Le bicentenaire de la mort de Napoléon a été l’occasion d’un déluge de glorification. Les hagiographes se sont succédé, sur les plateaux de télévision, pour nous conter les mérites du « petit caporal », en se contentant souvent de répéter la légende que ses partisans avaient créée dès le XIXe siècle : celle d’un empereur progressiste, d’un héritier de la Révolution française qui a su mettre fin aux « excès » de celle-ci – et poser les bases d’un État moderne. Les commémorations officielles ont joué, peu ou prou, cette vieille partition.
À première vue, cette apologie du fossoyeur de la Grande Révolution pourrait surprendre, dans la mesure où c’est cette même révolution qui a renversé l’Ancien Régime et balayé les obstacles que le féodalisme dressait sur la voie du développement du capitalisme. Mais en réalité, c’est parfaitement logique. Au pouvoir depuis plus de deux siècles, la bourgeoisie française est horrifiée par les moyens révolutionnaires qui ont permis de l’y hisser, car ces moyens peuvent tout aussi bien être utilisés pour l’en chasser (ce qui ne manquera pas d’arriver). Aujourd’hui, c’est le pouvoir de la bourgeoisie – et son système, le capitalisme – qui constituent de monstrueux obstacles sur la voie du progrès. Pour la classe dirigeante, Napoléon est donc un symbole de l’ordre : c’est l’homme qui a mis fin à la révolution et qui a affermi le pouvoir de la bourgeoisie française. Et en effet, c’est bien ce qu’il fut.
De la Révolution à l’Empire
En juillet 1794, l’aile droite des Jacobins fait exécuter Maximilien Robespierre et un certain nombre de ses partisans. Un nouveau régime s’instaure l’année suivante : le Directoire. La démocratie électorale est fermement limitée et une répression féroce s’abat sur les républicains radicaux, les « néo-jacobins », qui veulent poursuivre les mesures populaires prises par la Convention révolutionnaire (1792-1794). Parmi eux, certains commencent même à tracer les grandes lignes d’une société communiste. Ces précurseurs du socialisme utopique, mobilisés par Gracchus Babeuf dans une « conspiration des égaux », sont arrêtés et guillotinés en 1797.
La bourgeoisie espère alors avoir mis fin à la période des troubles. Elle veut jouir paisiblement de son nouveau pouvoir. Cependant, non seulement la répression ne réduit pas les néo-jacobins au silence, mais de l’autre côté du spectre social, les membres de la noblesse rêvent toujours de restaurer l’Ancien Régime. Stimulée par la répression de l’extrême gauche, l’extrême droite multiplie les complots. À l’occasion de la répression d’un soulèvement monarchiste, en octobre 1795, un jeune général d’origine corse – Napoléon Bonaparte – se fait connaître à Paris.
Le Directoire est un régime de crise, ballotté entre la faiblesse de la jeune bourgeoisie, le refus de la noblesse de renoncer à ses privilèges et la pression exercée par les couches les plus pauvres de la société. Malgré les restrictions placées sur le droit de vote, il faut « corriger » les résultats à chaque élection pour empêcher une majorité néo-jacobine de prendre le pouvoir. La situation est intenable. Le coup d’État de Napoléon va y mettre un terme.
Le bonapartisme
Las des crises politiques, plusieurs membres du Directoire planifient un coup d’État. Ils trouvent un soutien financier chez de nombreux banquiers. Pour s’assurer l’appui de l’armée, ils approchent le général Napoléon Bonaparte, qui est auréolé de ses victoires militaires en Italie et en Égypte. Bonaparte saisit cette occasion pour prendre le pouvoir. Les 9 et 10 novembre 1799[1], les grenadiers de Bonaparte dispersent l’Assemblée; un nouveau régime est proclamé : le Consulat. Bonaparte est nommé « Premier consul » et investi de tous les pouvoirs.
Ce nouveau régime s’appuie sur l’appareil d’État : l’armée, la police, la bureaucratie, etc. Cette situation est exceptionnelle : habituellement, l’appareil d’État est fermement sous le contrôle de la classe dirigeante, en l’occurrence la bourgeoisie. Mais dans certaines situations, lorsqu’un équilibre apparaît dans la lutte des classes, l’appareil d’Etat acquiert un certain degré d’autonomie vis-à-vis de la classe dirigeante. Celle-ci perd en partie le pouvoir politique direct, mais les moyens de répression de l’État demeurent à son service dans la lutte contre les autres classes sociales. Dans un tel régime, le pouvoir tend à se concentrer en son point d’équilibre : ici, le Premier consul, futur « Empereur des Français ». Les marxistes qualifient de « bonapartiste » ce type de régime, précisément parce que celui de Bonaparte en a été l’un des premiers exemples modernes.
Un régime bourgeois
Une différence, toutefois, sépare nettement le régime de Napoléon des bonapartismes de Pinochet, Pétain ou, aujourd’hui, Poutine. Les régimes de ces derniers défendent une bourgeoisie décadente, qui ne joue plus aucun rôle progressiste, et qui est menacée par la classe ouvrière – alors que Napoléon Bonaparte, lui, était en équilibre entre une classe ouvrière beaucoup trop embryonnaire pour passer à l’offensive et une bourgeoisie encore trop faible pour tenir fermement le pouvoir.
Dans tous les cas, le bonapartisme ne modifie pas la nature de classe du régime. Le régime de Napoléon garantit les conquêtes économiques essentielles de la Révolution : les terres prises aux seigneurs par les paysans restent entre leurs mains; le commerce et l’industrie restent libérés des innombrables barrières que leur imposait le féodalisme, avant 1789. Ceci assure au régime l’appui de la bourgeoisie et de la paysannerie.
