Ce texte est le principal document politique adopté par le Congrès national de Révolution, qui s’est tenu fin juin. Il a été écrit en mai 2017, c’est-à-dire avant les élections législatives de juin. Aussi ne comprend-il pas d’analyse des résultats de ces élections, qui d’ailleurs ne changent rien aux perspectives ici élaborées.
L’objectif de ce document est d’analyser les processus fondamentaux à l’œuvre dans la société française et d’anticiper les développements économiques, politiques et sociaux les plus probables – ou, à défaut, les différents scénarios possibles. Anticiper les événements n’est pas une fin en soi, un jeu de l’esprit, mais une nécessité pour s’y préparer et y intervenir. Sans cela, nous serions constamment pris par surprise et condamnés à réagir au coup par coup.
L’évolution de l’économie constitue le facteur déterminant de la dynamique globale d’une société, mais seulement en dernière analyse. Les développements de la lutte des classes sur tous les plans, y compris le plan politique, s’enracinent dans la crise organique du capitalisme, mais n’en sont pas l’expression mécanique. Ils ont leur propre dynamique, qui est relativement indépendante des grandes tendances macro-économiques.
En particulier, l’évolution de la conscience des différentes classes sociales – et des différentes couches de ces classes – est un processus complexe dont il est impossible de prévoir avec précision le rythme, les formes et les conséquences politiques. Il faut constamment confronter nos perspectives au cours réel des événements, de façon à affiner notre pronostic, voire le modifier lorsque c’est nécessaire. Cette méthode est particulièrement indispensable à notre époque, qui est caractérisée par une instabilité et une volatilité extrêmes.
A propos des perspectives, Trotsky écrivait : « Le pronostic historique est toujours conditionnel – et plus il est concret, plus il est conditionnel. Ce n’est pas une traite dont on puisse exiger le paiement un jour déterminé. Le pronostic ne fait que mettre en lumière des tendances déterminées du développement. Mais en même temps agissent des forces et des tendances d’un autre ordre qui, à un moment donné, passent au premier plan. Quiconque désire obtenir une prédiction précise des événements concrets doit se tourner vers les astrologues. Le pronostic marxiste ne fait qu’aider à s’orienter. » [1]
La crise organique du capitalisme
Dix années se sont écoulées depuis la crise des subprimes, qui fut le prélude à la récession mondiale de 2008 et 2009. Depuis, aucun des problèmes fondamentaux de l’économie mondiale n’a été résolu. Par contre, d’autres problèmes se sont accumulés. Les gouvernements et les banques centrales ont contenu l’incendie de 2008 et 2009 en injectant des sommes colossales dans l’économie – et surtout dans le système bancaire et financier, auquel les grandes multinationales des différents secteurs économiques sont organiquement liées. En conséquence, les dettes publiques des Etats ont explosé. Les banques centrales ont mené une politique monétaire très accommodante, qui revient à faire tourner la planche à billets à plein régime. Autrement dit, elles ont regonflé la bulle spéculative qui a commencé à éclater il y a moins d’une décennie. En janvier 2017, le rapport semestriel du FMI s’alarmait de la dette mondiale du secteur non financier : elle a doublé depuis 2008, à 152 000 milliards de dollars, soit 2,25 fois le PIB mondial. [2]
L’addition a été présentée aux travailleurs et aux classes moyennes sous la forme de coupes budgétaires et d’une politique d’austérité permanente. Outre l’instabilité politique croissante qui en découle, ces mesures ont miné la demande et ont donc renforcé les tendances à la surproduction, qui est la cause fondamentale de la crise actuelle. Ce cercle vicieux a pesé – et pèse toujours – sur les phases de « reprise ». Depuis 2010, elles ne sont au mieux que de courtes et poussives parenthèses au milieu d’une « stagnation séculaire », pour reprendre l’expression des certains économistes bourgeois.
Le cycle croissance-récession n’est pas aboli : il est la respiration naturelle du système capitaliste. Il est même possible que s’engage une phase de reprise plus nette que ces dix dernières années. Ces derniers mois, la presse économique relève de nombreux « signaux positifs » – croissance des pays émergents, reprise du commerce mondial, léger mieux en Europe – et bruisse d’un nouvel espoir : la reprise est peut-être, enfin, arrivée. C’est possible. Mais elle ne règlerait aucun des déséquilibres structurels de l’économie mondiale. Elle n’ouvrirait pas une phase de croissance semblable aux trois décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Au-delà du cycle croissance-récession, nous avons affaire à une crise organique du système capitaliste, qui est une manifestation de son impasse historique. Ce système n’est plus capable de développer les forces productives comme par le passé. Les économistes bourgeois ne veulent pas et ne peuvent pas le reconnaître. Pourtant, c’est la cause fondamentale du marasme économique actuel.
C’est aussi l’une des conditions objectives d’une époque révolutionnaire, comme l’expliquait Marx. Ce caractère de notre époque ne serait pas atténué par une amélioration temporaire de la conjoncture. Au contraire, cela pousserait les travailleurs à lutter pour avoir leur part des fruits de la croissance et reprendre ce qu’ils ont cédé au cours des dix dernières années, notamment en termes de salaires, d’emploi et de conditions de travail. La lutte gréviste s’en trouverait stimulée. Par ailleurs, une reprise n’empêcherait pas les gouvernements de poursuivre des politiques d’austérité draconiennes. Les attaques et contre-réformes se poursuivraient, car une reprise n’empêcherait pas la nécessité, pour les capitalistes, d’accroître la compétitivité de leurs entreprises. De manière générale, les hauts et les bas de la conjoncture économique auront un certain impact sur les formes et les rythmes précis de la lutte des classes. Elle connaîtra des flux et des reflux, mais son intensification est inévitable, dans tous les pays.
Même si la « reprise » actuelle s’accélérait et se consolidait, l’économie mondiale resterait exposée au risque d’une nouvelle crise majeure. La question n’est d’ailleurs pas si une telle crise va éclater, mais quand. On ne peut le déterminer d’avance. Mais tous les éléments d’une nouvelle récession mondiale se sont accumulés, à commencer par des dettes colossales à tous les niveaux de l’économie, notamment en Chine. Un ralentissement brutal de l’économie chinoise – provoqué par un éclatement de ses bulles spéculatives – pourrait jouer le rôle de catalyseur. Il pourrait aussi venir d’une nouvelle crise financière en Europe, par exemple dans la foulée d’une faillite du système bancaire italien. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est la « politique de relance » annoncée par Donald Trump qui angoisse les analystes, car ils redoutent une explosion de la dette publique américaine (qui s’élève déjà à plus de 106 % du PIB).
Hegel soulignait que la nécessité s’exprime à travers des accidents. Or dans l’économie mondiale, le nombre d’accidents potentiels, de fissures et de fragilités ne cesse d’augmenter. C’est ce qui explique l’inquiétude et le pessimisme persistants des économistes les plus sérieux, malgré la légère amélioration de la conjoncture, ces derniers mois. Comme le Docteur Knock, ils considèrent que « la bonne santé est un état précaire qui ne laisse présager rien de bon ». Ils redoutent notamment des conséquences économiques de l’instabilité politique croissante. Le Figarodu 14 avril publiait un article intitulé : L’économie mondiale euphorique danse sur un volcan politique. L’auteur y mentionnait la politique étrangère de Donald Trump et la situation politique en France.
Tensions protectionnistes
Les stratèges du Capital s’inquiètent tout particulièrement des tensions protectionnistes qui s’accroissent aux quatre coins du monde. L’élection de Donald Trump a donné à ces tendances un visage concret. Bien sûr, Trump est désormais sous pression d’une importante fraction de la classe dirigeante américaine, qui considère avec horreur la possibilité d’une dislocation du marché mondial. Le président des Etats-Unis et son entourage ont d’ailleurs commencé à nuancer leurs positions. Mais la tentation protectionniste n’est pas seulement un argument démagogique de campagne électorale. Elle s’enracine dans la crise du capitalisme et la lutte des grandes puissances pour des marchés.
La mise en place de barrières douanières apparaît comme un moyen de protéger le marché national de la concurrence étrangère. Le problème, c’est que des mesures protectionnistes entraîneraient d’autres mesures protectionnistes, au risque d’aboutir à un effondrement du commerce mondial et à une dépression économique, comme dans les années 30. Les représentants les plus avisés de la bourgeoisie internationale le savent bien et veulent éviter ce scénario à tout prix. Mais la dynamique objective du capitalisme en crise est bien plus puissante que les préconisations des économistes bourgeois les plus lucides.
