Le projet de loi 96 sur la langue officielle et commune du Québec, déposé par la CAQ en mai dernier, est à l’étude et revient périodiquement dans l’actualité depuis des mois. Il s’agit essentiellement d’une mise à jour de la loi 101. Alors que la communauté anglophone s’y oppose, tous les partis et les syndicats sont d’accord avec le projet de loi, ou pensent qu’il s’agit d’un pas en avant insuffisant.
Québec solidaire considère que le PL96 constitue un « bon pas en avant » pour renforcer le français. La Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) affirme que « le projet de loi apporte un vent de fraîcheur ». La Confédération des syndicats nationaux (CSN) ajoute « qu’une majorité des propositions apportées va dans le sens de [ses] revendications ». La Centrale des syndicats du Québec (CSQ) considère que le PL96 est à la hauteur de ses attentes.
Clairement, lorsque toutes les organisations syndicales et QS se rangent plus ou moins derrière un gouvernement réactionnaire de droite, quelque chose ne tourne pas rond. D’où vient cette étrange quasi-unanimité, et quelle devrait être la position socialiste sur cette question?
De quoi s’agit-il?
Si le PL96 entre en vigueur, Québec modifiera sa partie de la constitution canadienne pour y ajouter les mentions suivantes : « Les Québécoises et les Québécois forment une nation » et « Le français est la seule langue officielle du Québec. Il est aussi la langue commune de la nation québécoise ».
Au-delà des déclarations symboliques, le PL96 modifiera les quotas d’inscription aux cégeps anglophones. Leur effectif à temps plein ne pourra pas dépasser les 17,5% de l’effectif total des cégeps au Québec, et l’augmentation annuelle des places sera limitée à 8,7% de la hausse totale. Autrement dit, si 10 000 nouveaux étudiants s’ajoutent à la rentrée, 870 d’entre eux pourront rejoindre le réseau anglophone. Le ministre responsable de la Langue française Simon Jolin-Barrette explique : « On a spécifiquement prévu que les établissements d’enseignement collégiaux vont devoir donner une priorité aux ayants droit, donc aux étudiants anglophones qui ont fait leur parcours scolaire au primaire et au secondaire en anglais. » Plus d’immigrants anglophones pourraient ainsi se voir refusés de continuer l’apprentissage dans leur langue.
Le PL96 prévoit également des mesures touchant la langue dans laquelle les services publics seront offerts. On y lit notamment qu’« un organisme de l’Administration doit mettre en œuvre des mesures qui assureront, à la fin d’une période de six mois, des communications exclusivement en français avec les personnes immigrantes. » Il semble que maintenant, la période de six mois sera simplement une clause transitoire pour les situations particulières. Sinon, comme l’a dit Jolin-Barrette : « Pour ce qui est de la situation des nouveaux arrivants, le principe dans la loi de base, c’est qu’au jour un où la personne immigrante arrive au Québec, c’est exclusivement en français. » Cela signifie que les immigrants, qui doivent déjà passer à travers une course à obstacle bureaucratique digne des Douze travaux d’Astérix, devront le faire dans une langue qu’ils ne comprennent pas nécessairement.
Dans une entrevue avec Mathieu Bock-Côté en juin dernier, le professeur Guillaume Rousseau, qui voit d’un bon œil le PL96, expliquait qu’avec ce projet de loi, « l’État et les organismes publics devront mettre fin à leur pratique consistant à offrir des services publics en anglais à presque toutes les personnes qui le demandent. Désormais, les services publics se donneront en français, et l’accès à des services publics en anglais sera limité à des cas exceptionnels, non pas pour tous les anglophones, les allophones anglicisés et les immigrants, par exemple, mais seulement pour les membres de la communauté historique anglophone – comme définie par les critères permettant l’accès à l’école anglaise – et les immigrants arrivés depuis six mois ou moins » (souligné par nous).
Il est vraiment honteux de voir les syndicats et la gauche donner leur appui à un projet de loi qui vise à compliquer la vie des immigrants non-francophones. Les députés de Québec solidaire ont pris la position lâche de simplement s’abstenir sur la motion confirmant que les immigrants se feront servir uniquement en français. Pourquoi? Est-ce que QS s’oppose à cette règle ridicule, oui ou non?
Nous avons récemment vu quelles seraient les conséquences du projet de loi, et comment il sera utilisé par la CAQ. Le gouvernement a récemment annulé le projet d’agrandissement du Collège Dawson, anglophone, en prétextant vouloir allouer les fonds du côté des cégeps francophones, alors même que le ministère de l’Enseignement supérieur reconnait le déficit d’espace dans le collège. Voilà la logique tordue de la CAQ : couper dans l’éducation sous couvert de défendre le français. Si la CAQ s’intéressait vraiment à l’éducation, elle financerait adéquatement toutes les écoles, sans exception, plutôt que de couper le financement des écoles anglophones pour supposément renflouer les francophones.
