À la fin de la Première Guerre mondiale, Frederick Varley, membre fondateur du Groupe des Sept et artiste de guerre canadien officiel, a terminé son tableau intitulé For What? Le titre évocateur de l’œuvre de Varley, qui représente des fossoyeurs et un chariot rempli de cadavres au milieu d’un terrain vague ravagé par la guerre, exprimait le sentiment de nombreux Canadiens face à l’inutilité de cette guerre impérialiste sanglante.
La guerre d’Afghanistan, qui s’est terminée ce mois-ci par une défaite humiliante pour l’impérialisme américain et ses alliés, dont le Canada, aurait probablement suscité une réaction similaire de la part de Varley. Après 20 ans de guerre, des milliers de milliards de dollars dépensés et des centaines de milliers de morts, de blessés et de traumatisés, les talibans sont de retour au pouvoir. L’armée nationale afghane tant vantée, formée et équipée à grands frais, a pratiquement fondu du jour au lendemain lorsque les talibans ont lancé l’assaut.
La rapidité de la conquête talibane a incité l’ambassade du Canada en Afghanistan à annoncer en toute hâte qu’elle « suspendait temporairement ses opérations », alors que les impérialistes se démenaient pour évacuer le personnel. Le premier ministre Justin Trudeau a déclaré que le gouvernement fédéral n’avait « aucun projet » de reconnaître les talibans comme le gouvernement légitime de l’Afghanistan, après une déclaration similaire des conservateurs.
Une offensive de propagande cynique
Les politiciens canadiens n’ont pu que taper du pied et répéter la même propagande éculée utilisée depuis longtemps pour justifier la guerre. Avec une hypocrisie sans bornes, Trudeau a déclaré que les talibans avaient « pris le pouvoir et remplacé par la force un gouvernement dûment élu », tandis que les conservateurs ont déclaré que « l’utilisation de la force par les talibans est totalement inacceptable ». Comme si le gouvernement précédent n’avait pas été imposé par la force en 2001 et maintenu uniquement grâce à la puissance militaire des forces de l’OTAN!
Fidèle à son habitude, Trudeau a versé maintes larmes de crocodile sur le sort des femmes et des filles afghanes en particulier. On peut douter de la sincérité de la sollicitude du « féministe » Trudeau à l’égard des femmes et des filles, des droits de la personne et de la démocratie. Après tout, c’est le même gouvernement libéral qui a approuvé des milliards de dollars de ventes d’armes à l’Arabie saoudite – l’un des régimes les plus autocratiques et répressifs au monde, où les exécutions publiques sont monnaie courante et où les femmes sont des citoyennes de seconde zone soumises à l’autorité d’un tuteur masculin. Les ventes d’armes canadiennes ont contribué à alimenter la guerre génocidaire de l’Arabie saoudite au Yémen, où le sort des femmes et des filles est manifestement moins important pour Trudeau.
Le gouvernement afghan soutenu par le Canada n’était lui-même guère un bastion de l’égalité des femmes. Il suffit de penser à la tristement célèbre « loi sur le viol » adoptée en 2014 sous l’ancien président Hamid Karzai, qui, selon ses critiques, « légalisait le viol » en supprimant la nécessité d’un consentement sexuel entre couples mariés. La loi limitait également le droit des femmes à quitter le foyer et approuvait tacitement le mariage des enfants.
Toute prétention à une « démocratie » en Afghanistan avant le retour au pouvoir des talibans est démentie par la réalité. La fraude était généralisée et les allégations de truquage étaient monnaie courante lors des élections afghanes. La corruption et le népotisme sévissaient parmi les responsables du gouvernement et de l’armée, qui s’enrichissaient aux dépens des fonds publics, soutenus par des quantités inépuisables d’argent des contribuables étrangers. La rapidité de l’effondrement du gouvernement et de l’armée face à l’assaut des talibans montre clairement qu’il s’agissait d’un gouvernement sans réel soutien parmi la population et que personne n’était prêt à se battre pour le défendre.
Les gouvernements capitalistes ont de nombreuses raisons de faire la guerre. Contrairement aux prétentions officielles, la défense de la démocratie, des droits de la personne et des droits des femmes n’en font pas partie. Quelle est la réalité de la participation du Canada à la guerre en Afghanistan?
La plus longue guerre de l’histoire du Canada
De 2001 à 2014, le Canada a déployé plus de 40 000 soldats en Afghanistan et dépensé 20 milliards de dollars en opérations militaires et en développement. Au total, 165 Canadiens sont morts, dont 158 soldats et sept civils, tandis que plus de 2000 membres des Forces armées canadiennes (FAC) ont été blessés. La guerre en Afghanistan a représenté le plus grand déploiement de soldats canadiens depuis la Seconde Guerre mondiale et a été la plus longue guerre jamais entreprise par le pays.