Le centre d’analyse Global Trade Alert a comptabilisé l’ensemble des mesures protectionnistes mises en œuvre à travers le monde entre 2008 et 2015 : hausses de droits de douane, taxes antidumping, restrictions d’investissement et règlementations diverses. Il signale une « poussée protectionniste ». Les Etats-Unis ont à leur actif plus de 1000 mesures protectionnistes, dont 377 ont été prises depuis 2008. La Chine en a pris 222 depuis 2008 (sur un total de près de 300), la Russie 478 (sur plus de 650), l’Inde 504 (sur plus de 650), la France 201 (sur plus de 300). Ces mesures sont localisées et n’ont pas encore un impact décisif sur les échanges internationaux. Mais elles soulignent une tendance. Dans le même temps, les grands traités de libre-échange sont remis en cause ou au point mort.
Marx expliquait que les deux principaux obstacles au développement des forces productives sont la propriété privée des grands moyens de production et la division du monde en Etats-nations. Pendant toute une période, les classes dirigeantes ont réussi à lever partiellement le deuxième obstacle à travers le développement du marché mondial (la « mondialisation »). Mais le problème n’est pas réglé, l’obstacle demeure et pourrait se réaffirmer brutalement.
La crise de l’UE
La crise de l’Union Européenne en est un bon exemple. La « communauté » européenne est travaillée par de puissantes forces centrifuges. Sous l’impact de la crise économique, les intérêts nationaux des différentes classes dirigeantes reviennent au premier plan. La crise des migrants en a donné une illustration flagrante, sous la forme d’une restauration des contrôles à certaines frontières intérieures de l’UE. L’accord cynique entre Merkel et Erdogan a permis de limiter l’afflux de migrants et de sauver Schengen. Mais c’est une solution provisoire – et suspendue à la stabilité du régime turc.
Le Brexit est un tournant majeur, lourd de conséquences. Même si la Grande-Bretagne n’est pas dans la zone euro, il s’agit du deuxième PIB du continent. Dix mois après le référendum de juin 2016, des observateurs superficiels se rassurent : « jusqu’ici tout va bien ». A ce stade, le Brexit a eu un impact moins négatif sur la croissance européenne que le FMI ne l’avait d’abord anticipé. Mais les négociations entre la Grande-Bretagne et l’UE ne font que commencer. Le Brexit est un point de non-retour et un pas sérieux en direction d’une dislocation de l’Union Européenne.
En 2015, l’expulsion de la Grèce de la zone euro – qui aurait provoqué une crise majeure de toute l’UE – n’a été évitée qu’en aggravant les souffrances inouïes des masses grecques et en discréditant davantage l’UE aux yeux de millions de travailleurs européens. Rien n’a été réglé. L’économie grecque ne sort pas de la récession. Malgré les objectifs officiels, le pays est toujours très loin de pouvoir financer sa dette sur les marchés. L’accord de juillet 2015 a temporairement repoussé la « solution » du problème grec, mais ce problème demeure entier. Le gouvernement Tsipras est complètement discrédité. Tôt ou tard, une nouvelle crise grecque pourrait menacer l’équilibre de la zone euro. Mais la menace pourrait aussi venir d’autres pays, à court terme.
En novembre 2015, quatre mois après la capitulation de Tsipras, une nouvelle crise aurait pu éclater à propos du Portugal, où le Parti Socialiste est arrivé au pouvoir sur la base d’un programme de suspension des principales mesures d’austérité. Mais les dirigeants européens – autrement dit, les dirigeants allemands – ont préféré temporiser et négocier avec le gouvernement portugais. Ils ne voulaient pas ouvrir un nouveau front immédiatement après la conclusion (provisoire) de la tragédie grecque. Cependant, de nouvelles crises éclateront inévitablement. L’Espagne et l’Italie pourraient en être les vecteurs. Et le Portugal reste dans la ligne de mire de la « troïka » : dans un rapport publié en février dernier, la Commission européenne rangeait le Portugal parmi les six pays présentant des « déséquilibres économiques excessifs ». Les cinq autres pays de cette liste – la Grèce étant traitée à part – sont la Bulgarie, Chypre, la Croatie, l’Italie et la France [3].
En France, une victoire de Mélenchon à la présidentielle aurait ouvert une période de grande incertitude pour l’UE, ses institutions et la monnaie unique. Le 23 avril, Merkel a poussé un profond soupir de soulagement. Mais la victoire de Macron ne règle rien. Même s’il parvient à trouver une majorité à l’Assemblée nationale, son gouvernement sera d’emblée très fragile. Par ailleurs, les tensions entre la France et l’Allemagne vont continuer de s’aggraver. Derrière les sourires de façade, le « couple franco-allemand » fait chambre à part – et les Allemands ont la plus belle chambre. Ils dominent plus que jamais l’Union Européenne, économiquement et politiquement.
La politique monétaire de l’Union Européenne est une source de tensions entre la France et l’Allemagne. Angela Merkel fait pression sur Mario Draghi, le président de la BCE, pour que celle-ci réduise son programme de rachats massifs d’actifs (« assouplissement quantitatif »), qui s’élève à 60 milliards d’euros par mois. La France et les pays du sud de l’Europe insistent pour maintenir ce programme. Ces tensions se transformeraient en une crise ouverte dans le contexte d’une sérieuse récession en Europe.
A ce stade, cependant, la classe dirigeante française n’a aucun intérêt à sortir de la zone euro. Elle a beaucoup plus à y perdre qu’à y gagner : les multinationales françaises réalisent toujours d’énormes profits en Europe. Les capitalistes français vont donc tenter de régler leurs problèmes de compétitivité en attaquant encore plus brutalement la classe ouvrière, au risque de provoquer une explosion de la lutte des classes et d’accélérer la polarisation politique. Les 19,6 % de Mélenchon, le 23 avril dernier, sont un sérieux avertissement pour les classes dirigeantes de toute l’Europe.
Le déclin du capitalisme français
Les perspectives pour l’économie française sont évidemment très dépendantes des perspectives pour l’économie mondiale. Une crise mondiale affecterait immédiatement la France. Mais en attendant, l’économie française traverse une crise spécifique, relativement aux autres grandes puissances.
Dans nos Perspectives pour la France 2015, nous avons décrit la courbe déclinante du capitalisme français au cours des 60 dernières années. Ce déclin s’est accéléré dans la foulée de la réunification de l’Allemagne – au profit de celle-ci. La crise de 2008 a marqué une nouvelle étape de la crise spécifique du capitalisme français, qui recule à la fois sur le marché mondial, le marché européen et son marché intérieur.
La croissance du PIB français en 2015 (1,1 %) et en 2016 (1,1 %) est inférieure à la moyenne de la zone euro (respectivement 1,5 % et 1,7 %). Entre 1990 et 2016, la part des exportations françaises dans les exportations mondiales est tombée de 6,3 % à 3,1 %. Dans la zone euro, les parts de marché des entreprises françaises sont passées de 17,3 % en 2000 à 13,4 % en 2016. Enfin, sur le marché intérieur français, la part des marchandises importées est passée de 19,7 % en 2003 à 23,6 % en 2016. En conséquence, la France affiche depuis 2003 un déficit commercial chronique. Il était de 48,1 milliards d’euros en 2016, après 45,7 milliards en 2015. Il a connu un pic de 74,5 milliards en 2011. A l’inverse, l’Allemagne avait un excédent commercial de 260 milliards d’euros en 2016, après 244 milliards en 2015. [4]
Ces chiffres soulignent le déficit de compétitivité de l’économie française. La classe dirigeante et ses politiciens en font naturellement porter la responsabilité aux « rigidités » du marché du travail et à une fiscalité « dissuasive ». Autrement dit : il faut détruire le Code du travail, baisser les salaires, précariser la main d’œuvre et multiplier les « baisses de charges » pour le patronat. Celles-ci doivent être compensées par des coupes massives dans les budgets sociaux. Telle est bien la politique que les gouvernements de Sarkozy et de Hollande ont menée – et que Macron se propose d’intensifier.
Sous le capitalisme, c’est la compétition et loi du profit qui dominent. En ce sens, il est exact que les acquis sociaux des travailleurs constituent un obstacle à la compétitivité de l’économie française. L’une des raisons du succès relatif de l’économie allemande tient précisément dans les contre-réformes drastiques menées par le gouvernement social-démocrate de Gerhard Schröder, au début des années 2000, qui ont fait nettement baisser le « coût du travail » en Allemagne.
Le parasitisme de la classe dirigeante
Telle est la réalité du système capitaliste, en particulier en période de crise. C’est ce que les réformistes de gauche ne comprennent pas – ou ne veulent pas comprendre, car ils seraient alors obligés d’en tirer des conclusions révolutionnaires, ce qui va à l’encontre de leurs principes. Ceci dit, il y a une dose colossale d’hypocrisie dans les complaintes de la classe dirigeante française. A l’entendre, elle voudrait embaucher, investir et développer l’industrie – mais, hélas, la CGT l’en empêche. La réalité est très différente. Au cours des dernières décennies, les capitalistes français ont systématiquement détruit l’appareil industriel national à coup de délocalisations juteuses et d’investissements purement spéculatifs. A la recherche d’importants profits à court terme, elle a financiarisé et tertiarisé l’économie française, poursuivant en cela le vieux fantasme de toute classe capitaliste : faire des profits sans passer par la pénible étape de la production.