Sur le plan politique, par contre, la réaction bat son plein. Les conquêtes démocratiques de la Révolution sont liquidées. Le parlementarisme est aboli au profit d’un régime dictatorial. L’esclavage, aboli en 1794, est rétabli en 1802. Une armée est même envoyée pour tenter – en vain – de reprendre Haïti aux esclaves révoltés[2]. La liberté de culte accordée aux juifs, en 1789, est strictement limitée. Le Premier Consul décrit les juifs de l’est de la France comme des « chenilles et des sauterelles » qui « sucent le sang des véritables Français »[3]. Enfin, Bonaparte finit par rétablir la monarchie à son profit : en 1804, il se proclame Empereur.
Guerres de conquête
Le régime de Napoléon a beau avoir mis fin, de facto, à la Révolution, il incarne encore, pour les monarchies européennes, la menace du renversement de l’absolutisme et du féodalisme. Le rétablissement de la monarchie sous la forme de l’Empire ne met pas fin aux guerres héritées de la Révolution. La France de Bonaparte est donc dans un état de guerre quasi-permanent avec la plupart des monarchies européennes.
Ces guerres sont aussi l’occasion, pour l’armée, de satisfaire ses envies de gloire et de richesses. Napoléon a hérité d’un outil militaire incomparable, forgé par la Révolution. Si son génie tactique est indéniable, ses victoires reposent surtout sur la supériorité manœuvrière de l’armée française.
Les armées des monarchies européennes sont composées de mercenaires, souvent enrôlés de force. Leurs soldats craignent leurs officiers plus que l’ennemi; beaucoup guettent la première occasion de déserter. À l’inverse, l’armée napoléonienne, héritée de la Révolution, est composée de conscrits et de volontaires, qui mènent une guerre considérée comme juste. Pour les paysans qui composent la majorité de la nouvelle armée, les guerres menées contre les nobles émigrés et les féodaux étrangers visent aussi à défendre les terres gagnées par la Révolution. Cette composition de l’armée s’accompagne de structures et de formations de combat beaucoup plus souples et autonomes qu’auparavant. Enfin, la Révolution a profondément renouvelé le corps des officiers. De nombreux officiers d’origine aristocratique, souvent âgés et pétris de préjugés, ont été envoyés à la retraite ou à la guillotine, et remplacés par des officiers jeunes, audacieux et novateurs.
Tout cela donne aux armées françaises une liberté de mouvement et un allant sans égal en Europe. Sur la lancée des grandes victoires militaires de la Révolution (Valmy, Rivoli, etc.), les troupes de Napoléon volent de victoire en victoire. A Ulm, à Austerlitz, à Iéna, les troupes françaises pulvérisent les armées monarchiques – en même temps qu’elles brisent l’ordre féodal.
Le bouleversement de l’Europe féodale
Presque malgré elles, les guerres napoléoniennes jouent un rôle relativement progressiste. Les armées françaises bouleversent les structures féodales des pays conquis et apportent dans leurs bagages les idées de « Constitution » et de « Liberté ». Les « Républiques sœurs », fondées par la Révolution, mais aussi les monarchies créées par Napoléon dans les territoires conquis, sont officiellement des régimes constitutionnels.
Les guerres napoléoniennes forcent aussi les régimes en place à s’adapter, pour survivre. Ainsi, la monarchie absolutiste prussienne se met à l’école française, proclame la guerre « nationale » et arme massivement sa population pour vaincre Napoléon à Leipzig, en 1813. C’est parmi les vétérans des guerres contre Napoléon que se recrutent beaucoup des révolutionnaires européens du début du XIXe siècle, notamment en Allemagne ou en Russie. En plus de leurs cicatrices, ces soldats ont ramené des champs de bataille les idées de la révolution de 1789-1794, transmises de façon déformée par l’Empire.
La chute de l’Aigle
Cependant, l’outil militaire de Napoléon finit par atteindre son point de rupture. Comme le faisait déjà remarquer Robespierre, « personne n’aime les missionnaires armés ». L’occupation française reste une occupation, même si elle s’accompagne d’une Constitution. D’autant plus que Napoléon multiplie les provocations et les humiliations : il nomme des parents et des amis rois d’Espagne, d’Italie ou d’ailleurs, annexe purement et simplement la Rhénanie à la France, etc. Au début des années 1810, des insurrections populaires mettent les Français en difficulté en Espagne et en Allemagne. En 1812, Napoléon tente une aventure militaire de trop : il disloque sa « Grande Armée » dans les immensités glaciales de la Russie. Le régime ne s’en relèvera pas. Confronté à une offensive générale des puissances européennes, lâché par ses alliés, détesté par un peuple français qui ne supporte plus le poids des guerres, Napoléon abdique en avril 1814 – et s’exile.
La bourgeoisie française accepte alors le compromis proposé par les Anglais : le rétablissement de la monarchie sous la férule des Bourbons, mais la préservation de toutes les conquêtes économiques de la Révolution – et en premier lieu : la liberté du commerce et de l’entreprise privée. La monarchie est restaurée, mais la bourgeoisie reste la classe dirigeante. La brève aventure du retour de Napoléon lors des « Cent-Jours », en 1815, n’a pas de conséquences, de ce point de vue. Le capitalisme a libéré la voie pour son développement en France. Napoléon y a joué son rôle : celui de fossoyeur des espoirs suscités par la Révolution et de protecteur des banques et de l’industrie capitaliste.
[1] Les 18 et 19 Brumaire an VIII, dans le calendrier révolutionnaire.
[2] Lire La révolution des esclaves de Saint-Domingue.
[3] Dans un livre sur le « séparatisme islamiste », Gérald Darmanin cite favorablement cette attitude de Napoléon à l’égard des juifs…