La participation du Canada à la guerre en Afghanistan visait principalement à soutenir le gouvernement des États-Unis, son principal allié et premier partenaire commercial. Le lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 2001, le premier ministre de l’époque, Jean Chrétien, a téléphoné au président américain de l’époque, George W. Bush, pour lui promettre « le soutien total du Canada ». Des dizaines de soldats des forces spéciales canadiennes ont participé à l’invasion de l’Afghanistan en 2001, puis un groupe de combat d’infanterie a été affecté à Kandahar en février 2002 pour traquer les insurgés.
L’importance de l’Afghanistan pour l’impérialisme américain réside dans sa position stratégique entre la Russie, la Chine, l’Iran et le Pakistan et dans son accès aux champs pétrolifères de la mer Caspienne. La majorité du pétrole de la mer Caspienne se trouve au Turkménistan; la seule voie par laquelle les puissances occidentales pouvaient accéder à ce pétrole était un pipeline traversant le Pakistan et l’Afghanistan jusqu’à l’océan Indien. L’Afghanistan abrite également d’importants gisements de minerais dont la valeur est estimée à 1000 milliards de dollars, notamment du fer, du cuivre, de l’or et potentiellement l’une des plus grandes sources de lithium au monde.
De plus, la classe capitaliste canadienne était soucieuse de défendre ses propres intérêts impérialistes sur la scène mondiale. Comme nous l’écrivions en 2006 :
Les entreprises canadiennes tentent d’étendre leur influence à l’échelle mondiale pour consolider leurs profits et leurs investissements. Les dépenses militaires sont passées de 15 à 20 milliards de dollars, avec une augmentation prévue à 25 milliards de dollars par an. Le gouvernement ne dépense de telles sommes que parce qu’il croit qu’il peut obtenir un bon retour sur investissement. L’ancien premier ministre Jean Chrétien a même été le représentant de sociétés pétrolières canadiennes désireuses d’investir en Asie centrale. Le fait d’assumer de telles missions permet également de libérer les troupes américaines pour d’autres interventions. Le plus grand secteur d’investissement étranger canadien est celui des banques et des compagnies d’assurance américaines. Lorsque l’impérialisme américain profite de ses investissements à l’étranger, les capitalistes canadiens reçoivent une part du butin.
Le rôle du Canada en Afghanistan s’est élargi après qu’Ottawa a refusé de se joindre aux États-Unis dans leur invasion de l’Irak. La nécessité d’apaiser l’impérialisme américain se trouvait au cœur des préoccupations de la classe dirigeante canadienne et de ses serviteurs au Parlement. Dans leur livre The Unexpected War : Canada in Kandahar, Janice Gross Stein et Eugene Lang citent le ministre des Affaires étrangères de Chrétien, Bill Graham, qui a déclaré qu’« il ne faisait aucun doute que chaque fois que nous parlions de la mission en Afghanistan, c’était pour compenser notre refus d’aller en Irak ».
De 2003 à 2005, des groupements tactiques canadiens ont été déployés à Kaboul pour effectuer des patrouilles, faire la police et soutenir le gouvernement Karzai. De 2006 à 2011, les soldats canadiens ont été transférés à Kandahar et se sont retrouvés à nouveau impliqués dans des combats ouverts contre les insurgés talibans.
Dès 2010, une majorité de Canadiens s’opposait à la guerre, selon un sondage Angus Reid, qui indiquait que 53% des répondants étaient contre la guerre, tandis que seulement 39% la soutenaient. En outre, 43% des Canadiens pensaient que le gouvernement avait fait une erreur en envoyant des troupes combattre les talibans, 44% disaient ne pas avoir une idée claire de la raison d’être de la guerre, et seulement 6% pensaient que la guerre se terminerait par une victoire nette des forces américaines et de l’OTAN sur les talibans.
Militarisme et crimes de guerre
Pour un pays qui avait pris l’habitude de se considérer comme une nation de « gardiens de la paix », la guerre en Afghanistan a marqué un tournant dans l’opinion publique canadienne. Comme le Canada menait une véritable guerre contre-insurrectionnelle, les Canadiens ont commencé à voir des cercueils recouverts de drapeaux être rapatriés au fur et à mesure que la situation se détériorait et que le nombre de victimes augmentait. La guerre a entraîné une hausse des budgets militaires et une augmentation générale des manifestations de militarisme patriotique. Une rhétorique de « soutien aux troupes » a été déployée avec une ampleur rarement vue au pays, par exemple avec des plaques d’immatriculation spéciales pour les anciens combattants ou un tronçon de la 401 en Ontario qui est renommé l’Autoroute des héros.
