L’article suivant est composé d’extraits des « Perspectives Mondiales 2014 », le document d’orientation du prochain Congrès mondial de la Tendance Marxiste Internationale (TMI).
Certains moments de l’histoire sont des tournants décisifs. 1789, 1917 et 1929 furent de tels moments. Alors, l’ensemble du processus s’accélère. Ce qui semblait définitivement figé se transforme en son contraire. A la liste de grands tournants de l’histoire, nous devons désormais ajouter l’année 2008. La nouvelle période qui s’est ouverte avec la crise de 2008 trouve son expression dans une intensification de la lutte de classe et, en ce qui concerne les relations entre États, dans des guerres et des conflits internationaux.
La méthode dialectique nous permet d’aller au-delà des données immédiates (les « faits ») et d’analyser les processus fondamentaux, sous la surface. Historiquement, le système capitaliste produit et détruit son équilibre interne. Cela se manifeste par l’éclatement régulier de crises. La succession de phases d’expansion et de récession économiques est une caractéristique fondamentale du système capitaliste depuis deux siècles. Des périodes de prospérité sont suivies par des périodes de crise, pendant lesquelles l’investissement chute, les usines ferment, le chômage augmente et les forces productives stagnent.
Marx expliquait que la cause fondamentale de toutes les véritables crises capitalistes est la surproduction – ou, dans le jargon des économistes modernes, la « surcapacité » (qui est le résultat d’une surproduction des moyens de production). Le fait que la société soit en crise parce qu’elle produit trop de richesses est une caractéristique du système capitaliste ; elle était inconnue des systèmes socio-économiques précédents. C’est la contradiction fondamentale du capitalisme, qui ne peut pas être résolue dans les limites de la propriété privée des moyens de production et de l’État-nation. Or, pendant une période qui semblait longue (environ trois décennies), l’histoire paraissait avoir réfuté ce point de vue marxiste.
Au cours de la dernière période de croissance, le capitalisme est allé au-delà de ses limites naturelles grâce à l’expansion sans précédent du crédit et à l’intensification de la division internationale du travail (la « mondialisation »). La croissance du commerce mondial a déterminé ce qui ressemblait à un cercle vertueux de croissance illimitée. L’expansion du crédit a augmenté temporairement la demande. En Grande-Bretagne, par exemple, le volume de la dette privée est passé de 100 à 200 % du PIB au cours des 50 dernières années. Les États-Unis et d’autres pays ont suivi la même voie.
Le soleil brillait, les marchés étaient en plein essor et tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur de tous les mondes capitalistes. Puis vint le crash de 2008. Avec l’effondrement de la banque Lehman Brothers, ils ont frôlé une catastrophe à l’échelle de celle de 1929, voire pire. Ils n’ont été sauvés que grâce à l’injection massive d’argent public. Le fardeau de la dette accumulée par les banques privées a été placé sur les épaules des contribuables. L’État – dont les économistes répétaient qu’il n’avait aucun rôle à jouer dans l’économie – a dû soutenir l’édifice croulant de « l’économie de marché ».
La crise continue
Depuis 2008, tous les facteurs qui avaient tiré le capitalisme vers le haut se sont combinés pour le tirer vers le bas. L’accroissement massif du crédit a créé une énorme montagne de dettes, c’est-à-dire un fardeau colossal qui pèse sur la consommation et l’économie dans son ensemble.
Pendant que la presse et les politiciens parlent de « reprise », les stratèges du capital les plus lucides sont plongés un pessimisme noir. Ils ne parlent pas de reprise, mais des dangers d’une crise nouvelle et plus profonde. La « reprise » est avant tout une fiction visant à calmer les nerfs des investisseurs et restaurer la « confiance ».
Dans la mesure où l’on peut parler d’une reprise partielle aux États-Unis, il faut aussi noter qu’elle est la plus faible de toute l’histoire. Normalement, après un effondrement, l’économie rebondit fortement sur la base de l’investissement productif, qui est le socle du système capitaliste. Mais ce n’est pas le cas actuellement. Selon le FMI, l’économie mondiale est censée croître de 2,9 %, ce qui est environ moitié moins qu’avant la crise.