La bourgeoisie française a été brutalement réveillée par la crise de 2008, qui lui a rappelé cette vérité élémentaire : le secteur manufacturier est la colonne vertébrale d’une économie moderne. Mais face à la concurrence des industries allemande et chinoise (entre autres), la bourgeoisie française n’a rien changé à sa politique industrielle, ou plutôt de désindustrialisation.
Le nombre d’emplois industriels a commencé à baisser en 2001 sans jamais, depuis, remonter ne fut-ce qu’un seul trimestre. Le pays en a perdu près d’un million (990 000) en 15 ans, dont 25 000 encore en 2016. La part de l’industrie dans le PIB du pays est passée de 16,6 % en 2000 à 12,6 % en 2016. Dans la construction, autre secteur décisif de l’économie, 133 200 emplois ont été supprimés depuis mai 2012. Pendant ce temps, des dizaines de milliers d’emplois archi-précaires de chauffeurs et de coursiers (Uber, Deliveroo, etc.) ont été créés. Voilà qui suffit à résumer le bilan de François Hollande en matière d’emplois.
Il y a cependant un domaine où l’économie française est dynamique : la production et la vente d’armes. Les marchands d’armes en ont vendu pour 6,8 milliards en 2013, 8,2 milliards en 2014, 16,9 milliards en 2015 et – record historique – 20 milliards en 2016. Le Figaro du 1er mars, qui rapporte ces chiffres, s’en réjouit et commente : « Les industriels ont bénéficié d’une situation géopolitique favorable ». Anémique, le capitalisme français se ressource dans le sang des peuples. La classe dirigeante est moins performante dans les secteurs essentiels à la vie humaine que dans l’industrie de la mort et de la destruction.
Le parasitisme du capitalisme français apparaît clairement dans le rapport entre les profits et l’investissement des entreprises. Entre 2008 et 2014, la croissance de l’investissement a oscillé autour de 0 %, mais cela n’a pas empêché la France de battre des records de profits et de dividendes versés aux actionnaires. L’investissement a légèrement augmenté en 2015 (+ 2,7 %) et en 2016 (+ 4,7 %), mais sans commune mesure avec l’augmentation des profits. Les entreprises du CAC 40 ont réalisé en 2016 quelque 76,4 milliards d’euros de profits, soit 33,7 % de plus qu’en 2015. Le Figaro du 10 mars, qui publie ces chiffres, ajoute ce commentaire : « A défaut d’avoir constaté une forte croissance de leurs chiffres d’affaires, les entreprises du CAC 40 ont dans l’ensemble réussi à faire croître leur rentabilité. » Autrement dit : les profits ne viennent pas d’une augmentation de la demande ou de nouveaux marchés, mais de mesures d’économies et de restructuration internes.
A quoi bon investir et embaucher si la demande est faible ? Ainsi raisonnent les capitalistes. On le voit notamment aux effets pratiquement nuls – en termes d’emploi et d’investissement – des différentes mesures du gouvernement Hollande pour subventionner massivement les entreprises et alléger leur fiscalité. Par exemple, le CICE a coûté près de 20 milliards d’euros par an aux finances publiques. Pour quel résultat ? Les experts qui travaillent pour le gouvernement – et qu’on ne peut soupçonner de noircir le tableau – estiment que les effets du CICE « sont difficiles à mesurer ». Ils avancent l’hypothèse de « 50 000 à 100 000 emplois créés ou sauvegardés sur la période 2013-2014 », mais sont incapables d’affirmer que les emplois prétendument « sauvegardés » auraient été supprimés sans le CICE. Ils reconnaissent que dans bien des cas, le CICE a simplement gonflé la trésorerie des entreprises et directement alimenté les dividendes versés aux actionnaires. [5]
De manière générale, les grandes multinationales ont d’innombrables moyens – légaux ou illégaux – d’échapper à l’impôt. Elles se plaignent sans cesse des « charges écrasantes », mais en réalité ce sont les plus petites entreprises qui payent le plus d’impôts.
Pendant ce temps, la dette publique continue d’augmenter. Fin 2016, elle s’élevait à 96 % du PIB, contre 85,2 % en 2011 et 64 % en 2007. La croissance de la dette a ralenti depuis 2014, mais elle demeure une bombe à retardement dans les fondations du capitalisme français – et de l’UE. La France s’endette toujours à des taux très bas, mais ceux-ci se sont agités dans les semaines qui ont précédé le premier tour de la présidentielle. C’était un symptôme significatif. Une nouvelle récession et un dérapage des déficits pourraient faire brusquement monter les taux d’intérêts de la dette française, qui ne pourra pas indéfiniment défier les lois de la gravité économique.
Une déclaration de guerre aux travailleurs
Dans ce contexte, la classe dirigeante française n’a pas d’autre choix que de lancer une offensive profonde et prolongée contre les conditions de vie et de travail de la grande majorité de la population. La mise en œuvre de contre-réformes sévères n’est pas une affaire d’« idéologie », comme se l’imaginent parfois les réformistes de gauche (qui tentent de ramener les patrons du CAC 40 à la raison). Non : c’est une nécessité objective du point de vue de la compétitivité du capitalisme français et des marges de profits des « 200 familles » qui en contrôlent les principaux leviers.
Cette politique réactionnaire va continuer de se déployer sur plusieurs plans. Des coupes franches dans les budgets sociaux sont la condition sine qua non d’un transfert massif d’argent public dans les caisses du patronat. Cela passe notamment par des suppressions de postes de fonctionnaires et le développement des contrats précaires dans le secteur public. Dans le même temps, les retraites, les allocations chômage, la Sécurité sociale et l’éducation nationale seront de nouveau attaquées. Mais pour faire baisser ce que les économistes bourgeois appellent le « coût du travail », les capitalistes doivent aussi réduire les salaires nets, augmenter le temps de travail et accroître la productivité de chaque heure travaillée. Cela passe notamment par la destruction du Code du travail et des conventions collectives.
Sous cet angle, les attaques des gouvernements Sarkozy et Hollande ont commencé à « porter leurs fruits » amers : en France, le « coût du travail » a augmenté de 0,8 % entre 2012 et 2016, contre 3,7 % dans la zone euro et 9,1 % en Allemagne. Cependant, « cette amélioration de la situation [en France] ne s’est pas traduite par des gains de parts de marché à l’international », soupire Le Figaro du 28 février. La France a seulement réduit son écart avec l’Allemagne : le coût horaire du travail (cotisations comprises) est désormais de 35,6 euros (en moyenne) dans l’Hexagone, contre 33 euros outre-Rhin. Il est de 29,8 euros dans la zone euro. En outre, l’augmentation récente du « coût du travail » en Allemagne reflète l’embauche de travailleurs qualifiés dans ce pays, en lien avec sa croissance industrielle. C’est donc plutôt une force qu’une faiblesse, du point de vue de la compétitivité de ce secteur. La France, elle, saccage son industrie. En conséquence, elle se retrouve concurrencée à la fois par l’industrie allemande et par des pays où le prix de la main-d’œuvre non qualifiée est plus faible (y compris l’Allemagne). Le coût horaire du travail est de 13 euros au Portugal, de 21,1 euros en Espagne et de 27,5 euros en Italie. [6]
Cette situation complique sérieusement l’avenir du capitalisme français, qui se retrouve pris en étau, pour ainsi dire. Du point de vue de la classe dirigeante, cela rend la politique de contre-réformes d’autant plus urgente. Mais c’est alors que surgit un deuxième problème, pour les capitalistes français : les travailleurs ne sont pas disposés à rester les bras croisés pendant qu’on s’en prend à des décennies de conquêtes sociales. Or la classe ouvrière de notre pays a de grandes traditions révolutionnaires. Cela inquiète la classe dirigeante (et terrifie les dirigeants du mouvement ouvrier). Aussi a-t-elle procédé avec une certaine prudence, jusqu’alors. Mais désormais elle n’a plus le choix. Elle doit déclarer la guerre aux travailleurs. Fillon avait annoncé la couleur, mais c’est Macron qui hérite de cette tâche. Ironie de l’histoire, c’est donc à un jeune banquier sans expérience et sans galons que revient la mission de diriger la charge.
Radicalisation
La magnifique grève générale des travailleurs guyanais, en mars et avril derniers, a donné aux capitalistes un avant-goût de ce qui les attend. Bien sûr, il y a en Guyane une situation spécifique, d’une gravité exceptionnelle. Mais ses causes fondamentales sont les mêmes qu’ailleurs. L’explosion de colère des travailleurs d’Air France, en octobre 2015, était une bonne illustration de l’état d’esprit qui se développe sous la surface de la société. Au moins aussi significatif était le soutien déclaré d’une majorité de travailleurs à l’égard des salariés d’Air France, qui étaient accusés de « violence » par toute la société officielle.
