Le 11 avril dernier, après cinq mois de manifestations et de grèves, le dictateur Omar El-Béchir, qui était au pouvoir depuis 30 ans, a été renversé. Les manifestations avaient été déclenchées en raison de l’annulation des subventions sur les produits de première nécessité. Ces mesures d’austérité suivaient les recommandations du Fond monétaire international (FMI), afin de lutter contre la montée de l’inflation qui était à 122%, soit la deuxième plus élevée au monde. La pression des masses en lutte contre Béchir a forcé l’armée à lui enlever d’elle-même le pouvoir. La nouvelle a déclenché dans les rues de Khartoum, la capitale, une grande manifestation exprimant la joie du peuple soudanais qui scandait : « Il est tombé, on a gagné! »
Le mouvement actuel, qui demande un changement radical de système politique, a vu la mobilisation collective des pauvres des zones urbaines et rurales, et s’est étendu à 15 des 18 États du pays. D’ailleurs, environ 70 % des manifestants seraient des femmes, ce qui témoigne de la profondeur du mouvement qui mobilise jusqu’aux couches les plus opprimées de la société.
L’euphorie des premières heures s’est toutefois retransformée en colère quand il est devenu évident que l’armée essayait de s’accaparer le pouvoir. Le ministre de la Défense, Awad Ibn Ouf, a déclaré que l’armée mettrait en place un gouvernement militaire de transition pour deux ans avant d’organiser des élections. Entre temps, la constitution a été suspendue et l’état d’urgence a été imposé pour trois mois avec un couvre-feu à 22 heures.
Cependant, le peuple a compris que ce nouveau gouvernement n’était qu’une mascarade et que rien ne changerait avec un ex-ministre de Béchir à la tête du pays. Le 12 avril, des millions de Soudanais ont manifesté contre ce nouveau gouvernement. Vingt-quatre heures après sa prise du pouvoir, Awad Ibn Aouf a été contraint de démissionner à son tour.
C’est Abdel Fattah al-Burhan, inspecteur général de l’armée, qui a alors été nommé à la tête du pays. La classe dirigeante soudanaise espérait que, contrairement à son prédécesseur, al-Burhan ne serait pas considéré comme faisant partie de l’establishment, et que sa nomination donnerait l’illusion d’un changement.
La division dans l’armée
Pourquoi l’armée a-t-elle destitué Omar El-Béchir et contraint Awad Ibn Ouf de démissionner? La principale raison est qu’un fossé a fait son apparition dans l’armée entre les soldats et les officiers subalternes d’un côté et les hauts gradés de l’armée de l’autre. Les officiers supérieurs craignaient clairement une rébellion des officiers subalternes « sur le terrain », plus proches du peuple. Soucieux de ne pas perdre le contrôle de leur appareil, craignant la rupture de la chaîne de commandement, les hauts gradés de l’armée devaient agir rapidement. Cela explique pourquoi les généraux de l’armée, les piliers traditionnels du régime d’Omar El-Béchir, ont pris l’initiative de le chasser du pouvoir, d’arrêter les principaux responsables gouvernementaux et les membres de leur famille et d’annoncer la formation d’un « gouvernement de transition ». Ce faisant, ils espèrent conserver la cohésion de l’appareil d’État (garantissant leurs privilèges, avantages et intérêts commerciaux), protéger l’essence du régime et désamorcer le mouvement de masse.
En faisant une réforme par le haut, ils espèrent empêcher une révolution venue d’en bas. Mais certaines leçons tirées du Printemps arabe ne sont pas passées inaperçues auprès des masses soudanaises. Beaucoup de gens disent qu’ils ne veulent pas que les militaires arrivent au pouvoir et volent leur révolution comme il est arrivé en Égypte. Comme l’a dit un manifestant à l’Agence France-Presse : « Nous sommes ici pour renverser tout le système, un système qui ne donne pas à tout le peuple l’égalité des services. »
La voie à suivre
Après la prise du pouvoir par l’armée, les manifestations de masse se sont poursuivies sans relâche. Les revendications sont claires : un gouvernement civil et démocratique, le retrait immédiat de l’armée, l’arrestation immédiate et l’incarcération des hauts dirigeants de l’ancien régime qui ont brutalisé les masses pendant des années et la fin des mesures d’austérité dictées par la Banque mondiale et le FMI.
Depuis le début, c’est l’Association des professionnels soudanais (APS) qui a orchestré les manifestations. Il s’agit d’un groupe illégal de syndicats représentant les professions libérales comme les médecins, ingénieurs, professeurs d’université, journalistes, etc. Leurs revendications sont toutefois vagues. Le dimanche 14 avril, il a été révélé que l’APS avait négocié avec le Conseil militaire de transition. D’autres pourparlers ont eu lieu entre le Conseil militaire et les Forces de la déclaration de la liberté et du changement , un groupe d’opposition mené par l’APS et qui inclut notamment le Parti communiste soudanais, et les deux côtés se sont mis d’accord pour mettre sur pied un comité conjoint pour régler leurs différends politiques. Il s’agit d’une grave erreur : nous ne pouvons avoir aucune confiance dans ce conseil représentant la contre-révolution visant à maintenir le régime en place.
Plutôt que de négocier avec le régime, l’APS et les autres organisations dirigeantes du mouvement devraient organiser des comités élus dans chaque lieu de travail, école, caserne, quartier où village où le mouvement est actif. Ces comités devraient se généraliser et s’organiser à l’échelle locale, régionale et nationale. Ils devraient organiser une assemblée constituante afin d’implanter la volonté des travailleurs, des paysans pauvres.
Également, des mesures doivent être mises en place pour résoudre les urgents problèmes des masses. Tandis que l’élite vit généreusement de l’exploitation des masses et du pillage des richesses naturelles du pays, les conditions de vie de la majorité sont catastrophiques. Les récents chiffres sont incomplets, mais en 2009, 46 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté national, plus de 70 % gagnait moins de cinq dollars par jour et 17 % survivait avec moins d’un dollar par jour. Plus de cinq millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire ou risquent de mourir de faim et 32 % des enfants soudanais souffrent de malnutrition. En outre, 20 % des hommes soudanais et 40 % des femmes sont analphabètes. De plus, seulement 5 % du budget national est consacré aux soins de santé, contre 70% aux dépenses militaires.
Le seul moyen de résoudre ces problèmes réside dans l’organisation immédiate de la classe ouvrière pour qu’elle prenne possession des mines, des usines et des installations pétrolières. Les paysans et les fermiers pauvres doivent également occuper les terres. En regroupant ces ressources dans une économie planifiée nationalisée contrôlée démocratiquement, il serait enfin possible d’améliorer radicalement le niveau de vie des masses par des investissements massifs en santé, en éducation, dans les infrastructures, etc.
En l’espace de quelques mois, les masses révolutionnaires soudanaises ont réussi à surmonter d’énormes obstacles et se sont révélées toute-puissantes face à toute opposition. Sans véritable préparation ni plan, elles ont mis la dictature à genoux. Les mêmes personnes qui ont gouverné avec arrogance et impunité auparavant sont obligées de s’incliner devant les masses. Elles doivent maintenant faire table rase de l’entièreté du régime pourri de Béchir et le remplacer par un État dirigé par les travailleurs, les paysans et les pauvres. Plus important encore, elle doit démanteler le capitalisme soudanais, qui n’a apporté que la misère et la pauvreté dans le pays.
À bas le conseil militaire de transition!
Pour la convocation immédiate d’une assemblée constituante organisée par les syndicats et les comités révolutionnaires!
Pour une révolution socialiste au Soudan et dans toute l’Afrique!