La « chute libre » du français?
Le gouvernement a justifié l’urgence d’entériner le PL96 sur la base d’une soi-disant « chute libre du français ». François Legault, pendant la dernière campagne électorale en 2018, affirmait : « Il y a un risque, le Québec et le français seront toujours vulnérables. C’est la responsabilité du PM du Québec de protéger la nation, de protéger le français au Québec. » Les grands médias, dont le Journal de Montréal, se sont fait la courroie de transmission de ce discours alarmiste. Mathieu Bock-Côté a par exemple dit : « Car tel est l’enjeu : nous [sic] seulement l’anglicisation est en marche, mais elle s’accélère. »
En jouant cette carte, la CAQ vient toucher une corde sensible. L’histoire d’oppression des Québécois est encore très vive dans la mémoire de ceux qui ont vécu les années 60 et 70 en particulier. C’était notre classe, la classe ouvrière, qui en souffrait. La classe ouvrière québécoise était exploitée sans merci par l’impérialisme anglophone. À l’exploitation économique s’ajoutait l’oppression et l’humiliation nationale : les travailleurs québécois étaient trop souvent forcés de parler anglais sur leur milieu de travail. Des reliques du passé comme le cas du PDG d’Air Canada, Michael Rousseau, qui s’était récemment vanté de n’avoir jamais eu à parler français à Montréal et ne pas vouloir l’apprendre, viennent parfois attiser la haine de l’oppression chez les Québécois, montrant que l’anglo-chauvinisme est encore bien présent chez la classe dirigeante au Canada.
La haine de cette oppression linguistique a été transmise aux générations suivantes et existe encore dans la population québécoise. La loi 101 est largement perçue comme ayant joué un rôle progressiste dans cette lutte contre l’oppression.
Mais depuis les années 70, la plupart des pires manifestations de l’oppression des francophones se sont estompées. Désormais, il existe un « Québec Inc. » bien établi qui nous exploite en français chez nous. Cela n’empêche pas les nationalistes identitaires d’utiliser le sentiment progressiste des Québécois de lutte contre l’oppression pour parvenir à leurs fins. Leur mantra du déclin imminent du français s’inscrit dans cette tendance. Mais quoi qu’en disent les nationalistes identitaires, les faits montrent autre chose.
Quels sont les faits? Quatre-vingt quatorze pourcent des Québécois sont capables de soutenir une conversation en français. L’Office québécois de la langue française estime que ce chiffre devrait rester plutôt stable, du moins jusqu’en 2036. Statistiques Canada a avoué en 2017 avoir surestimé certains chiffres sur la baisse du français et la croissance de l’anglais.
Les nationalistes identitaires basent leur rhétorique sur deux indicateurs : le recul du français comme seule langue parlée à la maison, et son recul comme langue maternelle. Il est facile de voir qui est donc à blâmer selon eux : les immigrants. Mais quelle importance de savoir si un ménage parle arabe, urdu, français ou créole à la maison? Comme l’explique Ruba Ghazal, députée de QS :
« C’est en français que je me suis épanouie au Québec, que je suis devenue adulte, que j’ai étudié jusqu’à la maîtrise et que je travaille. Mais à la maison, ça s’est toujours passé en arabe, ma langue maternelle. Je ne suis pas l’exception, nous sommes de nombreux Québécois et Québécoises à parler une autre langue à la maison tout en vivant à l’extérieur en français. Pourquoi certains politiciens, chroniqueurs et militants pensent que je suis un problème pour la protection du français au Québec? Pourquoi est-ce qu’on considère les gens comme moi comme une mauvaise statistique pour l’avenir de notre langue commune? »
Les nationalistes identitaires passent complètement sous silence que si le français diminue comme langue maternelle et seule langue parlée à la maison, la même tendance est observable au Canada pour l’anglais. Statistique Canada affirme que ces tendances auront « un effet somme toute limité sur le poids démographique relatif des groupes de langue officielle au pays, tant au Québec que dans le reste du Canada ».
