du « plafond de verre ». J’ai découvert l’ampleur réelle de l’oppression des femmes, ainsi que l’inégalité raciale, l’homophobie et une foule d’autres façons dont notre société divise et opprime la majorité. Pour moi, le féminisme signifiait lutter contre toute forme d’injustice. « Féministe » est devenu une partie de mon identité, même si je m’accrochais encore aux étiquettes de « garçon manqué » et de personne « aux opinions très arrêtées ». Ma compréhension du concept de classe était encore, au mieux, superficielle; évidemment, les « pauvres » avaient plus de difficulté que les « riches », de la même manière que les Noirs avaient plus de difficultés que les Blancs. Mais « l’inégalité économique » n’était pour moi qu’une autre injustice que nous devions combattre.
À l’université, j’ai commencé à me poser des questions. Comment, exactement, pourrais-je lutter contre ces injustices? De toute évidence, ces problèmes ne se limitaient pas aux interactions sociales de surface, et ne pouvaient pas être résolu avec quelques réformes juridiques et d’une pincée de « pourquoi est-ce qu’on ne peut pas tous bien s’entendre? ». J’ai donc plongé tête première dans la théorie féministe. Vu que le féminisme m’avait ouvert les yeux sur ce qui n’allait pas dans le monde, il pourrait surement m’aider à changer les choses.
Le texte A Room of One’s Own (« Une chambre à soi ») était une lecture obligatoire pour l’un de mes cours. J’ai étudié l’histoire du droit de vote des femmes aux États-Unis, le texte de Vindication of the Rights of Women (« Défense des droits de la femme ») de Mary Wollstonecraft, les féministes de la deuxième vague des années 60, Roe v Wade. J’ai lu des extraits de Le Deuxième sexe, des articles de Gloria Steinem, des discours d’Angela Davis et des essais d’Andrea Dworkin.
J’ai plongé plus profondément, à la recherche d’idées encore plus radicales. Mais plus j’avançais, moins cela avait du sens. Les pièces du puzzle ne s’emboîtaient pas, et j’ai trouvé de plus en plus de contradictions dans la théorie. En fait, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas une théorie féministe, mais plutôt une multitude de théories. Pendant un cours universitaire, en tant qu’exercice, j’ai dû analyser « d’un point de vue féministe » un texte religieux. La conclusion correcte, selon le professeur, était que ce texte religieux était à la fois féministe et antiféministe, selon le point de vue de tel ou tel personnage qu’on adoptait. La leçon était que la libération d’une femme était l’oppression d’une autre femme, ce qui ne rapprochait aucune des deux femmes de l’abolition du patriarcat. En rétrospective, je me rends compte à quel point cette logique individualiste et postmoderniste est pratique pour ceux qui veulent maintenir le statu quo!
Malgré mon exploration approfondie dans les théories féministes, vers 2014, je ne m’étais toujours pas rapproché d’une voie vers la libération des femmes. C’était avant #MeToo, avant le « lundi noir » des femmes polonaises, avant la grève massive des femmes en Espagne, avant l’explosion des mouvements mondiaux de lutte contre la violence envers les femmes. Il n’y avait pas de « mouvement féministe » à proprement parler, et c’était déjà compliqué de convaincre quelques personnes que l’égalité juridique dans les pays capitalistes avancés ne signifiait pas que la lutte des femmes était terminée. Emma Watson avait fait son « coming out » féministe dans un discours et avait été attaquée pour cela, le soutien aux femmes harcelées pendant #GamerGate avait été minime et largement limité à l’activité en ligne.
À l’époque, les féministes autoproclamées que je lisais et auxquelles je parlais sur les forums et les groupes de discussion offraient une perspective sombre et dénuée de vision qui correspondait aux conditions de l’époque. La plupart des blogues et des infolettres documentaient simplement la discrimination et la violence contre les femmes et le fait que rien n’était fait à ce sujet. Toute perspective à long terme était pessimiste et se limitait à changer le mode de vie individuel : Élevez mieux vos fils! Ouvrez un refuge pour femmes! Déménagez dans une commune loin de tous les hommes!