La mondialisation a donné à l’irrationalité du capitalisme un caractère encore plus tranchant, douloureux et destructeur. La « souveraineté nationale » s’est transformée en une formule creuse, tous les gouvernements étant soumis aux vicissitudes du marché mondial.
La spéculation se développe – malgré tous les discours sur la régulation. Une grande quantité de liquidité se répand sur le monde entier, accroissant considérablement le risque d’un effondrement économique sans précédent. Le marché mondial des produits dérivés, qui s’élevait à 59 000 milliards de dollars en 2008, a bondi à 67 000 milliards en 2012. Cela donne une idée de la frénésie spéculative qui s’est emparée de la bourgeoisie. Les interconnexions complexes du marché des produits dérivés – que personne ne semble vraiment comprendre – ont introduit de nouveaux risques.
La nervosité de la bourgeoise se reflète dans les oscillations fébriles des marchés boursiers. Les rendements sur la dette publique jouent à peu près le même rôle que les graphiques qui, suspendus au bout d’un lit d’hôpital, indiquent la montée et la chute de la fièvre. Or au-delà d’un certain point, l’augmentation de la fièvre menace la vie du patient.
La pierre angulaire du capitalisme
Le problème le plus grave est le manque d’investissements productifs. Aux États-Unis, l’investissement privé est à des niveaux historiquement bas. Les capitalistes n’investissent pas dans le type d’activité productive qui entraînerait l’embauche de travailleurs américains en nombre suffisant pour permettre à l’économie de décoller. La raison en est qu’il n’y a pas de marché pour leurs marchandises. Autrement dit, il n’y a pas de « demande solvable ».
Comme les perspectives économiques sont sombres et incertaines, personne ne veut dépenser ou investir. Aux États-Unis, le nombre d’emplois a augmenté en 2013, mais l’emploi manufacturier a continué de décroître. Les économistes bourgeois tablaient sur une reprise américaine stimulée par un rebond de la production industrielle. Il n’en a rien été. Une reprise saine et durable doit être fondée sur l’investissement productif, non sur la vente d’un plus grand nombre de hamburgers chez McDonald’s.
Le coût de l’investissement est beaucoup plus faible aujourd’hui qu’en 2008. Et pourtant, l’investissement des entreprises aux États-Unis est à peine supérieur au niveau de 2008. Une étude récente a révélé que près de la moitié des 40 plus grandes sociétés américaines cotées en bourse envisageaient de réduire leurs dépenses d’investissement en 2013. A quoi bon construire de nouvelles usines ou investir dans de nouvelles machines coûteuses quand on n’utilise pas toutes les capacités de production existantes ?
Au Royaume-Uni, à peine 15 % des flux financiers vont effectivement à l’investissement. Le reste va aux actions boursières, à l’immobilier ou à la finance risquée. Au lieu d’investir dans de nouvelles installations et machines, les grandes entreprises empruntent d’énormes sommes d’argent à de faibles taux d’intérêt pour acheter leurs propres actions. Au cours des neuf premiers mois de 2013, 308 milliards de dollars ont été dépensés de cette manière aux États-Unis.
Le problème n’est donc pas le manque de liquidités. Aux États-Unis, les entreprises sont inondées d’argent, mais elles n’investissent pas dans des activités productives. Au cours des quatre dernières années, des sommes considérables ont été injectées dans l’économie, en particulier dans les banques. Le résultat a été d’augmenter la dette publique à des niveaux alarmants, sans générer de reprise économique digne de ce nom. Selon des estimations de Moody’s, au début de l’année 2013, les entreprises américaines non financières avaient 1 450 milliards de dollars de réserves. Pour la seule année 2012, ce chiffre avait augmenté de 130 milliards de dollars. Ce n’est pas un phénomène nouveau. A la fin des années 1920, il y avait une accumulation massive de capitaux inutilisés dans l’économie – juste avant le crash de 29.
Les économistes bourgeois n’aiment pas parler de « surproduction ». Or d’un point de vue marxiste, la cause de la crise est très claire. De la plus-value est extraite au cours du processus de production, mais cela n’épuise pas le processus de réalisation du profit. La capacité du capitalisme à réaliser la plus-value extraite de la main-d’œuvre dépend, au final, de sa capacité à vendre ses marchandises sur le marché. Mais cette possibilité est limitée par le niveau de la demande effective dans la société, c’est-à-dire du pouvoir d’achat.