En réalité, la proportion de la population parlant le français à la maison a augmenté, passant de 87% en 2011 à 87,1% en 2016, bien que celle parlant uniquement français a légèrement diminué passant de 72,8% en 2011 à 71,2% en 2016. C’est la même chose pour l’anglais. L’anglais parlé à la maison a légèrement augmenté, passant de 18,3% en 2011 à 19,2% en 2016, mais la proportion de ceux parlant uniquement anglais à la maison a diminué, passant de 6,2% en 2011 à 6% en 2016. Les deux langues ont diminué légèrement en tant que langue maternelle : 79,7% en 2011 à 79,1% en 2016 pour le français, et 9,0 % en 2011 à 8,9 % en 2016 pour l’anglais.
De plus, 33% des immigrants arrivés avant 1981 ont déclaré en 2016 parler français le plus souvent à la maison. Ce chiffre est monté à 41,5% pour les immigrants arrivés entre 2011 et 2016, et l’anglais a drastiquement diminué pour les mêmes groupes, passant de 30% à 9,5%.
Les chiffres montrent bien qu’on est loin d’une « chute libre » du français, et encore moins d’une invasion d’anglophones. Ces chiffres s’expliquent plutôt, d’une part, par le fait que de plus en plus de Québécois sont bilingues, et d’autre part, par l’immigration d’autres groupes linguistiques comme les arabophones et les hispanophones. La soi-disant « chute libre » du français semble en réalité une hystérie collective de la droite identitaire construite de toute pièce.
Malheureusement, ce discours est généralement accepté par la gauche. On peut lire sur le site de Québec solidaire : « À l’heure où le déclin du français préoccupe grandement la population québécoise, la responsable pour Québec solidaire en matière de langue, Ruba Ghazal, demande au ministre Simon Jolin-Barrette de prendre le taureau par les cornes et de mettre en place un plan spécifique pour redresser la situation du français à Montréal. » En acceptant le discours de la CAQ et des nationalistes identitaires, nous les laissons encore dicter le débat. Ils peuvent alors se présenter comme des défenseurs des travailleurs francophones, et nous diviser sur des lignes linguistiques.
L’unité nationale
Depuis quatre ans, la CAQ se maintient au sommet en prétendant se porter à la défense de la Nation, à la manière de Maurice Duplessis. Que ce soit avec la loi 21 ou maintenant avec le PL96, l’objectif est de créer une unité nationale derrière elle, d’unifier les travailleurs québécois et leurs patrons contre un ennemi extérieur, que ce soit l’immigrant, le musulman ou l’anglophone. Le nationalisme identitaire est et sera l’arme de prédilection de la CAQ pour nous faire oublier sa gestion horrible de la pandémie, notamment.
En pleine pandémie, le gouvernement considère que la protection de la langue française est sa « toute première priorité ». Faire de la protection de la langue française sa « toute première priorité » alors que des gens meurent et que l’économie est au bord du gouffre, faut le faire!
Le syndicaliste Michel Chartrand avait jadis formulé ces sages paroles :
« Les nationalistes pardonneront les pires turpitudes au PQ. Ils sont prêts à oublier qu’il existe une différence énorme entre le nationalisme et une véritable libération nationale. Raison pour laquelle j’ai toujours été contre ces “nationaleux” qui voulaient sauver la langue et laisser crever ceux qui la parlent. »
Aujourd’hui, on pourrait dire la même chose de la CAQ. Le virus peut bien nous tuer, mais il nous tuera au moins en français!
Pour une solution de classe
Comme pour toute question, le point de départ pour les marxistes est le suivant : ce qui contribue à renforcer l’unité de la classe ouvrière dans sa lutte contre les patrons, leurs amis au gouvernement et contre toutes les formes d’oppression est progressiste, et ce qui tend à la diviser ou l’affaiblir dans cette lutte est réactionnaire.
En quoi d’absurdes mesures qui empêcheront les immigrants non francophones d’accéder à des services publics dans une langue qu’ils comprennent peuvent-elles renforcer la lutte des travailleurs et la lutte contre l’oppression? Au contraire, cela ne peut qu’aliéner les immigrants et participer à diviser les travailleurs. Dans ce contexte, les anglo-chauvins peuvent aussi dénoncer hypocritement ces mesures, et eux-mêmes monter les travailleurs anglophones contre les francophones.
Le PL96 de la CAQ va simplement donner à Legault des munitions de plus pour se présenter comme le grand défenseur de la nation québécoise, sans même véritablement favoriser l’apprentissage du français. Dans ce contexte, la gauche et le mouvement syndical devraient s’opposer au PL96. Il est vraiment incroyable que le fait de rendre la vie dure aux immigrants anglophones et empêcher l’agrandissement d’un cégep sous prétexte qu’il est anglophone n’ait pas encore suscité de réaction dans la gauche francophone. La CAQ nous monte en bateau, encore une fois, sur le dos de minorités.