La réponse rationnelle à ces « solutions » est le dégoût. Je suis devenu amère, en colère et aussi pessimiste que les autres. J’étais maintenant assez consciente pour voir partout des preuves de ma propre oppression. La « solution » la plus attrayante et la plus facile à gérer que j’ai trouvée contre l’oppression des femmes était de la reconnaître et de conscientiser chaque personne sur le sujet. C’était essentiellement jouer le rôle de police de la pensée, et constater qu’il s’agissait d’une solution non durable et non viable fut une leçon difficile à tirer. Il est difficile d’exprimer à quel point je me suis sentie écrasée lorsque j’entendais des gens que je respectais et dont j’étais si proche débiter de la rhétorique misogyne, parfois même quelques instants après avoir exprimé un accord avec une idéologie féministe conforme à ma propre pensée. Ma théorie féministe ne pouvait pas expliquer ce développement inégal de leur conscience politique.
Rompre avec mon idéologie et mon identité féministe ne s’est pas fait à la légère, mais c’était nécessaire. Nous avons vu comment des politiciennes comme Hillary Clinton adaptent le féminisme à leur propre programme. Même Theresa May se dit féministe. Les libéraux et la droite peuvent facilement adopter l’étiquette parce que le féminisme est un mouvement qui efface la différenciation des classes. Elle nourrit l’illusion que toutes les femmes ont les mêmes intérêts, même si les femmes de la classe dirigeante ont tout intérêt à ce que les femmes qui travaillent soient exploitées et opprimées avec le reste de leur classe. La représentation des femmes au gouvernement est insignifiante lorsque ces « représentantes » utilisent leur position pour bombarder d’autres femmes en Syrie!
Aussi décourageant que cela a pu être d’en ressortir les mains vides et induite en erreur après tout le travail que j’ai mis dans mon parcours féministe, je ne le regrette pas. Dans cette recherche de solutions, j’ai appris l’importance de l’internationalisme. J’ai toujours refusé de me battre pour la libération des femmes que dans un seul pays. J’ai appris l’importance d’étudier l’histoire et la théorie afin d’établir un plan pour l’avenir. J’ai compris que les racines de l’oppression des femmes se trouvent dans le monde matériel, et que pour la libération des femmes, nous avons besoin d’un nouveau système. En étudiant l’histoire du féminisme, j’en ai conclu que les mouvements vont et viennent, mais qu’en tant que révolutionnaires, nous devons construire quelque chose de plus durable. Bref, le féminisme m’a fait traverser une partie de la route – mais ce n’était pas assez.
Avec ces leçons durement apprises et un nouveau sentiment d’optimisme qui venait du fait que je recommençais à zéro dans une nouvelle université pour obtenir un diplôme d’études supérieures, je suis tombée sur la TMI. Je me suis rendue compte que l’histoire que j’avais étudiée se résumait à une partie minuscule de l’histoire humaine. L’étude du matérialisme historique et de l’histoire de la lutte des classes m’a ouvert de nouveaux horizons et m’a inspirée. Cela a confirmé les conclusions auxquelles j’étais déjà parvenu par moi-même et a offert une explication plus profonde des mouvements révolutionnaires. Les révolutions et le progrès ne sont pas nés spontanément et ne sont pas de simples « accidents historiques », mais se sont plutôt développés à partir de circonstances matérielles. 2014 a été le calme avant la tempête. Les mouvements des femmes de la classe ouvrière que nous voyons aujourd’hui sont l’aboutissement de processus qui se sont développés sous la surface de la société et qui n’ont laissé aux femmes travailleuses aucun autre choix que de se lever et de se défendre.
En étudiant la philosophie du marxisme, le matérialisme dialectique, j’ai pu reconnaître que les pitoyables « solutions » que le féminisme m’offrait étaient enracinées dans l’idéalisme philosophique. Il me semble évident maintenant que nous ne pouvons pas nous libérer de l’oppression simplement en changeant les idées des gens. J’ai compris que l’oppression des femmes était enracinée dans les conditions matérielles, mais que la seule approche à la libération des femmes que l’on m’avait proposée était une approche idéaliste, c’est-à-dire l’idée que nous pourrions façonner le monde matériel simplement en changeant consciemment notre façon de penser. Mais il n’est pas possible de « désapprendre » la misogynie dans une société qui renforce constamment notre propre oppression à travers les conditions dans lesquelles nous vivons et travaillons, dans un système qui profite de la discrimination et de l’oppression.
