La saga autour de l’oléoduc Trans Mountain entre l’Alberta et la Colombie-Britannique a pris un nouveau tournant lorsque le gouvernement fédéral a annoncé être prêt à « nationaliser » l’oléoduc pour la somme de 4,5 milliards de dollars. Pour couronner le tout, la première ministre de l’Alberta, Rachel Notley, s’est engagée à ce que son gouvernement mette 2 milliards de dollars dans un « fonds d’indemnisation » afin d’assurer Kinder Morgan contre les coûts supplémentaires qui pourraient résulter de l’opposition au projet de la part du gouvernement britanno-colombien. Il s’agit d’une des rares fois où une « nationalisation » est aussi chaudement accueillie par les capitalistes : le PDG de Kinder Morgan, Steve Kean, a gaiement décrit l’événement comme un « grand jour ». Le cours des actions de l’entreprise, qui avait diminué à cause du retard du projet, a remonté en flèche depuis que le ministre des Finances Bill Morneau a annoncé le plan d’Ottawa d’acheter l’oléoduc.
Il ne faut pas se leurrer quant au type de nationalisation à laquelle nous avons affaire. Cette nationalisation est un renflouement, très similaire à ce que les gouvernements fédéral et ontarien ont mis en place en achetant les actions de General Motors et de Chrysler en 2009 pendant la crise financière. Les deux gouvernements avaient alors injecté 13,7 milliards au total dans les deux géants de l’automobile. Au final, ils n’ont réussi qu’à récupérer 10,2 milliards de dollars, refilant du même coup une facture de 3,5 milliards aux travailleurs canadiens. Nous devons nous attendre à encourir une perte similaire par ce sauvetage-ci, une perte qui retombera sur les épaules de la classe ouvrière à travers des mesures d’austérité à venir.
Cet achat de 4,5 milliards de dollars n’est d’ailleurs que le premier paiement d’une série de dépenses en cours. Ce paiement initial ne fait que couvrir le coût d’achat d’un oléoduc vieux de 65 ans, qui a d’ailleurs eu une fuite la semaine dernière. Maintenant que le gouvernement fédéral a pour responsabilité à la fois de construire un nouvel oléoduc et de couvrir les frais d’assurances contre les risques, la facture totale est estimée entre 15 et 20 milliards de dollars!
Le gouvernement a clairement indiqué ce qu’implique cette nationalisation. Bill Morneau a expliqué dans son annonce que ce serait une acquisition temporaire : le gouvernement remettra la propriété de l’oléoduc dans les mains du secteur privé au moment opportun. Ce « moment opportun » sera en fait le moment où le projet cessera d’engendrer des pertes et commencera plutôt à générer d’énormes profits : présentement, Kinder Morgan perd environ 75 millions de dollars par mois sur le projet à cause du retard. Le plan des libéraux est véritablement une forme de socialisme pour les riches, le gouvernement fédéral nationalisant les pertes de l’entreprise.
Quant aux travailleurs, ils doivent se satisfaire du capitalisme. Pourtant, quand il s’agit de moderniser le système de distribution d’eau afin d’éliminer les avis d’ébullition d’eau chez les Premières Nations (ce qui ne coûterait que 3,2 milliards de dollars), d’éliminer les frais de scolarité postsecondaires (ce qui coûterait 10,2 milliards de dollars), de financer l’assurance médicament, les garderies universelles, ainsi que plusieurs programmes qui rendraient la vie des travailleurs plus facile, on n’a supposément pas l’argent nécessaire. Les travailleurs se font dire que rien n’est gratuit dans la vie et qu’ils doivent se serrer la ceinture pendant que les grandes entreprises ont droit à un buffet à volonté.
Il a été répété maintes et maintes fois que la construction de cet oléoduc est dans l’intérêt national. Aux travailleurs, on présente cet intérêt national comme celui d’avoir des emplois bien payés grâce au mantra ressassé que le Canada perd 15 milliards de dollars par an sans cet oléoduc. Beaucoup de travailleurs albertains, notamment ceux qui ont perdu leurs emplois lorsque la crise pétrolière a frappé en 2015, ont espoir de retrouver un emploi bien payé grâce à cet oléoduc. Cependant, ils vont vite se rendre compte que cet espoir n’est qu’un mirage. Tous les emplois à haut salaire ne reviendront pas, même avec l’achèvement de l’oléoduc. La crise a forcé les employeurs à « couper dans le gras ». Todd Hirsch, économiste en chef chez ATB Financial, a fait le commentaire suivant sur les emplois bien payés qui abondaient dans les champs de pétrole albertains : « [C’est] un truisme maintenant largement accepté que les entreprises ont trop embauché et trop payé en 2013 et 2014. Ensuite, quand les prix ont chuté, beaucoup de ces emplois ont dû être coupés. La réalité, et c’est une réalité plutôt dure, c’est que beaucoup d’entre eux étaient inutiles. » En d’autres mots, les employeurs trouvent des moyens de faire travailler les travailleurs plus longtemps et plus durement pour de plus petits salaires. Dans ce récent climat de crise, dans lequel les gens se font licencier à gauche et à droite, la plupart des travailleurs sont prêts à accepter de telles conditions.