Depuis la crise de 2008, le processus de radicalisation s’est poursuivi sans interruption. Il s’est notamment exprimé par deux mouvements sociaux de grande ampleur – contre la casse des retraites en 2010, puis contre la loi Travail en 2016 – et par une cristallisation politique très nette : après 11 % des voix à la présidentielle de 2012, Mélenchon en a recueilli 19,6 % en avril 2017.
Le processus est évident sur le terrain électoral, puisque Mélenchon est passé de 4 à 7 millions de voix. Qu’en est-il sur le terrain des luttes sociales ? Si on le considère d’une façon superficielle, le mouvement de 2016 contre la loi Travail peut sembler n’être qu’une simple répétition de celui de 2010. On doit même souligner que les manifestations, lors des « journées d’action » de 2016, ont été moins massives qu’en 2010, et le mouvement de grèves reconductibles moins étendu. Mais en conclure qu’il y a eu un recul de la combativité serait une sérieuse erreur d’analyse.
Les dirigeants confédéraux des syndicats utilisent les « journées d’action » comme une soupape de sécurité permettant de faire tomber la pression au sein de la classe ouvrière. Ces journées ne sont pas organisées comme de véritables grèves générales de 24 heures. Il s’agit essentiellement de manifestations, qui sont parfois énormes, mais qui ne s’accompagnent pas d’un mouvement de grève national ayant un impact significatif sur l’économie. Celle-ci tourne alors à peu près comme les autres jours. Sur les manifestations viennent de nombreux militants politiques et syndicaux, des agents de la Fonction publique (qui souvent ont posé un jour de RTT), des étudiants, des lycéens, des chômeurs, des retraités – mais relativement peu de grévistes du secteur privé (hors délégués et militants syndicaux). Même le secteur public n’est que très partiellement mobilisé.
En référence aux « journées d’action », Nicolas Sarkozy ironisait : « désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit. »Cette fanfaronnade était bien de son genre, mais elle n’était pas vraiment du goût du patronat et des dirigeants syndicaux, car elle soulignait l’impuissance des « journées d’action » à faire reculer un gouvernement. Or voilà précisément ce qu’un nombre croissant de jeunes et de travailleurs ont compris, notamment sur la base de l’expérience de 2010. Et c’est surtout pour cette raison que les manifestations contre la loi Travail ont été moins massives que celles de l’automne 2010. Ce n’était pas l’expression d’un recul de la combativité ; c’était la conséquence d’une prise de conscience : la stratégie des « journées d’action » ne suffit pas. A quoi bon sacrifier une journée de salaire – si ce n’est plus – dans une mobilisation dont on sait d’avance qu’elle n’aura aucun impact sur la politique gouvernementale ? Depuis la défaite du mouvement de 2003 contre la « réforme » Fillon (retraites), les travailleurs et les militants syndicaux ont eu de nombreuses occasions d’y réfléchir.
Cette prise de conscience avait déjà débouché, à l’automne 2010, sur le développement de grèves reconductibles dans un certain nombre de secteurs (raffineries, ports et transport routier, entre autres). Mais la direction confédérale de la CGT refusait de lever le petit doigt pour soutenir et étendre ces grèves reconductibles, qui constituaient pourtant la seule chance de victoire. Bernard Thibault (CGT) prenait même ses distances avec ces grèves, publiquement, et se contentait d’appeler à de nouvelles « journées d’action ». Isolés, les grévistes reprirent le travail au bout de quelques semaines ; les journées d’action refluèrent et le mouvement fut battu.
A cet égard, le mouvement contre la loi Travail a marqué un progrès. Les délégués du congrès de la CGT, qui s’est tenu au milieu du mouvement, ont obligé la direction confédérale à prendre formellement position pour des grèves reconductibles. Certes, il y a loin d’une résolution de congrès au développement effectif de la grève sur le terrain. Les dirigeants confédéraux s’y refusaient obstinément. Ils continuaient d’organiser des « journées d’action » en complète contradiction avec la dynamique réelle de la lutte sur le terrain. Voyant la passivité et les vacillations de la direction confédérale, les travailleurs en grève reconductible cessèrent le mouvement assez vite. Beaucoup comprenaient qu’ils risquaient fort de se retrouver isolés, comme en 2010. C’est aussi ce qui explique que la grève reconductible a touché moins de secteurs, au total, en 2016 qu’en 2010. Cela ne reflétait pas une moindre combativité, mais une prudence dictée par l’expérience.
Reste que le congrès de la CGT a enregistré une nette radicalisation de la base militante. Celle-ci a tordu le bras de sa direction. Cela se reproduira à l’avenir. Les dirigeants seront obligés de s’adapter à l’humeur de la base, de virer à gauche – ou seront remplacés par des éléments plus radicaux. Ce processus se développera d’abord dans les syndicats d’entreprise, les structures interprofessionnelles et les fédérations. Mais il affectera aussi les sommets confédéraux de la CGT. N’oublions pas que le remplacement de Le Paon par Martinez, début 2015, a été imposé par la base de la CGT. Il a marqué un tournant vers la gauche, ou plus exactement une interruption de la dérive droitière, au moins sur le plan du discours.
Le même processus se développera dans les autres confédérations syndicales, avec des rythmes et des formes différentes, y compris à la CFDT. La longue dérive droitière de la direction de la CFDT finira par lui éclater à la figure. Notre organisation doit se garder de tout sectarisme à l’égard des militants de la CFDT. Ce syndicat organise des couches de travailleurs moins conscients et moins militants que ceux de la CGT, en moyenne. Mais d’une part, ce n’est qu’une moyenne : il y a des exceptions locales (exemple : la CFDT de Florange en 2013). Surtout, l’humeur de la base de la CFDT finira par changer. La crise du capitalisme provoquera une profonde polarisation interne à la CFDT.
La radicalisation des bases syndicales ne trouve pas d’expression adéquate au sommet. En conséquence, des organisations de base vont prendre des initiatives indépendantes de la stratégie des directions confédérales, voire contre la volonté de celles-ci. Le « Front social », qui regroupe un nombre croissant de structures syndicales, en est un bon exemple. Les mobilisations à l’appel du Front social ont eu un certain succès. Son dirigeant le plus connu, Mickaël Wamen, est un orateur et un lutteur talentueux. Il a acquis une autorité importante. Il critique ouvertement les directions syndicales, y compris de la CGT, pour leur refus d’organiser sérieusement la lutte contre la droite et le patronat.
Il y a un élément d’ultra-gauchisme dans la direction du Front social. Par exemple, Wamen n’a pas pris position sur les élections présidentielles. Par ailleurs, le Front social est investi par des militants et des organisations gauchistes qui, par leurs méthodes, pourraient en entraver le développement. Ceci dit, dans la mesure où l’émergence du Front social exprime la radicalisation des bases syndicales, il pourrait devenir un véhicule de mobilisations massives, à l’avenir. Il est donc possible qu’il joue un rôle important – et contribue, au passage, à l’émergence d’un courant de gauche dans le mouvement syndical.
Les Nuits Debout et la jeunesse
Les Nuits Debout furent une autre expression de la radicalisation d’une fraction croissante de la jeunesse et du salariat. Ce mouvement était inévitablement confus. Mais les idées qui y circulaient étaient souvent bien plus à gauche que celles des dirigeants officiels du mouvement ouvrier. A Paris, les AG quotidiennes réunissaient des milliers de personnes et insistaient sur la nécessité d’une grève générale reconductible. Par ailleurs, elles ne s’en prenaient pas seulement à la loi Travail, mais également à « son monde » – c’est-à-dire au système capitaliste et à ses institutions politiques corrompues.
L’universitaire Frédéric Lordon se faisait applaudir à tout rompre lorsqu’il expliquait que le système actuel est structuré par l’asservissement du Travail au Capital – et qu’il faut donc mettre un terme définitif à cet asservissement. En termes marxistes, cela signifie le renversement du capitalisme et son remplacement par une société dirigée par les travailleurs. Les Nuits Debout furent une réfutation vivante de l’argument – si souvent avancé par les dirigeants réformistes – selon lequel les « vieilles idées » révolutionnaires ne peuvent plus convaincre personne. Une fraction significative de la jeunesse est ouverte aux idées révolutionnaires : c’est un fait, pas une hypothèse qui attendrait sa vérification.