La volonté des capitalistes de produire pour réaliser des profits est pratiquement illimitée ; mais leur capacité à trouver un marché pour leurs marchandises a des limites très tangibles. L’économie mondiale est dangereusement dépendante des États-Unis. En fait, le monde entier dépend désormais de la consommation américaine. Mais celle-ci n’est pas en état de constituer le moteur de la croissance mondiale. Les revenus moyens des Américains ont diminué de 5,4 % depuis le début de la reprise aux États-Unis. Le taux de chômage oscille autour de 7 %. Or la consommation compte pour environ 70 % du PIB américain et 16 % de la demande mondiale. Partout, les exportateurs espèrent que le consommateur américain les tirera d’affaire.
Mais cela crée de nouvelles contradictions. En 2012, la croissance des importations a creusé le déficit commercial américain de 12 %, à 45 milliards de dollars par mois, soit la plus forte hausse en cinq ans. Les importations en provenance de Chine ont représenté près des deux tiers du total. A ce rythme, le déficit États-Unis/Chine dépassera les 300 milliards de dollars. En même temps, les exportations américaines ont baissé. L’objectif d’Obama – doubler les exportations en cinq ans – est un vœu pieux. La reprise américaine pourrait s’essouffler, entraînant l’économie mondiale dans sa chute.
Assouplissement quantitatif
La soi-disant reprise repose largement sur l’injection de quantités massives de capitaux fictifs dans l’économie des États-Unis – et ailleurs. Le capitalisme est soutenu par une transfusion continuelle d’argent public. Les Banques Centrales sont contraintes de recourir à une politique d’« assouplissement quantitatif » – autrement dit, de création monétaire. L’assouplissement quantitatif et les taux d’intérêt bas n’ont rien produit de positif. Ils ont, par contre, des implications inflationnistes évidentes.
Depuis 2009, la Réserve Fédérale américaine (Fed) a massivement acheté des actifs financiers – des obligations du Trésor américain et divers types de dette des entreprises. Grâce à cette expansion de la base monétaire, ils ont maintenu des taux d’intérêt bas, qui ont permis de soutenir les entreprises et les ménages endettés.
Cette politique monétaire est le principal facteur de la prétendue reprise. Elle soutient les marchés financiers comme des béquilles soutiennent un homme sans jambes.
L’économie capitaliste ressemble à un asile de fous. Dans leur soif de faire des profits immédiats grâce à la spéculation, les bourgeois ne sont parvenus qu’à créer une gigantesque inflation du prix des actifs au cours des vingt années précédant le crash de 2008. En maintenant des taux d’intérêt bas, la Réserve Fédérale a généré ce phénomène. La même politique insensée est actuellement menée dans une tentative désespérée de regonfler la bulle. Ils semblent avoir oublié que c’est cette politique qui a conduit au crash, en premier lieu. Il semble que la bourgeoisie ait perdu la tête. Mais comme le disait Lénine : « Un homme au bord du gouffre ne raisonne pas. »
L’assouplissement quantitatif de la Réserve Fédérale s’élève à 85 milliards de dollars par mois. La Grande-Bretagne, l’Eurozone et, en particulier, le Japon, mènent la même politique. Paradoxalement, ils s’y sont livrés lorsque Bernanke (ex-président de la Fed) a tenté de moins y recourir. De ce fait, Bernanke se trouvait dans un équilibre très précaire. Il a essayé de signaler le début de la fin des taux d’intérêt bas sans déclencher de panique.
Les organismes de financement du logement Fannie Mae et Freddie Mac continuent, comme avant, de pomper du crédit sur le marché hypothécaire. Mais alors qu’avant la crise ils contrôlaient 60 % de ces crédits sur l’ensemble des États-Unis, ils en contrôlent désormais 90 %. C’est ce phénomène qui s’est terminé par le crash de 2008. Conscient des dangers, Bernanke a annoncé prudemment, en juin dernier, que la Fed pourrait réduire progressivement l’assouplissement quantitatif.