Cependant, la réalité de l’occupation canadienne a été mise à nu lorsque Richard Colvin, diplomate principal du Canada en Afghanistan, a révélé en 2009 le scandale des crimes de guerre. Pendant les 17 mois où il était en poste en Afghanistan, Colvin relevait directement des dirigeants de la mission militaire canadienne. Témoignant devant une commission parlementaire, Colvin a déclaré que jusqu’en 2007, tous les prisonniers capturés par les soldats canadiens avaient probablement été torturés après avoir été remis aux autorités afghanes et que la plupart des personnes détenues étaient probablement innocentes. Colvin a décrit comment les actions de la mission militaire canadienne ont en fait servi d’outil de recrutement pour les talibans.
En effet, la nature même de la guerre contre-insurrectionnelle – menée par des troupes étrangères défendant une occupation militaire et souvent incapables de distinguer les insurgés de la population en général – rend ces effets inévitables. Les soldats canadiens ont souvent tué des civils afghans lors de leurs patrouilles. Ces patrouilles consistaient en des soldats lourdement armés faisant du porte-à-porte, fouillant les maisons et interrogeant ceux qui y vivaient. Malgré tous les discours sur la « construction d’une nation » et le développement des infrastructures, les Forces armées canadiennes ont souvent sollicité des frappes aériennes américaines qui, comme on pouvait s’y attendre, ont entraîné des destructions massives ainsi que des morts et des souffrances civiles à grande échelle. L’opération Medusa, une offensive menée par le Canada en 2006 près de Kandahar, a forcé environ 80 000 civils à fuir leurs maisons. Des dizaines de civils ont été tués dans le bombardement, qui a eu lieu quelques semaines après qu’un soldat canadien ait tué un vieil homme afghan à un poste de contrôle. Le brigadier Richard Nugee, porte-parole en chef de la Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN à l’époque, a été contraint de reconnaître le rôle de l’armée dans le « meurtre de civils innocents ».
Ces révélations ont encore affaibli le soutien du public à la guerre, malgré l’appui des partis conservateur et libéral et des médias capitalistes. Face à cette diminution du soutien à l’engagement militaire du Canada, qui devait initialement prendre fin en février 2009, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a prolongé la mission jusqu’en 2011, après quoi les Forces armées canadiennes devaient se concentrer principalement sur l’entraînement des troupes afghanes. Le vote en faveur de la prolongation de la mission a été facilement adopté au Parlement grâce au soutien des libéraux. La poursuite de cette guerre impopulaire par les gouvernements canadiens successifs – qui n’ont aucun scrupule à prendre des mesures antidémocratiques telles que la prorogation du Parlement et la suppression du droit de grève des travailleurs – en dit long sur leur prétendu engagement envers la démocratie.
Cui bono? Qui en profite?
Les opérations de combat canadiennes en Afghanistan ont officiellement pris fin en 2011. Un petit contingent de soldats est resté pour entraîner les forces de sécurité afghanes jusqu’en 2014, date à laquelle la mission de Kaboul a été fermée et la participation militaire du Canada en Afghanistan a officiellement pris fin.
Quel a été le résultat de tout le sang et l’argent versés dans cette guerre? Pour les masses laborieuses de tous les pays impliqués, la guerre a d’abord été synonyme de pertes : pertes de vies, pertes de santé physique, mentale et émotionnelle, pertes de maisons, pertes de vastes quantités de fonds publics injectés dans ce gâchis impérialiste. Ceux qui ont survécu, tant les soldats que les civils, ont souvent gardé un traumatisme durable.
L’étude de cohorte de la base des Forces canadiennes de Gagetown réalisée en 2011 a révélé que 20% des militaires et du personnel de soutien au combat de la base ont reçu un diagnostic de syndrome de stress post-traumatique (SSPT) jusqu’à quatre ans après leur retour du service. En mars 2020, environ 17% des militaires canadiens qui ont participé à la guerre d’Afghanistan ont reçu une pension ou une indemnité d’invalidité d’Anciens combattants Canada pour SSPT. Pour les soldats qui sont morts en Afghanistan ou qui sont revenus avec un SSPT, et pour leurs familles et amis, les effets traumatiques de la guerre se poursuivent.