Le 23 avril, Mélenchon a recueilli 30 % des voix des électeurs de 18-24 ans. Dans cet électorat, il a nettement devancé tous les autres candidats. Bien sûr, il y a chez ces jeunes beaucoup de confusion. Comment pourrait-il en être autrement ? Quels dirigeants dotés d’une audience de masse expliquent les idées du marxisme ? Aucun. Mais une partie des jeunes électeurs de Mélenchon recherchent nos idées révolutionnaires. En outre, des idées réformistes se combinent souvent avec des aspirations révolutionnaires. Ainsi, d’après une enquête menée auprès de 210 000 jeunes de 18 à 35 ans, 62 % d’entre eux se disent prêts à « participer à une révolte de grande ampleur contre le gouvernement ». [7] Ce n’est pas étonnant : au cours de sa vie politique consciente, la nouvelle génération n’a connu que la crise du capitalisme et les politiques d’austérité. Dans ce système en faillite, elle est privée d’avenir.
La radicalisation de la jeunesse est une très mauvaise nouvelle pour la classe dirigeante. Les jeunes ont souvent joué un rôle clé dans le développement de crises révolutionnaires. Ce fut le cas en Mai 68, en France. Craignant la jeunesse, Hollande a cherché à l’épargner au cours de son quinquennat. Par exemple, il a évité de s’attaquer frontalement à ses conditions d’études. En vain : la jeunesse a tout de même viré vers la gauche. Cette dynamique trouvera une expression dans les luttes. Un mouvement de grande ampleur sur les facultés, les lycées ou dans les banlieues pauvres est tout à fait possible à court terme. Il ne lui manque peut-être déjà plus qu’une étincelle. Il est impossible de dire quand ce mouvement s’engagera. Mais les occasions ne manqueront pas : la droite au pouvoir attaquera la jeunesse.
D’autres mouvements massifs pourraient se développer autour de certaines catégories de la population qui subissent une oppression spécifique, comme les immigrés ou les femmes par exemple. Dans le cas des femmes, on observe à la fois une multiplication et une radicalisation des luttes dans de nombreux pays ces dernières années. Ainsi des centaines de milliers de femmes ont manifesté contre la remise en cause du droit à l’avortement en Pologne ou au Brésil, mais aussi contre les violences sur les femmes dans plusieurs pays latino-américains, en Espagne et en Italie. Aux Etats-Unis, une imposante « marche des femmes » a cristallisé l’opposition à Trump suite à son élection. Ces mouvements ont rencontré un large écho en France.
Il est par ailleurs notable que les revendications et les méthodes du mouvement ouvrier soient de nouveau à l’ordre du jour des luttes spécifiques des femmes, bien que de manière confuse. Pour la « journée des droits des femmes » le 8 mars dernier, des syndicats et associations d’une cinquantaine de pays – dont la France – ont avancé la revendication commune d’une « grève internationale des femmes », en réponse à la violence « sociale, légale, politique, psychologique et verbale que les femmes subissent sous différentes latitudes ». Il est vrai que ces mouvements restent dominés par des directions petites-bourgeoises et un programme réformiste. Cela explique leur ancrage limité en France, à ce stade. Mais cela pourrait changer à l’avenir.
En parallèle, dans les quartiers populaires des grandes agglomérations, se développent des mouvements animés par des femmes refusant l’instrumentalisation de la question féminine à des fins racistes par la classe dirigeante, ainsi que par certaines personnalités et associations « féministes ». On observe également des luttes sociales où les femmes sont en première ligne, en défense des services publics, de l’emploi et des conditions de travail. Ce sont là des prémisses d’un mouvement de fond. Dans l’immédiat, la radicalisation générale qui traverse la société contribuera à accentuer la différenciation de classe au sein des luttes des femmes. En conséquence, cela peut leur donner à terme un caractère quantitativement et qualitativement supérieur par rapport au passé.
L’implication massive des femmes dans la lutte pourrait se cristalliser contre les mesures prévues par Macron. L’accentuation de la précarisation du travail, d’une part, et les attaques prévues contre de nombreux droits sociaux garantis par la Sécurité Sociale et l’Etat, d’autre part, toucheraient en premier lieu les femmes. Or celles-ci sont déjà les premières victimes de la crise du capitalisme. Le double fardeau travail/foyer, couplé au renforcement des inégalités dans les conditions de travail, pourrait dès lors devenir intolérable pour une majorité des femmes de la classe ouvrière. L’engagement direct des femmes dans la lutte des classes est donc à l’ordre du jour. Cela contribuera d’ailleurs à faire émerger davantage la question de l’oppression spécifique qu’elles subissent. Les directions du mouvement ouvrier seront poussées à y répondre de manière plus combative.
Toutes les conditions d’un brusque développement de la lutte des classes – voire d’une explosion sociale majeure – sont en train de mûrir rapidement. La colère et la frustration croissantes des travailleurs, la fermentation à la base de la CGT, la radicalisation politique générale, en particulier dans la jeunesse : tous ces éléments pointent dans la même direction. Or c’est précisément dans ce contexte que la classe dirigeante se prépare à lancer une grande offensive contre les conditions de vie et de travail de la masse de la population. A cela s’ajoute un élément conjoncturel : après avoir régulièrement augmenté depuis la crise de 2008, le chômage pourrait temporairement se stabiliser, voire même baisser un peu. C’est ce que suggèrent les statistiques relatives aux « intentions d’embauche » des entreprises, au plus haut depuis 2002 [8]. Les carnets de commandes se remplissant de nouveau, les travailleurs seraient encouragés à la lutte. L’ensemble constituerait un cocktail économique, politique et social explosif.
La crise de régime
Au cours des dix dernières années, la crise de régime du capitalisme français n’a cessé de s’aggraver. Les institutions de la Ve République et les grands partis politiques « de gouvernement » (PS et LR) sont discrédités. La démocratie bourgeoise est gangrenée par une classe politique corrompue, habituée depuis des décennies à se partager les prébendes de l’État et complètement déconnectée des conditions de vie des masses. L’Assemblée nationale, le Sénat, les Ministères et l’Élysée – entre autres – exhalent une odeur de pourriture.
Les plus hautes institutions sont dévalorisées. Nicolas Sarkozy avait déjà beaucoup abîmé l’autorité et le prestige de la « fonction présidentielle » ; François Hollande l’a rendue encore plus triviale. Cependant, les traits individuels de ces deux hommes ont seulement accéléré un processus à l’œuvre dans le rapport des masses aux institutions de l’Etat. Entre la mythologie gaulliste d’un Président semi-divin qui plane au-dessus des classes et des partis, « garant de l’unité nationale », et la loufoquerie d’un François Hollande, avec ses petites blagues et ses virées sentimentales en scooter, il y a la crise du capitalisme et la décomposition des institutions qui protègent ce système. Pour la première fois sous la Ve République, un président sortant a dû renoncer à briguer un second mandat.
Aux dernières élections locales et européennes, l’abstention a battu des records. Aux régionales de décembre 2015, le cumul des abstentions et des votes blancs ou nuls a dépassé les 54 % des inscrits, auxquels il faudrait ajouter des millions d’électeurs qui n’ont même pas pris la peine de s’inscrire sur les listes électorales. Le même chiffre s’élevait à plus de 59 % aux élections européennes de mai 2014. Cela traduit un profond rejet de l’ensemble du système politique.
Le « phénomène Macron » en est lui-même une expression. Macron a remporté l’élection présidentielle grâce à la profonde crise du PS et des Républicains. Il a fondé un nouveau mouvement et critiqué les « vieux partis ». A présent qu’il occupe l’Élysée, il va être rapidement frappé par la crise du régime qu’il défend. Ses promesses de « renouveler la vie politique » seront pulvérisées par de nouveaux scandales de corruption.
La succession d’« affaires » impliquant des responsables politiques de premier plan n’est pas un phénomène nouveau. Mais il devient d’autant plus insupportable que ces mêmes politiciens corrompus demandent sans cesse aux travailleurs de faire des sacrifices. En apprenant quel était le montant total des sommes versées à Pénélope Fillon au titre de ses divers « emplois », beaucoup de gens ont calculé que cela représentait, au total, ce que gagne un couple de smicards pendant toute sa vie de dur labeur. C’est dévastateur. En outre, les « affaires » Fillon n’ont pas seulement discrédité lui-même et son parti, mais aussi le Parlement : on a appris, à cette occasion, que des centaines de parlementaires embauchaient des membres de leur famille.
Les « affaires » ont joué un rôle non négligeable dans la crise politique et sociale qui a débouché sur la grève générale de juin 1936, en France. Aujourd’hui, la Ve République sort très fragilisée du dernier cycle électoral. Constatant la faiblesse de leurs adversaires, les travailleurs en profiteront pour passer à l’offensive, comme ce fut le cas en Guyane. La crise de régime va se poursuivre, stimuler la lutte des classes et pousser un nombre croissant de jeunes et de travailleurs à tirer des conclusions révolutionnaires.