En étudiant l’économie marxiste, j’ai appris pourquoi la théorie féministe était si contradictoire. Sans analyse de classe, les féministes finissent par essayer de réconcilier deux groupes aux intérêts opposés : les femmes de la classe capitaliste – les PDG « brisant le plafond de verre » – et les femmes qu’elles emploient dans leurs sweatshops. Il n’y aura jamais assez de refuges pour femmes battues pour s’occuper de toutes les femmes victimes de violence. Les organisations caritatives qui aident les femmes les plus opprimées à survivre à ce système cruel affrontent les difficultés d’une trop forte demande et du manque de financement causés par les mesures d’austérité, inévitables en période de crise économique. La lutte pour l’accès aux soins de santé reproductive est difficile et n’avance pas. Elle a été réduite à simplement essayer d’arrêter l’introduction de nouveaux projets de loi qui restreignent l’accès à l’avortement et qui obligent de plus en plus de cliniques à fermer leurs portes chaque année.
C’est de là que vient le pessimisme du mouvement féministe. Les féministes ne voient pas comment sortir de ce système, parce qu’elles ne peuvent pas ou ne veulent pas envisager une rupture avec le capitalisme. Les appels par les dirigeantes féministes à une grève exclusivement féminine (comme en Espagne le 8 mars) empêchent un mouvement de masse contre le capitalisme parce qu’ils empêchent toute la classe ouvrière de s’unir contre nos exploiteurs communs. Les seules solutions que ces dirigeantes féministes peuvent offrir sont des réformes qui atténuent les conditions d’oppression des femmes temporairement – des concessions qui seront annulées au cours des prochains cycles électoraux ou de la prochaine crise économique.
Le marxisme offre une compréhension globale de l’histoire, de l’économie et de la philosophie. Plus important encore, il offre un véritable moyen d’aller de l’avant. Tant que nous vivrons sous le capitalisme, le rôle des femmes de la classe ouvrière sera toujours relégué à la production de profits et à la reproduction de la force de travail. Les attaques contre les droits reproductifs, le financement de l’éducation et le système de santé ne cesseront pas tant que le système capitaliste restera en place.
Les marxistes ne prétendent pas que la révolution socialiste mettra fin du jour au lendemain à la nécessité de lutter contre l’oppression. Nous ne disons pas non plus que la lutte contre l’oppression doit être reportée à après la révolution. Mais tant que nous n’aurons pas transformé la base économique sur laquelle la société est construite, tout mouvement contre l’oppression demeure limité. Pour garantir de façon permanente non seulement les droits reproductifs, mais aussi une éducation de qualité, un système de santé efficace, un salaire égal pour un travail égal ainsi que la fin de la servitude domestique, il est nécessaire d’abolir le capitalisme et de construire le socialisme. Le développement de la conscience de classe est crucial dans la lutte contre l’oppression, mais ce n’est pas suffisant. C’est pourquoi nous avons besoin d’une révolution socialiste pour détruire les fondements matériels sur lesquels repose le patriarcat et construire les bases permettant la fin de toute forme d’oppression!
Le pouvoir colossal des travailleurs lorsqu’ils entrent dans la lutte est évident. Les exemples sont nombreux : les millions de personnes en Espagne qui sont entrées en grève le 8 mars dernier et qui ont pris la rue contre le système judiciaire après le jugement de La Manada; les millions de personnes qui ont voté lors du référendum irlandais; la « marée verte » en Argentine qui s’est battue pour la légalisation de l’avortement; les femmes au Chili qui ont occupé plus de 20 collèges, universités et même des écoles secondaires pour exiger une éducation sans sexisme et harcèlement sexuel; les plus de 20 000 personnes qui ont inondé les rues de la Corée du Sud pour exiger une action contre les caméras cachées qui transforment leur vie quotidienne en pornographie; enfin, les femmes qui ont participé à #MeToo, portant un coup à la stigmatisation dont les survivantes de violence sexuelle sont victimes.
Nous tirons tous des leçons de nos expériences, mais nous devons aussi agir en fonction de ces connaissances durement acquises. La leçon essentielle pour tout mouvement est qu’une direction audacieuse est nécessaire. Une telle direction doit être prête à se battre jusqu’au bout, doit être confiante que la victoire est possible. Les dirigeantes féministes peuvent porter la lutte contre le sexisme devant les administrations des campus, le Congrès, Hollywood et les tribunaux. Mais leur idéologie ne peut pas et ne mènera pas les masses dans une lutte de vie ou de mort contre le capitalisme, racine de toute exploitation. Je demande donc respectueusement à toutes les féministes autoproclamées de porter un regard critique sur vos dirigeantes et vos idées. Elles vous ont amené jusqu’ici, mais est-ce assez loin? Si vous êtes prêtes à passer à l’étape suivante, joignez-vous à moi et aux milliers d’autres femmes du monde entier qui se sont jointes à la TMI et à la lutte pour faire du socialisme une réalité durant notre vivant!