La crise a aussi forcé les compagnies pétrolières à se diriger vers l’automatisation dans le but de couper dans la masse salariale. Mark Salkeld, PDG de Petroleum Services Association of Canada, a affirmé qu’une équipe de fracturation hydraulique qui nécessitait une trentaine de personnes jadis, en affectant un travailleur par pompe, peut maintenant être composée de seulement deux personnes avec quelques télécommandes. Ainsi, alors que la production de sables bitumineux devrait augmenter, le taux d’emploi va quasiment stagner. (voir tableau ci-dessous)
Carol Howes de PetroMLI, un groupe industriel qui étudie le marché du travail, a ajouté que « [la] réalité est que nous nous trouvons devant une industrie complètement différente par rapport à ce qu’elle a été dans le passé. […] Il est improbable que l’industrie pétrolière et gazière canadienne réembauche tous les travailleurs mis à pied depuis fin 2014. […] Les emplois seront différents. » Les emplois seront en effet différents. Ils seront plus difficiles et les heures plus longues, moins bien rémunérés et beaucoup moins nombreux. La construction de l’oléoduc Trans Mountain ne résoudra pas la crise de l’emploi, ni en Alberta ni en Colombie-Britannique.
Les principaux bénéficiaires de ce projet d’oléoduc seront les hommes et les femmes en complet-cravate siégeant tout en haut des gratte-ciel de Calgary. Ils vont empocher les recettes liées à l’augmentation de la production et du transport pétrolier, alors que les travailleurs, qui ne recevront que de la petite monnaie, devront payer les 4,5 milliards de dollars du sauvetage (montant qui risque en plus de gonfler bien au-delà du chiffre initial), et risqueront de subir une catastrophe environnementale en cas de fuite de pétrole. De plus, cette saga a divisé la classe ouvrière qui a été contrainte de choisir entre l’environnement et la prospérité économique ainsi qu’entre le respect des droits des communautés autochtones et la création d’emploi.
Elle a aussi divisé les communautés autochtones : environ la moitié des Premières nations de l’Alberta et le tiers de celles de la Colombie-Britannique ont signé des ententes sur les répercussions et les avantages ou des lettres d’appui. En réalité, beaucoup de communautés autochtones ont peu d’autres options. Le chef des Premières nations de Yale, Ken Hansen, a dit que son peuple n’avait aucune autre option puisqu’ils avaient besoin de l’argent de Trans Mountain pour aider la communauté à se sortir de la pauvreté. « Quand nous avons signé cet accord, j’ai ressenti une grande honte, » a déclaré Hansen à la chaîne de nouvelles APTN. Le chef de la Première nation de Cheam, Ernie Cray, a dit que de tuer ce projet reviendrait à priver les communautés autochtones appauvries d’un soutien financier dont elles ont grandement besoin.
Mais la classe ouvrière n’a pas à choisir entre l’environnement et le développement économique. Il existe un autre choix : un programme socialiste de nationalisation de tout le secteur de l’énergie. Pas la nationalisation comme on la voit pratiquée aujourd’hui, où on nationalise les pertes et on privatise les profits, mais une nationalisation sous contrôle ouvrier. Aucune compensation n’est nécessaire puisque le coût de la nationalisation a été effectivement payé des dizaines de fois, à cause des bas taux de redevance. Avec la planification démocratique de l’industrie énergétique socialisée, nous pouvons nous assurer que toutes les retombées provenant des secteurs pétrolier et gazier ne profitent pas qu’à une infime minorité, mais à l’entièreté des travailleurs qui assureront 1) la création de bons emplois syndiqués; 2) la protection de l’environnement en approvisionnant un fond d’urgence pour faire face aux éventuelles incidences environnementales; 3) l’investissement pour réduire significativement les risques environnementaux; 4) la mise en place d’infrastructures dans toutes les communautés autochtones pour mettre fin à la crise de l’eau potable et à la pauvreté chronique dans les réserves; 5) la transition rapide vers des énergies plus propres, tout en protégeant les emplois; 6) l’éducation gratuite, l’assurance médicament, le logement public ainsi que les garderies universelles pour tous les travailleurs canadiens.
Quand on leur pose la question de la nationalisation des industries gazières et pétrolières albertaines, les dirigeants réformistes du NPD albertain répètent qu’il n’y a aucun appétit parmi les travailleurs albertains pour un tel programme. Cependant, on voit que lorsque les barons du pétrole font pression sur eux pour s’assurer de compléter la construction de l’oléoduc, Rachel Notley et son caucus du NPD n’hésitent aucunement à jouer la carte de la nationalisation. Les patrons accueillent toujours positivement la nationalisation quand ce sont leurs intérêts qui sont en jeu, mais s’y opposent furieusement quand c’est dans l’intérêt des travailleurs. Pourtant, à travers cet épisode, il est clair que les travailleurs ne sont pas contre la nationalisation lorsqu’on explique qu’elle est dans leur intérêt, c’est-à-dire lorsqu’elle leur crée de bons emplois. L’enjeu ne réside donc pas dans le rejet du principe de la nationalisation par les travailleurs ni dans leur prétendue aversion naturelle au socialisme. Le problème, c’est que la direction du NPD plie l’échine facilement face aux pressions des grandes entreprises et qu’elle n’a pas l’audace de s’opposer à la dictature des magnats du pétrole avec un programme socialiste de nationalisation.
Non au sauvetage de Kinder Morgan!
Nationalisons l’industrie pétrolière sous le contrôle démocratique des travailleurs!