Avec la chute de Kaboul et la victoire des talibans, le gouvernement pour lequel les soldats canadiens se sont battus et sont morts n’existe plus. L’expérience douloureuse d’une guerre perdue est une moisson de chagrin récoltée par les pauvres et la classe ouvrière au Canada, sans parler du peuple afghan qui souffre depuis longtemps.
Mais pour une grande partie de la classe dirigeante au Canada, la guerre criminelle en Afghanistan s’est avérée très lucrative. Lors d’enquêtes criminelles, il arrive souvent aux enquêteurs de se demander « cui bono », c’est-à-dire « À qui profite le crime? ». Ceux qui ont profité de la guerre en Afghanistan sont les affairistes et politiciens corrompus qui se sont enrichis grâce à ce crime qui a duré des décennies.
La guerre a entraîné un afflux massif de fonds vers l’armée canadienne et vers les groupes de réflexion et les universitaires associés. Les sociétés de services militaires, telles que SNC Lavalin et ATCO, ont considérablement renforcé leur partenariat avec les FAC. Des entreprises de sécurité privées, comme la firme Garda, dont le siège social est à Montréal, ont massivement accru leur taille et leurs profits grâce à leur rôle en Afghanistan. Le cours des actions d’entreprises de « défense » basées aux États-Unis, comme Boeing, Raytheon, General Dynamics, Northrop Grumman et Lockheed Martin, qui ont toutes des filiales canadiennes, a grimpé en flèche au cours des 20 années de guerre. CAE, la plus grande entreprise d’armement du Canada, a également connu une hausse similaire en raison des dépenses militaires en Afghanistan.
Pendant ce temps, en Afghanistan même, les politiciens et les chefs militaires du gouvernement à la botte de l’Occident se sont enrichis grâce à une corruption flagrante. Les soldats démoralisés de l’armée nationale afghane se contentaient d’un équipement de mauvaise qualité, vendu par des entrepreneurs corrompus leur refilant de la ferraille, et étaient souvent privés de solde. Alors que les fonds étrangers affluaient dans le pays pour corrompre les chefs de guerre et les politiciens, les fonctionnaires maintenus au pouvoir par les armées impérialistes sont devenus de plus en plus riches et ont utilisé leur richesse exorbitante pour jouir de l’impunité légale.
Pour ces profiteurs, le succès ou l’échec de la guerre en Afghanistan et la souffrance généralisée qui résulte de telles guerres impérialistes sont presque sans importance. La guerre est avant tout une source d’enrichissement massif. Comme le soulignait Léon Trotsky à propos de la Première Guerre mondiale, ce sont les généraux et les banquiers, les politiciens et les propriétaires terriens, qui ont besoin de la guerre : « Ils augmentent leur pouvoir, leur force, leur richesse par la guerre. Ils transforment le sang du peuple en l’or des maîtres. »
Seules les masses afghanes peuvent libérer l’Afghanistan
Avec l’effondrement de leur gouvernement fantoche en Afghanistan, les impérialistes américains et leurs alliés au Canada déclarent hypocritement qu’ils se concentrent maintenant sur l’évacuation de la population afghane, le « soutien aux femmes et aux filles », et ainsi de suite. En fait, les politiciens canadiens tentent de se sauver la face et de faire passer sous un jour favorable l’issue désastreuse et prévisible d’une guerre impossible à gagner.
Le retour au pouvoir des barbares réactionnaires talibans est la dernière d’une longue série de tragédies pour le peuple afghan. Pourtant, nous devons nous rappeler que c’est l’impérialisme américain qui a armé et financé les talibans dans les années 1980 pour affaiblir l’URSS pendant la guerre contre les soviets. La politique de soutien aux islamistes pour combattre les « ennemis » officiels se poursuit aujourd’hui encore, la guerre civile syrienne en étant un exemple récent. Les horreurs du régime fondamentaliste ne peuvent être vaincues par l’impérialisme alors que c’est lui qui soutient et alimente ces forces de droite.
La libération des masses afghanes ne viendra pas d’une puissance impérialiste extérieure, mais uniquement de la mobilisation de leurs propres forces. Les travailleurs de la région, dans des pays comme le Pakistan et l’Iran, peuvent jouer un rôle crucial en aidant à libérer l’Afghanistan. La tâche de la classe ouvrière au Canada, comme dans tous les pays impérialistes, est de renverser notre propre classe dirigeante qui est responsable de ces guerres sans fin fondées sur des mensonges et qui ne profitent qu’aux riches. Ce n’est que par la lutte des travailleurs de partout pour le socialisme, un système basé sur les besoins humains plutôt que sur le profit privé, que nous pourrons mettre fin une fois pour toutes aux horreurs des guerres impérialistes.