Le phénomène Macron
L’élection présidentielle a été marquée par une nette accélération du processus de polarisation politique. Les deux grands partis « de gouvernement » (le PS et LR) en ont fait les frais. Mélenchon a recueilli 7 millions de voix, soit 3 millions de plus qu’en 2012. Au l’autre bout de l’échiquier politique, Marine Le Pen a recueilli au premier tour 7,6 millions de voix, soit 400 000 voix de plus qu’aux élections régionales de 2015, lesquelles marquaient déjà un record absolu pour ce parti. Au deuxième tour, 10,6 millions de personnes ont voté pour le FN, soit 5 millions de plus que lors du deuxième tour de la présidentielle de 2002.
La polarisation politique s’est développée aussi bien vers la droite que vers la gauche, comme nous l’avions anticipé. Mais c’est tout de même le « centre » qui a remporté l’élection. La contradiction n’est qu’apparente. Le processus de polarisation rencontre une résistance acharnée aux sommets de la société, qui ont fait campagne pour Macron (notamment les grands médias). Mais la résistance existe aussi à la base de la société, en particulier dans les classes moyennes aisées et les couches supérieures du salariat qui n’ont pas encore été affectées par la crise du capitalisme. Elles aspirent au calme et à la stabilité. Elles ont des illusions tenaces dans l’économie de marché – et notamment dans son « ubérisation ». Elles espèrent qu’un politicien jeune et nouveau permettra de conjurer la crise et, au passage, de nettoyer les écuries d’Augias du système politique. En quoi elles seront rapidement déçues.
Après la Deuxième Guerre mondiale, le capitalisme français a accumulé une certaine quantité de graisses qui stagnent dans les couches intermédiaires de la société. Celles-ci forment une partie importante de l’organisme social. Mais le régime austéritaire que la classe dirigeante veut infliger à la société française poussera un nombre croissant d’électeurs de Macron vers la droite et vers la gauche. La polarisation l’emportera sur la stagnation ; la dynamique objective du capitalisme en crise balayera les illusions « centristes ».
Beaucoup d’électeurs de Macron seront vite déçus par la réalité de sa « moralisation de la vie politique ». La République en marche est déjà un panier de petits et gros crabes impatients de saisir – ou de conserver – les places lucratives dans l’appareil d’Etat. La morale n’en sortira pas grandie. Par ailleurs, Macron va s’appuyer sur des éléments du PS et de la droite qui ne sont pas spécialement connus pour leur désintéressement. Macron et ses partisans n’échapperont pas à la corruption organique du système politique. Cela contribuera à la chute rapide du nouveau président, dans l’opinion.
La crise du PS
Dans nos Perspectives de 2015, nous avons décrit les différentes étapes qui, de Mitterrand à Hollande en passant par Jospin, ont déporté la direction du PS très loin vers la droite. Les deux dernières années du gouvernement de Manuel Valls ont parachevé le divorce de ce parti avec sa base sociale traditionnelle. La loi Travail était une contre-réforme que le Medef réclamait de longue date, mais que les précédents gouvernements de droite eux-mêmes n’avaient pas osé engager. Au cours du mouvement de lutte contre cette loi, Valls n’a reculé devant aucune ignominie. La répression et les provocations policières ont atteint de nouveaux sommets. L’insulte, le mensonge et la manipulation étaient le pain quotidien du gouvernement. Les ministres et les députés « socialistes » ont attaqué la CGT dans des termes qui sont habituellement ceux de la droite et de l’extrême droite. Sur les dernières manifestations contre la loi Travail, beaucoup de gens criaient : « Tout le monde déteste le PS ! »
« Tout le monde », non, mais de plus en plus de monde, sans aucun doute. Cela s’est rapidement vérifié. La participation à la primaire du PS était nettement moins importante qu’en 2011. Elle a surtout consisté en un rejet de Manuel Valls. Après sa victoire, Benoit Hamon n’a fait illusion que pendant quelques semaines. Il a cherché une position « centrale » entre Mélenchon et Macron. Mais cette position était fictive. Les électeurs de François Hollande en 2012 étaient poussés vers la gauche (Mélenchon) ou vers la droite (Macron). La composition sociale de l’électorat socialiste de 2012 n’était pas homogène : les couches supérieures se sont plutôt tournées vers Macron, les couches les plus populaires vers Mélenchon. La dynamique du « vote utile » a renforcé ce processus. Hamon s’est retrouvé au « centre » d’un désert électoral.
Si Valls avait remporté la primaire, on peut douter qu’il aurait recueilli beaucoup plus de voix à la présidentielle. Le PS dans son ensemble est profondément discrédité, à commencer par son aile droite. A présent, la plupart de ses dirigeants accélèrent leur mouvement vers la droite. Macron a investi un certain nombre de députés socialistes sortants aux législatives. Plusieurs ont déjà rejoint La République en marche. D’autres, nombreux, annoncent qu’ils sont prêts à participer à une « majorité présidentielle » à l’issue des élections législatives. La participation du PS à une majorité de droite serait une première sous la Ve République.
Cette nouvelle dérive droitière pourrait aboutir à une scission du PS : l’« aile gauche » du PS proteste. Cependant, les « frondeurs » nous ont habitués à des protestations platoniques. Ils ont passé tout le mandat de François Hollande à « protester » contre sa politique, mais sans jamais en tirer la moindre conclusion pratique. Même au plus fort du mouvement contre la loi Travail, ils ont refusé de voter une motion de censure. Ils sont très affaiblis et très opportunistes. Il n’est pas certain que la « gauche du PS » prendra l’initiative d’une scission. Elle pourrait simplement végéter sur le flanc gauche de la recomposition « au centre », voire s’y effondrer.
L’aile droite du PS – c’est-à-dire sa direction actuelle – ne proposera pas immédiatement de fusionner avec le parti de Macron. Elle voudra d’abord remporter le prochain congrès du PS. Il est possible qu’elle y parvienne. Peut-être proposera-t-elle – pendant ou après le congrès – de « refonder » le PS en modifiant son nom et, surtout, en l’arrimant au parti de Macron. Il est impossible d’anticiper précisément les formes et les rythmes que prendra l’évolution du PS au cours des prochains mois, qui seront très chaotiques. Il y aura d’importantes frictions au sein même de l’aile droite du PS. Mais une chose est claire : la perspective d’un PS uni et se renforçant dans l’opposition de gauche au prochain gouvernement est exclue. En conséquence, la France insoumise sera de facto la principale opposition de gauche au gouvernement, à condition qu’elle se transforme en parti et qu’elle ne commette pas de grossières erreurs.
La France insoumise
Le lien entre nos perspectives et notre orientation est très clair en ce qui concerne la France insoumise (FI). Nous étions pratiquement les seuls à anticiper de longue date tout le potentiel de la campagne électorale de Mélenchon. Il y a un an à peine, beaucoup de militants – y compris dans le Parti de Gauche – étaient sceptiques et pessimistes. Ils se laissaient aveugler par tel ou tel détail, telle ou telle carence de Mélenchon. Ils ne comprenaient pas que ces éléments n’étaient pas des obstacles absolus à la cristallisation politique autour de Mélenchon, laquelle était déterminée par de puissants facteurs : la crise du capitalisme, la radicalisation des masses (en particulier la jeunesse), la politique du gouvernement Hollande, la faillite du PS, des « frondeurs » et des dirigeants du PCF, l’expérience de la Grèce (Syriza), de l’Espagne (Podemos), des Etats-Unis (Sanders) et de la Grande-Bretagne (Corbyn) – mais aussi, last but not least, la relative radicalité de Mélenchon lui-même.
A ce stade de l’élaboration de nos perspectives, partons de l’hypothèse la plus probable, à savoir que la FI ne remportera pas les prochaines élections législatives. Elle occupera alors la place de principale opposition de gauche au gouvernement. Le mouvement « d’adhésion » à la FI s’est prolongé à un rythme important après le premier tour de l’élection présidentielle. La FI a été lancée en lien direct avec la candidature de Mélenchon à la présidentielle, mais son développement va se poursuivre au-delà des élections législatives.
Toute la question est de savoir si les dirigeants de la FI vont transformer leur mouvement en un parti, c’est-à-dire en une organisation dotée de structures locales liées entre elles, de directions élues, de congrès, d’un système de cotisations, etc. Le succès même de la FI pousse dans cette direction, car les nouvelles tâches qui se présentent nécessitent les structures d’un parti. Inversement, le maintien d’un « mouvement », avec sa direction échappant à tout contrôle et son amateurisme à la base, risquerait d’aboutir à la dislocation progressive de la FI, c’est-à-dire à la dilapidation de son capital politique. Les limites d’un mouvement apparaîtront même aux militants qui, à ce jour, sont hostiles à la « forme parti » parce qu’ils craignent que la FI devienne un « parti comme les autres ». En Espagne, Podemos ne s’est consolidé qu’en se transformant en parti. Cette expérience pèsera sur le débat dans la FI. Dans l’hypothèse où la FI se transforme en parti, le Parti de Gauche fusionnerait avec lui.