Les nationalistes identitaires de la CAQ sont capables d’annuler l’agrandissement de Dawson sans susciter trop de grogne chez les syndicats francophones, en invoquant l’argument du sous-financement des cégeps francophones. Mais cela soulève un vrai problème. Les écoles en général sont sous-financées. Le système d’éducation est à la dérive. La solution ne peut pas être de moins financer les écoles anglophones!
De même, Ruba Ghazal de QS, pointe vers de véritables problèmes pour les travailleurs, comme le fait que « de nombreux immigrants francophones ne parviennent pas à trouver d’emplois en raison de leur unilinguisme » et que notre niveau d’anglais soit évalué à l’embauche, même si ce n’est pas essentiel au poste. Inversement, il est difficile pour un immigrant unilingue anglophone de trouver un bon emploi au Québec, même à Montréal.
Quelle est donc la solution socialiste sur la langue au Québec?
Plutôt que de rentrer le français dans la gorge des immigrants à coup de mesures bureaucratiques, ce qui ne peut que les dégoûter, il faut encourager et aider les gens à apprendre et à parler le français en y consacrant toutes les ressources nécessaires. En plus d’investir massivement dans la culture québécoise, il faut financer suffisamment la francisation, en accordant des allocations décentes aux immigrants suivant des cours de français.
Il est d’ailleurs complètement hypocrite pour les nationalistes au gouvernement de crier à la catastrophe devant le statut du français alors qu’ils ne sont même pas prêts à y consacrer des sous. Les cours de francisation sont aujourd’hui une blague. Comment veut-on que les immigrants acceptent de suivre des cours de francisation quand les cours à temps complet donnent droit à un ridicule 200 dollars par semaine, à peine assez pour payer un loyer! Sans compter les longs délais de traitement, qui poussent de nombreux immigrants à tout simplement abandonner pour retourner au travail en anglais. Ironiquement, c’est le « grand nationaliste » Lucien Bouchard qui avait coupé dans la francisation des immigrants en faisant fermer les Centres d’orientation et de formation des immigrants lorsqu’il était premier ministre.
Également, il faut massivement financer toutes les écoles – primaires, secondaires, cégeps, universités. Nous avons besoin d’un système d’éducation entièrement public et gratuit. Puisque le français est la langue de la très grande majorité de la population, la majorité des écoles offriront bien sûr leurs cours en français. Il y a plus qu’assez de richesse pour une éducation de qualité dans toutes les langues.
Il faut mettre fin à toute discrimination à l’embauche basée sur la langue. Si une langue, que ce soit le français ou toute autre langue, est nécessaire pour un emploi, des cours doivent être offerts à tous les travailleurs qui en ont besoin, payés par le patron.
Mais toutes ces mesures entrent directement en contradiction avec le système capitaliste. Du point de vue de la CAQ et des patrons, l’heure n’est pas au financement massif des écoles et à l’augmentation du financement de la culture et de l’apprentissage de la langue. L’heure est à se serrer la ceinture. Pour la CAQ, le financement des écoles est un jeu à somme nulle où on finance soit Dawson, soit les cégeps francophones. De même, les patrons n’ont certainement pas envie d’avoir à payer des cours de langue à leurs employés. Nous disons : nationalisons les grandes entreprises sous le contrôle des travailleurs, libérons les ressources immenses qui existent mais qui sont accaparées par une minorité de riches. Avec ces ressources, finançons toutes nos écoles, et offrons des cours en français et dans toutes les langues nécessaires dans une communauté donnée.
Seul un programme de classe peut couper court à la tentative de la CAQ de rallier la « nation » derrière elle. Seul un tel programme peut mettre fin aux divisions linguistiques et favoriser l’unité de toute la classe ouvrière au Québec. De telles mesures feront beaucoup plus pour favoriser l’apprentissage du français que les méthodes bureaucratiques et ridicules de la CAQ.
Cela dit, ce qui meurt en ce moment, ce n’est pas le français. Ce sont les victimes de la COVID-19, ce sont les travailleurs essentiels, ce sont les plus pauvres. Les patrons ont sacrifié la vie des travailleurs sur l’autel du profit pendant la pandémie. Le gouvernement a laissé nos systèmes d’éducation et de santé au bord de l’effondrement. Ce dont nous avons le plus besoin en ce moment, ce n’est pas de « l’unité nationale » avec notre patronat francophone, mais de l’unité des travailleurs et des opprimés contre le patronat, qui s’est enrichi au dépend de nos vies pendant la pandémie, et contre ses représentants au gouvernement caquiste.