Bernanke a tenté d’amortir le choc de ses annonces en introduisant toutes sortes de « si » et de « mais ». En vain. La bourgeoisie est devenue dépendante de l’assouplissement quantitatif et du crédit pas cher, comme un junkie accro à l’héroïne a besoin d’une dose régulière. L’annonce de Bernanke a provoqué une panique immédiate sur les marchés financiers. Les fonds d’investissement ont commencé à vendre des obligations, ce qui a provoqué une forte baisse de leurs prix. Les coûts d’emprunt (ou « rendements ») ont grimpé. Mi-septembre, la Fed a été forcée de battre en retraite. Et dès qu’elle a annoncé la poursuite de la politique monétaire précédente, les marchés sont repartis à la hausse.
La crise aux États-Unis
En 2009, deux semaines après son arrivée à la Maison Blanche, Obama, affirmait dans un discours que « Nous ne pouvons pas reconstruire notre économie sur le même tas de sable. Nous devons la construire sur du solide. Nous devons jeter de nouvelles bases pour assurer croissance et prospérité – de nouvelles bases qui vont nous faire passer d’une ère d’endettement et de dépenses à une ère d’économies et d’investissements, où nous consommerons moins chez nous et exporterons davantage à l’étranger. »
Quatre ans plus tard, l’économie des États-Unis repose encore sur du sable. La dette publique a atteint le chiffre incroyable de 16 700 milliards de dollars, ce qui est le plafond fixé par le Congrès.
La gravité de la crise provoque une division ouverte dans la classe dirigeante américaine et parmi ses représentants politiques. La nécessité d’augmenter le plafond de la dette américaine a transformé cette division en une véritable crise politique. Ne pas l’augmenter aurait signifié pousser les États-Unis vers un défaut de paiement. On estime que cela aurait provoqué une chute de 6,8 % du PIB américain et la suppression de 5 millions d’emplois dans l’OCDE. Et pourtant, poussée par sa haine d’Obama et son obsession de réduire les déficits, l’aile droite des Républicains du Congrès (le « Tea Party ») était prête à pousser les États-Unis et l’économie mondiale vers un crash.
Les keynésiens soulignent que réduire les niveaux de vie au milieu d’une récession ne ferait qu’aggraver et prolonger la crise. C’est exact – dans certaines limites. Car les monétaristes ont également raison de souligner que les politiques keynésiennes de creusement des déficits ne peuvent qu’engendrer de l’inflation – ce qui finirait par provoquer une grave crise.
Le « shutdown » américain a sonné l’alarme dans les cercles de la bourgeoisie internationale. Jim Yong Kim, le président de la Banque Mondiale, l’a qualifié de « moment très dangereux… L’inaction pourrait entraîner une hausse des taux d’intérêt, une chute de la confiance et un ralentissement de la croissance ». La directrice générale du FMI, Christine Lagarde, a formulé un avertissement encore plus clair en déclarant que l’impasse au sein du Congrès américain risquait de faire basculer le monde dans une nouvelle récession. Le dollar a commencé à baisser face à d’autres devises, les investisseurs perdant confiance.
La politique d’austérité insensée a conduit à réduire ce dont l’Amérique a le plus besoin, dans le seul but de faire baisser le déficit budgétaire. Les postes de dépenses concernés sont l’investissement dans la recherche scientifique, l’éducation et les infrastructures. La droite républicaine a exigé qu’Obama abandonne sa timide réforme de la santé publique.
Certains économistes bourgeois s’expriment désormais en faveur de la modération ou de l’abandon de l’austérité. Ils parlent de protéger les pauvres, de les former et de concentrer les investissements sur l’énergie verte, etc. L’idée est de stimuler la demande par une hausse de la consommation. Mais ces propositions se heurtent immédiatement à la résistance acharnée des patrons, des Républicains et des monétaristes.
La politique de ces derniers est très risquée. Certains économistes l’ont comparée à la situation de Roosevelt en 1938, lorsque le Congrès l’a forcé à freiner la relance – ce qui avait provoqué une nouvelle récession. De fait, ce n’est pas le New Deal de Roosevelt qui avait mis fin à la Grande Dépression, mais la Seconde Guerre mondiale. Mais cette option n’est plus possible, de nos jours, l’actuel président américain ne pouvant même pas décider d’un raid aérien sur la Syrie.
Dans son discours de 2009, Obama a choisi de ne pas rappeler ce qu’il advient de la maison construite sur du sable : « La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison : elle est tombée, et sa ruine a été grande. ». (Évangile selon saint Matthieu, chapitre 7, verset 27).