Il n’est pas exclu que les erreurs de la direction – et il y en aura de toutes sortes – aboutissent à un effondrement de la FI, ou du moins à un sérieux affaiblissement. Mais ce n’est pas le scénario le plus probable : en l’absence d’alternative et compte tenu de l’autorité accumulée par la FI (et singulièrement par Mélenchon), cette organisation devrait constituer un véhicule privilégié de la radicalisation politique. Or cette radicalisation se poursuivra et sera alimentée par les luttes sociales. La FI connaîtra des hauts et des bas, comme en a connus Podemos en Espagne. Mais il est probable que sa dynamique générale sera ascendante – du moins tant qu’elle ne sera pas au pouvoir.
Jean-Luc Mélenchon continuera sans doute de jouer un rôle central dans la direction de la FI. En plus des dirigeants du Parti de Gauche qui étaient déjà connus, d’autres dirigeants nationaux ont émergé au cours de la campagne. D’autres encore émergeront au fur et à mesure que la FI se développera et se consolidera. L’ensemble formera une direction relativement jeune et méconnue du grand public, mais dans un contexte de rejet des vieux appareils, ce sera un avantage plutôt qu’un inconvénient. Par ailleurs, des militants et des cadres du PCF rejoindront sans doute la FI, surtout si le PCF s’avère incapable de virer vers la gauche. Un certain nombre de militants communistes quittent déjà le PCF pour rejoindre la FI.
Avec son discours radical sur l’écologie et son projet de « planification écologique » – malgré ses limites réformistes –, la France insoumise occupe désormais une place centrale sur les questions environnementales, marginalisant un peu plus les Verts. Ces derniers, après des années de toutes sortes de compromis opportunistes avec le PS, ont montré leur incapacité et leur manque de volonté à apporter une réponse d’ampleur à la crise écologique majeure provoquée par le système capitaliste.
Au début, la composition sociale et politique de la FI sera très hétérogène. L’entrée dans la FI d’un plus grand nombre d’éléments prolétariens, dans un deuxième temps, accentuerait la polarisation interne, qui ne manquera pas d’apparaître. Les débats internes à Podemos existeront également dans la FI, entre les partisans d’une ligne modérée, « au-dessus des classes », et les partisans d’une ligne plus radicale et tournée vers la lutte des classes.
Le PCF
Le développement de la France insoumise et sa transformation en un parti pourraient accélérer le déclin du PCF. Ceci dit, les dirigeants du PCF se chargent très bien eux-mêmes de saborder leur parti. Ils multiplient les erreurs opportunistes : vote de l’état d’urgence, soutien sans faille à Tsipras après sa capitulation, « fronts républicains » contre le FN, etc. La direction nationale et la plupart des directions départementales du PCF se sont avérées incapables de rompre avec l’appareil du PS, auquel elles sont organiquement liées de longue date. Compte tenu du discrédit qui frappe le PS, c’est suicidaire. Mais les dirigeants du parti ne voient pas d’alternative ; au fil des années, ils sont devenus des réformistes de gauche très modérés.
La direction du PCF place la sauvegarde de son réseau d’élus au-dessus de tout principe. Mais un parti « communiste » ne peut pas survivre indéfiniment sans un minimum de principes. D’élection en élection, le nombre d’élus du PCF ne cesse de reculer. A la base, beaucoup de militants quittent le parti ; peu y adhèrent. Lors du congrès de 2008, le PCF comptait 78 800 cotisants ; ils étaient 64 200 lors du congrès de 2012 et 53 000 lors du congrès de 2016. Le PCF a donc perdu un tiers de ses effectifs en moins de 8 ans, soit 26 000 cotisants. Depuis le congrès de 2016, cette hémorragie s’est sans doute poursuivie. Beaucoup de militants ont très mal vécu les interminables tergiversations de Pierre Laurent sur la question du candidat que le parti devait soutenir à l’élection présidentielle. Même après le vote des militants en faveur d’un soutien à Mélenchon, Pierre Laurent a maintenu l’ambiguïté – jusqu’à la fin du mois de mars !
Le PCF compte toujours des milliers de militants dévoués à la cause des travailleurs et qui se considèrent comme des révolutionnaires. Mais l’affaiblissement continu de ce parti l’expose désormais à la marginalisation. A un certain stade, le déclin du parti risque de franchir un seuil qualitatif au-delà duquel il disparaitrait de l’horizon politique des masses (ce qui est déjà le cas, dans une large mesure), mais aussi de l’avant-garde du mouvement ouvrier. C’est ce qui est arrivé au PRC en Italie. Un parti peut très bien compter plusieurs dizaines de milliers d’adhérents et ne plus rien peser, ou presque rien, dans la vie politique.
En Espagne, la « Gauche Unie » (Izquierda Unida, IU) a été sauvée de la marginalisation, au moins temporairement, par un virage à gauche de sa direction, sous l’impulsion d’Alberto Garzón. Ce jeune député a mené une lutte contre une partie de l’appareil d’IU et l’a emporté. Il a tourné IU vers une alliance avec Podemos sur la base d’un programme plus radical. Un processus semblable est-il possible au PCF ? On ne peut l’exclure, mais rien ne l’indique à ce stade. Aucune figure du type d’Alberto Garzón n’a émergé dans les sphères dirigeantes du PCF. Il y a à cela une raison objective : les liens entre le PCF et le PS sont nettement plus organiques – Parlement, mairies, conseils départementaux, conseils régionaux – que ne l’étaient ceux d’IU et du PSOE en Espagne.
La droite et l’extrême droite
La nette victoire de François Fillon aux primaires de la droite a confirmé ce que nous écrivions dans nos Perspectives de 2015 : « Alain Juppé (…) veut incarner l’aile modérée de l’UMP. Il a le soutien d’une large section de la classe dirigeante. Mais la base de l’UMP, elle, regarde vers la droite. » La crise du capitalisme fait sans cesse monter la température dans cette large couche de notables, rentiers, bigots et petits-bourgeois divers qui forment le cœur de l’électorat des Républicains. Les attentats de Paris et de Nice – et la flambée de propagande islamophobe – ont exacerbé leur nationalisme. La barbarie fondamentaliste leur a permis de se sentir eux-mêmes l’avant-garde et les chevaliers de la plus haute civilisation, malgré leurs superstitions et leurs préjugés recuits. L’« identité heureuse » d’Alain Juppé ne leur parlait pas. Ils ne sont pas « heureux », mais inquiets, hargneux et belliqueux. Ils sont sensibles au discours raciste du FN et trouvent ce parti de plus en plus « acceptable ». 20 % des électeurs de Fillon au premier tour ont voté pour le FN au deuxième. 32 % se sont abstenus ou ont voté blanc/nul. Et c’est sans compter ceux qui, suite au « Penelope Gate », ont directement voté pour le FN au premier tour.
Il y a donc une contradiction entre les sections décisives de la grande bourgeoisie, qui à ce stade veulent tenir le FN à l’écart du pouvoir, et le socle électoral des Républicains, qui se déporte vers la droite et a de moins en moins d’objections de principe à une alliance entre la droite et le FN. Les performances électorales du FN exercent une pression croissante sur la direction des Républicains, qui redoute d’être prise en étau entre les « centristes » – Macron, Bayrou, droite du PS, etc. – et l’extrême droite. De son côté, la direction du FN est à l’affût de toute alliance possible avec des éléments de la droite traditionnelle qui seraient prêts à franchir le Rubicon. Le ralliement au FN de Dupont-Aignan, qui avait quitté l’UMP en 2007, avait valeur d’exemple et de modèle. La « refondation » du FN annoncée par Marine Le Pen se donne pour objectif d’accélérer ce processus.
Discrédités par les scandales de corruption et le bilan du gouvernement Sarkozy, tiraillés par un électorat de droite qui se divise entre « modérés » et « radicalisés », les Républicains sont plongés dans une crise durable qui, tôt ou tard, débouchera sur une recomposition de la droite. Selon le résultat des élections législatives, un bon nombre de députés des Républicains pourraient déjà rallier la majorité présidentielle. Cela signifierait une scission dans le groupe parlementaire des Républicains.
Le gouvernement Macron ne règlera pas les problèmes fondamentaux du capitalisme français, dont le déclin relatif ne s’interrompra pas de sitôt. Par ailleurs, les attaques de Macron contre les travailleurs stimuleront la lutte des classes et la radicalisation politique à gauche. En retour, cela radicalisera une partie de l’électorat de droite, qui voudra mettre fin aux « désordres » et prendre des mesures décisives contre les « privilèges » des travailleurs. Cette polarisation renforcera la constitution d’un pôle de droite dans lequel le FN refondé et rebaptisé pourrait jouer un rôle important.
Une menace bonapartiste ?
Est-ce que cela signifie que la France s’oriente à court terme vers un régime de type bonapartiste [9], voire fasciste ? Non. Si la bourgeoisie ne veut pas du FN au pouvoir, à ce stade, ce n’est pas par attachement aux prétendues « valeurs républicaines », mais notamment parce que le parti de Marine Le Pen est toujours détesté dans de larges couches de la jeunesse et de la classe ouvrière. Or le mouvement ouvrier n’a pas subi de défaites majeures ; il est intact et se radicalise chaque jour un peu plus. Un gouvernement de coalition avec le FN serait une provocation dangereuse, du point de vue de la bourgeoisie.
Il est vrai que la dynamique décrite plus haut rapproche le FN du pouvoir. Mais même si le FN entre au gouvernement dans les années qui viennent, en 2022 ou avant, cela ne mettrait pas un régime bonapartiste à l’ordre du jour. Le rapport de forces entre les classes rendrait extrêmement périlleuse toute tentative d’instaurer ce type de régime. Cela risquerait de provoquer une explosion de la lutte des classes dont la bourgeoisie ne serait pas sûre de sortir gagnante. Or pour mettre en œuvre sa politique, elle peut toujours s’appuyer sur la passivité ou la complicité active des dirigeants « socialistes » et syndicaux. Autrement dit, dans l’immédiat, la bourgeoisie ne peut pas s’orienter vers le bonapartisme et n’en a pas besoin.
Il est notable, par exemple, que le gouvernement Hollande n’a pas tenté d’utiliser l’« état d’urgence » pour interdire les manifestations et les grèves contre la loi Travail. Il est vrai que la répression et les provocations policières sont montées d’un cran. Mais c’est un jeu dangereux, du point de vue de la bourgeoisie. Une grave « bavure » pourrait mettre des millions de personnes dans la rue. En outre, la répression policière radicalise toute une frange de la jeunesse et du mouvement ouvrier.
Notre organisation ne doit pas participer à la confusion qui règne sur un prétendu « danger fasciste » en France. Un régime fasciste suppose d’abord de mobiliser et d’armer une masse de petits-bourgeois contre les organisations du salariat. Ce simple fait réduit à néant la caractérisation du FN comme un parti fasciste. Le FN est un parti bourgeois, nationaliste, raciste et archi-réactionnaire dont les dirigeants aspirent à partager le pouvoir avec d’autres formations et courants de la droite, dans le cadre de la démocratie bourgeoise. Marine Le Pen et son entourage ne cessent de donner des gages de leur bonne volonté. S’ils modèrent leur discours démagogique sur la sortie de l’UE, qui est contraire aux intérêts de la bourgeoisie française, c’est pour ouvrir des passerelles avec d’autres courants de la droite traditionnelle. Si les dirigeants du FN entrent dans un gouvernement prochainement, ils mèneront une politique pro-capitaliste impopulaire et qui se heurtera à la résistance des travailleurs. Et ils ne pourront pas écraser cette résistance sous la botte d’un régime bonapartiste. Ils finiront discrédités, comme l’ont été les précédents gouvernements de droite.
Enfin, les perspectives pour le FN ne peuvent pas être élaborées indépendamment de ce qui se passe dans les organisations du mouvement ouvrier. L’ascension du FN, ces dernières années, a partiellement reposé sur la croissance d’un électorat populaire – ouvriers et chômeurs – qui est ulcéré par l’impuissance des gouvernements « de gauche » à régler leurs problèmes. La politique réactionnaire du gouvernement Hollande a été un puissant facteur dans les récents progrès électoraux du FN. Mais inversement, l’émergence d’une force de masse et radicale, sur la gauche de l’échiquier politique, aura tendance à saper les bases électorales du FN. La campagne de Mélenchon a déjà permis d’arracher un certain nombre de jeunes, de chômeurs et de travailleurs au vote FN – et plus encore à l’abstention. En conséquence, un gouvernement de la gauche radicale pourrait arriver au pouvoir avant le FN. Il s’en est fallu de peu, le 23 avril dernier, pour que cela se produise.
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le rapport de force objectif entre les classes n’a cessé de se modifier à l’avantage du salariat, qui constitue aujourd’hui l’écrasante majorité de la population active (90 %). Cela limite la possibilité, pour la bourgeoisie, de s’orienter vers un régime bonapartiste. Pour autant, cela ne signifie pas qu’un tel régime est exclu à tout jamais. Si, dans la période à venir, la classe ouvrière et ses organisations ne parviennent pas à prendre le pouvoir et renverser le capitalisme, la bourgeoisie finira par se tourner vers une forme de dictature bonapartiste. Mais un tel régime serait d’emblée très instable. Surtout, la classe ouvrière aura d’ici là plusieurs opportunités de prendre le pouvoir.
Conclusion
La France est entrée de plain-pied dans une période de très grande instabilité politique et sociale. A l’occasion des élections présidentielles et législatives, la crise politique a connu une accélération soudaine qui a pris par surprise la plupart des commentateurs bourgeois. Pendant des décennies, le paysage politique se modifiait graduellement, en surface. A gauche, le lent déclin du PCF semblait annoncer une hégémonie quasi totale du PS. De l’autre côté de l’échiquier politique, l’ascension du FN semblait être contenue par une droite solide et par le mécanisme de collaboration de classe intitulé « front républicain ». L’alternance entre le PS et la droite semblait encore à l’ordre du jour. Cet équilibre s’est effondré. Les vieux partis de gouvernement, PCF compris, sont en crise. L’émergence de la France insoumise peut radicalement transformer la gauche. L’avenir du PS est en suspens. Les Républicains sont déchirés entre le « centre » et l’extrême droite. La recomposition politique se poursuivra ; elle sera stimulée par la crise économique et sociale.
Cette situation s’enracine dans la crise du capitalisme français. Lénine soulignait que « la politique est de l’économie concentrée ». Mais les processus politiques retardent sur la réalité économique et ne rattrapent celle-ci que brutalement. Voilà à quoi nous assistons aujourd’hui. Il en ira de même sur le terrain syndical et des luttes en général. Le remplacement de Le Paon par Martinez, à la tête de la CGT, était une première secousse, le symptôme annonciateur d’une plus profonde crise de la CGT. Les directions confédérales des syndicats jouent un rôle décisif dans l’équilibre social du pays : elles maintiennent dans certaines limites les mobilisations des travailleurs contre les attaques des gouvernements. Mais cette mécanique bien huilée, avec ses « journées d’action » rituelles, finira elle aussi par se gripper.
La dynamique actuelle du capitalisme français place les deux classes fondamentales de la société – le salariat et la bourgeoisie – sur une trajectoire de collision. En déclin sur les marchés mondial, européen et national, la bourgeoisie française n’a d’autre choix que d’accroître nettement l’exploitation des travailleurs et de s’attaquer à des conquêtes sociales vieilles de plusieurs décennies. Sous le drapeau de la « modernité », elle va tenter de nous ramener aux conditions de vie de l’entre-deux-guerres. C’est impossible sans provoquer de grandes luttes – et, à un certain stade, une crise pré-révolutionnaire.
Il n’y aura pas une, mais plusieurs collisions entre les classes. L’absence d’un parti révolutionnaire signifie que la lutte des classes passera par toute une série d’étapes marquées par de grandes offensives, mais aussi des défaites et des phases de reflux, voire de réaction, qui elles-mêmes ne seront que le prélude à de nouvelles et plus puissantes offensives. Ce processus se développera sur une période de plusieurs années, et sans doute plus d’une décennie. Tout l’enjeu, pour nous, est de construire l’organisation révolutionnaire qui permettra de raccourcir les délais en donnant la victoire définitive aux travailleurs, en France et à l’échelle internationale. Chacun de nos succès et de nos progrès, aujourd’hui, est une pierre sur laquelle nous nous appuierons, demain, pour aider la classe ouvrière à prendre le pouvoir et ouvrir une nouvelle page de l’histoire de l’humanité.
[1] Bilan de l’expérience finlandaise – Trotsky (1940).
[2] Le warning du FMI sur la dette mondiale – Les Echos du 11 janvier.
[3] L’Union européenne épingle le manque de réformes de la France – Le Figaro du 9 mars 2017
[4] Etude Coe-Rexecode sur « La compétitivité française en 2016 », publiée en janvier 2017.
[5] Les effets du CICE sur l’emploi restent difficiles à mesurer – Le Figaro du 22 mars 2017.
[6] Chiffres publiés par Coe-rexecode.
[7] 62 % des jeunes en France prêts à une « révolte de grande ampleur » – La Relève et la Peste, le 17 décembre 2016.
[8] Un record d’intentions d’embauche pour 2017 – La Croix du 19 avril 2017.
[9] C’est-à-dire un régime qui s’appuie essentiellement et directement sur la police et l’armée, au détriment des institutions de « démocratie » bourgeoise.